Politique africainen°125 -mars2012
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Luis Martinez
Libye: lesusagesmaeux
de la rente pétrolre
Au butdeladécennie1970, la nationalisationdusecteur deshydrocarbures
apporteaurégimerévolutionnairelibyen la mannefinancre cessaireàlaréalisation
de ses ambitions politiques.Lepétrole estalorsperçu comme unebénédiction; c’est
le «carburant de la volution»pourKadhafi. Une partie desrevenus issusdelavente
deshydrocarbures estinvestiedansles infrastructures civiles,aliorantainsi de façon
très nette lesconditions de viedelapopulation. La prisedecontrôledusecteur trolier
estvécue comme unerevanche historique,d’autant mieuxsavoueque l’accè
l’inpendance apparaissait comme inache,tant la présence des compagnies
trolresinternationales restait hégémonique.Une rentepétrolièreaainsi commencé
àsedévelopper pour finalementreprésenter très rapidementl’essentieldes revenus
issusdes exportations,etcejusqu’à aujourd’hui. Hors de toutcontrôle, l’usagede
cetterente afavorisédes pratiques mafieuses au profitdes clansassocsaurégime.
Simultanément, en pit descrises et tensions régionales, la Libyeest devenueun
pays stragiquedansl’approvisionnemennergétiquedel’Union euroenne.
Entre 1970 et 2010,lerégimeaperçu500 milliards de dollarsdelaseule
ventedes hydrocarburessansqu’aucunestructure administrative ou politique
n’aitpuexercer un quelconque contle surl’usage de cettemanne nancière.
La rente trolre en Libyeest demeurée uneproprfamilialeetclanique.
Desréseaux informelscomplexes ontgraviautourdelaredistribution,de
l’investissement et desdépensesdecepactole.Lastabilidu pouvoirdela
familleetdes clansdeKadhaareposurleurcapacitéàrestreindre l’accès
direct à cetteressourcestratégique.Lanationalisation deshydrocarbures dans
lesannées1970puisl’ouverturecontrôlée parlasuite ontpermisune mainmise
totale surles ressources énergétiquesetunaccroissement considérabledes
revenus. Le contle unilatéral de la rente trolre étaitunimpératif politique
vitalpourlemaintiendurégime. C’estpourquoil’ouverturedusecteur tro-
lier auxcompagnies internationalesaprèslalevée de l’embargo,en2003,
n’entrna aucuneperestrka surlemodèle de la liralisation alrienne
de la n de la cennie 1980 ayantprovoquéladéstabilisation de l’État-FLN1
1. C. M. Henry, «Algeria’sAgonies:Oil Rent EffectsinaBunkerState», TheJournalofNorth African
Studies,vol.9,n°2, 2004,p.68-81.
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quiauraitremis en cause de façon inéluctableles modesdedominationdes
coalitions tribales au pouvoir.
Sous ce gime,les revenusdupétrole ontirrigun enchevêtrementde
liaisons et de relationsqui confondent le gime avec l’État, celui-ci devenant
nonpas un acteur autonome capabled’inuencer lesautresacteurs sociaux,
mais un outilpuissantetmoderne au servicedegroupes minoritaires
organisetarmés qui « fonctionnent sormaiscomme desentreprises
criminellescapablesdes’enraciner dans un territoire,dedisposerd’énormes
ressources économiques, de contlerdes segments importants de la société
locale et de s’imposerenutilisant un appareil militaire»2.Contrairement à
la rhétorique ofcielle, un systèmeopaqueincarnait auxyeuxdes Libyensle
«véritable»pouvoir:lfamilledeKadha» et sesclans3.Laprédationdu
gime libyen étaitdénonepar l’ensemble despartis de l’opposition.Ainsi
le National Frontfor theSalvation of Libyasoulignaitqu’il devenait urgent
d’avoir un contle surles revenusdel’Étatcar le présidentduConseil des
investissements à l’étranger n’étaitautre queMohamed El-Huweij, banquier
de Kadha et ancien ministredes Finances
La mainmise surles ressources trolresauprot desclans du gime
s’esteffectuée à traverstrois structures:les appareilssécuritaires,laNational
OilCompany (NOC)etlaLibyanArabForeign Investment Company(Laco).
