physique ? Désormais, c’en est fini d’une conception qui fait de la « parti-cule élémentaire » (succédané moderne de
l’atome de Démocrite) un « être » plein, dénué de structure et de dynamisme internes. Ainsi la théorie des « cordes » et
des « super-cordes » a-t-elle entrepris d’étudier la géométrie intime hautement complexe des « particules », tandis que
symétriquement, le vide n’est plus conçu comme un pur néant informe et immatériel : lui aussi possède une structure et
il est dialectiquement lié, à travers la notion de champ à son contraire, la particule « élémentaire ». Dans la
chromodynamique quantique, qui étudie les quarks et leurs relations, on voit même apparaître des particules
d’interaction, les « gluons », dont la fonction est de lier entre elles les particules « dures » (hadrons) à travers le vide et
qui « matérialisent » l’échange inter-particulaire et « néantisent » symétriquement les particules en les relativisant.
La « matière » cesse ainsi définitivement d’être conçue comme une substance brute et sans vie, alors
qu’inversement, l’échange, la relation, le mouvement, se voient assigner un substrat matériel objectif. Pour parler comme
J. Derrida, la matière est « dé-fétichisée » et « spectralisée » tandis qu’en contrepartie, le rapport et l’échange sont
matérialisés et dés-idéalisés. Ce double geste de spectralisation de la chose et de matérialisation de la relation coupe
court d’une part à la mystique d’une matière opaque, succédané de la mystérieuse « chose en soi » kantienne, d’autre
part à l’escamotage de la relation et de sa matérialité.
Le physicien des particules et philosophe marxisant Gilles Cohen-Tannoudji a détaillé de manière précise et
suggestive ces dialectiques dans son livre déjà classique La Matière-espace-temps3. Ainsi, qui peut encore sérieusement
concevoir le temps ou l’espace comme des données purement « trans-cendantales », comme des « formes a priori de la
sensibilité » relevant du sujet connaissant fût-il universel, quand chacun constate au contraire que l’espace-temps est une
donnée variable et éminemment relative, non pas au sujet humain (s’agît-il du sujet idéal de la science !) mais bien à la
structure de la matière (à son mouvement, à son échelle, etc.) ?
Plus significativement encore, la physique des particules a dû se lier, et même jusqu’à un certain point
fusionner avec son symétrique apparent, la cosmologie à tel point que tendanciellement, la science de l’élémentaire
tende à ne plus faire qu’un avec la science de l’univers(el). Par un chassé-croisé théorique qui donne le tournis, les
cosmologistes sont appelés à se tourner vers la physique des particules pour comprendre l’histoire de l’univers dans ses
premiers « instants » après le big bang, à une époque où la température dudit univers est colossale et où règnent les
« hautes énergies », domaine propre de la physique des particules qui s’acharne à les produire ou plutôt à les reproduire
dans des accélérateurs de particules de plus en plus puissants. Et à l’inverse, pour « unifier » les forces et les particules,
la substance matérielle et l’espace-temps, le « vide » et le « plein » dans une seule théorie, il faut que le physicien des
particules se place du point de vue de leur genèse, en mettant en évidence leur différenciation à partir d’une unité
primordiale ou plutôt, d’une unité antécédente. Or pour cela, le microphysicien a besoin des lumières du cosmologiste
dont le rôle est précisément de décrire le devenir de l’univers. Se dessine alors une sorte de science intermédiaire, dont
l’astrophysicien soviétique Victor Ambartsoumian avait eu l’intuition, qu’il baptisait « cosmogonie » et qu’on pourrait
plus complètement dénommer « physico-cosmogonie ».
Dans un article de La Pensée polémiquant contre les thèses de Lucien Sève sur le statut de la
philosophie marxiste, puis dans la quatrième partie intitulée Matérialisme et universalisme de mon livre Mondialisation
capitaliste et projet communiste, j’ai analysé ce chassé-croisé de première importance pour qui veut comprendre les
lignes de forces d’une éventuelle restructuration matérialiste et dialectique de la science au 21ème siècle. S’y dessine une
totale et prometteuse recomposition générale, non seulement du savoir scientifique, mais de la conception même de ce
savoir. D’une part, les domaines longtemps opposés de l’empirique et du rationnel tendent à fusionner : forces et
particules se produisent mutuellement dans une logique dont il y a lieu de rendre compte de manière logico-
mathématique Inversement, la grandiose théorisation scientifique de l’universel-élémentaire que constitue la materia
prima du big bang cesse d’être une pure spéculation, un pur « mythe des origines », comme c’était inévitablement le cas
dans les cosmogonies dites primitives, de Sumer à la Grèce antique en passant par l’Egypte des pharaons et la
civilisation maya. En effet, la genèse historique de l’élémentaire est en droit observable au fur et à mesure qu’on se
rapproche de l’observation directe du « big bang » au niveau macrophysique de la cosmologie. Symétriquement, les
recherches en apparence hyper-spéculatives sur la formation de l’univers acquièrent, au moins en droit, un statut
expérimental puisqu’elles doivent être au minimum compatibles avec les recherches sur les particules et qu’elles peuvent
même les stimuler et les provoquer directement.
D’autre part, cette logique matérielle à la fois singulière et universelle (Marx définissait la dialectique
matérialiste comme la logique spéciale de l’objet spécial) se produit elle-même au cours d’une histoire (c’est cette
histoire qui intéresse le micro-physicien quand il interpelle le cosmologiste) ; et cette histoire de l’Univers découle elle-
même d’une logique, étudiée par le physicien des particules, car l’expan-sion de l’Univers obéit à des lois d’origine et
doit par exemple être compatible avec le mal nommé principe anthropique. Logique dialectique de l’histoire de la
nature, nature matérialiste de l’histoire de la logique, c’est bien là, d’un autre et double nom, désigner ce qu’Engels
appelait sans détour « dialectique de la nature ».
3 Cf bibliographie jointe.