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LE MAT, FOU QUI PORTE SA CROIX
« Les mystiques et les saints théocentriques ne sont pas toujours aimés ni invariablement écoutés : loin de
là. Le préjugé et l’aversion à l’égard de ce qui est insolite peuvent rendre leurs contemporains aveugles
aux vertus de ces hommes et des ces femmes en marge ; peuvent les faire persécuter comme ennemis de la
société. » (Aldous Huxley, « L’action et la contemplation »)
Nous sommes partis du désir et de sa duplicité qui révèle la duplicité humaine.
Nous avons adopté "Le Pendu" comme symbole du départ du chemin initiatique.
Nous terminons sur un autre arcane paradoxal, voire renversant, du Tarot : “ Le Mat ”.
Le Mat est le Fou du Bien, "L'Amour" selon certains ésotéristes.
Cette carte enseigne le rapport entre la sagesse humaine et la sagesse divine.
C’est une invitation à dépasser l'intellect pour accéder à la connaissance supérieure, due à
l'amour.
Le moi n'est plus l'auteur de l'acte de la connaissance, mais accueille la connaissance en se
soumettant à la loi de la pauvreté, de l'obéissance et de la chasteté.
L’histoire de Saint Dominique peut illustrer la démarche du Mat. En 1196, alors qu’à l’école-
cathédrale, Dominique découvre la Bible, il se laisse toucher par la misère d’un peuple aux
prises avec une de ces grandes famines du Moyen-Age. « Je ne veux pas, dit-il, étudier sur des
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peaux mortes, quand ces hommes autour de nous meurent de faim ». Et c’est alors ce geste insensé : il
vend ses livres, ses indispensables instruments de travail, pour constituer une aumône qui lui
permettra de distribuer du pain.
Quelques années plus tard, tandis qu’il revient, avec l’évêque d’Osma, d’un voyage en
Scandinavie, il rencontre au cours d’une halte à Toulouse un homme adepte de l’hérésie
cathare. Il découvre alors une autre misère de l’homme, spirituelle celle-là. Il discutera toute la
nuit avec son hôte pour le convaincre de retrouver la foi catholique. Au petit matin, l’homme se
convertit.
On dit de Dominique qu’il était touché par la détresse du peuple qu’il rencontrait au cours de
son errance de frère prêcheur. Mais aussi qu’il stupéfiait les hérétiques par son courage et sa
constance. On crache sur lui, on lui jette de la boue au visage, on lui accroche des brins de
pailles dans le dos, mais il reste habité par la hantise de tous ceux que la misère a séparés de
Dieu ; et il accueille tous les hommes dans le vaste sein de sa charité. Il s’était fait une loi
personnelle de pleurer avec ceux qui pleurent, mais aussi de se réjouir avec les gens joyeux.
Et puisqu’il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait.
Mais la carte du Mat représente aussi un avertissement du péril que comporte cette élévation
spirituelle : l'insouciance, l'insuffisance, l'irresponsabilité et le ridicule ; en un mot, la folie.
Tourné vers la droite, le Mat est en marche.
“ Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout à cause de sa pureté. ”1
Et « Jésus disait : soyez passant. »2
L’évolution du Mat est solitaire et dénudée.
Platon rappelle que dans les premiers récits mythologiques, Eros -l’Amour- est le fils de
l’indigente Pénia. Il en a reçu certains caractères : « D’abord il est toujours pauvre, et loin d’être
délicat et beau comme on se l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans
jamais avoir d’autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les
rues… »3
Le Mat est doté d'une autorité propre.
« Le sens du mystère de l’homme , la compassion devant la douleur et le péché, la simplicité de cœur,
l’imitation et presque la mimique de la vie du Christ et des vérités évangéliques, sont des traits constants
de la piété russe », écrit Jean Laloy en 1965, en introduction aux « Récits d’un pèlerin russe ». « La
synthèse entre le courant de la piété populaire et la pensée religieuse ne s’est produite que dans des cas
individuels dont le pèlerin est un exemple. »
« Ils possèdent un don que les gens de l’ancienne Russie reconnaissent aux saint innocents, aux « fols en
Christ », qui n’impressionnaient pas seulement tous ceux qui vivaient « normalement » par leur aspect
misérable de pèlerins déguenillés, mais aussi par leurs prédictions et souvent par leur disposition au
sacrifice, remettant ainsi en question toutes les idées et les gles de comportement admises et comprises
par le reste de la société. »4
Sa position comme hors-jeu du Tarot (c’est le seul arcane majeur sans nombre), montre qu’il est
assez "différent" pour être parfois mis au ban de la société, hors les murs des cités. Pourtant il
est pacifique, et ne se défend pas avec son bâton contre le chien qui le mord Comme la
Sagesse, dont le « pied heurta douloureusement des pierres coupantes du chemin. Sans s'occuper de son
talon blessé, elle voulut leur faire du bien : elle leur prodigua de la lumière, de la chaleur, de la rosée, de la
pluie, mais les pierres restaient insensibles et refusaient d'adoucir leur tranchant" 5
