excellence humaine et gouvernance d`entreprise : le

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Les rendez-vous du CHEAr – Ministère de la Défense – DGA
1er juin 2006
Sophie FAURE
Docteur en anthropologie économique
Auteur de Manager à l’École de Confucius
EXCELLENCE HUMAINE ET
GOUVERNANCE D’ENTREPRISE :
LE DEFI DE CONFUCIUS
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Les rendez-vous du CHEAr – Ministère de la Défense – DGA
SOPHIE FAURE
Docteur en anthropologie économique
Auteur de Manager à l’École de Confucius, Editions d’Organisation 2003
Que peut donc bien nous apporter un vieillard chinois âgé de 2 500 ans ? Tout et rien. Rien, même si un peu de
culture générale est indispensable, notamment sur un pays qui occupe une place de plus en plus importante sur
la scène internationale. Beaucoup, si nous dépassons ce premier constat et regardons comment les ambitions
d’un Confucius – conseiller des princes et théoricien de l’excellence humaine qui défend, sans compromission,
une gouvernance d’État par et pour l’homme – se traduisent dans la réalité. En effet, cette philosophie vit
également au rythme des forces et des faiblesses de l’homme, et plus particulièrement de l’homme chinois
contemporain. L’observer en action permet donc de mieux saisir comment cet idéal de l’excellence humaine se
vit au quotidien ailleurs, et pas seulement en Chine.
L’approche est double : Confucius n’est plus seulement l’une des clefs essentielles de compréhension de la
culture chinoise mais aussi le point de départ d’une réflexion élargie sur les heurts et les bonheurs du sens de
l’humain ainsi que sur les forces, faiblesses et conditions de viabilité de toute gouvernance qui se voudrait
humaine.
CE QUE PRONE CONFUCIUS
DEVELOPPER L’HOMME ET L’EXCELLENCE HUMAINE
Confucius (551 - 479 av. J.-C.) vivait pendant une période de l’histoire chinoise particulièrement troublée et de
décadence généralisée, et voulait rétablir l’ordre social mythique des souverains de l’Âge d’or qui représentait
pour lui un idéal de gouvernement. Il définit alors une philosophie politique qui s’adresse au souverain, basée
sur la quête, non-négociable, de l’excellence humaine.
Commençons par quelques citations pour mieux comprendre cette importance de la dimension humaine dans la
philosophie confucéenne.
Les Confucéens disent par exemple de "l’honnête homme" qu’ « il veille à neuf choses : quand il regarde, il
veille à voir clair, quand il écoute, il veille à entendre distinctement ; dans sa contenance, il veille à être amène ;
dans son attitude, il veille à être respectueux ; quand il parle, il veille à ce que ses paroles soient loyales ; quand
il est à la tâche, il est sérieux ; dans le doute, il s’informe ; quand il se fâche, il fait attention aux conséquences ;
quand il prend une décision ou un acte, il fait attention à ce que ce ne soit pas contre la justice. » Les mots
utilisés renvoient bien tous à des qualités fondamentalement humaines.
Dans cette citation de Mencius, autre philosophe confucéen, il est encore question de l’homme : « un temps
favorable est moins avantageux qu’une disposition du terrain. La disposition du terrain est moins avantageuse
que l’harmonie entre les hommes. »
En réalité, aucun des idéogrammes utilisés par les Confucéens ne porte sur les processus. Tout est toujours relié
à l’homme. C’est une philosophie du quotidien où chacun est renvoyé à sa responsabilité en vue du
développement de l’excellence humaine, mais un développement qui se pense en dynamique sur le long terme.
Il faut en effet « dix ans pour faire pousser un arbre, mais cent pour forger un homme. »
GOUVERNER POUR L’HOMME ET PAR L’HOMME
Quatre idéogrammes, wei zheng zai ren, soit littéralement "pour, gouverner, dans, homme", résument les
fondements de la philosophie confucéenne. L’ambiguïté de la formulation lui confère tout son sens. Il s’agit
bien de gouverner pour et par l’homme.
