UN ALGORITHME DE PRÉVENTION CARDIOVASCULAIRE EN MÉDECINE GÉNÉRALE UN ALGORITHME DE PRÉVENTION CARDIOVASCULAIRE EN MÉDECINE GÉNÉRALE Mots-clefs : prévention cardiovasculaire, dépistage, cibles thérapeutiques, médecine générale Correspondance : Prof. B. Boland, Ecole de Santé Publique, UCL, Unité d’Épidémiologie, EPID 3034, Clos Chapelle-aux-champs 30, B-1200 Bruxelles, tél. : 02/764 35 30, e-mail : [email protected] R. DE MUYLDER 1 M. JEANJEAN 1, D. PAULUS 2 O. DESCAMPS 3, PH. SELVAIS 3 P. CHENU 3, B. BOLAND 1, 3 RÉSUMÉ Les accidents cardio-vasculaires (CV) restent lourds de conséquences malgré les progrès de la médecine moderne curative. La médecine préventive est efficace chez les sujets à haut risque CV, mais insuffisamment mise en pratique. Le médecin généraliste (MG) doit jouer un rôle central dans cette prévention CV. Nous avons développé une stratégie adaptée à sa consultation médicale dont l’originalité est de permettre une évaluation clinique, aisée et rapide, du niveau de risque CV selon les facteurs de risque présents (ABCDEF-TA). Cet algorithme guide le médecin vers les patients à haut risque qui doivent en priorité bénéficier d’un traitement préventif intensif, visant des cibles thérapeutiques validées. INTRODUCTION Les maladies cardiovasculaires (CV) restent la première cause de mortalité adulte dans les pays industrialisés. La maladie coronarienne en est la localisation principale, et l’infarctus du myocarde une manifestation classique. Selon les données belges du Projet MONICA, l’incidence annuelle de l’infarctus (~ 4/1.000) a depuis 1984 augmenté dans la ville de Charleroi mais quelque peu diminué à Gand (1) ainsi qu’en Province de Luxembourg (2). Les analyses en Province de Luxembourg montrent que la majorité des infarctus (75 %) sont des premiers événements qui surviennent le plus souvent (75 %) en l’absence de toute manifestation de maladie coronarienne préalable, dans un ciel paraissant bleu. La mortalité de l’infarctus reste élevée (~ 40 % à 1 mois) malgré les progrès de la cardiologie moderne, puisque deux tiers des décès surviennent avant que le patient ait pu accéder à un centre hospitalier. Ces quelques données montrent toute l’importance de la prévention CV, tant dans son versant de dépistage du risque que dans celui de la prise en charge thérapeutique. 123, mai 2004 En Belgique, environ 15 % des adultes de 25 à 74 ans (~850.000 personnes) sont à haut risque CV, selon l’étude BIRNH. Le haut risque CV est classiquement défini par une probabilité de 20 % ou plus de présenter dans les dix ans à venir un infarctus ou une autre complication ischémique cardiaque mortelle ou non. Les recommandations Européennes publiées en 1998 (3) et en 2003 (4) insistent sur l’approche globale du risque CV, et la priorité des personnes à haut risque pour la prise en charge. Classiquement, on reconnaît deux typologies de haut risque. D’une part, les patients ayant présenté un accident CV (ex-prévention secondaire), qui nécessitent des traitements optimaux. Toutefois, malgré des recommandations claires, leurs facteurs de risque CV modifiables (tabagisme, lipides, hypertension, diabète et obésité) sont encore mal maîtrisés comme l’ont montré les études Euro-aspire I et II (5). Cet échec s’explique en partie par un man1 Epidémiologie, 2 Médecine Générale et 3 Médecine Interne, Groupe de Recherche en Prévention Cardio-Vasculaire, UCLouvain. S 235 R. De Muylder et coll. que de motivation de la part des médecins et de compliance de la part des patients. D’autre part, les patients diabétiques de type 2 et les autres patients dont le risque calculé atteint 20 % à dix ans (ex-prévention primaire). Ces derniers, dont le haut risque peut être établi par la table Européenne, méritent également un traitement préventif intensif. Des lacunes existent ici aussi puisque