1 Le Livre de la Sagesse, 7, 24.
2Evangile de Thomas, logion 42
3 « Le Banquet »
4 Andreï Tarkovski, « Le Temps Scellé, 1989
5 Bernard-Marie.
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Le Mat est rejeté par la pierre de faîte de la culture ophio-humaine, le tombeau qui cache la
violence… C’est bien sur cette terre qu’il avance (cf ses pieds chaussés de rouge), mais sa
perception du monde l'exclut de la société des aveugles.
Quelles perceptions peuvent à ce point le déconnecter des autres ? Quelles expériences vécues
peuvent lui conférer tant d'assurance rieuse, lui donner l’énergie et le courage d'affronter le
monde pour un idéal au nom duquel il se refuse d'emprunter les chemins de la violence ?
L’histoire de Kabir, pauvre tisserand du Bénarès du XVè siècle, peut nous éclairer.
dans une famille convertie à l’Islam, Kabir devient un mystique poète6, chantre du Dieu
unique, Allah et Râm étant pour lui deux appellations pour une même réalité. Sans pour autant
prôner un syncrétisme entre l’islam et l’hindouisme, il se veut le prophète d’une religion de
l’esprit, par laquelle l’homme quitterait la folie des clivages religieux pour accéder à une
dimension au-delà des formes, au-delà des petites idolâtries qui nous enferment dans le
dualisme.
Kabir est en proie à une ardente déraison, mais il s’agit d’une ivresse d’amour, du délire
amoureux d’une âme en quête de son Bien-Aimé.
Accusé de se prendre pour Dieu, il doit quitter Bénarès pour échapper à la peine capitale, et
passe toute sa vie à cheminer avec ses disciples de village en village.
Il meurt à Magahâr, un lieu mal famé les morts sont supposés renaître dans un corps d’âne !
Rapidement, ses disciples s’y querellent. Aujourd’hui à Magahâr, deux monuments opposés,
l’un hindouiste, l’autre musulman, lui rendent un hommage dont il se serait bien passé…
Or Kabir chantait :
“ Celui que j’allais chercher est venu à ma rencontre
Et Celui-là est devenu moi, que j’appellerai Autre…
Je ne sais plus distinguer l’âme de l’Aimé,
pour dire si c’est l’âme ou si c’est l’Aimé qui vit en moi… ”7
Ce sont donc les extases de l’union mystique qui comblent le Mat…
Mais les extases mystiques ne correspondent pas à l'abandon de l'intellect.
L'immobilisme apparent des mystiques en extase cache une suractivité (comme une roue qui
tourne très vite).
L'initiation extatique d'un Saint Jean de La Croix est l'empreinte directe de la vérité absolue
divine dans le domaine de la volonté de penser qui produit les pensées conscientes.
Pour ne pas sombrer dans la folie, il ne faut pas abandonner l'intellect, mais le mettre au service
de la conscience transcendante. C’est l’enseignement du Mat : la méthode du sacrifice de
l'intellect à la spiritualité. Sacrifice qui fait croître l’intellect et se développer8.
Le mystique musulman Ibn ‘Ata ‘Alah distinguent trois catégories d’hommes, dont deux pour
les « spirituels » :
« 2. L’homme expérimenté, devenu absent des créatures par la vision du Roi véridique,
En qui la conscience des causes est annihilée par la vue de la Cause des causes.
C’est donc un fidèle ébloui par la Vérité dont la splendeur éclate en lui.
6 On ne connaît pas les circonstances de sa conversion.
7 Au Cabaret de l’amour. Paroles de Kabir ”
8 Au XIIè siècle, le philosophe juif et éminent talmudiste Maimonide tente de concilier philosophie et religion.
Dans son « Guide des égarés » (~1180), il essaye d’expliquer les vérités religieuses par la référence au rationnel. Se
fondant sur les thèses d’Aristote, il pense que la révélation est indispensable au processus cognitif. Pour atteindre
la vérité, la révélation prend le relais de la raison lorsque celle-ci se heurte à des apories.
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Il a parcouru la Voie et la possède dans toute son étendue, mais il est noyé dans les lumières et
inconscient des créatures ; son ébriété l’emporte sur sa lucidité, son union sur sa désunion, son
annihilation sur sa surexistence et son absence sur sa présence.