On peut considérer queces troisorganisations (sécuritaire, trolière et
nancière) ontconstitla colonneverbrale du gime.Les appareilssécu-
ritaires ontassurélasurviedurégime. La NOCest un desrouages stragiques
du gime,etenaassurélapérenninancière. Très t, le gime aextrait
la NOCdetoutcontrôltatiquean de l’autonomiser. La production et l’ex-
ploitation trolre n’entraientpas dans lesprogativesduCongrèsgénéral
du Peuple (CGP), c’est-à-diredel’instancepolitique en théorielaplusimpor-
tante4.Enn, la Lactait le troisièmecentredupouvoir.Bienque située
dans deslocauxmodestesducentredeTripoli,elltait surnomméelacassa
forte (le coffre-fort) parles Italiens,etses avoirtaient disséminés dans une
centaine de pays et unedizaine de centresoffshore. Andesécuriserce
système,lerégimelibyenadévelopuneremarquable diplomatie trolière,
seule à même de garantir,danslaplusgrande opaci,lavente deshydro-
carburesEt pourtant, au butdelarévolutionlibyenne, le troltait
2. P. Pezzino, «La mafia, l’Étatetlasocdans la Sicilecontemporaine(XIXeet XXesiècles)», Politix,
vol. 13,n°49,2000,p.17.
3. M. O. El-Kikhia, Libya’sQaddafi. ThePoliticsofContradiction,Gainesville, UniversityPress of
Florida, 1997,p.90.
4. Le Congrèspopulairedebase estcompode dégués élus parles comispopulaires de base.
Le CGPfaitofficed’A ssembenationale,son secrétairegénéral eslu parles 2700 gués du
congrès. Le CGPseréunissaitune foispar an.
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Libye:lesusagesmafieux de la rentepétrolière
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peucomme soncarburant ;laressource quiallaitpermettre àlaRévolution
de tenirses promesses de justiceetdedéveloppement,derompreavecla
monarchied’Idriss(1951-1969),accusée de décadence. Kadha proclamait
alorsèrementsavolond’instaurer «un processusdechangementradical
de la structurepolitiqueconomique et socialedelasochumaine[qui] doit
truireune sociétépourrie pour reconstruireune sociéténouvelleetjuste5».
L’exploitation deshydrocarbures
Lespremièresdécouvertes de troledatentde1959, sous la monarchie
du roiIdriss. La Loipétrolière de 1955 permet auxcompagnies étrangères
d’explorer et d’exploiterles ressources d’un sous-sol considérécomme riche
en réserves.Entre 1955 et 1965,lamonarchie metenplace un cadrelégal
d’exploitation attractifenraisondelafaiblessedes taxes:137concessions sont
attribuées à 39 compagnies trolres6.Les revenusdugouvernementpassent
de 40 millions de dollarsen1961 à 625millionsen1965. La Libyedevient un
acteur importantdel’Organisationdes pays exportateurs de trole(Opep)
– à laquelle elle adhère en 1962 – et occupe,cinqans plus tard,lerangde
quatrième exportateurmondial de trole. La création,en1968, de la Libyan
General PetroleumCompany (Lipetco)démontrelavolondu royaume de
prendredavantage en considérationl’exploitationdupétrole.Cette «richesse
trolière» ne fait paspourautantdelaLibye un pays prospère.Aussi, lors-
qu’uncoupd’Étatmet n àlamonarchie en 1969,lecolonel Kadha le justie,
entreautres, parlanécesside mettre «l’économie au servicedes besoinsde
chacun». La volution socialisteest en marche mais pour la fairefructier,
encore faut-ilcapturerlarente trolière.Aulendemain du renversementdu
gime,laLibye se dote donc d’unenouvellecompagniepétrolière,laNOC,
et gocie, avec le soutiendel’Opep, uneaugmentationde0,30centpar baril
de trole. En 1971,laLibye nationalise BP,puisen1973,toutesles compagnies
étrangères7.Larévolutiondispose sormaisdes moyens de sa politique, le
gime peut nancerles instrumentsdesaconsolidation.
Le coup d’Étatde1969setraduit pardes changementsimportantsdansle
secteurdes hydrocarbures. À la veilledelaprise du pouvoirpar le colonel
5. Centre mondiald’étudesetderecherches surlelivre vert, Explications du Livre vert. Tome 1,Tripoli,
1984,p.274.