"Gouverner pour l’homme" met l’accent sur l’objectif du gouvernement : agir dans l’intérêt du peuple, pour son
bien-être, sa prospérité et sa sécurité. Les soulèvements populaires sont fréquents dans l’histoire chinoise car,
dès lors que le souverain ne remplit pas son mandat, il devient légitime de le renverser.
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"Gouverner par l’homme" concerne les leviers du gouvernement et leur qualification essentiellement humaine,
l’importance du souverain et des ministres qu’il choisit, les qualités des gouvernants, l’exercice du pouvoir par
la bienveillance. Le confucianisme repose sur un système intégral de valeurs humaines comme le ren ou sens de
l’humain, le yi ou l’équité, le de ou l’éthique, le xin ou la confiance, les li ou rites contribuant à restaurer l’ordre
social fortement troublé de l’époque. La connaissance ou zhi est également importante mais elle désigne non un
savoir livresque, comme on l’a souvent cru, mais plutôt une connaissance de l’homme et le savoir politique,
celui de la gestion des hommes. Les qualités complémentaires sont la rectitude et l’intégrité, l’amitié, la
sincérité, la loyauté, le respect (des autres, des règles, de l’autorité). Ce système est assez exigeant quant au
recrutement et à la promotion de ceux qui exercent des fonctions à responsabilité.
UN SYSTEME COHERENT ET D’UNE EFFICACITE SEDUISANTE
La logique proposée repose sur l’inéluctabilité d’un résultat obtenu sans effort par exemplarité. Au cœur de la
logique, le travail sur soi, notamment du souverain, car les qualités humaines ne sont pas innées. C’est « parce
que le souverain travaille sur soi1, qu’il ne peut pas ne pas rassembler les hommes ; qu’il ne peut pas ne pas
gouverner le pays ; et que tout ce qui est sous le ciel ne peut pas ne pas être en paix. » Le "ne peut pas" "ne pas"
est essentiel. Il traduit l’inéluctabilité évoquée. Confucius décrit l’efficacité sereine du sage qui trône face au sud
et qu’il compare à l’étoile polaire autour de laquelle les autres étoiles gravitent, sans que celle-là n’ait besoin de
bouger. Tout se fait naturellement. C’est très séduisant, notamment lorsque nous pensons à notre rapport à
l’action aujourd’hui. C’est le genre de constatation qui continue à guider mon action, aujourd’hui encore, en
entreprise, même si le chemin de la sagesse n’a pas de fin ; et même si je suis encore loin, à mon avis, d’avoir
atteint le degré de maturité de ce portrait magnifique du souverain sage…
« Seul dans le monde, le Sage est en mesure de posséder
entendement, clairvoyance, pénétration, connaissance,
de façon à exercer son influence ;
De posséder grandeur d’âme, générosité, douceur, tolérance,
de façon à faire preuve de compréhension ;
De posséder élan, force, dureté, résistance,
de façon à être capable de discernement ;
Vaste, ample, profond, s’écoulant comme une source,
faisant montre à chaque instant de ce qui convient ;
Vaste et ample comme le ciel, s’écoulant en source
comme du plus profond des eaux ;
Dès qu’il apparaît, il n’est personne qui n’adhère ;
Dès qu’il agit, il n’est personne qui n’en soit ravi. »2
DE LA COHERENCE A LA FRAGILITE
Le système est en réalité particulièrement cohérent. Or, cette cohérence est sans doute à la base la fragilité de
l’édifice.
En premier lieu, les détracteurs ne manquent pas et leur jugement est sans appel. À l’époque déjà, Han Feizi
doutait de l’efficacité d’une gouvernance humaine. « Le gouvernement est une affaire trop sérieuse pour le
laisser à l’aléa de l’homme extraordinaire », affirmait-il. Quant au travail sur soi, il est presque "contre-nature"
pour Laozi.
De plus, cette philosophie nous met face à une difficile gestion des limites ou à des dilemmes tout aussi
difficiles à résoudre.
1
Xiu shen : travail sur soi, dans le sens d’un développement des qualités humaines.
Zhong yong, ou la régulation à l’usage ordinaire, traduction et commentaires de François Jullien, Imprimerie nationale,
1993.
