Politique africaine n° 125 - mars 2012 23 Luis Martinez Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière Au début de la décennie 1970, la nationalisation du secteur des hydrocarbures apporte au régime révolutionnaire libyen la manne financière nécessaire à la réalisation de ses ambitions politiques. Le pétrole est alors perçu comme une bénédiction ; c’est le « carburant de la Révolution » pour Kadhafi. Une partie des revenus issus de la vente des hydrocarbures est investie dans les infrastructures civiles, améliorant ainsi de façon très nette les conditions de vie de la population. La prise de contrôle du secteur pétrolier est vécue comme une revanche historique, d’autant mieux savourée que l’accès à l’indépendance apparaissait comme inachevé, tant la présence des compagnies pétrolières internationales restait hégémonique. Une rente pétrolière a ainsi commencé à se développer pour finalement représenter très rapidement l’essentiel des revenus issus des exportations, et ce jusqu’à aujourd’hui. Hors de tout contrôle, l’usage de cette rente a favorisé des pratiques mafieuses au profit des clans associés au régime. Simultanément, en dépit des crises et tensions régionales, la Libye est devenue un pays stratégique dans l’approvisionnement énergétique de l’Union européenne. E ntre 1970 et 2010, le régime a perçu 500 milliards de dollars de la seule vente des hydrocarbures sans qu’aucune structure administrative ou politique n’ait pu exercer un quelconque contrôle sur l’usage de cette manne financière. La rente pétrolière en Libye est demeurée une propriété familiale et clanique. Des réseaux informels complexes ont gravité autour de la redistribution, de l’investissement et des dépenses de ce pactole. La stabilité du pouvoir de la famille et des clans de Kadhafi a reposé sur leur capacité à restreindre l’accès direct à cette ressource stratégique. La nationalisation des hydrocarbures dans les années 1970 puis l’ouverture contrôlée par la suite ont permis une mainmise totale sur les ressources énergétiques et un accroissement considérable des revenus. Le contrôle unilatéral de la rente pétrolière était un impératif politique vital pour le maintien du régime. C’est pourquoi l’ouverture du secteur pétrolier aux compagnies internationales après la levée de l’embargo, en 2003, n’entraîna aucune perestroïka – sur le modèle de la libéralisation algérienne de la fin de la décennie 1980 ayant provoqué la déstabilisation de l’État-FLN 1 – 1. C. M. Henry, « Algeria’s Agonies : Oil Rent Effects in a Bunker State », The Journal of North African Studies, vol. 9, n° 2, 2004, p. 68-81. LE DOSSIER 24 La Libye révolutionnaire qui aurait remis en cause de façon inéluctable les modes de domination des coalitions tribales au pouvoir. Sous ce régime, les revenus du pétrole ont irrigué un enchevêtrement de liaisons et de relations qui confondent le régime avec l’État, celui-ci devenant non pas un acteur autonome capable d’influencer les autres acteurs sociaux, mais un outil puissant et moderne au service de groupes minoritaires organisés et armés qui « fonctionnent désormais comme des entreprises criminelles capables de s’enraciner dans un territoire, de disposer d’énormes ressources économiques, de contrôler des segments importants de la société locale et de s’imposer en utilisant un appareil militaire » 2. Contrairement à la rhétorique officielle, un système opaque incarnait aux yeux des Libyens le « véritable » pouvoir : la « famille de Kadhafi » et ses clans 3. La prédation du régime libyen était dénoncée par l’ensemble des partis de l’opposition. Ainsi le National Front for the Salvation of Libya soulignait qu’il devenait urgent d’avoir un contrôle sur les revenus de l’État car le président du Conseil des investissements à l’étranger n’était autre que Mohamed El-Huweij, banquier de Kadhafi et ancien ministre des Finances… La mainmise sur les ressources pétrolières au profit des clans du régime s’est effectuée à travers trois structures : les appareils sécuritaires, la National Oil Company (NOC) et la Libyan Arab Foreign Investment Company (Lafico). On peut considérer que ces trois organisations (sécuritaire, pétrolière et financière) ont constitué la colonne vertébrale du régime. Les appareils sécuritaires ont assuré la survie du régime. La NOC est un des rouages stratégiques du régime, et en a assuré la pérennité financière. Très tôt, le régime a extrait la NOC de tout contrôle étatique afin de l’autonomiser. La production et l’exploitation pétrolière n’entraient pas dans les prérogatives du Congrès général du Peuple (CGP), c’est-à-dire de l’instance politique en théorie la plus importante 4. Enfin, la Lafico était le troisième centre du pouvoir. Bien que située dans des locaux modestes du centre de Tripoli, elle était surnommée la cassa forte (le coffre-fort) par les Italiens, et ses avoirs étaient disséminés dans une centaine de pays et une dizaine de centres offshore. Afin de sécuriser ce système, le régime libyen a développé une remarquable diplomatie pétrolière, seule à même de garantir, dans la plus grande opacité, la vente des hydrocarbures… Et pourtant, au début de la révolution libyenne, le pétrole était 2. P. Pezzino, « La mafia, l’État et la société dans la Sicile contemporaine (XIXe et XXe siècles) », Politix, vol. 13, n° 49, 2000, p. 17. 3. M. O. El-Kikhia, Libya’s Qaddafi. The Politics of Contradiction, Gainesville, University Press of Florida, 1997, p. 90. 4. Le Congrès populaire de base est composé de délégués élus par les comités populaires de base. Le CGP fait office d’Assemblée nationale, son secrétaire général est élu par les 2 700 délégués du congrès. Le CGP se réunissait une fois par an. Politique africaine 25 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière perçu comme son carburant ; la ressource qui allait permettre à la Révolution de tenir ses promesses de justice et de développement, de rompre avec la monarchie d’Idriss (1951-1969), accusée de décadence. Kadhafi proclamait alors fièrement sa volonté d’instaurer « un processus de changement radical de la structure politique, économique et sociale de la société humaine [qui] doit détruire une société pourrie pour reconstruire une société nouvelle et juste 5 ». L’exploitation des hydrocarbures Les premières découvertes de pétrole datent de 1959, sous la monarchie du roi Idriss. La Loi pétrolière de 1955 permet aux compagnies étrangères d’explorer et d’exploiter les ressources d’un sous-sol considéré comme riche en réserves. Entre 1955 et 1965, la monarchie met en place un cadre légal d’exploitation attractif en raison de la faiblesse des taxes : 137 concessions sont attribuées à 39 compagnies pétrolières 6. Les revenus du gouvernement passent de 40 millions de dollars en 1961 à 625 millions en 1965. La Libye devient un acteur important de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) – à laquelle elle adhère en 1962 – et occupe, cinq ans plus tard, le rang de quatrième exportateur mondial de pétrole. La création, en 1968, de la Libyan General