6. R. B. St John, «Libya’s Oiland GasIndustry:Blending Old andNew», TheJournalofNorth African
Studies, vol. 12,n°2, 2007,p.239254.
7. S. J. Kobrin, «DiffusionasanExplanation of OilNationalization.Orthe DominoEffectRides
Again», TheJournalofConflict Resolution,vol.29, n° 1, 1985,p.3-32.
LE DOSSIER
La Libyerévolutionnaire
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Kadha,saproductionavoisinecelle de l’Arabie Saoudite avec 3,5millions
de barils parjour. Avec un coût d’extraction faible (0,30centpar baril), la Libye
représente un pays extrêmement attractif. La Loin°24 du 5mars1970remplace
la Lipetcopar la NOC, un «organe inpendantorant sous la surveillance
et le contle du ministreduPétrole and’atteindre lesobjectifs du plan de
veloppementdanslesecteur du trole8».LaLoi n° 69 du 4juillet 1970
octroie à la NOClemonopoledes importations et desexportations. Durant
lesannées1972-1973,legouvernementlibyennationalise le secteurdes hydro-
carbures et metunterme à l’hémoniedeplusde42compagnies étrangères
dans l’exploitation du troledepuissadécouverteen19599.Les revenus
passent de 663millionsdedinarslibyens en 1973 à 3,8milliards en 1979,soit
sixfoisplusepeinesix ans.Mais, si au milieu desannées1970laLibye est
«surlepoint d’occuperlaquatrième placedanslaproductionpétrolière mon-
diale»,elledemeure «pourvuedetoute base industrielle»10.Cinqsecteurs
sont alorsconsiscomme stragiques:l’industrie du troleetla
trochimie, l’agricultureetl’eau,l’industrie du feretdel’acier,les infra-
structures,l’éducation et la santé 11.Leplande1972-1975 estlepremier plan
triennal quisoulignel’importance à accorder à l’industrie. Lesautorités
libyennesenvisagentledéveloppement d’uneindustrie lourde,autourdes
risdupétrole.Deuxréalisationsmajeuresledémontrent: le complexe
trochimiquedeRas Lanouf (qui rafne 11 des18millions de tonnes de
trolebruttraitéespar la Libye) et l’acriedeMisrata.Cependant,aucours
de cettepériode,lesecteur industriel ne représente toujours que10%du PIB.
La gitimidu nouveau gime repose dorénavantsur la redistribution
desrichesses et donc l’améliorationdes conditions de vie. L’égalitarismede
Kadha n’estcompréhensible quesil’onrappellelasituation de la Libyesous
la monarchied’Idriss. Durant cettepériode,94%de la population était
analphabète,lepaysnecomptaitaucun docteurenmédecineetlamortali
infantileyatteignaitles 40 ‰.AvecunPIB de 35 dollarspar an et parhabitant
entre1951et1959, la Libytait considérée commeunpaystrèspauvre12.
En mettantunterme à la monarchiepar un coup d’Étateteninstaurant
un «Étatdistributeur
13 », Kadha s’érigeenbienfaiteur du peuple.Leplan
8. Voir le site de la National OilCorporation:<noclibya.com.ly>.
9. S. M. Ghanem, ThePricing of Libyan Crude Oil,LaVallette,Adams Publishing, 1975.
10.J.-J. gnieretL.Talha, «Lesproblèmesdedéveloppement économique »,.J.-J. gnieretL.Talha, «Lesproblèmesdedéveloppement économique»,.-J. gnieretL.Talha, «Les problèmesdedéveloppement économique»,-J.Régnier et L. Talha, «Lesproblèmesdedéveloppement économique»,égnier et L. Talha, «Lesproblèmesdedéveloppement économique»,gnieretL.Talha, «Les problèmesdedéveloppement économique»,.Talha, «Les problèmesdedéveloppement économique»,Talha, «Lesproblèmesdedéveloppement économique»,», in Coll., La Libye
nouvelle. Ruptureetcontinuité,Paris/Aix-en-Provence, CNRS/Centred’étudesetderecherchesur
lessocsméditerraennes, 1975,p.225.
11.J.Gurney,.J.Gurney, Libya:ThePolitical EconomyofEnergy,Oxford, Oxford UniversityPress,1996;J. A. Allan
(dir.), Libyasince Independence.Economicand PoliticalDevelopment,Londres,Croom Helm,1982.
