Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (IV) : La voie tunisienne
Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord de Crisis Group N°106, 28 avril 2011 Page ii
a permis de transformer ce qui fut au départ un mouve-
ment populaire plus ou moins spontané et localisé en une
révolution nationale décisive.
Lorsque Ben Ali prend la fuite le 14 janvier, rien n’est
encore joué. Le pays fait face à trois défis fondamentaux.
Depuis, il a réalisé d’importants progrès concernant le
premier, a pris un départ encourageant pour le second,
alors que tout reste à faire pour le dernier.
Premier chantier : mettre en place des institutions transi-
tionnelles capables de rassurer ceux qu’inquiète un pos-
sible retour en arrière et d’apaiser ceux qu’effraie la pers-
pective du chaos. La route fut semée d’obstacles. Aux yeux
de beaucoup, le premier gouvernement post-Ben Ali était
une copie conforme de celui qui le précédait, avec des
revenants du RCD, y compris des membres de l’ancienne
équipe au pouvoir. L’opposition répliqua en créant un
conseil qui prétendait incarner la légitimité révolution-
naire. Après un bras-de-fer et plusieurs faux départs, un
équilibre institutionnel plus ou moins consensuel semble
avoir été trouvé. Les ministres controversés ne font plus
partie du gouvernement et la commission chargée de la
transition a été élargie pour faire place à de nombreux re-
présentants du monde politique et de la société civile. Les
élections pour une assemblée constituante – une demande
clé des manifestants – devraient avoir lieu en juillet.
L’expérience tunisienne comporte de nombreuses leçons.
Les dirigeants qui au départ succédèrent à Ben Ali auront
souffert de n’avoir ni élargi le cadre de leur consultation ni
clairement communiqué leur politique ; en faisant preuve
de souplesse et en se montrant à l’écoute des demandes
populaires, leurs propres successeurs ont pu par la suite
éviter au pays une crise politique majeure.
Second impératif : intégrer les islamistes dans un champ
politique remanié. La Tunisie aborde ce problème avec
des atouts non négligeables. An-Nahda, principale forma-
tion islamiste du pays, se distingue en effet de nombreux
de ses homologues arabes par son pragmatisme, ses con-
tacts avec d’autres forces politiques et sa perspective in-
tellectuelle sophistiquée. De même, certains partis laïques
ont cherché, au fil des ans, à bâtir des ponts avec le mou-
vement. An-Nahda s’est montré discret pendant le soulè-
vement et, depuis la révolution, a cherché à rassurer. Mais
la méfiance réciproque demeure. Les organisations fémi-
nistes en particulier doutent de la sincérité du mouvement
et craignent pour les droits des femmes. Quant aux isla-
mistes, ils vivent toujours avec la mémoire de la répression
brutale des années 1990 lorsqu’An-Nahda fut systémati-
quement écrasé par le régime de Ben Ali.
Le troisième défi est également le plus urgent : s’atteler aux
profonds griefs socio-économiques. Pour les nombreux
citoyens qui sont descendus dans les rues, le désespoir
matériel était un facteur décisif. Bien sûr, ils réclamaient
également la liberté et les droits démocratiques, et ils ont
toutes les raisons de se réjouir des progrès qui ont été réa-
lisés dans ces domaines. Mais la victoire politique qu’ils
ont obtenue aura peu fait pour changer les conditions qui
furent aux origines de la révolte. Au contraire : la révolu-
tion a ravagé la saison touristique ; l’instabilité régionale
a fait grimper le prix de l’essence ; l’incertitude a ralenti
l’investissement étranger ; et, plus récemment, le conflit
libyen a provoqué un afflux de réfugiés.
Une conjoncture économique difficile s’est ainsi aggravée.
En l’absence d’initiatives internes fortes et d’une géné-
reuse contribution internationale, on peut s’attendre à de
nouvelles émeutes sociales conjuguées à une forte impres-
sion d’inégalités régionales et un sentiment de dissociation
politique entre le nord et les régions du sud et du centre.
Pourtant, en dépit de ces défis, la Tunisie demeure pour
l’instant un objet d’espérance plutôt que de craintes. Ce
n’est ni l’armée ni un groupe de politiciens qui mènent la
transition mais plutôt un mélange hétérogène d’institu-
tions, de forces politiques, de syndicats et d’associations
qui cherchent, par la voie du dialogue et des négociations,
un compromis. Pour la région et le reste du monde, c’est
là une raison suffisante de continuer à prêter attention à la
Tunisie et de l’aider à poursuivre son chemin.
RECOMMANDATIONS
A l’attention du gouvernement tunisien, de
l’Instance supérieure pour la réalisation des
objectifs de la révolution, la réforme politique et
la transition démocratique, et des commissions
nommées par le gouvernement transitoire :
1. Présenter de manière publique et régulière le travail
du gouvernement, de l’Instance supérieure, ainsi que
de l’ensemble des autres commissions.
2. Travailler avec l’ensemble des partenaires sociaux
sur la question de l’emploi, de la protection des plus
démunis et de la réinsertion des diplômés chômeurs.
3. Renforcer les prérogatives du ministère du Dévelop-
pement régional, en établissant un plan d’urgence
sociale pour les régions défavorisées.
4. Travailler à la réinsertion sociale des anciens prison-
niers politiques, notamment par un système d’aide au
retour à l’emploi, à la formation et à l’indemnisation
des familles.
5. Continuer à réformer les services de sécurité, notam-
ment en :
a) créant une commission chargée de la réforme et de
la centralisation des services, associant des repré-
sentants des organisations de la société civile et