2
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Gouverner pour l’homme ? Comment s’occuper du bien-être du peuple tout en enrichissant le pays ?
Gouverner par l’homme ? Comment être éthique sans être moralisateur ? Comment être loyal sans succomber à
une allégeance aveugle et imbécile à l’autorité ? Inversement, comment le souverain peut-il détenir un tel
pouvoir sans se laisser corrompre ?
CONFUCIANISME ET CHINE CONTEMPORAINE
Avant d’observer le résultat du confucianisme en action aujourd’hui, encore faut-il se mettre d’accord sur
l’influence du confucianisme sur la Chine contemporaine. Or, celle-ci reste controversée. Pour certains, le
confucianisme s’étant effacé au profit du maoïsme ou de la globalisation ne serait plus pertinent ; pour d’autres,
dont je suis, il serait encore très présent.
UNE SEDIMENTATION DES CULTURES
La culture chinoise est en réalité le fruit d’une sédimentation des cultures, même si chacun reste tenté de lire la
culture chinoise au travers du seul filtre de son expérience. Traiter de pays aussi complexes demande une
certaine intégrité intellectuelle et une capacité à appréhender les multiples facettes d’une même réalité. Zuo jing
guan tian, suivons cet adage chinois selon lequel « il ne faut pas faire comme cette grenouille qui, du fond de
son puits, pense que le ciel est partout de la couleur qu’elle entrevoit de là où elle regarde ».
Quant au confucianisme aujourd’hui, c’est à mon avis l’un des éléments clefs de compréhension de la culture
chinoise. La question à se poser est celle de l’influence de 60 ans de communisme (1921 : création du parti
communiste ; 1949, fondation de la république populaire de Chine) et de 30 ans d’ouverture (1978 : lancement
de la politique d’ouverture) sur une culture plurimillénaire.
Voici une photo prise récemment, photo où l’on voit se dérouler toute l’histoire de la Chine : le portrait de Jiang
Zemin pour la dimension politique (il n’a pas été retiré bien que Hu Jintao soit déjà au pouvoir) ; la jeune
génération qui porte une casquette américaine ; le portrait de l’ancêtre ; le bureaucrate céleste de la dynastie
Qin ; la génération ayant traversé tous les grands épisodes de la Chine du XXe siècle. Il est très difficile pour un
Occidental cartésien d’imaginer qu’un Chinois puisse faire cohabiter autant d’éléments antinomiques sans
difficultés particulières.
Selon moi, le confucianisme perdure aujourd’hui encore (comme nous Français sommes judéo-chrétiens, grécoromains, héritiers des Lumières, du contrat social ou de la Révolution, bien que citoyens du monde engagés
dans la globalisation), bien qu’à des degrés différents. Ceux qui, par exemple, travaillent avec des Chinois
d’outre-mer, en Chine du Sud, avec des entreprises familiales la ressentiront. Mais chez L’Oréal ou McKinsey à
Shanghai, vous rencontrerez l’ordre global américanisé. À Pékin, en investissant dans un joint-venture avec une
entreprise d’État, vous observerez l’évolution de la Chine communiste, etc.
Au préalable, j’insisterai donc sur la pluralité chinoise. Même si je dis moi-même "les Chinois", c’est un abus de
langage. N’avez-vous, par exemple, jamais superposé les cartes de Chine, d’Europe et d’une partie de
l’Afrique ? Vous auriez réalisé que parler "des Chinois" revient à réunir sous un même vocable Africains du
Nord, habitants de Francfort, de Biarritz ou de Moscou.
L’IMPACT SOCIETAL DU CONFUCIANISME
Ceci étant dit, je propose de résumer ainsi les quelques grandes lignes de l’influence du confucianisme sur la
société chinoise, sans vocation d’exhaustivité.
La dimension humaine occupe une place importante. Le cœur, le sentiment jouent un rôle essentiel. Même si
nous convergeons, tous, vers des valeurs communes, ce qui différencie les Chinois relève sans aucun doute de
l’ordre des priorités. Soit, (1) la loi, (2) la raison et (3) le sentiment : le monde anglo-saxon privilégiera la loi,
tandis que, pour les Chinois, la dimension affect est prioritaire. Selon Napoléon, le cœur d’un chef d’État doit
être dans sa tête. À l’inverse, pour Mencius, philosophie confucéen, le cœur est l’organe de la pensée.
