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Né en Iran, le Dr Moojan Momen fut élevé et éduqué en Angleterre
où il termina ses études à l’Université de Cambridge. Ses principales
publications sont : Introduction to Shi’i Islam (Yale University Press,
1985), The Babi and Baha’i Faiths 1844-1944 : Some Contemporary
Western Accounts (George Ronald : 1982) et The Phenomenon
of Religion (OneWorld : 1999). Il a rédigé plusieurs articles pour
des journaux académiques : « the International Journal of Middle
East Studies », « Past and Present », « Iran and Iranian Studies and
Religion »… Il est membre de : the Royal Asiatic Societ, the British
Society for Middle Eastern Studies, the Society for Iranian Studies,
the British Association for the Study of Religion, and the Association
for Bahá’í Studies.
Le texte original : « The God of Bahá’u’lláh est paru dans The
Bahá’i Faith and World Religions, aux éditions George Ronald, www.
grbooks.com.
Le traducteur, Pierre Spierckel, a publié La Foi bahá’íe en quelques mots aux Éditions de L’Harmatan.
4
Préface
Dis-moi ce que tu crois je te dirai qui tu es.
Cet aphorisme, utilisé un peu facilement en ces temps de
retour des communautarismes pour expliquer les poussées
de fanatisme et de violence, exprime pourtant une vérité profonde.
Or, on lit souvent ces temps-ci que le fanatisme se nourrit
au monothéisme et que les religions qui croient en un seul
Dieu tendent à former des esprits incapables d’accepter la diversité et de respecter l’autre : Si je crois en un seul Dieu, j’ai
du mal à accepter quelqu’un qui pense autrement.
Même sous des oripeaux religieux - plus précisément cléricaux - le pouvoir est toujours politique et lorsque sont réunies
une classe de clercs (savants) et une conviction monothéiste,
nous avons les ingrédients d’une culture potentiellement fanatique. Les exemples abondent, y compris en dehors des religions elles-mêmes.
Étant disciple d’une religion toute récente et clairement - je
dirais fièrement - monothéiste : la religion bahá’íe, la constatation qui précède me troublait beaucoup et je m’étais lancé dans
une étude de la vision de Dieu qu’on trouve dans les Écritures
bahá’íes afin de découvrir si, malgré l’absence de clergé, ma
religion pouvait abriter, même potentiellement, le germe du
fanatisme. Je projetai de rédiger un texte sur le sujet quand j’ai
découvert qu’un universitaire anglais, Moojan Momen, l’avait
déjà fait, et sans doute mieux que je ne saurais le faire.
J’ai donc choisi de publier cet essai de théologie bahá’íe
qui représente une compréhension personnelle de la Réalité ul5
time, telle qu’on peut l’approcher en parcourant les nombreux
Écrits révélés par Bahá’u’lláh, fondateur de la foi bahá’íe.
Pour finir, et en illustration d’un principe bahá’í qui affirme
que science et religion ne sont que des aspects différents d’une
même réalité, j’aimerais inscrire, en exergue à cet ouvrage,
une pensée de Niels Bohr, Prix Nobel de physique et fondateur de la mécanique quantique, applicable mutatis mutandis à
l’approche théologique bahá’íe :
Le but de la physique n’est pas
de découvrir ce qu’est la nature
mais ce qu’on peut dire sur elle.
Le traducteur
6
Introduction
Dans un article portant le même titre que le sous-titre du
présent texte et publié en décembre 1977, Jacques Chouleur,
professeur en histoire des religions qui n’est pas bahá’í, décrit la conception bahá’íe de Dieu comme très proche de la
tradition judéo-christiano-musulmane. Il note qu’un lecteur
assidu des œuvres de Bahá’u’lláh s’aperçoit par ailleurs très
vite de la continuité de la pensée - ou de la vision - qui s’y
exprime, de la permanence de l’image de la Divinité ainsi
dévoilée.1 Chouleur reconnaît qu’un certain degré de précaution est nécessaire en faisant cette affirmation, car les bahá’ís
évitent de codifier et de dogmatiser à l’excès leurs croyances,
et respectent par ailleurs les différences d’interprétation et les
opinions personnelles de chacun.2 Il pense néanmoins possible
d’affirmer que Bahá’u’lláh confirme le monothéisme intransigeant du judaïsme et de l’islam3 et que la religion bahá’íe doit
être située dans la tradition générale de la lignée des religions
judéo-christiano-musulmanes. Chouleur expose ensuite le
concept de la Manifestation de Dieu trouvé dans les écrits de
Bahá’u’lláh et rejette l’accusation qui affirme que les bahá’ís
considèrent Bahá’u’lláh comme Dieu.
