L`AMOUR SAGE Tout le monde sait qu`il y a un amour de la sagesse

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L'AMOUR SAGE
Tout le monde sait qu'il y a un amour de la sagesse qui définit la
philosophie. Mais ne s’est-on jamais avisé de l'existence d'une sagesse de
l'amour, qui est peut-être la source de l'authentique sagesse et donc aussi
de la philosophie ? Sans doute les plus sages l'ont-ils toujours su et même
dit. Mais on continue à parler de l'amour bien plus comme d'une folie que
comme d'une sagesse. Est-ce à tort ou à raison ?
D'abord, de quelle folie s'agit-il et se pourrait-il qu'elle ne soit qu'une folie
apparente ? Il semble en effet que se lancer vers un autre en s'ouvrant
tout grand pour le recevoir soit au fond un acte très sage. On objectera
qu'il s'agit peut-être au contraire d'aliénation. Sans doute, mais nous
distinguerons aussitôt deux sortes d'aliénation : celle de la vraie folie,
dans laquelle le Moi se perd et ne se retrouve jamais, et celle de l'amour,
dans laquelle non seulement le Moi se retrouve, mais se renforce
prodigieusement et aussi s'affine.
La vraie folie est bien plus de se refuser à l'amour et de vouloir être soimême tout seul, ou tout seul en soi-même : autrement dit, de chercher à
s'absolutiser. Contre ce danger l'amour nous prémunit. Avec lui, pas
moyen d'oublier que nous sommes des humains tout simplement. Ce qui
est conforme à la vraie sagesse, laquelle a toujours consisté justement à
savoir que nous sommes des humains, dans le meilleur sens des mots
savoir et humain. Mais ce savoir-là, on le devine, implique tout un art
d'aimer.
Que l'amour soit à l'origine même de la sagesse, cela ne fait pas de doute.
Car la connaissance qui importe le plus aux humains n'est pas en
définitive celle des choses du monde – bien qu'elle puisse présenter des
aspects fascinants –, mais celle des humains eux-mêmes, celles des
personnes et des sociétés. Or qui peut se vanter de connaitre les êtres
humains s'il n'a jamais aimé ? Il faut savoir qu'il n'y a pas de rencontre
possible avec les autres, sinon par le moyen des sentiments, qui se
développent d'ailleurs dès le premier contact. Dans le cas où quelqu'un
reste indifférent en présence de l'autre, il restera aussi étranger et il ne
découvrira pas chez lui ce qui est essentiel, ni même ce qui est important.
De plus, celui qui n'arrive pas à aimer les autres personnes (au moins une
ou quelques-unes) aura bien du mal, non seulement à comprendre la vie,
mais à l'accepter telle qu'elle est. Le sens de cette aventure tout à fait
extravagante qu'est l'existence humaine lui échappera entièrement.
Se lancer dans l'amour est une entreprise périlleuse, qui obligera
forcément à se dépouiller, se démasquer, laisser voir la nudité, tant de
son corps que de son âme. Donc l'amoureux aura aussitôt le réflexe de
chercher à se faire beau, au plan physique comme au plan psychique, et
forcément il s'assagira. Les vraies folies sont toujours laides, et il se
retiendra de les montrer à l'autre et de les cultiver. Dans la solitude cellesci peuvent devenir dangereuses : devant quelqu'un qui les voit, les
examine, les juge, elles perdent souvent beaucoup de leur causticité.
Manifestement il est plus facile de devenir humain à deux.
De plus, à moins que nous ne soyons totalement apaisés et en parfaite
harmonie avec nous-mêmes – ce qui est rare avant la vieillesse – la
solitude sera toujours difficile à endurer. Isolés des autres, nous sommes
davantage portés à fabuler et à nous mentir. L'esprit se détraque. Ce
qu'on appelle le bon sens s'évanouit, les rêves prennent des proportions
démesurées et se mettent à nous harceler. L'être humain est fragile et
complexe ; on dirait qu’il est programmé pour fonctionner en couple.
La sagesse n'interdit pas cependant toute espèce de folie, mais
seulement celles qui sont aussi des bêtises ou des monstruosités. Il y a
des folies douces et gentilles, d'autres qui sont belles et amusantes,
d'autres enfin qui sont divines : ces dernières étant bien supérieures en
valeur aux meilleurs projets de la raison. D'ailleurs, une raison qui n'est
que raison, qui n'est que rationnelle, conduit souvent à de terribles folies.