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La société chinoise fonctionne par cercles concentriques. La relation de sang ou de proximité affective est la
première des relations. Avant d’être Chinois, j’appartiens à un clan, lequel se trouve dans un village qui se situe
dans une province laquelle se trouve en Chine. Chacun se situe à l’intérieur ou à l’extérieur d’un cercle – et les
étrangers sont toujours extérieurs, quelle que soit leur intégration supposée.
Il s’agit d’une société hiérarchisée, animée par le devoir. Mais un devoir circonstancié au niveau de proximité
(la proximité sanguine ou affective évoquée précédemment) ainsi qu’à la fonction occupée. Selon Confucius, un
souverain doit se conduire en souverain, un sujet en sujet. Et quant au souverain, le peuple est sa priorité et il
doit y consacrer son cœur et exercer vis-à-vis de lui son sens des responsabilités.
CONFUCIANISME ET ENTREPRISE
À noter en premier lieu l’influence, extrêmement diffuse, du confucianisme. Les références à cette dimension de
la culture se retrouvent plus fréquemment en Chine que, par exemple, la référence à Descartes, en France. Ainsi,
dans un calendrier de la… Shenzhen Development Bank, distribué au moment du Nouvel An chinois, le mois de
janvier est illustré par l’idéogramme de la sincérité cheng ; février, par l’équité yi ; mars, par le sens de l’humain
ren. Vous retrouvez pour les douze mois de l’année toutes les valeurs évoquées précédemment, jusqu’à
l’idéogramme qui caractérise le confucianisme, ru, avec comme slogan, le très confucéen "La voie du business
doit être la voie de l’homme".
Au-delà de cette constatation, les différents éléments de l’influence sociétale du confucianisme se retrouvent
dans les modes managériaux.
Gouvernance par la bienveillance, sens de l’humain et exigence vis-à-vis des dirigeants
Je citerais l’exemple d’un grand dirigeant sino-thaï, P-DG du groupe 7 Eleven en Thaïlande, franchise
américaine dans la distribution de détail (40 000 personnes) et vice-président de Charoen Pokhand Group, l’un
des plus grand groupe sino-thaï (160 000 personnes), très connu en Asie et faisant régulièrement la "une" de
magazines comme Forbes ou Fortune. Il ne fait pas figurer la performance dans ses critères de détection des
dirigeants, non pas qu’il en nie l’importance, mais qu’il privilégie la qualité humaine et le sens de la mission,
position somme toute très confucéenne. Tout homme d’affaires confucéen vous dira en effet : "avec des
hommes intègres, j’obtiendrais toujours des résultats", comme Confucius demande de « mettre les droits audessus des tords ». Bu ren, bu yi, n’avoir ni sens de l’humain, ni celui de l’équité est considéré comme l’une des
pires insultes.
Cercles concentriques et proximité de la relation
Ce type de fonctionnement se retrouve dans de nombreux aspects de la vie en entreprise. Les grands hommes
d’affaires confucéens, comme Li Ka-Shing (rendu célèbre en France par le rachat récent de Marionnaud), ont
des organigrammes en étoile : ils sont au centre, entourés de leurs plus proches collaborateurs souvent de la
première heure, en qui ils ont une confiance totale. Une autre traduction est le fonctionnement en réseau, les
fameuses guanxi, ou le développement de la "love money", qui consiste à co-investir avec ses amis. Quant aux
modes coopératifs, ils se différencient selon la position de l’interlocuteur, à l’intérieur ou à l’extérieur du cercle,
la préférence allant bien entendu au premier.
Management hiérarchique
L’allégeance à l’autorité en réponse au sens du devoir démontré par le dirigeant est une des caractéristiques
majeures du management aux caractéristiques chinoises.