l’incidence des premiers infarctus n’a que peu diminué au cours des quinze dernières années (1, 2, 6). L’étude Lipi-Watch indique que peu de patients à haut risque CV reçoivent en Belgique un traitement hypolipidémiant et que ceux qui en bénéficient atteignent rarement les cibles recommandées par l’EAS (7). De même en ce qui concerne l’hypertension, différentes études indiquent que le nombre d’hypertendus non diagnostiqués est élevé et que près de 50 % des hypertendus sont insuffisamment ou pas du tout traités (8). En fait, les recommandations Européennes supposent qu’en consultation courante le médecin évalue le risque chez tous ses patients adultes noncoronariens en utilisant une table du risque. Nous pensons que l’utilisation systématique d’une table du risque est une recommandation irréaliste, peu efficiente et non-motivante en consultation courante. Une enquête que nous avons menée fin 2000 et début 2001 en médecine générale a confirmé que l’évaluation globale du risque CV n’était réalisée que par la moitié des médecins (9). De plus, les traitements instaurés étaient souvent inadéquats en regard du niveau de risque CV individuel. Notre objectif a été de concevoir une stratégie clinique à la fois diagnostique et thérapeutique, qui permette d’intégrer concrètement en consultation de médecine générale l’évaluation du niveau de risque CV chez tous les patients âgés de 30 à 70 ans, et de traiter les patients à haut risque CV selon des cibles thérapeutiques précises et validées. MESSAGES PRINCIPAUX t La prévention CV doit se faire principalement via le Médecin Généraliste (MG) ; il doit en prendre l’initiative. Cette stratégie de prévention s’accorde bien avec la position centrale du médecin généraliste dans notre système de soins. En Belgique, plus de 80 % des adultes consultent S 236 chaque année un MG. Il est le seul acteur de santé à pouvoir assurer une action personnalisée, intégrée et longitudinale, caractéristiques essentielles à la prévention CV. t C’est le niveau de risque CV global, et non la présence d’un facteur de risque, qui doit déterminer l’intensité de la prise en charge du patient. Les études d’intervention (mode de vie et surtout médicaments hypolipidémiants) montrent que l’efficience est d’autant plus grande (le nombre de patients à traiter pour éviter un accident CV d’autant plus faible) que le risque CV est élevé. t Trois maladies spécifiques sont d’emblée associées à un haut risque CV, et demandent en outre une prise en charge particulière : l’hypertension artérielle sevère (> 180/110 mmHg), l’hypercholestérolémie familiale hétérozygote (LDL-C > 220 mg/dl) et l’insuffisance rénale chronique (créatinine > 2 mg/dl). t La prévention CV doit débuter par un dépistage systématique des facteurs de risque CV chez tout adulte âgé de 30 à 70 ans, quel que soit le motif de consultation. Le choix de l’âge de 30 ans est justifié par le fait que l’infarctus survient souvent précocement (25 % avant l’âge de 50 ans). Une brève anamnèse en six points (A B C D E F) et la prise de la pression artérielle (TA) est intégrable en médecine générale (~1 minute) et permet une estimation du niveau de risque. t Les cibles thérapeutiques sont définies pour les patients à haut risque CV, quelle(s) que soi(en)t la(es) maladie(s) en cause : athérosclérose symptomatique (coronarienne, carotidienne, fémorale, …), diabète, dyslipidémie, hypertension,… Ces cibles thérapeutiques sont communes à tous les patients à haut risque, chacune à définition unique, et reposent sur les données des études cliniques et épidémiologiques (approche evidence-based medicine) et sur les recommandations officielles. t Cet algorithme est basé sur des données épidémiologiques (1, 2, 6) et les recommandations européennes (3, 4, 10). Il a été soumis à la critique d’experts et de cliniciens de manière