Perception visuelle du mouvement pendant les saccades oculaires

publicité
D
É
C
O
U
V
E
R
T
E
S
Perception visuelle du mouvement
pendant les saccades oculaires
● É. Castet*
CONTEXTE THÉORIQUE
Bien que nos yeux soient en perpétuel mouvement, notre perception visuelle du monde est habituellement claire et stable.
Cette capacité du système visuel à traiter le flux complexe d’informations parvenant à la rétine est au cœur de nos recherches.
Plus précisément, nos travaux portent sur la perception visuelle
intrasaccadique. Lorsque nous effectuons une saccade oculaire,
l’image de notre environnement se déplace sur la rétine à très
grande vitesse dans la direction opposée au mouvement des
yeux. Malgré cette stimulation rétinienne, nous n’avons jamais
l’impression que le monde statique qui nous entoure a bougé
pendant la saccade. Tout se passe donc comme si l’activité
induite dans le système visuel par la stimulation rétinienne
intrasaccadique avait été supprimée (d’où l’appellation suppression saccadique employée couramment pour englober une
multitude d’effets expérimentaux se rapportant à ce phénomène). L’origine de cette suppression est-elle à chercher au sein
même du système visuel ou bien dans une autre structure ?
C’est autour de cette question fondamentale que n’ont cessé de
s’affronter deux grandes théories depuis la fin du XIXe siècle.
L’essence de la première théorie est de considérer qu’une
image rétinienne ne peut pas être analysée indépendamment de
l’information concernant la position ou le mouvement de l’œil
dans l’orbite. Sur le plan physiologique, cela suppose une
modulation de l’activité du système visuel par des signaux qualifiés d’extra-rétiniens car provenant de structures non
visuelles. Les tenants de cette approche postulent que l’activité
du système visuel est inhibée pendant la durée de la saccade
grâce un signal extra-rétinien déclenché par la commande
motrice saccadique. Ainsi, on ne percevrait pas de mouvement
pendant la saccade, car le système visuel serait provisoirement
mis hors d’usage. Pour la deuxième théorie, au contraire, les
signaux extra-rétiniens ne jouent aucun rôle et les processus
responsables de la suppression saccadique sont uniquement
visuels (par exemple, le masquage visuel).
NOTRE APPROCHE
Depuis une vingtaine d’années, la théorie extra-rétinienne
prévalait dans la communauté des neurosciences visuelles.
Notamment grâce à des travaux suggérant que les structures
dédiées au traitement visuel du mouvement (le système magno* INPC-CNRS, Marseille.
8
cellulaire) étaient spécifiquement inhibées pendant la saccade
par un signal extra-rétinien. Des travaux récents dans notre
laboratoire contredisent sans ambiguïté cette hypothèse (1).
Nous avons développé un nouveau paradigme qui permet de
percevoir du mouvement pendant, et uniquement pendant, la
saccade oculaire. À l’aide de ce paradigme, nous avons réalisé
une série d’expériences psychophysiques qui suggèrent que le
système magno-cellulaire est tout à fait opérationnel pendant
les saccades. Dans notre approche, le stimulus visuel est un
réseau vertical, dont la fréquence spatiale est basse, qui se
déplace à très grande vitesse (360 °/s) sur un écran cathodique
(figure 1a). Cette vitesse excède les capacités de résolution
temporelle du système visuel, et, par conséquent, il est impossible de percevoir le réseau lorsqu’on observe l’écran sans bouger les yeux. Plus exactement, l’écran apparaît comme une
surface homogène grise (figure 1b). En revanche, lorsque le
sujet effectue une saccade d’amplitude moyenne dans la même
direction que celle du réseau (par exemple, vers la gauche), il
perçoit très clairement pendant la saccade un mouvement qu’il
décrit comme “des barres noires et blanches se déplaçant vers
la gauche”. Cette perception est immédiate et ne nécessite
aucun entraînement : il suffit de faire une ou deux saccades
pour se convaincre de la force du phénomène.
a
b
Figure 1.
Pour comprendre cet effet, il est nécessaire de décrire avec précision le décours temporel de la stimulation rétinienne qui
dépend à la fois de la vitesse du réseau (ligne horizontale dans
la figure 2a) et de la vitesse de l’œil (qui était systématiquement mesurée dans nos expériences). Au cours d’une saccade,
la vitesse de l’œil augmente de façon monotone, atteint un pic
et décroît de façon monotone. Plus l’amplitude de la saccade
est grande, plus le pic saccadique (la vitesse maximale de l’œil)
est élevé. Le premier résultat majeur de nos travaux est que la
La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VI - janvier 2002
C vα
A aC
G
C
N cR
A cP
1
Ai
n
a
t
i
o
n
probabilité de percevoir du mouvement est maximale pour des
saccades d’amplitude moyenne, c’est-à-dire lorsque le pic saccadique est légèrement inférieur à la vitesse du réseau (figure
2a). Dans ce cas, on constate que la vitesse du réseau sur la
rétine (la différence entre la vitesse du réseau et celle de l’œil)
est relativement constante (environ 100 °/s dans la figure 2b)
pendant une courte période centrée sur le pic saccadique. Le
point essentiel est que la vitesse rétinienne du réseau se trouve
alors dans une gamme dont on sait qu’elle est optimale pour les
détecteurs de mouvement du système magno-cellulaire. Notre
interprétation est que la stimulation rétinienne disponible pendant cette courte période sous-tend la perception intrasaccadique de mouvement observée dans notre paradigme.