Je voudrais reconsidérer la conception de Dieu présentée
dans les Écrits de Bahá’u’lláh et analyser plus précisément
les conséquences d’un certain nombre d’affirmations qu’on y
trouve.
NOTES
1. Chouleur Jacques, Le Dieu de Bahá’u’lláh, p. 6, collection Sétu, déc 1997.
2. ibid., p. 7.
3. ibid., p. 8.
7
1
Diverses conceptions
de la réalité ultime
1a. La vision théiste
Chouleur a raison d’affirmer qu’à première vue le Dieu
présenté dans les Écrits de Bahá’u’lláh est le même que celui
du Coran, de la Bible hébraïque et du Nouveau Testament. Les
attributs de Dieu et ses actions y sont décrits de la même manière et, très souvent, Bahá’u’lláh cite la Bible et le Coran.
Prenant quelques actions et attributs importants de Dieu,
nous trouvons des parallèles entre des passages des Écrits de
Bahá’u’lláh, de la Bible hébraïque, du Nouveau Testament et
du Coran.
Par exemple, les Écritures des quatre religions insistent sur
l’unité de Dieu. Il n’est qu’un seul Dieu :
• Écrits bahá’ís :
Dieu atteste qu’il n’est pas d’autre Dieu que lui, le
Bienveillant, le Bien-Aimé.1
Ma langue et mon cœur, tout mon être intime comme
mon être extérieur, attestent qu’il n’est point d’autre Dieu
que lui, que tous les autres êtres furent créés à son commandement et façonnés par l’opération de sa volonté. Il
n’est d’autre Dieu que lui, le Créateur.2
• Coran :
Il n’y a pas d’autre Dieu que lui ; les anges et les hommes doués de science et de droiture répètent : Il n’y a pas
d’autre Dieu que lui, le Puissant, le Sage.3
Dieu a dit : N’adorez point deux dieux, car Dieu est unique. Craignez-moi.4
Et votre Divinité est une divinité unique. Pas de divinité
à part Lui, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.5
9
Et n’invoque nulle autre divinité avec Dieu. Point de divinité à part lui. Tout doit périr, sauf son Visage. 6
• Nouveau Testament :
Jésus répondit : Le premier, c’est : Écoute Israël, le
Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur.7
Donc, peut-on manger des viandes sacrifiées aux idoles ? Nous savons qu’il n’y a aucune idole dans le monde et
qu’il n’y a d’autre dieu que le Dieu unique.
Car, bien qu’il y ait de prétendus dieux au ciel ou sur
la terre - et il y a de fait plusieurs dieux et plusieurs seigneurs -, il n’y a pour nous qu’un seul Dieu, le Père, de qui
tout vient et vers qui nous allons […].8
• Bible hébraïque :
Ainsi parle le Seigneur, le Roi d’Israël, celui qui le rachète, le Seigneur, le Tout-Puissant : C’est moi le premier,
c’est moi le dernier, en dehors de moi, pas de dieu.9
C’est moi qui suis le Seigneur, il n’y en a pas d’autre,
moi excepté, nul n’est Dieu !
Je t’ai mis le ceinturon, sans que tu me connaisses, afin
qu’on reconnaisse, au levant du soleil comme à son couchant, qu’en dehors de moi : néant !