Petroleum Company (Lipetco) démontre la volonté du royaume de prendre davantage en considération l’exploitation du pétrole. Cette « richesse pétrolière » ne fait pas pour autant de la Libye un pays prospère. Aussi, lorsqu’un coup d’État met fin à la monarchie en 1969, le colonel Kadhafi le justifie, entre autres, par la nécessité de mettre « l’économie au service des besoins de chacun ». La révolution socialiste est en marche mais pour la faire fructifier, encore faut-il capturer la rente pétrolière. Au lendemain du renversement du régime, la Libye se dote donc d’une nouvelle compagnie pétrolière, la NOC, et négocie, avec le soutien de l’Opep, une augmentation de 0,30 cent par baril de pétrole. En 1971, la Libye nationalise BP, puis en 1973, toutes les compagnies étrangères 7. La révolution dispose désormais des moyens de sa politique, le régime peut financer les instruments de sa consolidation. Le coup d’État de 1969 se traduit par des changements importants dans le secteur des hydrocarbures. À la veille de la prise du pouvoir par le colonel 5. Centre mondial d’études et de recherches sur le livre vert, Explications du Livre vert. Tome 1, Tripoli, 1984, p. 274. 6. R. B. St John, « Libya’s Oil and Gas Industry : Blending Old and New », The Journal of North African Studies, vol. 12, n° 2, 2007, p. 239–254. 7. S. J. Kobrin, « Diffusion as an Explanation of Oil Nationalization. Or the Domino Effect Rides Again », The Journal of Conflict Resolution, vol. 29, n° 1, 1985, p. 3-32. LE DOSSIER 26 La Libye révolutionnaire Kadhafi, sa production avoisine celle de l’Arabie Saoudite avec 3,5 millions de barils par jour. Avec un coût d’extraction faible (0,30 cent par baril), la Libye représente un pays extrêmement attractif. La Loi n° 24 du 5 mars 1970 remplace la Lipetco par la NOC, un « organe indépendant opérant sous la surveillance et le contrôle du ministre du Pétrole afin d’atteindre les objectifs du plan de développement dans le secteur du pétrole 8 ». La Loi n° 69 du 4 juillet 1970 octroie à la NOC le monopole des importations et des exportations. Durant les années 1972-1973, le gouvernement libyen nationalise le secteur des hydrocarbures et met un terme à l’hégémonie de plus de 42 compagnies étrangères dans l’exploitation du pétrole depuis sa découverte en 1959 9. Les revenus passent de 663 millions de dinars libyens en 1973 à 3,8 milliards en 1979, soit six fois plus en à peine six ans. Mais, si au milieu des années 1970 la Libye est « sur le point d’occuper la quatrième place dans la production pétrolière mondiale », elle demeure « dépourvue de toute base industrielle » 10. Cinq secteurs sont alors considérés comme stratégiques : l’industrie du pétrole et la pétrochimie, l’agriculture et l’eau, l’industrie du fer et de l’acier, les infrastructures, l’éducation et la santé 11. Le plan de 1972-1975 est le premier plan triennal qui souligne l’importance à accorder à l’industrie. Les autorités libyennes envisagent le développement d’une industrie lourde, autour des dérivés du pétrole. Deux réalisations majeures le démontrent : le complexe pétrochimique de Ras Lanouf (qui raffine 11 des 18 millions de tonnes de pétrole brut traitées par la Libye) et l’aciérie de Misrata. Cependant, au cours de cette période, le secteur industriel ne représente toujours que 10 % du PIB. La légitimité du nouveau régime repose dorénavant sur la redistribution des richesses et donc l’amélioration des conditions de vie. L’égalitarisme de Kadhafi n’est compréhensible que si l’on rappelle la situation de la Libye sous la monarchie d’Idriss. Durant cette période, 94 % de la population était analphabète, le pays ne comptait aucun docteur en médecine et la mortalité infantile y atteignait les 40 ‰. Avec un PIB de 35 dollars par an et par habitant entre 1951 et 1959, la Libye était considérée comme un pays très pauvre 12. En mettant un terme à la monarchie par un coup d’État et en instaurant un « État distributeu r13 », Kadhafi s’érige en bienfaiteur du peuple. Le plan 8. Voir le site de la National Oil Corporation : <noclibya.com.ly>. 9. S. M. Ghanem, The Pricing of Libyan Crude Oil, La Vallette, Adams Publishing, 1975. 10.. J.-J. .-J. -J. Régnier égnier gnier et L.. Talha, « Les problèmes de développement économique », in Coll., La Libye nouvelle. Rupture et continuité, Paris/Aix-en-Provence, CNRS/Centre d’études et de recherche sur les sociétés méditerranéennes, 1975, p. 225. 11.. J. Gurney, Libya : The Political Economy of Energy, Oxford, Oxford University Press, 1996 ; J. A. Allan (dir.), Libya since Independence. Economic and Political Development, Londres, Croom Helm, 1982. 12.. F. Burgat et A. Laronde, La Libye, Paris, PUF, 1996. 13.. D. Vandewalle, Libya since Independence. Oil and State-Building, Ithaca, Cornell University Press, 1998. Politique africaine 27 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière de développement de 1973-1975, par exemple, s’accompagne de la construction de 115 552 unités de logements, 21 hôpitaux, 39 cliniques dentaires, 61 maternités et 102 centres de santé 14. En 1973 la population de la Libye est estimée à 2,05 millions habitants, elle atteint en 1995, 5,6 millions dont presque un tiers de moins de 15 ans. À cette augmentation démographique s’ajoute une urbanisation accélérée 15 : la population urbaine passe de 20 % de la population totale en 1950 à 80 % en 1995 16. La révolution a sédentarisé les bédouins et le socialisme révolutionnaire leur a offert des emplois dans les services publics : 75 % de la population active est en effet employée par l’État. Celui-ci est devenu l’unique débouché pour des milliers d’étudiant(e)s: en 1951, la Libye possédait une seule université (dans la ville de Benghazi), elle en compte 13 en 1995. Les effectifs ne cessent de croître pour atteindre 269 302 étudiants en 1999, contre seulement 13 418 en 1975. La rente pétrolière favorise le développement du clientélisme en contraignant la population à négocier auprès des organisations révolutionnaires son accès à des biens et des services sans pour autant obéir aveuglément ni rassurer le régime sur son allégeance. Dès 1975, des membres du Conseil du commandement de la Révolution (CCR) dénoncent l’illusion révolutionnaire du régime. Hervé Bleuchot rappelle qu’un membre du CCR, Omar El Mehichi, considère alors que la « contestation est devenue générale » et, de fait, le « chef de l’État ne peut plus placer sa confiance qu’en des personnes de sa tribu et les officiers de l’armée auraient été remplacés par les gens de Syrte » 17. Ainsi « l’anomalie » libyenne qu’avait suggérée John Davis (« Le Conseil du commandement de la Révolution n’est pas une famille et il ne revendique pas la propriété de l’État 18 ») disparaît avec le contrôle exclusif du clan Kadhafa sur les propriétés de l’État 19. À partir de la fin des années 1980, et dans un contexte international et national inquiétant pour le régime, commence un processus de construction de nouvelles coalitions, fondées non plus sur la gestion et la redistribution de la rente, mais sur le transfert des droits de propriété des biens et des services de l’État vers le marché 20. À l’initiative du régime, une politique de 14.. U. I. El Fathaly et M. Palmer, Political Development and Social Change in Libya, Toronto, Lexington Books, 1980, p. 129. 