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Et l’homme dans tout ça ?
La place de l’homme dans lentreprise et les territoires
Intervention de Jean-Claude Ameisen - 1 -
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Jean-Claude Ameisen
Immunologue
Lhomme est-il un animal
comme les autres ?
Photo Laurent Mayeux
Darwin et le bouleversement du
monde
Durant lété 1837, un jeune homme
commence à rédiger ses carnets
secrets. Il dessine un arbre, il
lappelle larbre de vie et il
veloppe ce qui deviendra la
théorie darwinienne de lévolution
du vivant. Quelques semaines plus
tard, il écrit : « Mais le merveilleux
être humain, il est une exception, il
ne peut pas être simplement un
rameau dune branche de cet
arbre, de l’évolution aveugle du
vivant. » Et trois lignes plus bas, il
écrit : « Non, il nest pas une
exception ». Et il réalise le potentiel
de bouleversement de cette
théorie, et cest une des raisons
pour lesquelles il se taira pendant
vingt ans. Quand il publie LOrigine
des esces, il ne dit pas un mot
sur lorigine de lêtre humain. Et il
attendra encore douze ans avant
décrire La Généalogie de l’homme,
dans laquelle il va exposer sa
vision de lorigine de lêtre humain.
Ce qui lintéresse, cest de montrer
quil nest pas scientifiquement
absurde de penser que lêtre
humain a émer progressivement
à partir de primates non humains.
Le propre de lhomme
Ce qui lintéresse, ce ne sont pas
tellement les caractéristiques
physiques de lêtre humain, ce sont
ses caractéristiques mentales, ce que
lon appelle aujourdhui le propre de
lhomme. Et il va essayer de montrer
dans son livre que toute une série de
particularités, quon considère comme
le propre de lhomme, ont des
prémices chez de nombreux animaux.
Autant LOrigine des espèces
sintéresse, dans ce quil appelle la
lutte pour lexistence, à la comtition
et au combat, autant La Généalogie de
l’homme se penche sur la coopération
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et lentraide. Ce qui le préoccupe le
plus, cest essayer de montrer
lévolution de notre sens moral, qu’il
place en partie dans linstinct
parental, cest-à-
dire que dans de
nombreuses
esces animales,
le nouveau- va
mourir si des
adultes ne sen
occupent pas. Et il
voit dans cette
activité parentale
des adultes les
premiers signes du souci de lautre,
de lempathie et de la sympathie.
Parents mais tous différents
Donc lhomme est-il un animal
comme les autres ? Ce que la
révolution darwinienne nous dit, cest
que nous sommes les parents des
oiseaux et des arbres, des poissons
et des fleurs ; mais la théorie de
lévolution nous dit aussi que
l’évolution est émergence
pertuelle de la nouveauté et de la
diversité, et que donc, dune certaine
façon, aucun animal, aucun être
vivant nest tout à fait semblable à
un autre.
La révolution darwinienne va
profondément influencer notre
culture et exercera une influence sur
dautres sciences. Quand LOrigine
des esces paraît, le monde vivant
est fait de métamorphoses
permanentes mais lunivers entier,
lui, est toujours fixe, depuis son
origine. I faudra attendre
quatre-vingts ans,
cinquante ans après la
mort de Darwin, pour que
lunivers lui-même se
mette à avoir une
histoire, un début, et cela
va être la torie du big
bang.
D’une certaine façon, la
théorie darwinienne nous
a rendus parents non seulement des
oiseaux et des arbres, mais aussi
des étoiles. Lunivers qui nous
entoure est un univers qui nous a fait
naître. Lhomme est-il une portion de
lunivers comme une autre ? Oui, et
dun autre côté nous savons que
nous sommes très différents de
Saturne ou de létoile Polaire.
La part noble de notre nature
Ce que la science nous révèle de
merveilleux sur nos origines ne nous
dit pas réellement qui nous sommes,
et encore moins comment nous
devons nous comporter.
Contrairement à un certain nombre
de récits religieux de nos origines
qui nous expliquent dans quel
but nous sommes là, le récit
scientifique ne fait quaborder la
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question de comment nous avons pu
apparaître. La science ne nous
prescrit pas notre conduite. Pour
Darwin, notre conduite, cétait de
faire en sorte de construire notre
commune humanité. Cette position
morale, il la crivait comme le
respect que nous devons à la part la
plus noble de notre nature. « Ce que
tu voudrais que les hommes fassent
pour toi, fais-le pour eux », disait-il,
et il écrivait : « Il est vrai que lorsque
des êtres humains sont séparés de
nous, par de grandes différences
dapparence ou dhabitudes,
l’exrience montre
malheureusement combien le temps
est long avant que nous les
consirions comme des
semblables ».
L’illusion dune destinée
Ses ritiers et ses successeurs
vont trahir sa position morale. Ils
vont se servir de la torie de
lévolution du vivant, qui dit
que nous sommes des
animaux comme les autres,
pour dire que beaucoup
dêtres humains ne sont pas des
êtres humains comme les autres.
Cela va être le début du darwinisme
social, du darwinisme racial, du
darwinisme sexiste, de leugénisme,
de la stérilisation forcée de plusieurs
dizaines de milliers de personnes
dans des mocraties occidentales.
Et ce que feront la plupart des
successeurs de Darwin, cest de
discriminer entre des personnes, en
fonction du groupe où on les
rattache : ce sera en fonction de la
couleur de peau, ce sera en
fonction de la position sociale les
pauvres et ce sera en fonction du
genre les femmes.
