peaux mortes, quand ces hommes autour de nous meurent de faim ». Et c’est alors ce geste insensé : il
vend ses livres, ses indispensables instruments de travail, pour constituer une aumône qui lui
permettra de distribuer du pain.
Quelques années plus tard, tandis qu’il revient, avec l’évêque d’Osma, d’un voyage en
Scandinavie, il rencontre au cours d’une halte à Toulouse un homme adepte de l’hérésie
cathare. Il découvre alors une autre misère de l’homme, spirituelle celle-là. Il discutera toute la
nuit avec son hôte pour le convaincre de retrouver la foi catholique. Au petit matin, l’homme se
convertit.
On dit de Dominique qu’il était touché par la détresse du peuple qu’il rencontrait au cours de
son errance de frère prêcheur. Mais aussi qu’il stupéfiait les hérétiques par son courage et sa
constance. On crache sur lui, on lui jette de la boue au visage, on lui accroche des brins de
pailles dans le dos, mais il reste habité par la hantise de tous ceux que la misère a séparés de
Dieu ; et il accueille tous les hommes dans le vaste sein de sa charité. Il s’était fait une loi
personnelle de pleurer avec ceux qui pleurent, mais aussi de se réjouir avec les gens joyeux.
Et puisqu’il aimait tout le monde, tout le monde l’aimait.
Mais la carte du Mat représente aussi un avertissement du péril que comporte cette élévation
spirituelle : l'insouciance, l'insuffisance, l'irresponsabilité et le ridicule ; en un mot, la folie.
Tourné vers la droite, le Mat est en marche.
“ Car plus que tout mouvement la Sagesse est mobile ; elle traverse et pénètre tout à cause de sa pureté. ”1
Et « Jésus disait : soyez passant. »2
L’évolution du Mat est solitaire et dénudée.
Platon rappelle que dans les premiers récits mythologiques, Eros -l’Amour- est le fils de
l’indigente Pénia. Il en a reçu certains caractères : « D’abord il est toujours pauvre, et loin d’être
délicat et beau comme on se l’imagine généralement, il est dur, sec, sans souliers, sans domicile ; sans
jamais avoir d’autre lit que la terre, sans couverture, il dort en plein air, près des portes et dans les
rues… »3
Le Mat est doté d'une autorité propre.
« Le sens du mystère de l’homme , la compassion devant la douleur et le péché, la simplicité de cœur,
l’imitation et presque la mimique de la vie du Christ et des vérités évangéliques, sont des traits constants
de la piété russe », écrit Jean Laloy en 1965, en introduction aux « Récits d’un pèlerin russe ». « La
synthèse entre le courant de la piété populaire et la pensée religieuse ne s’est produite que dans des cas
individuels dont le pèlerin est un exemple. »
« Ils possèdent un don que les gens de l’ancienne Russie reconnaissent aux saint innocents, aux « fols en
Christ », qui n’impressionnaient pas seulement tous ceux qui vivaient « normalement » par leur aspect
misérable de pèlerins déguenillés, mais aussi par leurs prédictions et souvent par leur disposition au
sacrifice, remettant ainsi en question toutes les idées et les règles de comportement admises et comprises
par le reste de la société. »4
Sa position comme hors-jeu du Tarot (c’est le seul arcane majeur sans nombre), montre qu’il est
assez "différent" pour être parfois mis au ban de la société, hors les murs des cités. Pourtant il
est pacifique, et ne se défend pas avec son bâton contre le chien qui le mord… Comme la
Sagesse, dont le « pied heurta douloureusement des pierres coupantes du chemin. Sans s'occuper de son
talon blessé, elle voulut leur faire du bien : elle leur prodigua de la lumière, de la chaleur, de la rosée, de la
pluie, mais les pierres restaient insensibles et refusaient d'adoucir leur tranchant" 5
1 Le Livre de la Sagesse, 7, 24.
2Evangile de Thomas, logion 42
3 « Le Banquet »
4 Andreï Tarkovski, « Le Temps Scellé, 1989
5 Bernard-Marie.