Mettre à plat nos conceptions économiques. L’époque que nous connaissons actuellement est dominée par ce que d’aucuns appellent « la pensée unique ». Cette idée de pensée unique est à mettre en relation avec les partis uniques, que l’on a par exemple vu émerger à partir des années 30 (nazisme, fascisme, par après stalinisme…). Ces derniers avaient pour vocation d’administrer la totalité des activités de la société quelle qu’elle soit. C’est donc un parti, ou une entité très concentrée, qui décidait des réponses à apporter à tous les problèmes que la société pouvait rencontrer. La pensée unique quant à elle inverse les perspectives. En effet, elle tend à imposer une solution unique à toutes les difficultés que nos sociétés pourraient rencontrer (que le problème soit social, politique, économique, culturel ou autre…). Cette solution miracle, c’est le marché. Derrière cette idée de pensée unique, il y a donc la croyance que le marché et sa « main invisible » pourraient tout solutionner. Cette vision offre une place considérable à l’économie et aux différents modèles qu’elle peut véhiculer. Elle en a même acquis un statut particulier qui l’élève quasiment à la même hauteur que des sciences telles que la physique ou la chimie. Les sciences économiques seraient donc des sciences neutres capables de résoudre les problèmes sociaux. Mais la science économique mérite-t-elle cette place ? Est-elle réellement aussi fiable que les sciences de la nature et est-elle vraiment neutre ? 1.1) La science économique, une science naturelle ? La science économique impressionne souvent par les réponses mathématiques qu’elle apporte aux problèmes. Ses formules complexes et ses grandes équations semblent couler les réponses apportées dans la vérité la plus pure. Mais en réalité les mathématiques ne sont rien d’autre qu’une manière de formaliser un discours logique et il n’est pas du tout garanti que ce discours ne soit pas une totale aberration. « La logique n’a jamais empêché de magnifiques constructions non scientifiques comme la scolastique. A l’inverse un discours littéraire peut être parfaitement logique »1 Pour mieux comprendre cette utilisation récurrente de modèles mathématiques dans les sciences économiques, il faut remonter jusqu’aux premiers « ingénieurs-économistes » (Walras, Edgeworth…). Leur objectif était d’arriver à mettre sur pied une science sociale la plus pure possible, à laquelle on pourrait donner un statut équivalent à celui de la physique. Ces pionniers ont donc tenté, en s’appuyant sur la physique, d’expliquer les différents phénomènes sociaux. Ils ne l’ont pas fait en s’inspirant uniquement des lois physiques, mais en les reprenant presque telles quelles et en les appliquant sur les phénomènes sociaux. Mais la science économique s’inscrit en porte à faux avec la science physique en ce qui concerne la conception du temps. Alors que la plupart des phénomènes physiques sont affectés par le temps (ceux qui comportent de la chaleur par exemple) et irréversibles, les phénomènes économiques quant à eux sont indépendants de toute temporalité. « L’équilibre de la mécanique classique est un équilibre du retour à l’équilibre, d’une science qui ignore le temps […]. Il existe une symétrie absolue de tous les phénomènes de la mécanique. Tout phénomène est réversible […]. Un système débute dans un état particulier et y retourne par la suite, par quelque moyen que ce soit et après un temps plus ou moins long »2 Alors que les physiciens ont dépassé cette vision anhistorique de la science physique grâce au principe d’entropie (deuxième loi de la thermodynamique), les économistes quant à eux ont, à quelques exceptions près, préféré poser des raisonnements atemporels en ignorant l’irréversibilité des phénomènes. Les économistes s’érigent donc comme détenteurs d’une vérité universelle. Cette idée 1 MARIS Bernard, Antimanuel d’économie. Tome 1 : Les fourmis, Rosny Cedex : Editions Bréal, 2003, p.31. 2 MARIS Bernard, Antimanuel d’économie. Tome 1 : Les fourmis, op. cit, p 34. d’équilibre traversera le temps et restera un des points centraux de la théorie économique. Cette conception mécanique et figée implique la vision de l’homme tout aussi mécanique et figé : « l’homo economicus ». Mais ils ont dû reconnaître que cet agent économique était moins rationnel que prévu et que si les modèles n’étaient pas efficaces, ça ne pouvait être dû qu’à un détournement des modèles d’information parfaite (car admettre l’incertitude serait admettre que les problèmes économiques ne sont pas rationalisables). Comme il est plus dommageable de remettre en cause l’ensemble des théories économiques que la rationalité des individus, il est plus facile de tout leur mettre sur le dos et de fermer les yeux sur la question de la rationalité elle-même. Se rendant compte que le caractère scientifique de la science économique était de plus en plus contesté, les économistes se sont repliés sur des milieux plus littéraires ou leur aura était plus grande. Rejetés par la physique, ils ont néanmoins continué à se draper de formules mathématiques et de théorèmes, mais dans l’objectif cette fois de « clôturer