Lévolutionniste Stephen JAY
GOULD, à la fin du XXe siècle, a
écrit un très beau livre, tragique, La
Mal-mesure de l’homme, dans lequel
il montre comment cette tendance
que peut avoir la science à classifier,
à hiérarchiser, à discriminer, peut
entraîner des ravages
considérables.
Amartya SEN a veloppé cette idée
dans un livre récent qui sappelle
Identité et Violence : l’illusion dune
destinée, dans un contexte plus
large. Ce que dit
Amartya SEN, cest
que nous sommes
tous êtres humains,
nous avons tous des
identités nombreuses
et changeantes au cours du temps,
des identités biologiques, des
identités philosophiques,
professionnelles, nationales,
religieuses. Et quenfermer un
groupe de personnes, ou les laisser
senfermer, dans une seule de ces
caractéristiques, comme si cétait
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leur seule identité, est pour lui la
source majeure de violences et
discriminations dans le monde. Le
sous-titre est l’illusion dune destie
parce que, souvent, enfermer des
personnes dans un groupe, cest
croire quon connaît jà leur avenir,
cest croire que leur avenir est jà
termi et cest donc dune
certaine façon restreindre leur
liberté.
Le rôle fondamental des émotions
La science, en particulier les
sciences du vivant, les
comparaisons entre lhomme et
lanimal, ce quon appelle
léthologie, et les
neurosciences explorent
un certain nombre de
mécanismes qui font
partie de nos contraintes
comme de nos champs
des possibles.
Les neurosciences
explorent le rôle fondamental que les
émotions jouent dans nos cisions
rationnelles, et l « agent rationnel »
des économistes qui ne pense quà
maximiser ses intérêts nest pas
véritablement reflété par la façon
dont nous nous comportons et dont
nous agissons. Les neurosciences
explorent lempathie, couvrent des
neurones miroirs que nous
partageons avec certains primates et
qui font que nous sommes capables
de deviner les intentions, les
émotions, la vie intérieure non pas
par un processus rationnel mais en
vivant en nous ce que nous croyons
que les autres vivent par leurs
expressions, par le ton de leur voix.
C’est un mécanisme fantastique de
partage, de vie collective et, dun
autre côté, les neurosciences nous
en montrent aussi les limites.
Si des personnes pour des raisons
culturelles, pour des raisons
physiologiques, nexpriment pas de
la même façon que nous leurs
émotions, nous les interpréterons,
nous les vivrons dune
manière différente.
Lexemple extrême en
est donné par les locked-
in syndromes, Le
Scaphandre et le
Papillon, on a
longtemps cru que parce
que des gens étaient
totalement paralysés cela voulait
dire que leur vie intérieure était
absente.
La subjectivité du libre arbitre
Les neurosciences explorent aussi
ce que nous appelons le libre
arbitre, ce que les Anglo-Saxons
appellent la libre volonté, dans des
contextes très précis : que se
passe-t-il quand nous cidons
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dappuyer sur un bouton ? Est-ce que
nous choisissons exactement le
moment, est-ce que quelque chose se
passe en nous avant que nous le
sachions ? Ce que montrent les
neurosciences, cest que les choses
sont différentes de ce qu’intuitivement
nous pensons, que sans doute ce que
nous appelons libre arbitre est de
nature intermittente et rétrospective
comme lest notre conscience et que
la réflexivité, notre capacité à revenir
sur nous-mêmes, joue un rôle
extrêmement important dans ces
processus de construction de notre
liberté.
La science est parfois réductionniste
et terministe à lextrême. Certains
articles scientifiques publiés dans les
meilleurs journaux disent : les
exriences de neurosciences
montrent que le libre arbitre nexiste
pas. Est-ce que cela veut dire que les
scientifiques qui ont fait cette étude
nétaient pas libres ? Et que signifie
une étude publiée par des gens qui
ne disposent pas dun libre arbitre ?
La question nest pas posée, comme
si ceux qui faisaient la science étaient
différents de ceux qui étaient
observés, et comme si les
observations ne concernaient que
dautres.
Certains soutiennent quil existe un
terminisme génétique très fort, nul
ne pose la question de savoir si ces
chercheurs étaient génétiquement
termis à penser que nous
sommes génétiquement termis.
Vous voyez donc que la science peut
être mise au service de tout le monde,
mais elle peut être aussi un
instrument de pouvoir, un instrument
de clivage entre ceux qui disent
« nous », qui font la science ou qui la
comprennent ; et puis ceux quon
appelle « les autres » et quon
considère comme étant simplement
ce quon a observé deux. La
science peut mesurer un certain
nombre de contraintes,
ou de champs possibles,
mais je crois que la
liberté en tant que telle ne
se mesure pas : elle se
donne, elle est un horizon, une
émergence et elle se co-construit.
Notre liberté senrichit de celle de
l’autre
Donc la liberté de chacun dépend
aussi la liberté de lautre. Paul
Ricœur disait : « On entre en éthique
quand, à l’affirmation par soi de sa
volonté, on ajoute l’affirmation de la
volonté que la liberté de l’autre soit.
Je veux que la liberté soit ». Et à
lie habituelle que la liberté de lun
sarrête où commence la liberté de
lautre, Ricœur substitue lidée que la
liberté dont chacun dépend et a
besoin, senrichit de la liberté de
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