Cela rationnellement. Il ne faut jamais oublier que l'homme est
seulement un animal raisonnable, et non pas rationnel. Les philosophes
ont voulu signifier par là qu'il est « capable » de se conduire selon la
raison ; ils sous-entendent du même coup qu'il ne le fait pas toujours et
qu'il n'est pas nécessaire non plus qu'il le fasse. En réalité, plus la raison
devient puissante en nous, plus l'animal que nous sommes aussi éprouve
de la difficulté à vivre. Seule une machine peut se comporter toujours
d'une façon parfaitement rationnelle, ce qui lui donne une certaine
supériorité sur nous. Mais l'animal et l'homme ne le peuvent pas. En eux
se tient un principe de folie, un appétit, un vouloir-vivre qui est aveugle,
un amour du monde et de la vie qui est gratuit, sans raison aucune, et
que la sagesse non seulement ne censure pas, mais enseigne à
développer.
Le remède à l'amour, a écrit magnifiquement H. D. Thoreau, c'est d'aimer
davantage. Ce qui suppose que l'amour est une maladie. Non pour
l'homme même, évidemment, mais bien pour sa raison. Une maladie de
la raison qui ne veut plus agir, penser, qui soudain ne croit plus en ellemême, qui découvre sa relativité, autrement dit sa non-divinité. Une
maladie qui ne se guérit pas vraiment et qui humilie la raison. Celui qui
aime n'est plus parfaitement maitre de soi. Un autre être a sur lui-même
plus d'emprise que sa propre raison. Étrange faiblesse, affaissement du
principe de nous-mêmes, cette maladie nous fait perdre notre froide
parole, notre ferme volonté, notre intrépide assurance.
L'amour ne procure toutefois la sagesse que s'il sait durer, s'il est une
vraie passion et non une passionnette dans le style donjuan. Alors il se
transforme en sentiment et il sécrète quelque chose comme un sens de
l'honneur, qui est aussi un sens du devoir. Il nous engage à fond dans
l'existence, il nous mobilise à tous les niveaux de notre être et il fait voler
en éclats toutes les apparences, lesquelles sont toujours plus ou moins
fausses. Quand il ne court que le plaisir (il faudrait alors l'appeler d'un
autre nom), il reste au contraire prisonnier des apparences. Il multiplie
les illusions et il les amplifie. Dans ce cas, il est vrai de dire qu'il nous rend
fou, mais d'une folie qui n'est pas sagesse et qui ne conduit pas à la
sagesse. D'ailleurs cet amour se lasse vite de son objet et il se met à en
courir un autre.
Ne pas être aimé est une grande épreuve : ne pas être respecté en est
une plus grande encore. Cela signifie ne pas être reconnu comme une
personne. Cependant la seule reconnaissance formelle ou polie des
relations sociales ordinaires n'est pas suffisante pour que quelqu'un
assume vraiment son rôle dans la société et s'exprime, s'épanouisse
comme personne. Tous ont besoin d'amour et d'amitié, sentiments dans
lesquels se trouvent toujours quelque admiration et un encouragement
à devenir celui que chacun est appelé à être. Aucun humain ne peut
édifier une œuvre et, ce faisant, s'édifier ou se constituer lui-même, en
l'absence d'amour ou d'amitié sincère. Ce n'est donc pas seulement
l'instinct sexuel qui nous tient ensemble, qui nous contraint à aimer les
autres et à nous rendre aimables pour eux. C'est tout autant le besoin de
sentiments stimulants et valorisants.
Sans l'amour les êtres s'affrontent, se battent. Nul repos pour eux, nulle
intimité. Dans la bataille chacun doit investir tout ce qu'il a, tout ce qu'il
est même, et il risque toujours de mourir. L'amour ouvre un domaine où
il n'y aura pas de danger mortel, pas de lutte pour sa vie, une sorte de
paradis dans l'existence. Par conséquent, celui qui ne trouve pas le moyen
de vivre l'amour reste un exilé, un errant perpétuel. Le « paradis » de
l'amour n'est toutefois pas de tout repos, car il faut se montrer digne d'y
être, il faut s'y montrer homme ou femme de qualité. Ce qui requiert un
minimum de sagesse. Autrement, le risque est grand de s'en faire
expulser, ou de le voir se transformer en enfer.
