«Ce que l`œil nous dit du cerveau» Fonctions exécutives, saccades

Revue de Neuropsychologie
2007, Vol. 17, n° 1, 1-35
« Ce que l’œil nous dit du cerveau »
Fonctions exécutives, saccades oculaires &
Neuropsychologie – Neuropsychiatrie
Christian Marendaz1, Nathalie Guyader2et Jennifer Malsert1
Résumé
L’œil a deux fonctions : l’une perceptive (coder l’information lumineuse)
et l’autre motrice (amener le regard sur des zones d’intérêts). Le présent
article s’intéresse à la fonction motrice de l’œil, plus précisément aux
mouvements oculaires de base que sont les saccades et les antisaccades.
En effet, les mesures réalisées sur ces saccades constituent un outil psy-
chophysique heuristique pour évaluer les fonctions de contrôle exécutif
chez des patients cérébrolésés ou psychiatriques. Cet article se divise en
3 parties. Les deux premières posent les bases psychophysiques (para-
digmes expérimentaux, mesures et variables de situation importantes) et
cérébrales (aires cérébrales et circuiteries) des saccades. La troisième par-
tie illustre comment l’étude des mouvements oculaires permet d’appré-
hender le développement et le vieillissement des capacités d’activation et
d’inhibition volontaires, et de caractériser leur dysfonctionnement dans
certains troubles neuropsychologiques ou psychiatriques.
Mots-clés : Prosaccades, Antisaccades, fonctions exécutives, bases céré-
brales, neuropsychologie, psychiatrie.
Key-words: Prosaccades, Antisaccades, executive functions, neural bases,
1Laboratoire de Psychologie & NeuroCognition, CNRS UMR 5105 / UPMF / BP 47 /
38040 Grenoble Cedex 9.
2GIPSA-lab, Dép. Images et Signaux, CNRS UMR 5216 / 46 avenue Félix Viallet /
38031 Grenoble Cedex.
2C. Marendaz et al.
En 1959, Warren McCulloch et ses collègues du MIT signaient
une publication qui allait révolutionner le point de vue sur la reconnais-
sance visuelle et mobiliser (et continuer de mobiliser) un nombre très im-
portant de chercheurs de toutes disciplines : « What the frog’s eye tells the
frog’s brain » (Lettvin et al., 1959). Les auteurs y montraient que l’œil de
la grenouille transmet l’information visuelle au cerveau de manière déjà
très organisée (voir Werblin & Roska, 2007, pour un approfondissement
et une généralisation de cette idée). Les auteurs avaient choisi le modèle
amphibien pour la relative simplicité du système rétino-cérébral, mais
également pour le fait que l’œil de la grenouille ne bouge quasiment pas.
Or chez le primate, et dans nombre d’espèces animales, les yeux sont en
constant mouvement. Et ces mouvements constituent pour le scientifique
une source d’information précieuse pour mieux saisir non seulement les
mécanismes de la reconnaissance visuelle (déterminer, par exemple, les
zones d’intérêts de la scène perçue), mais également les capacités d’autres
fonctions cognitives comme, par exemple, celles dites exécutives. Cet ar-
ticle se focalise sur ce dernier point. Il ne porte donc pas sur ‘ce que l’œil
dit au cerveau’ mais en quelque sorte sur l’inverse, c’est-à-dire sur ‘ce
que, par ses mouvements, l’oeil nous dit du cerveau’, et ce dans le cadre
de la neuropsychologie et de la neuropsychiatrie.
Nous nous situerons dans le cas simple où l’œil fait des saccades
ou des anti-saccades. Le but est de montrer que les mesures réalisées dans
ces situations constituent un outil psychophysique heuristique pour éva-
luer les fonctions exécutives de base que sont l’activation volontaire et
l’inhibition volontaire. Cet article s’organise en 3 parties. Dans un premier
temps seront décrits les paradigmes expérimentaux opérationnalisant les
tâches de saccade et d’anti-saccade, les paramètres psychophysiques de
ces dernières et les principaux facteurs situationnels les modifiant. Se-
ront ensuite résumés les substrats cérébraux des saccades. La dernière
partie du document illustrera l’apport des tâches de saccades pour une
meilleure appréhension des capacités exécutives d’activation et d’inhibi-
tion dans les troubles neuropsychologiques ou neuropsychiatriques.
Ce que l’oeil nous dit du cerveau 3
SACCADES
Les paradigmes expérimentaux
La Prosaccade (PS)
Le sujet est face à un écran, le regard maintenu sur un point de
fixation central (PF). Une cible (par exemple un petit rond lumineux) ap-
paraît à quelques degrés angulaires (par exemple une dizaine de degrés)
à droite ou à gauche du PF (Fig. 1). La tâche du sujet est d’aller le plus
rapidement possible fixer son regard sur la cible. Une mesure opératoire
(variable dépendante) couramment étudiée est la latence de déclenche-
ment du mouvement (dénommé saccade) oculaire. La latence est le temps
qui sépare l’apparition de la cible et le début du mouvement de l’œil.