à en valider le contenu et à vérifier son adéquation avec les recommandations existantes. Il est discriminant et reproductible. UN ALGORITHME DE PRÉVENTION CARDIOVASCULAIRE EN MÉDECINE GÉNÉRALE L’ALGORITHME, EN TROIS ÉTAPES t Dépister. Le médecin est invité à consacrer « une minute » au dépistage de facteurs de risque CV, quel que soit le motif de consultation du patient. Le médecin recueille l’information anamnestique des six facteurs de risque cliniques principaux avec le soutien mnémotechnique des six premières lettres de l’alphabet (A B C D E F), et mesure de la pression artérielle (TA) (tableau I). t Evaluer. Sur base de ces simples renseignements (à consigner au dossier médical), le mé- decin peut alors facilement situer le patient dans un des quatre groupes suivants (tableau II) : – risque d’emblée élevé : antécédent CV personnel (E) et/ou diabète de type 2 (D), – risque d’emblée bas : patients sans aucun facteur de risque clinique (prescrire une analyse lipidique n’a, dans ce cas-ci, aucun intérêt démontré), – risque lié au tabagisme : patients présentant un tabagisme (B) comme unique facteur de ris- TABLEAU I LE DÉPISTAGE DES SEPT FACTEURS DE RISQUE (FR) CARDIO-VASCULAIRES (*) FR Présent si A (âge) ≥ 45 ans B (briquet) Fumeur actif (≥ 1 cigarette par jour) C (cholestérol) Anomalie du cholestérol (connue) D (diabète) Diabète de type 2 (connu) E (event) Antécédent d’une maladie CV ischémique (*) F (familial) Maladie CV ischémique (**) chez un parent au premier degré avant 60 ans TA (tension artérielle) Systolique ≥ 140 ou diastolique ≥ 90 mmHg, ou traitement hypotenseur en cours coronaire, cérébral ou artérite des membres inférieurs (ex : infarctus du myocarde, angor, pontage, dilatation, AVC/ AIT, claudication). (**) : idem, et mort subite TABLEAU II CLASSIFICATION CLINIQUE DU RISQUE CV EN 4 GROUPES (TYPOLOGIES) : FR (*) TYPOLOGIES Risque CV Risque à 10 ans (**) E D Evénément ischémique Diabète HAUT HAUT > 20 % > 20 % Aucun 0 BAS < 10 % B isolé autre(s) (A, B, C, F, TA) Tabagisme isolé risque potentiel BAS si stop tabac ? (INDETERMINE) < 10 % si ex-fumeur à préciser (<10 ; 10-20 ; >20 %) par un outil global (*) FR : pour définitions des initiales, voir tableau I (**) risque à 10 ans défini selon Framingham (3) ; la définition selon Score (4) du haut risque à 10 ans (5 % de mortalité CV) équivaudrait à celle selon Framingham (20 % de morbi-mortalité coronarienne) 123, mai 2004 S 237 R. De Muylder et coll. artérielle); et valeurs optimales pour l’HbA1c (< 7 %), pour le LDL-Cholestérol (< 115 mg/dl), pour la tension artérielle systolique (< 140 mm Hg) et diastolique (< 85 mm Hg), et pour le BMI (< 25kg/m2) (tableau III). Notons qu’à la lumière de récentes études, les statines (HPS) et les IEC (HOPE) sont recommandés en tant que médicaments protecteurs de l’arbre artériel, audelà de leurs effets respectifs sur les lipides et la pression artérielle. Précisons aussi que le HDL-Cholestérol est un marqueur de risque (11), mais qu’il n’est pas actuellement considéré comme cible thérapeutique dans les guidelines européennes de prévention CV (3, 4). Des experts internationaux recommandent par ailleurs de viser un HDL-C de 40 mg/dl ou plus chez les patients coronariens ou avec (pré-)diabète (12). que. L’arrêt du tabac est associée à un risque bas, quelles que soient les valeurs lipidiques (la prise de sang est donc ici secondaire), – risque indéterminé : patients avec un ou plusieurs facteurs de risque (A, C, F, TA). Dans ce groupe de patients, un profil lipidique est nécessaire (à associer à une glycémie à jeun pour dépistage du diabète), et le niveau de risque global doit être précisé à l’aide d’un outil d’évaluation du risque global (tables, calculatrices, logiciel). Les tables de la Task Force Européenne, sur base de Framingham (3) ou de Score (4) sont les