12.F.BurgatetA.Laronde,.F.BurgatetA.Laronde, La Libye,Paris, PUF, 1996.
13.D.Vandewalle,.D.Vandewalle, Libyasince Independence.Oil andState-Building,Ithaca, CornellUniversityPress,1998.
Politique africaine
Libye:lesusagesmafieux de la rentepétrolière
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de développementde1973-1975,par exemple, s’accompagne de la construction
de 115552 unités de logements, 21 pitaux,39cliniques dentaires,61mater-
niset102 centresdesan14.
En 1973 la population de la Libyeest estimée à 2,05 millions habitants, elle
atteint en 1995,5,6 millionsdontpresqueuntiers de moinsde15ans. À cette
augmentationdémographique s’ajoute uneurbanisationaccélérée 15 :
la population urbainepasse de 20 %delapopulationtotaleen1950 à 80 %
en 199516.Larévolutionasédentarilesbédouinsetlesocialismerévolution-
naireleuraoffertdes emploisdansles services publics:75 %delapopulation
active esteneffet employée parlÉtat. Celui-ciest devenu l’unique bouc
pour desmilliersd’étudiant(e)s:en 1951,laLibye possédaitune seuleuniversité
(danslaville de Benghazi), elle en compte 13 en 1995.Les effectifsnecessent
de croîtrepouratteindre 269302 étudiantsen1999,contreseulement 13 418
en 1975.Larente trolière favorise le veloppementduclienlismeen
contraignant la population à négocieraupsdes organisationsrévolutionnaires
sonaccès à desbiens et desservicessanspourautantoir aveuglémentni
rassurer le gime surson allégeance.Dès1975,des membresduConseil du
commandement de la volution (CCR)dénoncent l’illusionrévolutionnaire
du gime.HerBleuchot rappelle qu’unmembre du CCR, Omar El Mehichi,
considère alorsque la «contestation estdevenue nérale» et,defait, le «chef
de l’État ne peut plus placer sa conance qu’endes personnesdesatribu et
lesofciersdel’armée auraient étéremplacés parles gens de Syrt17.Ainsi
«l’anomalie» libyenne qu’avait suggérée John Davis(«Le Conseilducomman-
dement de la volution n’estpas unefamilleetilnerevendiquepas la
proprde l’État18 ») disparaîtaveclecontrôleexclusifduclanKadhafa sur
lesproprsdelÉtat19.
Àpartir de la n desannées1980, et dans un contexteinternational et
national inqutant pour le gime,commenceunprocessus de construction
de nouvelles coalitions, fondées nonplussur la gestionetlaredistribution
de la rente,maissur le transfertdes droits de propriétédes biens et des
services de l’Étatverslemarché20. À l’initiative du gime,une politiquede
14.U.I.ElFathaly et M. Palmer,.U.I.ElFathaly et M. Palmer, PoliticalDevelopment andSocialChangeinLibya,Toronto,Lexington
Books, 1980,p.129.
15.. Ibid.,p.28
16.F.Moriconi-Ebrard, «L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995 »,.F.Moriconi-Ebrard, «L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995 »,.Moriconi-Ebrard, «L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995»,Moriconi-Ebrard, «L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995 »,, «L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995 »,«L’urbanisation en diterranée de 1950 à 1995 », Lescahiers du Plan Bleu,
n° 1, 2001,p.3.
17.H.Bleuchot(dir.), Chroniques et documentslibyens,1969-1980,Paris, ÉditionsduCNRS, 1983,p.90.
18.J.Davis, Le Système libyen.Les tribus et la volution,Paris, PUF, 1990,p.275.
19.M.O.El-Kikhia, Libya’sQaddafi…,op.cit.,p.91.
20.G.Favarel-Garrigues, «Violence mafieuse et pouvoirpolitique en Russie»,.G.Favarel-Garrigues, «Violence mafieuse et pouvoirpolitique en Russie»,, «Violence mafieuse et pouvoirpolitique en Russie»,«Violence mafieuse et pouvoirpolitique en Russie»,, in J-L.Briquet et
G. Favarel-Garrigues(dir.), Milieuxcriminelsetpouvoir politique. Lesressortsillicites de l’État,Paris,
Karthala,2008, p. 189.
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