15.. Ibid., p. 28 16.. F.. Moriconi-Ebrard,, « L’urbanisation en Méditerranée de 1950 à 1995 », Les cahiers du Plan Bleu, n° 1, 2001, p. 3. 17. H. Bleuchot (dir.), Chroniques et documents libyens, 1969-1980, Paris, Éditions du CNRS, 1983, p. 90. 18. J. Davis, Le Système libyen. Les tribus et la révolution, Paris, PUF, 1990, p. 275. 19. M. O. El-Kikhia, Libya’s Qaddafi…, op. cit., p. 91. 20.. G. Favarel-Garrigues,, « Violence mafieuse et pouvoir politique en Russie »,, in J-L. Briquet et G. Favarel-Garrigues (dir.), Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de l’État, Paris, Karthala, 2008, p. 189. LE DOSSIER 28 La Libye révolutionnaire libéralisation est mise en œuvre. Elle favorise la recomposition de nouvelles coalitions en vue de capturer non plus la rente pétrolière mais les richesses foncières, immobilières, industrielles et commerciales que la nouvelle donne économique et politique offre désormais. Une économie de pillage, au profit des proches du régime, prend donc son envol dans un contexte marqué par la violence politique mais aussi par des sanctions internationales 21. Face à cette épreuve, le régime de Kadhafi se rétracte au profit des groupes sociaux les plus loyaux dans un premier temps. Autonome sur le plan financier, immunisé contre les représailles diplomatiques et solidaires sur le plan politique et tribal, le régime édifie, dans la violence, des mécanismes de survie. Le nouveau contexte, caractérisé par des sanctions internationales et par une crise majeure des économies rentières, provoque une transformation en profondeur du régime libyen : sous embargo à partir de 1992 en raison de son soutien au terrorisme, il se mue en régime mafieux adapté à son nouvel environnement. Intégrer l’administration ou les appareils sécuritaires est alors la voie d’enrichissement privilégiée. Tout au long de la période d’abondance financière, des « coalitions dédiées à l’exploitation de sources de revenus 22 » assurent au régime une stabilité qui repose donc principalement sur sa capacité à ventiler la redistribution des revenus. Mais après 1985-1986, la modification des droits de propriété engendre l’apparition de nouveaux acteurs qui visent l’accès aux ressources ainsi « libérées ». Les mécanismes prébendiers de la rente La concentration du pouvoir politique dans les mains de quelques décideurs s’accompagne du contrôle de la richesse nationale. Celle-ci est utilisée par la famille de Kadhafi et ses proches sans jamais rendre compte de son usage. Ainsi l’engagement des ressources financières de l’État dans des projets pharaoniques dépend des seules décisions de Kadhafi et de son cercle de décideurs : grande rivière souterraine pour pomper l’eau des nappes aquifères du sud afin d’irriguer en eau les villes du littoral, dont le coût est estimé entre 40 et 70 milliards de dollars ; politique d’achat d’armement dans les années 1980 estimée à 28 milliards de dollars ; financement du terrorisme, etc. La redistribution de la richesse pétrolière n’est pas soumise à une autorité publique, elle s’effectue sous la forme de biens et de services. Les biens, les services et les produits de base (éducation, santé, logement, véhicule, emploi, 21.. L. Martinez, The Libyan Paradox, Londres, Hurst, 2007. 22.. Ibid., p. 188. Politique africaine 29 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière etc.) sont accessibles à la population car subventionnés par le régime. Les Libyens ont un niveau de vie relativement élevé par rapport aux pays de la région. La fonction redistributive de la Jamahiriya est donc centrale, Kadhafi en tirant une partie de sa légitimité. À titre d’exemple, en 1996, il distribue à 300 000 familles la somme de 5 000 dollars pour faire face aux difficultés posées par l’embargo (1992-2003). Il puise cette somme dans le Oil Fund Reserve, une structure financière échappant à tout contrôle. De même, en l’absence de contrôle, la Libyan Arab African Investment Co. gère, en 2005, des investissements estimés à plusieurs milliards de dollars en Afrique. En fait, c’est au niveau de la redistribution des produits et biens importés que s’effectue l’accumulation de richesses. Tout au long de la décennie 1980, les membres des comités révolutionnaires (10 000 individus environ23) ont quasiment l’exclusivité du marché des importations. Après la suspension de l’embargo, le régime décide d’élargir les bénéficiaires de l’économie rentière et promulgue la décision n° 9, en septembre 1999, qui vise à instaurer des Shaabiyates (collectivités locales). En 2000, Kadhafi annonce des réformes devant le CGP : « Ce système [celui de la Jamahiriya] est aboli. Dès la tenue des congrès populaires de base et après la réunion du Congrès général du peuple, ce qu’on appelle le Comité populaire général n’existera plus. Dorénavant il n’y a plus de gouvernementˮ… Tout ce système est aboli ! Maintenant, nous travaillerons avec des communes et des Shaabiyates. Tous les projets, le budget et l’argent, tout ce que vous faites à l’intérieur des Shaabiyates ne dépendra plus d’en hautˮ, de Tripoli, de Koufra ou de Syrte 24… Ce sera le pouvoir du peuple, de la commune et de la Shaabiyate ». Le gouvernement (le Comité populaire) est aboli, à l’exception de quatre Secrétariats, et les Shaabiyates ont la charge de gouverner : « Au niveau de la Shaabiyate vous avez tout ce qu’il vous faut et des secrétaires pour tous les secteurs : la santé, l’éducation, l’agriculture, l’industrie. Il n’est donc pas nécessaire de se référer à quelqu’un d’en hautˮ. C’est à vous seul maintenant d’assumer vos responsabilités. Ce système va continuer pendant 50 ou 100 ans, jusqu’à ce que vous ayez compris. Seulement alors, nous pourrons revenir au système du Comité populaire général [gouvernement]» 25. 23.. H. Mattes, « The Rise and Fall of the Revolutionary Committees », in D. Vandewalle (dir.), Qadhafi’s Libya, 1969-1994, New York, St Martin’s Press, 1995, p. 89-112. 24.. En 1998,, la plupart des ministères ont été transférés de Tripoli vers les villes dee Benghazi, Koufra oufra ufra et Syrte. 