3. Plus parfait que lui est le fidèle qui a bu et dont la lucidité a augmenté, qui est absent et dont la
présence s’est accente, son union ne lui voile pas la désunion, sa désunion ne lui cache pas son union ;
Il n’est pas détourné de sa surexistence par son annihilation, ni de son annihilation par sa surexistence :
à chaque chose il donne sa part, et de chaque chose il respecte le droit. »9
Ainsi chez le Mat, la folie, la schizophrénie de l'homme exien ce monde, la double conscience
désaccordée, se transforme en sagesse.
Le Mat est l'arcane du mariage des opposés, de l'union alchimique de :
la sagesse humaine (folie aux yeux de Dieu)
sagesse divine (folie aux yeux des hommes)
la connaissance
la révélation
l'humanisme
le prophétisme
les justes
les saints
les Bouddhas ("éveillés")
les Avatars ("avatâra"=descente)
la foi en l'homme
la foi en Dieu
la Lune
le Soleil
l'eau
le feu
la méditation
la prière
Qu'est-ce qui unit ces opposés ? Dieu, l'Amour, essence de la nature humaine.
Et Jésus est l'incarnation parfaite de cette Sagesse.
Depuis son avènement, l'humanité est mise en état de transformer le monde, à la fois
consciemment et avec une pureté virginale.
« La sagesse de l’homme ne peut produire que des œuvres à mesure humaine, seule la Sagesse divine peut
réaliser des choses divines, et c’est à des grandeurs divines qu’elle nous destine.
Voilà donc ce qui doit être notre force face à la question du mal : non pas une réponse philosophique, mais
une confiance d’enfant en Dieu, en son Amour et en sa Sagesse (…)
si je ne suis pas capable de faire de grandes choses, je ne me décourage pas, mais j’en fais des petites ! »10
C’est le pari fou, d’une folie divine, de la divinisation de l’Humanité, ou plutôt de la prise de
conscience par l’humanité de son essence divine, en une universelle “metanoïa”.
Et comme l’écrit Saint Paul “ toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. ”11
C’est l’Espérance en l’avènement du Nouvel Adam… Pour l’auteur anonyme, “ Kalki-Avatar,
qu'attendent les hindouistes et Maitreya Bouddha, qu'attendent les bouddhistes, se manifesteront en une
seule personnalité (…) L'avatar "au corps géant et à la tête de cheval" et le Bouddha "qui apportera le
bien" ne seront qu'une seule et même personne. Celle-ci sera l'union complète de l'humanisme le plus
élevé -le principe des bouddhas- et de la révélation la plus haute, -le principe des avatars (…) C'est
pourquoi il est représenté, en tant que Bouddha, dans l'art canonique bouddhiste, non pas dans la posture
de méditation avec les jambes croisées, mais assis à l'européenne, cette posture symbolisant la synthèse du
principe de prière et de celui de la méditation. Et c'est pourquoi encore il est imaginé, en tant qu'Avatar,
dans la "mythologie" indienne, comme un géant à tête de cheval, c'est-à-dire comme un être à la volonté
9 « Hikam »
10 Jacques Philippe, « Recherche la Paix et poursuis-la », 1991
11 Epître aux Romains ”(8, 22).
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humaine de géant, et, en même temps, à l'intellectualité entièrement mise au service de la révélation d'en
haut, le cheval étant le serviteur obéissant du cavalier. Il représente donc la mesure prodigieuse des trois
activités de la volonté : chercher, frapper à la porte et demander…"
En attendant la parousie (du grec « parousia » : présence), le Fou de la Vérité est dans une
position socialement inconfortable, tant est indispensable pour les "puristes" la séparation de la
foi et de la science.
Toute religion déiste est travaillée par ce qui apparaît comme un déchirement entre les vérités
des expériences humaines d’ordre horizontal et vertical.
Mais l’histoire du christianisme témoigne du rapprochement progressif entre la sagesse
humaine et la Sagesse divine :
- de l’opposition : « Si quelqu’un parmi vous pense être sage à la façon de ce monde, qu’il devienne
fou pour devenir sage ; car la sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu. Il est écrit en effet : Celui
qui attrape les sages à leur astuce ; et encore : Le Seigneur connaît les raisonnements des sages ;
[il sait] qu’ils sont vains. » 12
Au début du XIIIè siècle, l’Eglise déclare encore hérétique la pensée d’Aristote…
- au parallélisme : coexistence pacifique de la théologie et la philosophie,
- et à la coopération : saint Augustin, le dominicain saint Thomas d'Aquin, la scolastique (où la
philosophie est la servante de la théologie) ;
- jusqu’à la fusion, dont des prémisses se manifestent dans les deux “camps ” de sages : le
bouddhisme du Mahayana, le christianisme des "Exercices spirituels" de St Ignace de Loyola…
12 Première lettre de St Paul aux Corinthiens (3, 18-20)
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