DÉCOUVERTES
La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VI - janvier 2002
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CONTEXTE THÉORIQUE
Bien que nos yeux soient en perpétuel mouvement, notre per-
ception visuelle du monde est habituellement claire et stable.
Cette capacité du système visuel à traiter le flux complexe d’in-
formations parvenant à la rétine est au cœur de nos recherches.
Plus précisément, nos travaux portent sur la perception visuelle
intrasaccadique. Lorsque nous effectuons une saccade oculaire,
l’image de notre environnement se déplace sur la rétine à très
grande vitesse dans la direction opposée au mouvement des
yeux. Malgré cette stimulation rétinienne, nous n’avons jamais
l’impression que le monde statique qui nous entoure a bougé
pendant la saccade. Tout se passe donc comme si l’activité
induite dans le système visuel par la stimulation rétinienne
intrasaccadique avait été supprimée (d’où l’appellation sup-
pression saccadique employée couramment pour englober une
multitude d’effets expérimentaux se rapportant à ce phénomè-
ne). L’origine de cette suppression est-elle à chercher au sein
même du système visuel ou bien dans une autre structure ?
C’est autour de cette question fondamentale que n’ont cessé de
s’affronter deux grandes théories depuis la fin du XIXesiècle.
L’essence de la première théorie est de considérer qu’une
image rétinienne ne peut pas être analysée indépendamment de
l’information concernant la position ou le mouvement de l’œil
dans l’orbite. Sur le plan physiologique, cela suppose une
modulation de l’activité du système visuel par des signaux qua-
lifiés d’extra-rétiniens car provenant de structures non
visuelles. Les tenants de cette approche postulent que l’activité
du système visuel est inhibée pendant la durée de la saccade
grâce un signal extra-rétinien déclenché par la commande
motrice saccadique. Ainsi, on ne percevrait pas de mouvement
pendant la saccade, car le système visuel serait provisoirement
mis hors d’usage. Pour la deuxième théorie, au contraire, les
signaux extra-rétiniens ne jouent aucun rôle et les processus
responsables de la suppression saccadique sont uniquement
visuels (par exemple, le masquage visuel).
NOTRE APPROCHE
Depuis une vingtaine d’années, la théorie extra-rétinienne
prévalait dans la communauté des neurosciences visuelles.
Notamment grâce à des travaux suggérant que les structures
dédiées au traitement visuel du mouvement (le système magno-
cellulaire) étaient spécifiquement inhibées pendant la saccade
par un signal extra-rétinien. Des travaux récents dans notre
laboratoire contredisent sans ambiguïté cette hypothèse (1).
Nous avons développé un nouveau paradigme qui permet de
percevoir du mouvement pendant, et uniquement pendant, la
saccade oculaire. À l’aide de ce paradigme, nous avons réalisé
une série d’expériences psychophysiques qui suggèrent que le
système magno-cellulaire est tout à fait opérationnel pendant
les saccades. Dans notre approche, le stimulus visuel est un
réseau vertical, dont la fréquence spatiale est basse, qui se
déplace à très grande vitesse (360 °/s) sur un écran cathodique
(figure 1a). Cette vitesse excède les capacités de résolution
temporelle du système visuel, et, par conséquent, il est impos-
sible de percevoir le réseau lorsqu’on observe l’écran sans bou-
ger les yeux. Plus exactement, l’écran apparaît comme une
surface homogène grise (figure 1b). En revanche, lorsque le
sujet effectue une saccade d’amplitude moyenne dans la même
direction que celle du réseau (par exemple, vers la gauche), il
perçoit très clairement pendant la saccade un mouvement qu’il
décrit comme “des barres noires et blanches se déplaçant vers
la gauche”. Cette perception est immédiate et ne nécessite
aucun entraînement : il suffit de faire une ou deux saccades
pour se convaincre de la force du phénomène.
Pour comprendre cet effet, il est nécessaire de décrire avec pré-
cision le décours temporel de la stimulation rétinienne qui
dépend à la fois de la vitesse du réseau (ligne horizontale dans
la figure 2a) et de la vitesse de l’œil (qui était systématique-
ment mesurée dans nos expériences). Au cours d’une saccade,
la vitesse de l’œil augmente de façon monotone, atteint un pic
et décroît de façon monotone. Plus l’amplitude de la saccade
est grande, plus le pic saccadique (la vitesse maximale de l’œil)
est élevé. Le premier résultat majeur de nos travaux est que la
* INPC-CNRS, Marseille.
Perception visuelle du mouvement
pendant les saccades oculaires
●É. Castet*
Figure 1.
ab