C’est moi qui suis le Seigneur, il n’y en a pas d’autre.10
Écoute, Israël ! le Seigneur notre Dieu est le Seigneur
un.11
Ce qui distingue le plus le concept de Dieu du concept de
Réalité ultime qu’on trouve dans les religions orientales est
sans doute cette vision de Dieu comme créateur du monde
phénoménal :
• Écrits bahá’ís :
Louange à l’unité de Dieu et honneur à l’incomparable
et très glorieux Souverain de l’univers qui, du pur néant,
tire la réalité de toutes choses, qui de l’inexistence appelle
à l’être les éléments les plus raffinés et les plus subtils de
sa création et qui, relevant ses créatures de l’abaissement
où les tenait l’éloignement de sa présence et les sauvant de
l’extinction finale, les reçoit dans son royaume d’incorruptible gloire !12
• Coran :
Dis : Allah est le Créateur de toute chose, et c’est Lui
l’Unique, le Dominateur Suprême.13
Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très
Miséricordieux. Louange à Allah, Créateur des cieux et de
10
la terre […] Il ajoute à la création ce qu’Il veut, car Allah
est Omnipotent.14
• Nouveau Testament :
Les quatre êtres vivants […] ne cessent de dire jour
et nuit : Saint, saint, saint est le Seigneur Dieu, le ToutPuissant, qui était, qui est, et qui vient ! Quand les êtres vivants rendent gloire et honneur et actions de grâces à celui
qui est assis sur le trône, à celui qui vit aux siècles des siècles, les vingt-quatre vieillards se prosternent devant celui
qui est assis sur le trône, et ils adorent celui qui vit aux
siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le
trône, en disant : Tu es digne, notre Seigneur et notre Dieu,
de recevoir la gloire et l’honneur et la puissance ; car tu as
créé toutes choses, et c’est par ta volonté qu’elles existent
et qu’elles ont été créées.15
• Bible hébraïque :
Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre.
La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la
surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus
des eaux.
Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit
que la lumière était bonne ; et Dieu sépara la lumière d’avec
les ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce
fut le premier jour.
Dieu dit : Qu’il y ait une étendue entre les eaux, et
qu’elle sépare les eaux d’avec les eaux. Et Dieu fit l’étendue, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de l’étendue
d’avec les eaux qui sont au-dessus de l’étendue. Et cela fut
ainsi. Dieu appela l’étendue ciel. Ainsi, il y eut un soir, et il
y eut un matin : ce fut le second jour.
Dieu dit : Que les eaux qui sont au-dessous du ciel se
rassemblent en un seul lieu, et que le sec paraisse. Et cela
fut ainsi.16
De même, dans ces textes, Dieu est tout-puissant :
• Écrits bahá’ís :
Considère le seul vrai Dieu comme séparé de la création
et incommensurablement exalté au-dessus d’elle. […] Celui
qui est la Vérité éternelle exerce une souveraineté indiscutable sur le monde de l’existence.17
Dieu témoigne de l’unité de sa Divinité et de la singularité de son Être […] Il est au-dessus de tous ses serviteurs
11
et domine ses créatures. Il tient dans sa main la source
de l’autorité et de la vérité. Il donne vie aux hommes par
ses signes et sa colère les fait mourir. Il ne lui sera pas
demandé compte de ses actes et sa puissance égale toute
chose. Il est le Puissant, le Conquérant. Il tient en son
poing l’empire de toutes choses. Son pouvoir s’étend certes
à toute la création. À lui la victoire et la noblesse ; à lui, la
puissance et la domination ; à lui, la gloire et la grandeur. Il
est vraiment le Très-Glorieux, le Très-Puissant, l’Indépendant.18
• Coran :
Que ce qu’ils disent ne t’afflige pas. La puissance tout
entière appartient à Allah. C’est Lui qui est l’Audient,
I’Omniscient.19
Quiconque veut la puissance (qu’il la cherche auprès
d’Allah) car la puissance tout entière est à Allah : vers Lui
monte la bonne parole, et Il élève haut la bonne action.