le champ économique ». On crée un langage mystérieux et « supérieur » pour garder à l’écart les « littéraires » (néfastes à la science) et occulter certaines théories simplistes. Mais ce souci « cosmétique » empêche de s’interroger sur ce que se passe au-delà des apparences. Accablés sous des tonnes d’équations mathématiques, les étudiants (par exemple) ne peuvent pas visiter leur science de l’intérieur et avalent tout sans se poser trop de questions. « Il est des organisations humaines dites sérieuses, graves, pleines de formules cultivées, mais qui évoquent la maternelle, l’innocence en moins… »3 La physique est une science, car elle se réalise à travers l’expérience. La science économique quant à elle relève davantage d’une forme d’idéalisme, c’est « un conte de fées ». En effet, on ne peut pas tester les lois économiques ! Une loi doit être capable par sa régularité de prévoir des phénomènes empiriques. Mais la science économique n’est pas empirique. Un bon exemple est celui des lois boursières… Si les économistes pouvaient réellement prévoir les lois 3 RABHI Pierre, Manifeste pour la Terre et l’Humanisme, France : Actes Sud, 2008, p. 86 de la bourse, les crises pourraient être évitées… Les explications abondent souvent a postériori, mais sont incapables de prédire l’avenir. C’est une fois de plus la temporalité qui leur fait défaut, leur marge de scientificité ne s’inscrit donc que dans leur prémisse bien connue « toute chose égale par ailleurs ». Les phénomènes ne sont donc analysables qu’une fois sortis des conjonctures. Or, les choses changent à une vitesse incroyable tous les jours, et chaque changement en entraîne un autre. Si bien qu’on pourrait presque affirmer que les choses ne sont jamais égales par ailleurs. Mais il ne faut pas déduire de tout cela que tous les économistes sont forcément des manipulateurs et des opportunistes, loin de la : « Hicks, Nobel et ayatollah de l’économie « technique » dans sa jeunesse, l’a d’ailleurs regretté sur la fin de sa vie et a lâché le morceau : non, il n’y a pas d’économie « positive », tout comme les lois de l’économie n’existent pas. De ce fait, l’économiste doit se contenter modestement d’observer l’histoire des faits »4 1.2) La science économique, une science neutre ? Remontons à nouveau l’histoire de l’économie politique pour trouver quelle fut son utilité première… Cette démarche nous fait remonter au XVIème-XVIIème siècle en France et en Angleterre. A cette époque, les dirigeants avaient besoin d’experts et de techniciens qui connaissaient assez bien les mécanismes économiques que pour obtenir la meilleure adéquation entre les besoins de la population et les projets étatiques. En effet, il est impossible d’asservir indéfiniment ces sujets sans risquer d’entraîner une révolte ou une révolution. Si on veut dominer la population, il faut lui garantir un minimum de bien-être matériel et lui laisser espérer en un avenir meilleur pour ses enfants. C’est pourquoi il a fallu apprivoiser les mécanismes économiques pour la rendre sans cesse plus efficace et plus productive. C’est le début de la course à la croissance économique. En effet, la croissance économique et la répartition qu’elle pouvait entraîner permettraient à la population d’augurer un avenir meilleur. En d’autres mots, la croissance économique est un outil du prince pour « acheter la paix 4 MARIS Bernard, Antimanuel d’économie. Tome 1 : Les fourmis, op. cit, p. 47 sociale »5. L’économiste quant à lui peut donc être considéré comme le conseiller du prince et le gardien de cet équilibre social. Son travail n’est donc pas de réfléchir aux réels besoins des individus ou au bien commun, mais de ne s’occuper que de l’allocation des ressources. Cette recherche perpétuelle de l’efficacité a mené à certaines situations aberrantes. En effet, le pouvoir politique tel que nous le connaissons actuellement (basé sur l’économie) a réalisé une permutation invraisemblable : elle a fait du principe d’efficacité (qui à la base n’est qu’un moyen en vue d’autre chose) une fin. Les gens ne doivent donc plus chercher de finalité aux choses car la seule finalité, c’est l’efficacité quel que soit le domaine dans le- quel on se trouve. Cette vision des choses tend donc à nous faire oublier la vraie raison, le vrai sens de notre action : « agissez, mais sans savoir pour quoi et pour qui vous le faites ». Ne pas être efficace devient donc un défaut en-soi, un refus de faire le bien ! Evidemment, les économistes sont là pour nous aider à remplir notre mission d’efficacité en nous soumettant au marché qui lui, selon leurs dires, est efficace. Or c’est faux car les fins et les moyens de nos sociétés humaines ne sont pas définitivement établis et définis ; il est donc impossible de trouver des solutions efficaces. Certains diront que les statistiques sont pourtant là pour nous montrer la soi- disant efficacité du marché et la route à suivre, mais les statistiques construisent le réel bien davantage qu’elles ne l’expliquent ; il n’existe pas de données brutes, elles sont toujours dirigées (même inconsciemment) par les désirs du chercheur. Aujourd’hui plus que jamais (en démocratie), l’Etat a besoin de l’économie, car pour définir ce qui est « bien » (qui correspond souvent à la notion du « bien » de la classe dominante) il ne peut plus invoquer la raison d’Etat. Il doit donc se draper de justice et d’égalité pour convaincre ses sujets et prouver qu’il agit dans le bien de tous. L’économie est parfaite pour cela, car elle se présente comme une science neutre et objective, mais elle n’est qu’une mise en scène pour cacher le pouvoir. 