25.. Discours de Kadhafi devant le CGP GP en 2000. LE DOSSIER 30 La Libye révolutionnaire 31 Shaabiyates sont ainsi créées et disposent en théorie de la gestion des ressources locales. Les Congrès populaires de base sont répartis dans chacune des 31 Shaabiyates afin de garantir, en théorie, l’expression du peuple. Chaque Shaabiyate dispose de son comité populaire, qui est le pouvoir exécutif, et de ses secrétariats (départements de l’éducation, de la santé, etc.) 26. Surtout, de par le décret n° 242 d’août 1999 et la circulaire n° 2 de 1999, les Shaabiyates ont la compétence de délivrer des licences d’importation et d’exportation. En fait, cette nouvelle structure administrative satisfait de nouvelles élites redevables au régime car elle favorise le blanchiment de l’argent accumulé sous l’embargo par les comités révolutionnaires (par la création de sociétés d’importation) et fournit des services et des biens à une population qui s’est sentie lésée tout au long de la décennie 1980. Sur le plan politique, les Shaabiyates ont pour fonction d’élargir à d’autres régions que celles de Syrte, Koufra et Tripoli, les bénéficiaires de l’économie de rente. Dans les faits, cela revient à intégrer les Commandements populaires et sociaux dans le circuit de l’économie rentière. Confronté à sa survie sous l’embargo, le régime élabore une politique de contrôle social plus serrée. La création en 1998 des Commandements populaires et sociaux (al-Qiyadat al-Sha’biyya wa al-Ijtima’iyya) 27, formés pour partie de chefs de tribus, de notables et de militaires haut gradés, s’inscrit dans cette perspective. Le régime se dote, avec cette nouvelle organisation, de nouveaux intermédiaires susceptibles de consolider son autorité sur des tribus qui critiquaient l’évolution de la Jamahiriya. À Misrata, Derna et Benghazi, région contestataire sous l’embargo, par exemple, des « clubs tribaux » sont créés en vue de regrouper et d’institutionnaliser les appartenances tribales. Ce procédé n’est pas dénué d’efficacité sur le plan du contrôle politique et s’inscrit, comme l’a montré Lisa Anderson, dans la continuité de la « tradition » ottomane, réactualisée durant la période coloniale italienne 28. En effet, l’invention de chefs de tribus au cours de ces périodes avait permis de doter les structures politiques en vigueur d’intermédiaires du pouvoir aux compétences très élargies. L’octroi de licences d’importation, dans le cadre des Shaabiyates, allait permettre l’intégration de ces nouveaux intermédiaires comme clients de la Jamahiriya. Jusque-là, les comités révolutionnaires trustaient les entreprises publiques et s’enrichissaient sur le monopole des importations, à l’instar de la National Supply Corporation (Nasco) et de Drugs 26. Centre for Administrative Innovation in the Euro-Mediterranean Region, Welfare in the Mediterranean Countries. Great Arab Popular Socialist Libyan Jamahyria, Arco Felice, C.A.I.MED, 2004. 27.. Voir M. Ouannes, « Lybie. Chronique politique »,, Annuaire de l’Afrique du Nord, vol. 37, 1998, p. 173-181. 28.. L. Anderson, The State and Social Transformation in Tunisia and Libya (1830-1980), Princeton, Princeton University Press, 1986. Politique africaine 31 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière et Medical Equipment, entreprises réputées revendre sur le marché dit privé les produits importés et subventionnés, et ce à des prix plus élevés. Les plusvalues faites sur ces reventes étaient considérables et entretenaient un marché informel régional. Dans le secteur bancaire, l’harmonisation du taux de change (le 14 janvier 2002, le taux de change est unifié et la parité fixée à 1,3 dinar libyen pour 1 dollar) et l’émergence d’un secteur bancaire privé favorisent, à travers une politique de crédit, la redistribution des revenus issus des hydrocarbures à des membres ayant fait allégeance à la Jamahiriya. Deux banques privées ont ouvert dans le cadre de la loi n° 1 sur les privatisations de 1993 : la Bank of Commerce and Development et la National Banking Corporation. Ces deux banques accordent initialement des crédits pour l’achat de biens de consommation, puis les élargissent aux secteurs des industries chimiques et aux entreprises d’assemblage. Les secteurs de la pharmacie et des télécommunications, contrôlés par Mohamed Kadhafi, le fils aîné de Kadhafi, issu de son premier mariage, sont obligés de travailler exclusivement avec la National Commerce Bank ! Quant à la NOC, elle doit traiter exclusivement avec la Central Bank et la Libyan Arab Foreign Bank, contrôlées par le banquier personnel de Kadhafi et également ministre des Finances, Mohamed El-Huweij. Le maintien de cette économie de pillage nécessite une diplomatie pétrolière active, seule à même de garantir au régime une protection vitale face aux menaces d’embargos sur le secteur pétrolier. Elle se fait au détriment du développement d’une industrie pétrolière compétitive. Une industrie pétrolière sous-développée L’analyse de l’histoire du développement économique montre que le régime révolutionnaire a consacré davantage de ressources à développer sa diplomatie pétrolière qu’à mettre en place une industrie pétrolière moderne 29. À la différence des monarchies pétrolières du Golfe 30, voire de l’Algérie concernant la politique gazière 31, le régime révolutionnaire n’a pas fait fructifier l’héritage pétrolier de la monarchie d’Idriss 32. Les capacités de production de la Libye n’ont cessé de décroître : la production de pétrole a chuté de 57 %, passant de 3,3 millions de barils par jour en 1970 à 1,4 million de barils par jour en 1990. 29.. L. Martinez, The Libyan Paradox, op. cit. 30.. Voir D. Champion, The Paradoxical Kingdom. Saudi Arabia and the Momentum of Reform, Londres, Hurst, 2003. 31.. A. Aissaoui, Algeria : The Political Economy of Oil and Gas, Oxford, Oxford University Press, 2001. 32.. F. C. Waddams, The Libyan Oil Industry, Londres, Croom Helm, 1980. LE DOSSIER 32 La Libye révolutionnaire Sous l’embargo (1992-2003), la production pétrolière est restée stable à 1,4 million barils par jour, la Libye adhérant largement aux limitations de production décidées par l’Opep. La capacité de production de la NOC aurait baissé de 30 % entre 1992 et 1997, passant de 1,27 million de barils par jour à 0,9 million de barils par jour. Cette chute a été compensée par la montée en puissance des opérateurs étrangers, européens en particulier. Afin de maintenir l’intérêt des opérateurs étrangers, la NOC a supporté l’essentiel de la réduction des quotas de l’Opep (70 % environ). Le Bassin de Syrte, qui a été le plus exploré, concentre 87 % des réserves connues, pour seulement 3 % dans le Bassin de Murzuk, un des plus prometteurs 33. En fait la Libye a délaissé les projets de création d’une économie de substitution dans les produits industriels et s’est convertie à une économie de biens de consommation. De plus, l’effondrement des revenus pétroliers dans les années 1980 et les sanctions de l’ONU dans les années 1990 ont considérablement réduit la capacité des autorités libyennes à mener à terme des investissements dans les secteurs stratégiques. L’embryonnaire industrie du pétrole, édifiée dans les années 1970, n’a pas permis de créer une industrie susceptible de fournir les matériaux et la technologie nécessaires au développement du secteur des hydrocarbures. Sur le plan de la construction des infrastructures pétrolières (exploration, forage, pipelines), l’essentiel des capacités libyennes a été réalisé sous la période d’Idriss. De 1961 à 1970, les compagnies Esso, Oasis, Mobil, BP, Occidental ont construit les pipelines reliant les principaux champs (Zelten, Raguba, Waha, Sarir etc.) aux terminaux (Marsa El Brega, Es Sidra, Ras Lanouf, Harega, Zueitina). Seuls les champs