Et quand à ceux qui complotent de mauvaises actions, ils
auront un dur châtiment. Cependant, leur stratagème est
voué à l’échec.20
C’est à Allah qu’appartient tout ce qui est dans les cieux
et sur la terre. Que vous manifestiez ce qui est en vous ou
que vous le cachiez, Allah vous en demandera compte. Puis
Il pardonnera à qui Il veut, et châtiera qui Il veut. Et Allah
est Omnipotent.21
Dis : Ô Allah, Maître de l’autorité absolue. Tu donnes
l’autorité à qui Tu veux, et Tu arraches l’autorité à qui
Tu veux ; et Tu donnes la puissance à qui Tu veux, et Tu
humilies qui Tu veux. Le bien est en Ta main et Tu es
Omnipotent.22
À Allah seul appartient le royaume des cieux, de la terre et
de ce qu’ils renferment. Et Il est Omnipotent.23
• Nouveau Testament :
Vous donc, priez ainsi : Notre Père qui es aux cieux, fais
connaître à tous qui tu es, fais venir ton Règne, fais se réaliser ta volonté sur la terre à l’image du ciel. […] car le règne,
la puissance et la gloire sont à toi pour toujours. Amen.24
Qui es-tu donc, homme, pour entrer en contestation avec
Dieu ? L’ouvrage va-t-il dire à l’ouvrier : Pourquoi m’as-tu
fait ainsi ? Le potier n’est-il pas maître de son argile pour
faire, de la même pâte, tel vase d’usage noble, tel autre
d’usage vulgaire ? Si donc Dieu, voulant montrer sa colère
et faire connaître sa puissance, a supporté avec beaucoup
12
de patience des vases de colère tout prêts pour la perdition
[…] 25
Que tout homme soit soumis aux autorités qui exercent
le pouvoir, car il n’y a d’autorité que celle de Dieu et celles
qui existent sont établies par lui.26
• Bible hébraïque :
À toi, Seigneur, la grandeur, la force, la splendeur, la
majesté et la gloire, car tout ce qui est dans les cieux et sur
la terre est à toi. À toi, Seigneur, la royauté et la souveraineté sur tous les êtres. La richesse et la gloire viennent de
toi et c’est toi qui domines tout. Dans ta main sont la puissance et la force ; dans ta main, le pouvoir de tout élever et
de tout affermir.27
Les attributs de Dieu décrits dans les textes bahá’ís, dans
le Coran, dans le Nouveau Testament et dans la Bible hébraïque, sont nombreux. Nous n’en donnerons ici qu’un de chaque
source comme exemple :
• Écrits bahá’ís :
Le seul vrai Dieu connaît, perçoit et embrasse toutes
choses, […]28
• Coran :
Allah sait tout ce qui est dans les cieux et sur la terre ; et
que vraiment Allah est Omniscient. 29
• Nouveau Testament :
Car, si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que
notre cœur et il discerne tout.30
• Bible hébraïque :
Dieu en a discerné le chemin, il a su, lui, où elle réside.
C’était lorsqu’il portait ses regards jusqu’aux confins du
monde.31
En s’arrêtant à ces similarités, il est justifié de considérer que
la conception de Dieu proposée par Bahá’u’lláh est la même que
celle trouvée dans les Écritures des religions abrahamiques.