outils les plus diffusés. Les patients à risque CV indéterminé selon l’approche clinique peuvent ainsi être classés en risque bas (< 10 %), modéré (1020 %) ou haut (> 20 %). t Traiter. C’est le niveau de risque CV qui détermine la fréquence du suivi du patient : bas (1x/3 ans), modéré (1x/an) et élevé (3x/ an). La tableau III liste les 12 cibles thérapeutiques (et leur niveau EBM) en cas de haut risque : absence de tabagisme, alimentation méditerranéenne, exercices physiques réguliers ; inhibitions de l’agrégabilité plaquettaire [aspirine,…], de la synthèse du cholestérol [statine,…] (quel que soit le taux de LDL-cholestérol), et de l’angiotensine [IEC,…] (quel que soit le niveau de pression L’ALGORITHME : INTERÊT ET FAISABILITÉ Cette stratégie a été proposée à environ 200 médecins généralistes (Provinces de Brabant et Namur) lors de séminaires en petits groupes (dodécagroupes ou groupes créés pour l’occasion) fin 2000 et début 2001, ainsi que lors d’une séance de formation continue organisée par l’UCL (ECU, Ottignies, mars 2002) (13). Interrogés quatre mois TABLEAU III DOUZE CIBLES THÉRAPEUTIQUES CHEZ LE PATIENT À HAUT RISQUE CV sigle Définition de la cible thérapeutique Niveau EBM* références 0 M E P C A 6 115 130 85 25 Absence de tabagisme Alimentation Méditerranéenne Exercices physiques (3 X 30 min / semaine) Inhibition des Plaquettes Inhibition du Cholestérol Inhibition de l’Angiotensine HbA1C < 6,1 % LDL-cholestérol < 115 mg/dl TA systolique < 130 mmHg TA diastolique < 85 mmHg BMI < 25 kg / m2 II Ib II Ia Ia Ib II IV IV IV IV Niveaux EBM: I: Essais randomisé(s) multiples (I a), unique (I b); II: Etudes de cohorte; III : Etudes cas-contrôles; IV: Opinions d’experts S 238 14, 15 16 17, 18 19, 20, 21 22 à 29 30 31 3,4 32 32 33, 34 UN ALGORITHME DE PRÉVENTION CARDIOVASCULAIRE EN MÉDECINE GÉNÉRALE plus tard, la majorité d’entre eux ont jugé cet algorithme utile (82 %) et applicable (75 %) en pratique courante, et la moitié d’entre eux l’utilisaient régulièrement. En conclusion, il est important que le Médecin Généraliste puisse identifier et prendre en charge en consultation courante les patients à haut risque CV, qu’ils aient ou non souffert d’un accident artériel ischémique (préventions jadis qualifiées de secondaire ou de primaire). L’algorithme proposé ici permet de faire ce dépistage par un approche principalement clinique et rapide (4 typologies selon A B C D E F-TA). Il définit des cibles thérapeutiques validées pour chaque niveau de risque. Une telle stratégie est adaptée aux réalités de la consultation journalière, et appréciée en Médecine Générale. En 2003, cet algorithme a été diffusé en Médecine Générale sous forme d’une brochure. Depuis début 2004, il est la base d’un consensus en Communauté française, où débute un large projet d’implantation de la prévention CV en Médecine Générale. Nous espérons que cet algorithme puisse aussi servir à la formation à la prévention CV tant dans le programme des études de médecine que dans l’enseignement continué en Médecine Générale. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. De Henauw S, De Bacquer D, de Smet P, Kornitzer M, De Backer G : Trends in coronary heart disease in two Belgian areas : results from the MONICA Ghent-Charleroi study. J Epidemiol Community Health. 1999 ; 53 : 89-98. Francart J, Jeanjean M, Nackers F, De Muylder R, Boland B, Robert A : Time trends in the incidence of a first myocardial infarction : report from the register of the Belgian province of Luxembourg. Communication orale à la Société Belge de Cardiologie, 2001. Wood D et al. : Task Force Report : Prevention of coronary heart disease in clinical practice. Eur Heart J. 1998 ; 19 : 14341503. European guidelines on cardiovascular disease prevention in clinical practice. 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