pétrolifères de l’ouest ont été reliés par des pipelines construits par la NOC (1976-1980). Plus généralement, même les infrastructures économiques hors hydrocarbures ont été réalisées par des fournisseurs étrangers. La conception et la construction de la Great Man-Made River (1975) ont été riches d’enseignements sur l’état des possibilités de l’industrie et de l’économie libyennes de fournir les matériaux nécessaires à la réalisation de ce projet au montant initial de 30 milliards de dollars. En fait, c’est la société sud-coréenne Dong Ah Construction qui en a assuré, difficilement, la réalisation, avant de faire faillite… 33.. Arab Petroleum Research Center, Arab Oil and Gas Directory, Paris, APRC, 2000. Politique africaine 33 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière La diplomatie pétrolière de la Libye Alors que le renversement de Saddam Hussein promettait l’accès aux deuxièmes réserves pétrolières mondiales et à de formidables profits dans la reconstruction, c’est, de façon inattendue, la Libye de Kadhafi qui a émergé comme un nouvel eldorado. Il faut dire que la Libye d’après-embargo se lance dans une danse du ventre à faire tourner la tête des grands groupes pétroliers et industriels. En septembre 1999, le ministre du Plan et de l’Économie, Abdel Hafiz Al Zalaytani, annonce qu’entre 2001 et 2005, le gouvernement investira 35 milliards de dollars (60 % de l’État et 40 % d’investissements directs étrangers) dans les secteurs de l’industrie du pétrole et de l’électricité. Pour les vingt prochaines années, le pays, annonce-t-il, aura besoin d’environ 150 milliards de dollars (dont 60 % de l’État) d’investissements. Dans le seul domaine des hydrocarbures, Ahmed Abdulkarim, l’ancien chairman de la NOC et directeur d’OilInvest, précise, en 2003, que le gouvernement cherche à faire venir 10 milliards de dollars d’investissement étrangers avant 2010. La Libye produit environ 1,5 million de barils par jour, et le gouvernement envisage d’augmenter la capacité de production à 1,8 million de barils par jour en 2006 et à 3 millions en 2020. Il s’agit de retrouver la production d’avant 1970, lorsque la Libye produisait 3,3 millions de barils par jour ! Pour ce faire, la Libye a profondément amélioré les conditions d’investissement dans le secteur énergétique pour les firmes étrangères. La Libye exporte l’essentiel de ses hydrocarbures vers l’Europe. Aussi, sous l’embargo (1992-2003), les hydrocarbures deviennent-ils une arme diplomatique. Les considérations libyennes reposent sur la volonté de maintenir la production pétrolière en dépit des sanctions. L’implantation de sociétés pétrolières européennes en Libye constitue un atout considérable pour neutraliser sa relation conflictuelle avec les États-Unis. En effet, l’administration Clinton (1992-2000) évoque la possibilité de « durcir » l’embargo contre la Libye, en provoquant un embargo sur le pétrole. En fait, un arsenal de sanctions est mis en place afin de pénaliser les sociétés étrangères qui investissent en Libye. L’Italie et l’Allemagne font clairement savoir à l’administration Clinton leur refus d’un embargo pétrolier sur la Libye tant ce pays était capital dans leur approvisionnement en pétrole. Le développement d’une relation énergétique interdépendante avec l’Europe devient un atout considérable pour la Libye dans une période conflictuelle avec les États-Unis. Déjà, sous l’administration Reagan, des tensions provoquent le retrait progressif puis total des compagnies américaines. Pour compenser leur départ, la NOC met en place des filiales locales. Le départ des compagnies américaines, au cours des années 1980, profite très largement aux compagnies LE DOSSIER 34 La Libye révolutionnaire européennes. Pour les Européens, la Libye est devenue, à l’instar de l’Algérie, un pays stratégique en matière d’approvisionnement énergétique. Les réserves pétrolières et le potentiel en gaz de ce pays attirent les majors européennes, qui pratiquent une stratégie de positionnement dans l’attente d’une levée définitive de l’embargo. En 1988, un nouveau cadre de coopération avec les compagnies internationales (Epsa III) est élaboré afin de stimuler les investissements. La société italienne Selm/Shell est l’une des premières à obtenir une licence d’exploration dans ce nouveau cadre. De nouvelles compagnies étrangères concluent des accords : Lasmo (London and Scottish Marine Oil), Hardy Oil and Gas (britannique) ; Red Sea Oil ; INA-Naftaplin (Yougoslavie) ; Braspetro/OeMV/Husky Oil (Brésil, Autriche, Canada) ; Petrofina Group (Belgique) ; Lasmo/Pedco/Agip (consortium anglo-italien-sud-coréen) 34. Pour le régime, l’objectif diplomatique est atteint : la Libye dispose de réseaux influents susceptibles de freiner la diplomatie des sanctions des USA 35. Ainsi, en dépit des sanctions de l’ONU, la Libye a continué d’être une destination pour les compagnies pétrolières internationales qui y réalisent des découvertes de gisements substantiels. Ceci dit, une fois les sanctions levées, en 2003, ce sont les compagnies américaines qui bénéficient d’un traitement privilégié. Ayant compris la force des lobbies pétroliers dans les démocraties occidentales, le régime libyen met en place un véritable staff technique dans le secteur pétrolier susceptible de crédibiliser sa politique d’ouverture dans le secteur des hydrocarbures. Cette politique de charme à l’égard des compagnies états-uniennes révèle le rôle central de la NOC dans les rouages de cette diplomatie pétrolière. Ahmed Abdulkarim, un de ses dirigeants, avait commencé des négociations avec Marathon, Amerada Hess, Conoco et Oxy à propos de leur retour en Libye bien avant le 11 septembre 2001 36. Au lendemain de l’attentat, la disponibilité libyenne vis-à-vis des revendications politiques et sécuritaires américaines (indemnisation des familles de victimes de l’attentat du vol qui a explosé au-dessus de la ville de Lockerbie, mise à l’écart de plus de 130 responsables libyens soupçonnés d’implication dans le terrorisme, abandon de la question palestinienne, abandon du programme d’armes de destruction massive 37) s’explique par la crainte de subir le destin de l’Irak de Saddam Hussein. Dans ce contexte, la Libye favorise le retour des compagnies américaines, d’abord 34.. Voir l’article « Libya », in ibid., p. 247-248. 35.. D. Cortright et G. A Lopez, The Sanctions Decade. Assessing UN Strategies in the 1990s, Boulder, Lynne Rienner, 2000. 36.. Y. H. Zoubir, « Libya in US Foreign Policy : from Rogue State to Good Fellow ? », Third World Quarterly, vol. 23, n°1, 2002, p. 44. 