1b. La Manifestation vue comme Dieu
Il existe néanmoins une variante à la position théiste cidessus. Dès les premiers jours de l’existence de la communauté bahá’íe une petite minorité de ses membres considérait
Bahá’u’lláh comme Dieu lui-même. Ainsi, tout en acceptant
la vision théiste de la Réalité ultime, ces gens en différaient en
13
considérant que cette description de Dieu s’applique aussi à
Bahá’u’lláh. Ils s’appuyaient pour cela sur des extraits de textes bahá’ís. En parlant de son avènement, Bahá’u’lláh écrit :
Voici que descendant de sommets qu’aucune plume
ni aucune langue ne sauraient décrire, la voix de la
Quintessence de gloire s’élève au-dessus de ma tête : Dieu
m’en est témoin ! dit-elle, l’Ancien des jours éternels est
venu, ceint de puissance et de majesté. Il n’est d’autre Dieu
que lui, le Très-Glorieux, le Tout-Puissant, le Très-Haut, le
Très-Sage qui pénètre et voit toutes choses, l’Omniscient, le
Protecteur souverain, la source de lumière éternelle !32
De même, dans le passage suivant :
Que ton oreille […] soit attentive à la voix de l’Ancien des Jours qui t’appelle à grands cris du royaume de
son nom, le Très-Glorieux. Il est celui qui, des royaumes
célestes, proclame maintenant ces paroles qui pénètrent
jusqu’aux tréfonds de toutes choses créées : Je suis Dieu,
en vérité, et il n’est pas d’autre Dieu que moi. Je suis celui
qui, de toute éternité, fut la source de toute souveraineté et
de tout pouvoir et qui, pour l’éternité, continuera d’exercer
son pouvoir et d’étendre sa protection sur toutes choses
créées. Ma preuve est dans la grandeur de ma force et de
ma souveraineté qui embrassent toute la création.33
De plus, Bahá’u’lláh rappelle souvent que l’avènement de
Dieu lui-même est prophétisé dans de nombreuses Écritures.
En parlant du Báb il écrit :
Celui qui a annoncé sa révélation a déclaré : Il proclamera en toutes circonstances : En vérité, en vérité, je suis
Dieu, il n’est nul autre Dieu que moi, le Secours, l’Absolu.34
Il rappelle aussi certaines prophéties faites par le prophète
Muhammad et par l’Imam ‘Alí dans une oraison intitulée
∏utunjíyyah :
Quelle explication peuvent-ils donner à ce qu’a dit le
Sceau des prophètes […] : En vérité, vous contemplerez
votre Seigneur comme vous contemplez la pleine lune dans
la quatorzième nuit. Le Commandeur des croyants (l’Imám
‘Alí) […] a dit, d’autre part […] : Préparez-vous à la révélation de celui qui, du buisson ardent sur le mont Sinaï, a
conversé avec Moïse.35
On trouve d’autres affirmations semblables, encore plus
explicites même, dans des épîtres non traduites. Par exemple,
dans la Súrat al-As∂h∂áb, Bahá’u’lláh se présente comme le nafs
14
(être) de Dieu 36 et, dans la Súrat al-Qamís comme la Beauté
du Très-Miséricordieux dans un temple humain.37
Nous savons que, du vivant même de Bahá’u’lláh, quelques personnes avaient cette opinion. Preuve en est ces vers
attribués à Nabíl-i-A‘z∂am :
Les hommes disent que tu es Dieu, et je me mets en
colère :
Écarte le voile et ne te soumet plus à la disgrâce de
la (simple) divinité !38
Nous savons aussi cette opinion était une source de dissensions parmi les bahá’ís puisque Bahá’u’lláh écrivit une épître à
ce sujet à Siyyid Jamál-i-Burujírdí (voir plus loin).
Il faut noter que cette position n’est pas incompatible avec la
première position. Croire que Bahá’u’lláh est Dieu n’exclut pas
d’accepter la description théiste de Dieu ci-dessus.
Cette position classe la religion bahá’íe avec les autres religions qui considèrent leur fondateur comme identique à Dieu.
Dans le christianisme depuis le concile de Nicée en 325 et de
Constantinople en 379, la position orthodoxe considère que le
Christ est de la même substance (homoouios) que Dieu. Dans
les sectes vishnavites de l’hindouisme, Krishna et Rama sont
vus comme des avatars (incarnations) du dieu Vishnou.