DE L’IDEAL A L’ENFER : LA DIFFICILE GESTION DES LIMITES
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Or, de même que la philosophie confucéenne est sujette à controverse et nous confronte à la difficile gestion des
limites, le confucianisme en action rencontre le même type de difficultés. Pour ne citer que les quelques
exemples suivants.
À trop miser sur le souverain/dirigeant, le système est la merci d’un glissement progressif et insidieux du
pouvoir vers une tyrannie centralisatrice, avec une allégeance aveugle des sujets/collaborateurs ; ce qui nous
éloigne de la figure du souverain sage qui gouverne par le sens de l’humain et reçoit en retour une loyauté
lucide. La force de l’affect et le sens du groupe confèrent au clan une puissance extraordinaire mais ils se
transforment en handicaps quand ils sont à l’origine de compétitions inter-clans souvent sanglantes, ou d’une
fermeture du groupe sur lui-même. Agir préférentiellement selon des cercles concentriques détourne chacun de
son devoir vis-à-vis de la collectivité, car selon Confucius la loyauté allant à la famille, si le père commet un
vol, le fils ne doit pas le dénoncer ! Le devoir de "piété filiale" cimente le système mais peut se retourner contre
lui. Quand Alain Peyrefitte évoque l’Empire immobile, il vise clairement les rites. Or, est-ce le rite en lui-même
qui est néfaste ou est-ce ce que l’homme en fait, quand le rite fige la société au lieu de contribuer à maintenir
l’ordre : chacun, constamment sous l’œil social, finit par ne plus agir et perd tout esprit d’initiative.
DE LA GOUVERNANCE D’ÉTAT A LA GOUVERNANCE D’ENTREPRISE
Nous avons clarifié la position confucéenne : l’ambition, sans compromission, d’une gouvernance d’État par et
pour l’homme.
Puis, la Chine contemporaine nous a confrontés autant à un idéal d’excellence humaine qu’à une culture, source
de tous les maux (de la sclérose de l’Empire immobile à la collusion du pouvoir, en passant par le clanisme, le
personnalisme…) à un niveau sociétal comme au sein des entreprises.
Suivre Confucius dans ses convictions, dans ses propositions ainsi que dans les contradictions de sa philosophie
politique, va nous permettre d’aborder autrement des questions qui n’ont rien perdu de leur actualité et nous
facilite la compréhension de la dynamique humaine en entreprise.
LES ENSEIGNEMENTS
Si nous acceptons donc de procéder à ce type de transposition, la philosophie confucéenne nous suggère
plusieurs axes de réflexion :
– Les enjeux de la gouvernance et les dilemmes auxquels son humanisation nous confronte ; les doutes qu’elle
suscite.
– La puissance fondamentale de la dynamique humaine et ses conditions de viabilité ainsi que les risques qu’elle
comporte.
– Le face à soi du dirigeant et le questionnement qu’il génère.
– Les éléments non-négociables.
Quel est le rôle d’une entreprise ? Quel est le rôle de son dirigeant ? Sa mission ? Quel est son sens de la
responsabilité et son système de valeur ? Comment va-t-il choisir ses collaborateurs, sur quels critères ? Est-il
lucide face à la corruptibilité du pouvoir ? Comment réagit-il face à une exigence de travail sur soi (car la
logique du renversement d’efficacité est fondamentale) ? Comment va-t-il mesurer l’humanité de ses
collaborateurs ?
Autant de questions qui ont guidé ma propre réflexion et que je propose à la vôtre aujourd’hui.
Autant de questions qui n’auront de valeurs que si elles obtiennent des réponses concrètes au-delà des mots.
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DEBAT
Vous évoquez des consciences tempérées dans des ensembles imbriqués, harmonisés et également tempérés.
Qu’en est-il du combat qui caractérise aussi la vie ? Par ailleurs, vous démontrez que les procédures,
processus et actions concrètes sont marginalisés par rapport à ces consciences. Y a-t-il, pour vous,
opposition, contradiction ou articulation possible entre Confucius et Sun Tze ?
SOPHIE FAURE
Le combat constitue à première vue l’un des points de fragilité de la philosophie confucéenne, mais à première
vue seulement peut-être.
Fragilité car :
– À son époque déjà, Confucius était regardé avec circonspection. « D’où êtes-vous ? De chez Confucius ?
