Quelles sont ces nouvelles théories ?
OLIVIER HOUDÉ : On peut en considérer au moins trois. Celle que je propose dit que se
développer, c'est non seulement construire et activer des stratégies cognitives comme le
pensait Piaget, mais c'est aussi apprendre à inhiber des stratégies qui entrent en compétition.
Durant les années quatre-vingt-dix, deux psychologues « néo-piagétiens », Robbie Case de
Stanford et Kurt Fischer de Harvard, ont proposé de modéliser le développement de l'enfant
comme un système dynamique non linéaire, avec des courbes d'apprentissage irrégulières,
incluant des turbulences, des explosions, des effondrements. Une troisième théorie du
développement de l'intelligence est celle de Robert Siegler de Carnegie-Mellon. Pour ce
psychologue, le développement de l'enfant correspond à « des vagues qui se chevauchent ».
Selon cette métaphore, chaque stratégie cognitive serait une vague qui approche d'un rivage,
avec la possibilité de recouvrir une autre stratégie « façon de penser » à tout moment.
Ces trois théories convergent : elles mettent en cause la chronologie trop rigide des stades de
Piaget et les mécanismes qui font passer d'un stade à l'autre.
Ces théories permettent-elles d'avancer sur l'éternel débat entre l'inné et l'acquis ?
OLIVIER HOUDÉ : Ce n'est pas parce qu'on a mis en évidence des compétences
insoupçonnées chez le bébé qu'il faut nier le rôle fondamental de l'environnement dans lequel
il évolue. Reste à savoir comment on passe des gènes à l'intelligence, via le cerveau et
l'expérience. Si le bébé a déjà des capacités numériques à 4 mois, elles sont rudimentaires.
Elles vont s'enrichir avec l'enseignement scolaire. Mais seuls quelques élèves deviendront des
médailles Fields, la plupart auront des capacités mathématiques moyennes. Or, on ne sait pas
encore grand-chose de ce qui se passe dans le cerveau à chaque étape de l'apprentissage. Il
faudrait coupler la psychologie du développement cognitif à l'imagerie cérébrale et à la
génomique du comportement pour répondre à ces questions.
Les enfants sont aussi des petits psychologues, ce que Piaget avait peu exploré...
OLIVIER HOUDÉ : Il est vrai que Piaget s'est surtout intéressé à l'enfant logicien et
mathématicien. Or, l'enfant doit constamment élaborer des théories sur le fonctionnement de
son propre esprit et celui des autres pour comprendre la dynamique des émotions et des
comportements. Aujourd'hui, il y a un important courant de recherche sur les théories naïves
de l'esprit, autrement dit celles que les enfants, et même les bébés, se construisent
spontanément. Elisabeth Spelke, de Harvard, a montré que, dès 6 mois, les bébés considèrent
que les êtres humains sont animés par une vie mentale qui les différencie des objets, dans une
expérience souvent rapportée : si un bébé de cet âge voit un objet s'écarter d'un autre objet,
sans que le premier l'ait poussé, il est surpris, alors qu'il ne l'est pas s'il voit la même scène
entre deux êtres humains. Un autre psychologue, Alan Leslie de l'université Rutgers, a même
avancé que notre cerveau, façonné par l'évolution des espèces, possède à la naissance un
module de théorie de l'esprit*. Quoi qu'il en soit, on est sûr désormais que le bébé possède des
connaissances psychologiques insoupçonnées de Piaget.
Finalement, que peut-on garder de la théorie piagétienne ?
OLIVIER HOUDÉ : Deux principes de Piaget n'ont pas pris une ride. Le premier, c'est son
approche épistémologique de l'enfance. Piaget a été le premier à considérer l'enfant comme un
petit savant et le développement cognitif comme une histoire des sciences en raccourci. C'était
un coup de génie ! Je suis partiellement en désaccord avec lui sur les stades et les mécanismes
qu'il a décrits, mais pas sur ce cadre général.
Le deuxième principe, c'est la nécessité d'ancrer le développement dans la biologie. Piaget
considérait le développement de l'intelligence chez l'enfant calculer, raisonner, etc. comme
l'une des formes les plus subtiles de l'adaptation biologique à l'environnement. À l'époque,
cela restait très théorique. Aujourd'hui, je pense que cette adaptation biologique correspond à
la capacité à ressentir certaines émotions nécessaires pour inhiber des comportements
inadéquats et choisir la bonne stratégie au bon moment. Avec l'imagerie, on peut commencer
à tester ces mécanismes.