2. La vision moniste/La réalité absolue
Le concept de Dieu des religions abrahamiques suppose une
différence entre les êtres humains et Dieu. L’être humain est séparé de Dieu. La réalité de Dieu est absolument différente de la
réalité humaine et elle n’en peut pas faire partie. Dans la plupart
des religions abrahamiques, la moindre suggestion d’identité
entre Dieu et l’homme serait tout à fait hérétique. Pourtant,
quelques affirmations de Bahá’u’lláh devraient surprendre ceux
qui voudraient affirmer que sa conception de Dieu est la même
que celle des religions abrahamiques. Ainsi, Bahá’u’lláh affirme
par endroits qu’il n’y a qu’une réalité absolue :
L’existence absolue est le privilège exclusif de Dieu,
exaltée soit sa gloire. 39
Car la simple mention de n’importe laquelle de tes
créatures pourrait impliquer l’affirmation de son existence
devant la cour de ta singularité et de ton unité. Et une telle
affirmation ne serait que pur blasphème, un acte d’impiété,
l’essence de la profanation et un crime délibéré.40
15
Ce concept implique qu’il n’existe qu’une seule Réalité,
tout le reste n’ayant qu’une réalité relative. En fait, certains
passages suggèrent que toute réalité autre que Dieu serait illusoire :
Le monde n’est qu’une parade, futile et vide, un pur
néant, une semblance de réalité. […] En vérité, je vous le
dis, le monde est semblable à ces mirages du désert que le
voyageur altéré prend pour de l’eau et qu’il s’efforce d’atteindre, jusqu’au moment où il y parvient pour s’apercevoir
que c’est une pure illusion.41
Beaucoup d’autres passages suggèrent que si nous pouvions voir les choses telles qu’elles sont, nous ne verrions
qu’une seule réalité et non la multiplicité des entités que nous
croyons exister :
Votre Éminence n’ignore pas que dans les royaumes de
l’existence, tout ce qui différencie les mondes traversés
par le voyageur procède de sa propre vision. Nous allons
en donner un exemple pour que la chose soit parfaitement
claire.
Considérez le soleil : il brille d’un même éclat sur tout
ce qui existe et, par ordre du Roi de la manifestation, il
dispense sa lumière à toute la création. Pourtant, où qu’il
luise, il accorde ses bienfaits selon les capacités de ce lieu.
[…]
De même, les différentes couleurs deviennent visibles en
chaque objet selon sa nature : à travers un globe jaune, les
rayons éclairent en jaune ; si le globe est blanc ou rouge, les
rayons sont perçus blancs ou rouges. Ces différences ne tiennent donc pas à la lumière elle-même mais à l’objet qu’elle
frappe. Un lieu complètement muré, ou couvert d’un toit, sera
privé de lumière et le soleil n’y pourra luire.[…]
Mais tant que le voyageur fixe son regard sur le lieu d’apparition - tant qu’il s’arrête aux globes colorés - il ne perçoit
que le jaune, le blanc ou le rouge. C’est l’origine des conflits
entre les hommes et la cause de l’assombrissement du monde
sous l’obscure poussière des esprits bornés. Certains contemplent les rayons de la lumière tandis que d’autres, buvant au
vin de l’unité, ne voient que le soleil.42
De même, dans la dernière des Sept vallées :
Car lorsque l’ami fidèle et dévoué atteint la présence du
Bien-Aimé, la beauté étincelante de l’Aimé et le feu du cœur de
l’amant embrasent tous les voiles et les enveloppent. Oui, tout
ce qu’il possède, cœur et âme, doit s’enflammer afin qu’il ne
reste que l’Ami. […] Dans cette sphère, la multitude des choses
16
disparaît chez le voyageur, et à l’horizon d’éternité, s’élève de
la nuit la Face divine. Ainsi s’éclaire le sens de : Tout sur terre
passera, sauf la face de ton seigneur. 43
Cette idée que le monde phénoménal, ou au moins la
réalité humaine, est identique avec la Réalité ultime peut se
retrouver, sous une forme ou une autre, dans de nombreuses
religions. On trouve l’exemple le plus évident dans l’advaita
vedanta où l’affirmation Tat tvam asi (Tu es cela) résume la
doctrine de la réalité humaine comme étant identique à la
Réalité ultime. On la trouve aussi dans le bouddhisme où la
déconstruction de la réalité physique par le principe de pratitya-samut-pada (le complexe causal interdépendant, mutuellement conditionné) ne laisse comme seule réalité permanente
que le Nirvana ou Shunyata (vide). La formule du Mahayana
résume bien ce concept : Samsara (ce monde phénoménal) est
Nirvana.