N’est-ce pas celui qui poursuit quelque chose qu’il sait impossible ? ». Han Feizi, l’un de ses détracteurs les
plus virulents pensait également que « le gouvernement était une chose trop sérieuse pour le laisser à l’aléa de
l’homme extraordinaire ».
– Même si l’on est d’accord avec sa position en temps de paix, comment envisager que la bienveillance puisse
être utile en périodes troublées ? D'ailleurs, on dit souvent de Confucius qu’il est un souverain de la paix et
non un général de la guerre.
– Le combat est un sujet qu’il n’évoque pas en tant que tel.
Néanmoins, j’attire votre attention sur les points suivants :
Confucius présente un intérêt : sa position sans concession nous oblige à regarder, vraiment, si la bienveillance,
qui lui est si chère, est réaliste ou idéaliste et si nous y croyons. À ceux qui doutent d’ailleurs, il répond qu’ils
ont sans doute essayé d’éteindre un feu avec une tasse d’eau et, que face à leur insuccès, ils ont commis l’erreur
de conclure que l’eau ne pouvait éteindre le feu.
Quant à Sunzi, il est réputé pour être un tacticien militaire. Il a écrit un ouvrage intitulé L’Art de la Guerre.
Mais, il est méconnu et souvent mal compris. En fait L’art de la guerre est avant tout un livre de la vie ! Quelle
est la position première de Sunzi vis-à-vis de la guerre ? Qu’elle coûte très cher (en vies, en hommes, en argent)
et qu’elle doit être évitée à tout prix.
Quelle est la citation la plus connue ? « Connais-toi et connais ton ennemi, en cent batailles, cent victoires ».
Mais quelle est la citation la plus proche de sa théorie ? « Gagner la guerre sans mener une seule bataille, voilà
la meilleure des stratégies ».
Quant à moi, en entreprise, j’ai tous les jours des occasions de combat que j’essaie de ne plus penser comme tel.
En cherchant à intégrer cette forme de sagesse, j’en suis venue non pas à me poser la question du combat, mais à
chercher, quasi systématiquement, des réponses autres aux difficultés rencontrées.
Qu’est-ce qui a justifié la campagne Pi Lin Pi Kong organisée par le régime communiste contre Confucius ?
Quelle est sa position aujourd’hui ?
SOPHIE FAURE
La campagne Pi Lin Pi Kong visait à abattre le confucianisme et Lin Biao, mais concentrons-nous sur le
premier. Le confucianisme, selon Mao, était à la source du féodalisme et parmi les plus grands maux qui
affectaient la Chine. Mao voyait essentiellement les mauvais côtés du confucianisme, occultant totalement les
aspects positifs. Par exemple, Confucius place toute la responsabilité sur le souverain qui doit agir dans l’intérêt
de son peuple. En retour, ce dernier lui doit loyauté. Pour les Confucéens, le dirigeant est supposé gouverner par
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la bienveillance. Or, que se passe-t-il souvent ? Par glissement, souvent insidieux, le souverain va utiliser
l’obligation de loyauté et de respect qui lui est due pour limiter l’autonomie du peuple et asseoir son propre
pouvoir. Si le pouvoir corrompt, le dirigeant confucéen sera sans doute plus exposé que dans un autre système.
Confucius dit lui-même qu’il n’aurait que très rarement rencontré des princes appréciant les critiques.
Mais en réalité, non seulement Mao était un fervent adepte des "Classiques" – il s’est ainsi largement inspiré de
L’art de la guerre – il a également ensuite reproduit le système qu’il voulait détruire en mettant en place une
gestion du pouvoir qui le plaçait au sommet, avec une bureaucratie qui quadrillait la Chine et un système
d’allégeance. L’auteur sino-américain Lucien W. Pye démontre comment le pouvoir se reproduit sur les mêmes
modes et parle de "léninisme confucéen" : le système communiste demande l’allégeance au Parti, comme le
confucianisme défend l’allégeance à l’autorité. Mao et Confucius se rejoignent également quand le premier
demande d’être « au service pour le peuple », et le second de « gouverner pour l’homme ».