5 ARNSPERGER Christian, L’économie c’est nous. Pour un savoir citoyen, Ramonville Saint-Ange : érès, 2006, p. 13 « Se pose alors un problème dans une démocratie : certains - en fait, un minuscule sous-ensemble – sont à la fois juges et parties. »6 Dans nos sociétés démocratiques, il est plutôt mal vu que l’Etat se serve de la force pour imposer sa vision ; il faut donc s’arranger autrement pour que les individus choisissent délibérément d’agir pour le bien commun. Il fallait donc mettre en place des incitants dont l’objectif serait de pousser les gens (qui en temps normal sont égoïstes et n’agissent que dans leur intérêt) à agir dans l’intérêt général. Ce fut donc le rôle des économistes : utiliser et créer des incitants pour encourager l’apparition de comportements ou de politique bénéfique à long terme pour l’intérêt général. Mais nous sommes ici devant un paradoxe de taille : les économistes nous représentent les agents économiques comme des êtres égoïstes et individualistes. Dans ce cas, pourquoi en serait-il autrement des économistes eux-mêmes ? Dans ces conditions, soit les économistes s’incorporent dans leurs modèles théoriques et acceptent d’être des agents égoïstes et rationnels, ce qui remet en cause tout leur enseignement et toute leur science, soit ils acceptent que tous les individus ne sont pas égoïstes et que certains d’entre eux agissent pour le bien commun également. « Mais alors, le travail de l’économiste de peut pas se résumer à construire des incitants pour « motiver » de tels égoïstes à faire le bien à leur insu. Son travail ne doit-il pas consister, au moins en partie, à réfléchir à un système économique qui permettrait à tout le monde d’atteindre le même degré de bienveillance que lui, l’économiste, exerce dans sa pratique professionnelle ? »7 1.3) Une juste place pour les sciences économiques : Si la science économique n’est ni une science exacte ni une science neutre… Quelle place doit-elle occuper dans le spectre scientifique ? A la lumière des arguments développés ci-dessus, on peut sans trop de risque affirmer que, même si elle a tendance à le nier, la science 6 ARNSPERGER Christian, L’économie c’est nous. Pour un savoir citoyen, op. cit, p. 17 7 ARNSPERGER Christian, L’économie c’est nous. Pour un savoir citoyen, op. cit, p. 89 économique est une science sociale ! La place qui est la sienne est donc au côté de ses sœurs ( politologie, anthropologie…). Les sciences sociales sont avant tout des outils visant à résoudre des problèmes sociaux. Les sciences économiques, au fond, sont avant tout l’analyse du partage, particulièrement du partage de la richesse. La question centrale est donc celle de la répartition des richesses dans un monde ou la rareté est omniprésente (pas de rareté, pas de problèmes économiques). A côté de cela, il y a bien évidemment toutes les questions périphériques (qui partage, qu’estce qu’on partage, …). La particularité des sciences sociales est qu’elles font elles-mêmes partie de l’objet qu’elles étudient. La création d’un savoir en sciences sociales peut donc lui-même altérer les comportements sociaux et, de ce fait, devenir lui-même un phénomène social ! La science économique ne fait pas exception à la règle. Quand elle affirme que tous les individus sont égoïstes et rationnels, elle produit un savoir qui a une répercussion sociale. Il nous semble donc incontestable que l’économie fait bien partie du social et que vouloir l’en séparer n’a pas de sens et peut mener à des dérives graves (déshumanisation, atomisation des individus, …). Si nous voulons que la science économique puisse nous apporter pleinement tout ce qu’elle a à nous apporter, alors il faudrait lui faire réintégrer les critères d’utilité des sciences sociales 8, la maximisation du profit et la course aveugle à la croissance ne rentrent pas dans ces critères et se doivent d’être relativisés. Fort de ces nouvelles conceptions, c’est à nous d’aller de l’avant ! Nous qui savons maintenant que l’économie n’est pas une science, que les lois économiques ne sont que très relatives et que les économistes ne produisent pas de savoir neutre, mais qu’ils flirtent avec le pouvoir, nous pouvons partir sur de nouvelles bases. Nous ne parlons pas ici de faire table rase, il ne faudrait pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », mais de démystifier le savoir économique pour le revisiter intégralement et sans complexes. Un tel travail d’assainissement ne peut que rendre un nouveau souffle à la science économique et la renforcer dans sa quête de compréhension du mystère social. 8 Plus d’info voir : ARNSPERGER Christian, L’économie c’est nous. Pour un savoir citoyen, op. cit, p. 43-50