37.. Maghreb Confidentiel, n° 551, 4 avril 2002. Politique africaine 35 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière à partir de leur ancien permis puis en facilitant leurs investissements. À court terme, l’objectif du régime est de s’éloigner de la liste de « l’axe du mal ». La Libye bénéficie d’un contexte favorable aux États-Unis : l’influent think tank Atlantic Council, sponsorisé par les compagnies pétrolières américaines, a élaboré en 2003 un rapport sur le retour bénéfique des Américains en Libye intitulé US-Libyan Relations : Toward Cautious Reengagement 38. Ainsi, l’un des premiers objectifs du gouvernement de Shukri Ghanem (2003-2006) est de favoriser le retour des compagnies américaines. Pour cela, il souhaite accélérer un processus commencé en mai 2000. En effet, le gouvernement avait ouvert 137 blocs pour négocier de nouvelles concessions. Le gouvernement libyen souhaitait faire davantage participer les compagnies internationales à l’exploration et l’exploitation du pétrole en, particulier dans le Bassin de Murzuk dans le sud-ouest 39. Les compagnies internationales considéraient que le processus de concession était lent. Les négociations les plus avancées concernaient les sociétés européennes, comme Repsol et ENI, qui avaient, sous l’embargo, considérablement accru leur présence. En septembre 2004, fait exceptionnel, le gouvernement de Shukri Ghanem met aux enchères l’exploration de 15 zones offshore et onshore 40. Cette procédure d’enchères est censée être des plus transparentes pour le choix des collaborateurs étrangers. Le Premier ministre est parvenu à convaincre les cercles informels proches du Guide que la Libye doit changer ses méthodes si elle veut convaincre les investisseurs étrangers de revenir en Libye. L’échec du précédent gouvernement tenait en partie à l’incapacité de l’ex-Premier ministre, M’Barek Echamekh, à crédibiliser l’ouverture de la Libye dans le domaine économique et pétrolier en particulier. La lenteur des décisions avait refroidi les investisseurs étrangers sur la réalité de la libéralisation en Libye. Dans cette perspective, Epsa IV (la mise aux enchères de concessions) constitue un test intéressant pour évaluer les changements en Libye. En 2004, les concessions accordées avec Epsa IV montrent en quoi le secteur pétrolier constitue une arme diplomatique pour la Libye. Les compagnies américaines y obtiennent 9 blocs sur les 15 mis aux enchères 41 ! L’objectif politique et diplomatique est atteint : les compagnies américaines sont revenues à la faveur de l’ouverture du secteur des hydrocarbures. À titre symbolique, le retour du groupe Oasis (Amerada Hess, Conoco, Grace Petroleum), qui avait quitté la 38.. C. A. Crocker et C. R. Nelson, US-Libyan Relations : Toward Cautious Reengagement, Washington, The Atlantic Council of the United States, avril 2003. 39.. Energy Information Administration, Libya Country Analysis Brief – January 2004, Washington, EIA, 2004. 40.. Voir le site de la National Oil Corporation : <noclibya.com.ly>. 41.. Energy Information Administration, Libya Country Analysis Brief – February 2005, Washington, EIA, février 2005. LE DOSSIER 36 La Libye révolutionnaire Libye en 1986 à la suite de l’ordre de Ronald Reagan de rompre toutes les relations avec la Libye, constituait un objectif important. Il était en effet perçu comme un lobby puissant, susceptible de faire pression sur l’administration américaine dans le but d’effacer la Libye de la liste des États terroristes. D’ailleurs, ce groupe négociait en fait depuis des mois la rétrocession de ses 41 % de parts dans le Waha Oil Field. En mai 2006, les États-Unis et la Libye rétablissent leurs relations diplomatiques. La US-Libya Business Association, animée par David Goldwyn, a atteint son objectif : la Libye est à nouveau accessible à Amerada Hess, Chevron, ConocoPhilips, Occidental et Marathon… Pour des raisons diplomatiques, militaires et politiques, le gouvernement de Shukri Ghanem se devait de satisfaire les compagnies américaines, et les autorités libyennes rêvaient de voir le retour des majors, comme Exxon et Mobil, qui avaient quitté la Libye en 1982 42. Si les ex-dirigeants «socialistes» du secteur pétrolier avaient une grande importance dans les années 1970 et 1980 43, à partir de 2000, les partisans, au sein du régime, d’une plus grande ouverture de la Libye sont à l’honneur, en raison du changement de politique du régime. Leur principal objectif est de favoriser le retour des sociétés pétrolières anglosaxonnes. Sous l’impulsion de Shukri Ghanem, les énergéticiens libyens parviennent à faire de la Libye un pays très attractif. Abdallah Salem El Badri, ancien ministre du Pétrole ; Abdulhafid Zlitni, président de la NOC, Hammouda Al Aswad, ancien directeur de la NOC ; Tarek Hassen Beek, directeur de la planification de la NOC ; Ahmed Abdulkarim, directeur de OilInvest, jouent un rôle considérable dans l’ouverture du secteur pétrolier. La réorientation économique de la Libye s’effectue dans un contexte international qui lui est éminemment favorable. L’enlisement des troupes américaines en Irak et la montée du prix du baril du pétrole rendent la Libye hyper-attractive. La nomination d’un gouvernement sensible et compétent en matière de politique pétrolière offre des garanties aux investisseurs étrangers. Titulaire d’un doctorat en économie obtenu aux États-Unis (Boston), longtemps représentant de son pays au sein de l’Opep, où il a travaillé comme chercheur, et auteur de nombreux ouvrages sur l’économie pétrolière 44, le nouveau Premier ministre apparaît comme le plus apte à mener les nouvelles réformes. La visite historique de Tony Blair, en mai 2003, à Tripoli, conclue une série d’accords préalables relatifs aux domaines diplomatiques et militaires. Dans 42.. Maghreb Confidentiel, n° 551, 4 avril 2002. 43.. Voir J.-A. Allan, Libya. The Experience of Oil, Londres/Boulder, Croom Helm/Westview Press, 1981. 44.. Voir par exemple S. M. Ghanem, The Pricing of Libyan…, op. cit. Politique africaine 37 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière l’euphorie de leur succès diplomatique, les autorités libyennes vont jusqu’à évoquer, en 2003, la possibilité d’organiser un sommet à Madrid avec la présence de Kadhafi, Tony Blair, José María Aznar (avant les attentats du 11 mars 2003) et Georges W. Bush ! En effet pour le successeur pressenti de Kadhafi, Seif el-Islam, le système international est bouleversé après les attentats du 11 septembre 2001. Il œuvre avec le gouvernement à intégrer la Libye dans le « bon camp », celui des alliés des États-Unis. Aussi, en mars 2004, les Britanniques organisent-ils une mission en Libye avec pour objectif de comprendre la « business culture » libyenne. Les nombreuses sociétés participantes soulignent aussi le souci de vérifier la capacité libyenne à fournir la logistique nécessaire dans la construction de matériaux. Car la Libye dispose d’une industrie aux capacités encore insuffisantes pour répondre à la demande de produits que les investissements étrangers dans le secteur énergétique devraient générer. L’accord politique entre Tony Blair et Kadhafi sur la formation de l’armée libyenne ne peut que peser dans le processus décisionnel des autorités libyennes sur les licences à accorder aux opérateurs étrangers. La visite de Jacques Chirac, le 24 novembre 2004, à Tripoli, suivie de celle de son ministre de la Défense, consistent également à promettre une coopération militaire afin d’obtenir une meilleure prise en