Quant à aujourd’hui, le pouvoir actuel a créé des Instituts Confucius partout dans le monde. Ils ont pour objectif
de développer l’apprentissage du mandarin et la connaissance de la culture chinoise partout dans le monde.
Il est dit aussi que les autorités veulent restaurer la culture chinoise et notamment le confucianisme car il est
susceptible de constituer un ciment éthique.
Quelle convergence voyez-vous entre Confucius et Machiavel, tous deux conseillers des Princes ?
SOPHIE FAURE
Confucius est aux antipodes de Machiavel. Le confucianisme, le légisme, le taoïsme, le bouddhisme et la
tactique militaire forment les grandes dimensions de la culture chinoise. Machiavel est proche du légisme de
Han Fei. Rappelez-vous le magnifique portrait du souverain confucéen. Pour Han Feizi, un tel souverain ne peut
exister car la nature humaine est mauvaise. Mais selon Confucius, cela revient à renoncer avant même d’avoir
essayé. Aujourd’hui à 2000 ans d’intervalle, une de mes étudiantes estimait que mes cours étaient subjectifs et
l’expliquait par le fait que la nature humaine est mauvaise. Le débat est donc encore loin d’être résolu.
Pour Han Feizi, le gouvernement est une chose trop sérieuse pour le laisser à l’aléa de l’homme extraordinaire
et, plutôt que de recourir à la bienveillance, il est préférable d’internaliser la peur du châtiment. C’est le principe
de la prison de Jeremy Bentham. La société sera quadrillée et des châtiments obligeront les citoyens à se tenir
tranquille. Ce sont des techniques du pouvoir.
La révolution culturelle est-elle un abus de pouvoir de Mao ?
SOPHIE FAURE
À première vue, oui. C’est la conscience fondamentale de la corruption du pouvoir. Quand vous êtes à la tête
d’un pays, d’une entreprise ou d’un service, personne n’ose vous dire que vous faites fausse route. Vous finissez
par vous croire infaillible, surtout si vous avez souvent réussi.
De même quand vous avez une parcelle de pouvoir au niveau intermédiaire. Mao a pu vouloir stopper un état de
dérapage et de risque social lorsque, dans les années 1960, les richesses à partager n’étaient pas monétaires,
mais sociales (un poste, un appartement, des billets de transport…). La violence qui en a suivi témoigne de celle
des contradictions en présence.
L’une des manières orientales de dépasser l’antagonisme entre la fin et les moyens est de passer d’un niveau
exécutif et matériel au niveau de la véritable motivation. Quelle est la vision de Confucius et de ses disciples
modernes vis-à-vis de la question du Pourquoi ?
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Les rendez-vous du CHEAr – Ministère de la Défense – DGA
SOPHIE FAURE
Les philosophes confucéens estiment que le souverain bénéficie du mandat du ciel. Sa mission est l’intérêt du
peuple, sa prospérité et sa sécurité. Dès lors, la question se pose de la fin.
Les Confucéens, nous l’avons vu, sont également très clairs quant aux moyens employés : l’homme et la
qualification humaine du gouvernement.
Enfin se pose la question du renversement de la logique : celle de l’efficacité par la puissance intérieure et non
par l’imposition d’une force extérieure. Cet aspect est également très important, mais difficile à appréhender ;
surtout l’efficacité par la puissance intérieure qui est rarement acceptable en période de crise. Pour faire
visualiser à des collègues que ce système pouvait fonctionner même dans des situations difficiles, j’ai fait venir
des personnes pratiquant les arts martiaux internes afin qu’ils fassent la démonstration physique de cette
inversion fondamentale de l’efficacité.
Le pourquoi et le comment sont donc essentiels. En entreprise, on oublie souvent de se poser la question du
pourquoi, et encore plus souvent du comment, et ce d’autant plus qu’il est facile de se cacher derrière un
pouvoir anonyme. Le détour confucéen permet de me poser, à nouveau mais autrement, la question du pourquoi
ou du sens ainsi que celle du prix de l’efficacité. Chacun a le choix de la voie qu’il emprunte.
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