b
400
300
Grande
amplitude
200
Moyenne
amplitude
100
Petite
amplitude
0
-25
0
25
50
75 100
Temps (ms)
Vitesse du réseau sur la rétine (°/s)
Vitesse de l'œil (°/s)
a
400
300
Petite
amplitude
200
Moyenne
amplitude
Grande
amplitude
100
0
-25
0
25
50 75
Temps (ms)
100
Figure 2.
Cette hypothèse implique que la probabilité de percevoir le mouvement devrait se dégrader lorsque la vitesse rétinienne du réseau
au pic n’est plus dans une gamme optimale pour le système
magno-cellulaire, à savoir lorsque l’amplitude des saccades est
soit plus grande, soit plus petite. Ces prédictions ont été confirmées par nos résultats. Avec des saccades de plus grande amplitude,
dont le pic saccadique atteint la vitesse du réseau, les sujets rapportent percevoir des barres statiques comme si elles étaient flashées brièvement. Cette perception correspond bien à notre hypothèse, puisque, dans ce cas, l’image du réseau est pratiquement
stabilisée sur la rétine pendant la période critique. Avec des saccades de petite amplitude, la perception du mouvement est également abolie, car la vitesse rétinienne élevée du réseau excède les
capacités de résolution spatio-temporelle du système visuel.
P
A
R
K
I
N
E
Lα s
AC y
Gn
PR d
AP r
R o
K m
I e
N
E d
e
S
c
h
w
a
r
t
z
J
a
m
p
e
L
A
i
n
t
e
g
r
i
n
e
s
s
y
n
a
p
s
e
s
m
a
l
a
d
i
e
G
È
N
E
P
A
R
K
I
N
E
d
e
p
a
r
k
i
n
s
o
n
T
M
4
s
f
2
α
C
G
R
P
ls T
ey M
sn 4
a s
ip f
ns 2
te
és
g
r
i
n
e
s
C
o
r
t
e
x
D’autres expériences nous ont ensuite permis de montrer que le
phénomène décrit présentait bien les “signatures” psychophysiques classiques (notamment la sélectivité à la direction)
propres aux détecteurs de mouvement.
CONCLUSION ET PERSPECTIVES
À l’aide d’un nouveau paradigme psychophysique, nos travaux
montrent qu’il est facile de percevoir du mouvement pendant la
saccade lorsque la stimulation rétinienne est optimisée pour le
système de détection du mouvement (magno-cellulaire). La
possibilité même de cette perception rend caduque l’hypothèse
d’un quelconque mécanisme extra-rétinien qui aurait pour
fonction de supprimer activement toute perception de mouvement pendant les saccades. Nous penchons donc en faveur
d’une théorie purement visuelle dans laquelle l’activité intrasaccadique serait masquée par les activités extra-saccadiques
(lorsque la rétine est statique juste avant et juste après la saccade).
Nos recherches actuelles appuient fortement cette hypothèse.
De plus, nous suggérons que les baisses de sensibilité intrasaccadique citées classiquement à l’appui de la théorie extrarétinienne ne sont qu’un épiphénomène et n’ont pas de valeur
fonctionnelle (2).
Nos travaux ouvrent de nouvelles perspectives à propos d’une
question fondamentale tombée dans l’oubli : l’activité intrasaccadique magno-cellulaire a-t-elle un rôle fonctionnel sur les
plans perceptif et/ou visuo-moteur ? Répondre à cette question
permettrait, selon nous, de mieux comprendre certains troubles
visuels encore très mal définis. Des considérations théoriques
suggèrent, par exemple, que les aspects visuels de la dyslexie
peuvent s’expliquer par une défaillance du système magnocellulaire pendant les saccades.
■
R É F É R E N C E S
B I B L I O G R A P H I Q U E S
1. Castet E, Masson GS. Motion perception during saccadic eye movements.
Nature Neurosci 2000 ; 3 : 177-83.
2. Castet E, Jeanjean S, Masson GS. Saccadic suppression : no need for an active
extra-retinal mechanism. Trends Neurosci 2001 ; 24 : 316-7.
Castet E, Masson GS. Motion perception during saccadic eye movements. Nature Neurosci 2000 ; 3 (2) : 177-83.
La Lettre du Neurologue - n° 1 - vol. VI - janvier 2002
s
y
n
a
p
s
e
s
9
Téléchargement