On peut appeler monisme ce concept de la Réalité ultime
puisqu’il considère qu’il n’existe qu’une seule réalité. Une
autre différence avec le théisme est qu’il considère cette
Réalité ultime comme une Réalité impersonnelle et sans attributs. Cette réalité n’agit pas dans le monde et on ne peut
lui donner les aspects typiques du théisme : intervention dans
le monde, satisfaction avec certains humains ou colère contre
d’autres.
3. Théisme et Monisme dans les religions du monde
Dans la discussion qui suit, les positions ci-dessus sont
appelées position 1 (théisme) et position 2 (monisme), la position 1 étant subdivisée en (1a) : strict théisme transcendant et
(1b) : théisme immanent ou incarnationniste, c’est-à-dire qu’il
considère que la Manifestation de Dieu est Dieu.
Cette question de la nature de la Réalité ultime est importante dans l’histoire des religions. Elle fut la cause de
spéculations et de disputes entre communautés religieuses et
à l’intérieur de chacune. On peut trouver dans la plupart des
religions mondiales des exemples de fidèles qui adhèrent à
l’une ou à l’autre de ces positions.
Dans l’hindouisme, il existe une différence entre ceux qui
suivent la tradition bhakti (position 1) et ceux qui adhèrent au
advaita vedanta (position 2). Si la tradition bhakti représente
plutôt la position (1b) puisque Krishna et Rama sont consi17
dérés comme des avatars (incarnations) du dieu Vishnou, elle
comprend néanmoins quelques éléments de la position (1a),
notamment dans le Rig-Véda.
Dans le bouddhisme la situation est plus complexe. Le
concept de Réalité ultime est traduit soit par le terme Dharma
(décrivant la Réalité ultime comme une loi universelle) soit
par le terme Nirvana (décrivant la Réalité ultime comme un
état). Dans le bouddhisme theravada c’est le Nirvana qui domine, le Bouddha refusant de répondre à la question de savoir
si l’être humain qui atteint le Nirvana devient alors un avec
lui ou non, décrivant la réponse comme avyakata (inexprimable). Le bouddhisme mahayana offre le concept du trikaya (les
trois corps possédés par tous les Bouddhas) : le dharmakaya
(la réalité transcendante ultime qui est identique avec la loi ;
il est permanent, atemporel et sans caractéristiques), le sambhogakaya (le corps des Bouddhas célestes) et le nirmanakaya
(le corps terrestre dans lequel les Bouddhas apparaissent
aux hommes). Dans l’école de la Terre pure la tendance est
très précisément vers la position 1, la dévotion et l’adoration
d’Amida Bouddha deviennent la voie de l’illumination et de la
libération. Dans d’autres écoles comme le zen, on incline plus
vers la position 2 : chaque réalité personnelle est bussho (nature de bouddha) qui est à son tour identique à hossho (nature
du dharma) et à la Réalité ultime (shunyata ou ku, vide).
Dans le judaïsme, la majorité suit la position théiste (1a),
mais on peut trouver la position 2 dans les écrits de certains
mystiques juifs tels les auteurs du Sefer Yasira (3e s.) et du
Zohar (13e s.).
Dans le christianisme, la majorité suit la position 1b qui
affirme que Jésus-Christ est Dieu. Mais au cours de l’histoire
une forte minorité de chrétiens rejetèrent cette interprétation
du Nouveau Testament et adhérèrent à la position (1a). On
peut citer les Ariens du 4e siècle, les Sociniens du 16e-17e siècle et les Unitariens des 18e-20e siècle. Les mystiques chrétiens comme l’auteur du Nuage de l’Inconnaissable et Maître
Eckhart tendaient vers la position 2.
