CP septembre MAQ.ok 31/10/01 09:25 Page 105 S c i e n c e e t c o n s c i e n c e Utilitarisme : attention aux effets secondaires ● T. du Puy-Montbrun* armi les philosophies qui influent sur P l’exercice médical, l’utilitarisme (1) tient une place de choix. Ce courant philosophique régit la pensée anglo-saxonne depuis maintenant deux siècles, et son influence, sur nos pratiques, ne cesse de s’accentuer, en particulier dans le domaine de l’éthique appliquée (euthanasie, avortement, droit des générations futures, droit des animaux…) (2). Cette doctrine “enseigne qu’une action ne peut être jugée moralement bonne ou mauvaise qu’en raison de ses conséquences bonnes ou mauvaises pour le bonheur des individus concernés” (2). Ainsi le bonheur – éviter la douleur et rechercher le plaisir – devient-il la fin de toute vie humaine (“welfarisme”), la valeur unique ; ainsi l’utilité – tout ce qui procure satisfaction – devient-elle le seul fondement de la vérité. Tel est, en quelque sorte, ce qui fonde le bien et le mal. À ce critère s’ajoute un impératif moral, celui de maximiser le bien : “Produire le plus grand bonheur pour le plus grand nombre”, selon la thèse de Jeremy Bentham (“prescriptivisme”). Enfin, l’action morale est évaluée en fonction de ses conséquences sur l’individu et le collectif (“conséquentialisme”) : faire le bien suppose une évaluation au cas par cas qui tienne compte des effets prévisibles de l’acte (3). En d’autres termes, il ne peut y avoir, ici, de critère a priori pour juger l’action. L’utilitarisme rejette donc toute morale déontologique “dans laquelle c’est le respect de principes indépendants qui donne son caractère moral à l’acte” (2). C’est, en ce sens, l’antithèse de la position kantienne pour laquelle l’action morale doit s’exercer sans tenir compte de ses conséquences. Parmi les applications pratiques de l’utilitarisme, citons les échelles de qualité de vie, les QALYs(1), dont la justification se trouve dans la nécessité où l’on est de “tenir pour moralement préférable de produire un avantage glo- * Service de colo-proctologie, hôpital Léopold-Bellan, Paris. bal plus grand” (4) pour le plus grand nombre, étant entendu, par postulat, que l’individu n’a accès qu’à des faits et que ceux-ci “peuvent être traités comme des choses, des objets expérimentaux, quantifiables, mesurables, calculables” (5). L’introduction de la notion de coûtbénéfice découle aussi de la mise en pratique de principes utilitaristes (3). Il en va de même de l’evidence based medicine (EBM). Chacun sait toute la place prise par ces applications utilitaristes qui visent à “formater” l’exercice de la médecine au nom du refus de l’aléatoire et de l’arbitraire, au nom de la nécessité de procurer le plus grand bienfait global et de celle de fonder les pratiques sur les informations scientifiques les plus pertinentes et les plus récentes. Et qui pourrait s’en offusquer ? De prime abord, personne. Cela a d’incontestables avantages. Toutefois, l’impératif philosophique – avoir un regard critique sur les concepts, ne cesser de s’interroger, refuser l’“intellectuellement correct” – amène à avancer quelques réflexions. C’est à juste titre que S. Rameix (3) constate que, dans l’utilitarisme, la conception de l’être souffre d’un réductionnisme inquiétant : peutelle se résumer à une somme de plaisirs ou de déplaisirs ? Le vécu de chacun est-il réductible à un score ? Et peut-on accepter comme universelle “l’attitude systématique qui fait de l’utilité la valeur suprême et la référence absolue” (5) ? L’utile peut-il être une fin en soi ? Autre problème, et non des moindres, celui de l’évaluation des critères du bien et du mal. Qui va évaluer, comment et sur quelles bases ? L’évaluateur peut-il réellement être, comme le formulait John Stuart Mill dans L’utilitarisme, “aussi rigoureusement impartial qu’un spectateur désintéressé et bienveillant” ? Et que devient le caractère distinct et unique de chaque individu dans tout cela ? Autant d’interrogations qui, sans nier les apports de