compte des sociétés pétrolières françaises en Libye. Force est de constater que l’accès au marché pétrolier libyen est conditionné par le niveau des échanges diplomatiques. Ainsi les permis d’exploration attribués en 2003 aux compagnies Repsol et OMV dans le cadre de l’appel d’offres lancé en 2000 par la NOC constituaient une forme de récompense accordée à des compagnies européennes ayant aidé le régime libyen sous l’embargo. Le maintien de la production libyenne sous l’embargo s’était réalisé en grande partie grâce aux investissements de sociétés européennes comme Repsol, Agip, OMV, Wintershall et Total 45. L’excellence des relations entre l’Autriche de Jörg Haider et certaines élites politiques libyennes laissait planer des rumeurs de financement occultes au profit de partis politiques européens… De même, au lendemain de la suspension de l’embargo (l’embargo est suspendu en avril 1999 et levé en 2003) les investissements français en Libye ont été fortement encouragés par les autorités libyennes en gage de reconnaissance du rôle de la France dans l’évolution du dossier libyen aux Nations unies. Mais, lorsque la France menaça la Libye de ne pas voter la levée définitive des sanctions si les autorités libyennes n’indemnisaient pas les familles de victimes françaises de l’attentat contre le vol 772 UTA qui a explosé au-dessus du désert 45.. The Economist Intelligence Unit, Libya Country Report, 4th quarter 1998, Londres, EIU, 1998, p. 21. LE DOSSIER 38 La Libye révolutionnaire du Ténéré au Niger en 1989 à la hauteur des montants exigés, les négociations commerciales en Libye furent gelées au détriment des sociétés françaises. Cependant, aucun pays européen n’est parvenu à établir une relation aussi privilégiée avec la Libye que l’Italie. L’Italie, la Libye et l’Union européenne Prenant exemple sur la politique française menée en Algérie en 1980 46, l’Italie ambitionne de devenir le « parrain » de la Libye nouvelle. Elle dispose pour cela d’atouts considérables. En effet, à travers sa société pétrolière Agip, elle mène depuis des décennies un partenariat privilégié avec la Libye. Face aux besoins énergétiques de l’Europe, l’Italie œuvre en Afrique du Nord à la convergence des fournisseurs de gaz algériens et libyens. Le 27 avril 2004, le colonel Kadhafi est invité par la Commission européenne à se rendre à Bruxelles pour une visite historique. Depuis 1992, le Guide ne peut en effet se rendre dans un pays occidental en raison des poursuites judiciaires à son encontre. Pourtant, comme le précise Romano Prodi, l’ancien président de la Commission européenne : « L’Union européenne n’a pas de relations formelles avec la Libye, et la Commission n’a pas de délégation à Tripoli. Mais la Libye est un pays-clef de la rive sud de la Méditerranée, en même temps qu’elle joue un rôle très important sur le continent africain. La Libye est un observateur du processus de Barcelone 47 depuis avril 1999, après avoir été invitée pour la première fois à la Conférence euro-med de Stuttgart. Depuis, elle est invitée à devenir membre à part entière du processus. Ceci requiert une demande formelle dans laquelle la Libye s’engage à accepter tout son acquis, et qui devra être examinée par le Conseil 48 ». L’objectif est de l’amener à discuter de son adhésion au partenariat euro-méditerranéen – une invitation soumise à une intense discussion entre Chris Patten, responsable des relations avec les pays méditerranéens, et Javier Solana, responsable de la Politique extérieure et de sécurité commune. Ces derniers rappellent que la Libye n’est pas encore absoute des accusations portées contre elle. Mais, sous la pression de l’Italie, le 7 octobre 2004, le West Jamahiriyya Gas Project est inauguré : il scelle, selon l’agence de presse libyenne, l’arrimage de la Libye à l’Europe : « Nous annonçons au monde que l’Italie et la Libye sont décidées à faire de la Méditerranée 46.. Voir H. Malti, Histoire secrète du pétrole algérien, Paris, La Découverte, 2010, p. 274. 47.. Lancé en 1995, le processus de Barcelone vise à fournir un cadre aux relations bilatérales et régionales entre les membres de l’UE et les pays méditerranéens. 48.. La Revue parlementaire, n° 880, juin 2005, p. 11. Politique africaine 39 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière une mer de paix, une mer de commerce et de tourisme, une mer sous laquelle les pipelines de pétrole et de gaz joignent, à travers la Libye et l’Italie, l’Afrique et l’Europe 49 ». Cette convergence énergétique s’inscrit dans le cadre de la déclaration ministérielle du Forum euro-med de l’énergie, en mai 2003, qui soulignait la nécessité de parachever entre 2003 et 2006 « l’anneau gazier euro-méditerranéen » en renforçant son soutien aux projets concernés 50. La dépendance de l’UE à l’égard du gaz en provenance de Russie explique l’intérêt de l’UE pour la Libye. Celle-ci a un très net retard en matière d’exploitation de son gaz. L’Algérie a commencé l’exploitation, la production et la commercialisation du gaz dès les années 1970, alors que la Libye n’a véritablement commencé qu’en 1990. Le déficit en matière d’infrastructures gazières en Libye est considérable au regard des infrastructures algériennes. En Libye, seuls 25 % des réserves de gaz et de pétrole sont exploités 51, alors que les réserves de gaz y sont estimées à 1,5 milliards de m3, soit 1 % des réserves mondiales 52. Pour l’Italie, cela suffirait à sécuriser son approvisionnement énergétique. Cette dernière cherche donc à tirer profit de la réintégration de la Libye dans la communauté internationale, et cela d’autant plus que la levée de l’embargo attise toutes les convoitises. La Libye : un eldorado en Méditerranée ? Si le secteur pétrolier est la priorité du gouvernement, les infrastructures civiles malmenées durant l’embargo ne sont pas pour autant délaissées. Fin septembre 2007 se tient à Genève une réunion supervisée par Phoenicia Group Libya LLC, regroupant des responsables du gouvernement et des investisseurs. Les enjeux portent sur la réalisation d’un plan ambitieux de développement en termes d’infrastructures : construction d’aéroports, d’autoroutes, de logements, d’écoles, d’hôpitaux et d’un train régional (Trans-Africa) de 4 800 km reliant la Tunisie à l’Égypte et les villes libyennes de Sebha et Syrte, avec une possible extension au Tchad et au Mali. Les revenus issus de la rente pétrolière permettent une politique d’investissements soutenue. 49. Jamahiriyya News Agency, 7 octobre 2004. 50. Forum euro-méditerranéen de l’énergie, Euromed Report, n° 58, 23 mai 2003, disponible sur <euromedi.org>. 51.. Interview de Tarek Hassan, directeur de la planification à la NOC, New York Times, 23 juillet 2004. 