En islam, l’orthodoxie, tant sunnite que chiite, adhère strictement au théisme transcendant (1a). Quelques sectes chiites,
qui furent toujours considérées comme hérétiques par la majorité, inclinent vers la position (1b). Comme dans le judaïsme
et le christianisme, la position 2 se rencontre surtout chez les
mystiques : al-Hallaj qu’on dit avoir été exécuté pour son affirmation qu’il était la Réalité ultime : ‘aná al-Haqq (je suis la
18
Réalité absolue), et les disciples d’Ibn al-‘Arabí qui développent la doctrine du wah∂dat al-wujúd (unité de l’Être).
4. Résolution des différences
Nous voyons par ce qui précède que la question de la nature de la Réalité ultime a causé divisions et conflits dans les
religions. Or Bahá’u’lláh affirme ouvrir une ère d’unité et de
tolérance religieuse :
L’objet fondamental de la foi de Dieu et de sa religion
est de sauvegarder les intérêts de la race humaine, d’établir son unité et de développer entre les hommes l’esprit
d’amour et de fraternité. Ne souffrez pas que cette foi devienne, parmi vous, une source de trouble et de discorde,
de haine et d’inimitié.44
Cette affirmation implique la nécessité de résoudre la question de la nature de la Réalité ultime qui a causé tant de divisions dans le passé. La solution pourrait être soit d’affirmer
une position contre les autres, soit d’utiliser une manœuvre
dialectique pour résoudre la question à un niveau supérieur,
soit d’introduire un nouveau concept. En fait, Bahá’u’lláh
aborde la question de cinq manières différentes qui englobent
ces trois possibilités de résoudre la question de la nature de la
Réalité ultime.
NOTES
1. Bahá’u’lláh, Florilège, n° 30.
2. ibid., n° 113.
3. Coran 3 : 6.
4. Coran 16:53
5. Coran 2 : 163.
6. Coran 28 : 88.
7. Marc 12:29.
8. 1 Corinthiens 8:4-6.
9. Esaïe 44 : 6.
10. Esaïe 45 : 5-6.
11. Deutéronome 6:4.
12. Bahá’u’lláh, Florilège n° 27.
13. Coran 13:16.
14. Coran 35 : 1.
15. Apocalypse 4:8-11.
16. Genèse 1:1-9.
17 Bahá’u’lláh, Florilège n° 84.
18. Bahá’u’lláh, Prayers and Meditations, n° 57.
19. Coran 10 : 65.
19
20. Coran 35 : 10.
21. Coran 2 : 284.
22. Coran 3:26.
23. Coran 5 : 120.
24. Matthieu 6:9-13.
25. Romains 9:20-22.
26. Romains 13:1.
27 Chroniques 29 : 11-12.
28. Bahá’u’lláh, Florilège n° 93.
29 Coran 5 : 97.
30. Jean I 3:20.
31. Job 28 : 23-24.
32. Bahá’u’lláh, Florilège, n° 15.
33. ibid n° 139.
34. Bahá’u’lláh, Tablettes, p 43 cf. aussi p 53.
35. Bahá’u’lláh, Épître au Fils du Loup, p 48.
36. Bahá’u’lláh, Áthár Qalam A’lá, vol 4, p. 14.
37. ibid, vol 4, p. 38.
38. Cité in Browne, Materials for the Study of the Babi Religion, p. 346n.
39. Bahá’u’lláh, Florilège, n° 81.
40. Bahá’u’lláh, Prayers and Meditations, p. 91.
41. Bahá’u’lláh, Florilège, n° 153. Cf. : Cette vie présente est semblable à une vague
qui se soulève, à un mirage, ou à des ombres à la dérive. […] Sache que le Royaume est
le monde réel et que le monde d’ici-bas n’est que son ombre déployée. ‘Abdu’l-Bahá,
Sélections, n° 150.
42. Bahá’u’lláh, Les sept vallées, p. 23 à 26.
43 Bahá’u’lláh, Les sept vallées, p. 44-45. Les passages entre guillemets sont du
Coran 55 : 26-27.
44. Bahá’u’lláh, Florilège, n° 110.
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