Il n'est pas facile d'entrer en possession de la sagesse de l'amour, et il ne
suffit pas, évidemment, de tomber amoureux pour le faire. Il faut plutôt
savoir faire vivre l'amour, le faire rayonner, le pousser aussi loin et aussi
haut qu'il peut aller, étant bien entendu qu'il n'atteindra jamais ses
limites. Car il n'a pas de limites. Tout amour, y compris le plus humble,
ouvre sur l'absolu et baigne dès le premier instant dans une atmosphère
sacrale. Savoir le maintenir, s'il a commencé fortement, ou savoir le
renforcer s'il a commencé faiblement, revient à l'agrandir, l'étendre, le
clarifier, le débarrasser de ses scories, le transformer en un pouvoir de
création et de compréhension à l'endroit de soi-même d'abord, mais
aussi des autres, de tout ce qui existe et même de Dieu.
L'amour ne connait pas de limite, il ne connait que des obstacles. Mais
ceux-ci peuvent généralement être surmontés et parfois même
transformés en points d'appui pour se dépasser. Quand il est assez grand
et pur, affirme Gandhi, notre désir finit toujours par se réaliser. C'est vrai,
car il nous dote alors d'une intuition et d'une intelligence qui en
préparent, même à notre insu, la réalisation. Certes le hasard intervient
dans toutes les affaires de ce monde, y compris dans les rencontres de
personnes, mais savoir attirer le hasard, savoir reconnaitre les occasions
favorables et anticiper ses propres victoires est le fait d'une perspicacité
que l'amour authentique possède toujours.
On prétend que l'amour est aveugle et l'on représente souvent le petit
Cupidon les yeux bandés. Mais là encore il convient de renverser ce lieu
commun : l'amour est bien plus clairvoyant qu'il n'est aveugle. Et il l'est
d'autant plus qu'il s'est débarrassé de la convoitise sexuelle. C'est
pourquoi ceux qu'enflamme la passion de la chair finissent par se
retrouver dans des lieux spécialisés où on les satisfait moyennant argent
comptant. Il faut à l'amour une véritable ascèse pour se clarifier.
Autrement, la multiplicité des désirs qui jaillissent en lui s'empêtre dans
des contradictions qui l'étouffent.
Ne pas savoir nager, faire de la musique, cultiver les plantes, tout comme
ne pas savoir la chimie, la psychologie ou les mathématiques, cela n'a rien
de honteux. Mais, passé un certain âge, ne pas savoir aimer est louche et
équivoque. Les autres ne peuvent s'empêcher de soupçonner quelque
vice caché, puisqu'il est rare que les hasards ou les occasions de rencontre
manquent systématiquement à un individu. Il arrive souvent par contre
qu'un homme ou une femme soit aveuglé par la convoitise, fermé et
écrasé sous le poids de ses fantasmes, obsédé par une soif de puissance
ou de pouvoir qui ne souffre aucun partage. De tels êtres sont dangereux,
même quand il arrive qu'ils fassent pitié.
Les êtres humains doivent consentir à l'amour comme ils consentent à
une grâce. Il est un don, un cadeau du Ciel qui les comble et les rend bons.
Il excite en eux la générosité et cela d'une façon si magnifique, qu'un
amour que n'accompagne aucun débordement peut être soupçonné de
fausseté. Aussi, quand il lui arrive de se retirer complètement de notre
vie, dans la vieillesse par exemple, il est fréquent que l'avarice lui succède,
ce qui ne contribue pas peu à discréditer cet âge. C'est pourquoi ceux qui
ne trouvent pas le moyen d'accroitre et de diversifier leur amour pour le
monde et les humains – ce qui semble la principale tâche de la sagesse –
constatent que le poids de la vie devient chaque jour plus difficile à
supporter. Vieillir pour eux devient une calamité.
Finalement, l'amour sage, c'est à peu près ce qu'on appelle l'amour fou,
c'est-à-dire le plus beau, le plus complet, le plus total des amours, mais à
condition qu'il ne perde pas la tête, ou plutôt le cœur, et qu'il garde les
yeux ouverts. Il est sage parce que, visiblement, il enseigne l'humanité, la
responsabilité, la solidarité, la moralité ; parce qu'il enseigne à être
féconds et créateurs et qu'il fait des amants, non des esclaves qui
peinent, mais des maitres qui s'expriment. Il est sage encore parce qu'il
ouvre leur présent sur l'éternité et parce que, si ces hommes et ces
femmes ne croient pas en Dieu, il leur donne au moins l'envie d'y croire.
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