Comme l’a montré Saslow (1967), les latences saccadiques se distribuent
autour d’une valeur moyenne d’environ 180 millisecondes (ms) de ma-
nière lognormale. On observe une valeur plancher de ces saccades autour
de 70ms.
D’autres paramètres de la saccade peuvent aussi être étudiés :
l’amplitude, la vitesse et la durée de la saccade. Lamplitude renvoie à la
distance parcourue par l’œil. Elle est généralement mesurée en degrés an-
gulaires. C’est à partir de l’amplitude de la saccade qu’est calculée la pré-
cision ou gain de la saccade ; le gain correspond au rapport entre
l’amplitude de la saccade et la distance entre le PF et la cible. Lorsqu’il
est inférieur à 1, on parle de saccades courtes ou hypométriques et lors-
qu’il est supérieur à 1, de saccades longues ou hypermétriques. La vitesse
de la saccade peut atteindre des valeurs très élevées, de l’ordre de 800
deg/sec, avec des pics d’accélération pouvant avoisiner les 9500 deg/sec2.
La durée de la saccade est le temps qui sépare le début et la fin d’une sac-
cade.
Les saccades sont très prototypées. Il existe des liens entre ces dif-
férents paramètres : d’une part entre la vitesse et l’amplitude, et d’autre
part entre la durée et l’amplitude. Trois types d’équations ont été propo-
4C. Marendaz et al.
sés pour décrire le lien entre la vitesse maximale et l’amplitude (Lebedev
et al., 1996). Chacune à sa façon, ces équations expriment que la relation
entre le pic de vitesse et l’amplitude est non linéaire. Pour définir le lien
entre la durée et l’amplitude de la saccade des analogies peuvent être
faites avec les mouvements de pointage de la main. Le pointage manuel
est essentiellement balistique, i.e. programmé et exécuté en ‘boucle ou-
Figure 1 : Exemples de distributions de latences saccadiques individuelles (ob-
tenues par Malsert et al., 2007) en fonction du type de saccade (Prosaccade vs.
Antisaccade) et de la présence (Gap) ou non (Overlap) d’un intervalle tempo-
rel de 200 ms entre l’extinction du point de fixation et la présentation de la cible.
Les latences présentées au dessus de la ligne des abscisses correspondent à des
saccades correctes. Celles au dessous de la ligne, à des saccades dans la di-
rection opposée.
Figure 1 : Examples of individual saccadic latency distributions (from Malsert
et al., 2007) as a function of the type of saccade (Prosaccade vs. Antisaccade)
and the presence or not of a 200ms temporal delay between the fixation point off-
set and the target onset (Gap vs. Overlap). Latencies above the horizontal axis
represent the correct saccades and those under the incorrect ones (saccades to-
ward the opposite direction).
Ce que l’oeil nous dit du cerveau 5
verte’, sans rétroaction contrôle. Carpenter (1977) va montrer qu’il en est
de même pour l’oeil. En effet, on obtient pour l’œil une fonction de pro-
duction du mouvement similaire à la loi de Fitts (1954) obtenue pour la
main. La loi de Fitts dit que le temps de mouvement (TM) est une fonction
logarithmique de la distance (D) main-cible et de la taille (L) de la cible
(TM= a + b log2(2D/L)). Cette fonction est plus simple pour les mouve-
ments oculaires. La durée de la saccade (TS) dépend essentiellement de son
amplitude (A, en degrés angulaires) selon la formule : TS= 2.2 *A + 21 ms.
L’antisaccade (AS)
Le paradigme d’AS est identique au paradigme de PS, à la diffé-
rence importante près que le sujet ne doit pas fixer la cible mais porter, le
plus rapidement possible, le regard dans le champ visuel controlatéral de
celui de la cible, sur une position spatiale qui correspondrait à celle de la
cible mais en symétrie par rapport au PF (Fig. 1). C’est une tâche plus dif-
ficile que la PS, car il faut réprimer la tendance ‘réflexe’ d’aller fixer la
cible. C’est pourquoi, en plus des latences de déclenchement de la sac-
cade, sont mesurées les erreurs saccadiques, i.e. le fait d’exécuter une PS
en direction de la cible au lieu de faire une AS.
Par rapport à la tâche PS, la réussite à la tâche AS requiert donc
deux fonctions exécutives de base : inhiber volontairement la tendance ré-
flexe à porter son regard sur la cible et, après avoir programmé la sac-
cade sur l’emplacement spatial de la zone symétrique à celle de la cible,
activer volontairement une saccade sur cette zone (PS volontaire). Cette
inhibition / activation volontaire a un coût temporel qui décale la distri-
bution des latences autour d’une valeur moyenne d’environ 250 à 300 ms
(Fig. 1).
Non-saccade (NS)
Cette situation est parfois ajoutée aux deux autres. Le paradigme
est identique aux précédents, mais la tâche du sujet est simplement de
conserver le regard fixé sur le PF. La mesure expérimentale est le degré
d’immobilité de l’œil. Dans cette tâche le sujet doit, comme en AS, ré-
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