52. Energy Information Administration, Libya Country Analysis Brief – July 1999, Washington, EIA, 1999. LE DOSSIER 40 La Libye révolutionnaire Le secteur du transport aérien en profite pour rajeunir sa flotte : achat de 12 Airbus (8 en option) pour la compagnie Afriqiyah Airways ; de 2 jets d’affaires vendus par Bombardier Inc. Plus importants sont les accords signés entre EADS et le Libya Africa Portfolio for Investment, dirigé par Bashir Saleh, pour la réalisation d’un centre d’entraînement et de maintenance, une académie aérienne et un centre météorologique. L’idée est de faire de la Libye un hub régional pour l’Afrique et le Moyen-Orient. L’ambition du gouvernement est de créer une zone commerciale de Zuwarah à Bukamash. Soutenu par Saadi Kadhafi, ce projet (« The Road to the Future ») a été présenté en septembre 2006 : il ferait de la côte libyenne une zone comparable à « New York, Monte-Carlo et Hong Kong », souligne-t-il lors d’une conférence de presse 53. Toute une série de projets est annoncée en octobre 2007 : la Socialist Port Authority, en charge de la gestion des 7 ports commerciaux, prévoit d’agrandir le port de Misrata pour atteindre une capacité de 6 millions de tonnes de marchandises par an ; le Railway Executive Board a un programme de réseaux ferroviaires Syrte-Benghazi (600 km), Benghazi-Tobrouk (470 km) ; un métro à Tripoli… Le régime libyen est parvenu à survivre et à exploiter les deux opportunités qui se sont offertes à lui : les attentats du 11 septembre 2001 et l’invasion de l’Irak en mars 2003. En fin tacticien, Kadhafi a intégré la Libye dans « la guerre contre le terrorisme mondial » et a donné de son pays l’image d’un eldorado en Méditerranée. Cette conversion s’est accompagnée d’un nouveau langage, adapté aux standards de la communauté internationale où fleurissent les termes de transparence, de lutte contre la corruption et de démocratie. Ce changement est le produit de la nouvelle « stratégie économique nationale ». Michael Porter, professeur à Harvard, en est le concepteur. Dans la préface d’un rapport auquel il a participé en tant que consultant de la société de conseil qu’il a co-fondée, Monitor Group, pour le compte du Conseil général du plan libyen, il dessine en 2006 la Libye du futur : elle sera rayonnante tant son potentiel est énorme 54. Pour Seif el-Islam, « la Libye sera un pays moderne, avec des infrastructures modernes, un PNB élevé. Ses citoyens auront le meilleur niveau de vie de la région. La Libye aura des relations plus proches avec le reste du monde, avec l’Afrique, un partenariat avec l’UE. Elle adhérera à l’OMC. La Libye sera le pont entre l’Europe et l’Afrique 55 ». Mais la Libye sera-t-elle démocratique ? 53.. AFP, 10 septembre 2006. 54.. General Planning Council of Libya, Libya at the Dawn of a New Era : Improving Competitiveness in the Global Economy, Tripoli, février 2006. 55.. Le Figaro, 8 décembre 2007. Politique africaine 41 Libye : les usages mafieux de la rente pétrolière À aucun moment dans l’interview, le sujet n’est abordé. Le troisième choc pétrolier a restauré les atouts de la Libye 56. Le régime de Kadhafi, qui a fêté en septembre 2009 ses 40 ans, a retrouvé, grâce à ses réserves en dollars (100 milliards de dollars en 2008), une aura qu’il croyait à jamais perdue. Après les excuses de l’Italie de Berlusconi, c’est le président du Conseil fédéral suisse qui s’excuse pour le traitement infligé par la police à Hannibal, le plus jeune fils de Kadhafi, dans un palace de Genève. En septembre 2009, la justice écossaise libère, pour « raisons humanitaires », Ali Basset Megrahi, pourtant jugé coupable de l’attentat de Lockerbie. Enfin, la Libye prend pour un an la présidence du Conseil de sécurité aux Nations unies. En 2009, le régime libyen a redécouvert tous les charmes et les avantages de la richesse pétrolière. En 2011, contre toute attente, le régime de Kadhafi, à la suite de la révolution tunisienne et égyptienne, est renversé après huit mois de guerre. Le renversement du régime de Kadhafi a coûté très cher en vies humaines: 60000 victimes selon certaines estimations. Si ce chiffre était avéré, ce qui est dans l’immédiat difficile à vérifier, cela représenterait presque 1 % de la population du pays… Des villes sont détruites, des milliers de miliciens ne désarment pas et des stocks d’armes ont été dévalisés. Seule consolation: dans l’immédiat, le Conseil national de transition (CNT) n’est pas confronté à une crise financière qui limiterait ses moyens d’action puisque les avoirs de Kadhafi bloqués par le Conseil de sécurité s’élèvent à plus de 100 milliards de dollars. L’assainissement des comptes de la Libye prendra du temps. Ainsi, en plus des huit comptes bancaires de la NOC, le CNT a découvert plus de vingt comptes secrets alimentés, selon Ali Tarhouni, ministre des Finances et du Pétrole, s’exprimant à la télévision en janvier 2012, par « la vente du pétrole en argent comptant dont personne n’a gardé la trace ». Pour le CNT, la levée progressive du blocage de ces comptes constitue un trésor de guerre inestimable. Il est à même de subvenir aux besoins de la population en produits alimentaires de base et peut fournir à l’économie nationale des ressources pour ses investissements. Certes, la production pétrolière est aujourd’hui estimée à 800 000 barils par jour, bien loin donc des 1,6 millions d’avant-guerre. Toutefois, la remise en marche de l’industrie pétrolière, qui est la priorité du CNT, devrait permettre à la Libye d’atteindre le million de barils par jour au cours de l’année 2012. En fait, pour le Premier ministre intérimaire, la politique économique du pays ne sera déterminée qu’après les élections. Jusque-là, l’économie n’est pas la préoccupation majeure du CNT. Si celui-ci s’efforce de réduire les inquiétudes 56.. L. Martinez, Violence de la rente pétrolière. Algérie - Irak - Libye, Paris, Presses de Sciences po, 2010. LE DOSSIER 42 La Libye révolutionnaire concernant sa capacité à restaurer la paix civile, l’approche des élections accentue les incertitudes sur la transition politique en Libye. Et cela d’autant plus que le nouveau régime envisage de reconsidérer les accords pétroliers signés sous l’ère de Kadhafi… n Luis Martinez Sciences Po – Centre d’études et de recherches internationales (CERI) Abstract Libya : the mafia uses of oil resources At the beginning of the 1970s, the nationalization of the hydrocarbons sector brings to the Libyan revolutionary regime the revenues necessary to the accomplishment of its political ambitions. Oil is then seen as a blessing : this is the « fuel of the revolution » for Gaddafi. Part of the oil revenues are invested in civil infrastructures, clearly improving the life conditions of the population. Taking control over the oil sector is experienced as a historical revenge, especially because the road to independence was perceived as uncompleted, due to the hegemonic presence of international oil companies. The oil cash has thus begun to develop to eventually represent the bulk of revenues from exports today. The sector was beyond control and its uses promoted mafia-type practices for the benefit of the clans associated with the regime. Simultaneously, despite various crises and regional tensions, Libya has become a strategic country in the energy supply of the European Union. 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