l’utilitarisme, n’en soulignent pas moins, non seulement les insuffisances, mais aussi les risques. Car danger il y a, comme en témoignent les travaux de Peter Singer(2), héritier moderne des théories utilitaristes et qui en tire des Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 3 - septembre 2001 105 conséquences extrêmes. Le principe d’égalité doit, nous dit Singer, s’appliquer au-delà de notre espèce : “Il faut accepter qu’il règle nos relations avec les autres espèces, les animaux non humains” (6), reprenant, ce faisant, les thèses de Jeremy Bentham, “en avance sur son temps” : “Un cheval adulte ou un chien est, sans conteste, un animal plus rationnel et qui communique davantage qu’un enfant d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois.” Au nom du principe de l’égalité de considération des intérêts, “principe moral [qu’il tient] pour fondamental” (6), Singer soutient qu’il importe de considérer à égalité tous les êtres vivants capables de souffrir. “De ce point de vue, les animaux non humains, les enfants et les personnes gravement handicapées mentales entrent dans la même catégorie” (6). Au nom du conséquentialisme, il faut revoir l’impératif moral selon lequel toute vie humaine doit être considérée d’égale valeur. Dans l’éthique singerienne, un handicapé mental a moins de valeur qu’un non-handicapé. Peter Singer rejette la distinction kantienne qui oppose l’être humain rationnel et autonome à l’animal. Certes, reconnaît-il, autonomie, rationalité, capacité de langage définissent l’homme au regard de la philosophie. Mais “toutes ces descriptions s’appliquent-elles à un enfant de trois mois ou à un individu dans un coma dépassé ? Évidemment non (…) Un chimpanzé, ou un cochon, par exemple, se rapproche bien plus du modèle d’être autonome et rationnel qu’un nouveau-né” (7). Autrement dit, l’être humain ne possède pas, en tant que tel, les caractéristiques lui permettant de prétendre à un statut éthique particulier par rapport aux autres espèces animales. D’où un nouvel aphorisme singerien : “La doctrine du caractère sacré de la vie humaine n’est plus défendable” (7). Poursuivons cette logique en l’appliquant à l’embryon. Que dit notre enseignant ? Que (1) Quality Adjusted Life Years. Peter Singer est, depuis 1999, professeur de bioéthique à Princeton. (2) CP septembre MAQ.ok 31/10/01 09:25 Page 106 S c i e n c e l’embryon est certes une personne potentielle (8) mais que ce fait n’a pas de signification morale et qu’en conséquence, il n’y a “aucune raison d’accorder un droit de vie spécial à une personne potentielle” (7). Allant encore un peu plus avant – et toujours dans le même esprit –, Singer considère que le nouveau-né handicapé n’est pas non plus une personne pleine et entière : “Tuer un nouveau-né handicapé n’est pas équivalent d’un point de vue moral de tuer une personne” (7). Et cela vaut aussi, nous apprendil, pour un nouveau-né normal. e t c o n s c i e n c e Mais,alors,à quel moment un nourrisson devientil une personne ? Réponse : “On peut au moins affirmer que, dans le premier mois de son existence,un nouveau-né n’est pas une personne (7)”. Qu’il se hâte de grandir ! ■ 3. Rameix S. Fondements philosophiques de l’éthique médicale. Paris : Ellipses, 1996 : 4. Lockwood M. cité par Rameix S. in op. cit. 5. Folscheid D. DESS d’éthique médicale et hospitalière. Cours. 6. Singer P. Questions d’éthique pratique. Paris : Bayard Éditions, 1997. 7. Peter Singer : l’éthique revisitée (propos recueillis R É F É R E N C E S et traduits de l’anglais par S. Ruphy) in : La Recherche 2000 ; 335 : 108-11. 1. L’utilitarisme apparaît avec Jeremy Bentham (1748-1832) et John Stuart Mill (1806-1873). 2. Audiard C. “Utilitarisme”, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. Paris : PUF, 2001 : 1657-64. 106 8. Voir à ce sujet l’avis 08 du 15/12/86 du CCNE relatif aux recherches et utilisations des embryons humains in vitro à des fins médicales et scientifiques. http://www.ccne-ethique.org Le Courrier de colo-proctologie (II) - n° 3 - septembre 2001