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EUROPEANA
Numéro 3
Relecture d’Aristote
Relecture d’Aristote
Durkheim : penser pour une nouvelle ère
EUROPEANA
édition internationale
Numéro 3
Printemps 2014
Fondateur et Rédacteur en chef: GAO Xuanyang (KHA Saen Yang)
Rédacteurs en chef exécutifs: JI Zhe, Michel MAZOYER
Comité de rédaction:
Guillaume DUTOURNIER, LI Wenjie, YANG Yang
Conseil scientifique:
Jean-Michel DE WAELE, Valérie FARANTON,
Alan FORREST, Axel HONNETH, Paulos HUANG,
Anna KRASTEVA, Julia KRISTEVA,
Tanguy L’AMINOT, Jean-Pierre LEVET, Gilles LHUILIER,
Theodoros PAPATHEODOROU, Patrick PASTURE,
Xavier RICHET, Susan Stedman JONES,
Alexander THOMAS, Heiner TIMMERMANN,
Raymond TROUSSON, Yves Charles ZARKA
© Institut d’études avancées sur la culture européenne
Université Jiao Tong de Shanghai
© Centre de Recherche Europe Asie, Paris
© Association KUBABA, Paris
Contact:
Association KUBABA, Université de Paris 1
Panthéon-Sorbonne
12, Place du Panthéon, 75231 Paris CEDEX 05
Collection KUBABA
Série Europe & Asie
EUROPEANA
Numéro 3
Institut d’études avancées sur la culture européenne,
Université Jiao Tong de Shanghai
Centre de Recherche Europe Asie
Association KUBABA
L’Harmattan
Illustration de couverture:
Collage 140 de Jean-Michel LARTIGAUD
© L’Harmattan, 2014
5-7, rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris
www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN: 978-2-343-03879-7
ISSN: 2269-0441
EUROPEANA
Relecture d’Aristote
Rereading Aristotle
Introduction
ZENG YI
Dans le domaine des études de la philosophie ancienne, le progrès
s’accompagne toujours de renouvellements de la codicologie et de la traduction
du texte originel. Les études aristotéliciennes ne font exception. Prenons
l’exemple de la traduction française de la Métaphysique: avant 2008, on avait
principalement trois traductions: celle, assez ancienne, de Jules BarthélemySaint-Hilaire (1879, collection Agora), celle de Jules Tricot (1933, Vrin), et la
troisième, couronnée par le prix Victor-Delbos et l’Académie des sciences
morales et politiques, attribuée à André de Muralt. Ces trois traductions
privilégient la tradition thomiste, ou du moins, sont influencées par la
perspective de la philosophie médiévale des traducteurs. Bernard Sichère
s’éloigne de la langue scolastique pour nous fournir une traduction très originale
des livres A-E de La Métaphysique (2007), sous l’influence du cours de Heidegger
sur le livre Thêta de cette œuvre. Enfin, Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin
proposent une nouvelle traduction, (parue en 2008), suivant un fil aristotélisant
de pensée à travers une étude à la fois historique et philosophique et prenant
appui sur des interprétations récentes.
Outre un grand progrès de la traduction de La Métaphysique, n’oublions
pas les études portant sur le reste de l’œuvre d’Aristote, sous l’impulsion de
Pierre Pellegrin en particulier, concernant la traduction critique des livres A-E
de La Métaphysique, celle du livre VI de L’Éthique à Nicomaque et celle de la
Rhétorique. Ces travaux suscitent corrélativement le renouvellement de la
démarche de l’interprétation. Comme le résume Richard Bodéüs 1 , l’idée de
reconstituer le corpus aristotélicien comme un système de pensée cohérent
autour d’une seule idée fondamentale rencontrait beaucoup de difficultés;
l’autre approche, inaugurée par W. Jaeger, consistant à reconstituer l’itinéraire
philosophique, en quelques sortes, apparaît caduque pour la majorité des
1
Cf. Richard Bodéüs, Aristote, Paris: Vrin, 2002, p. 9-11.
9
exégètes. S’appuyant sur des détails que l’on remarque en étudiant
soigneusement le texte originel, il semble que la méthode la plus prudente et la
plus raisonnable soit de pénétrer dans les problématiques propres d’Aristote et
de reconstituer les arguments concernés en les articulant l’un à l’autre.
Dans ce volume, nous présentons quatre articles écrits par quatre
éminents spécialistes des études aristotéliciennes: Annick Jaulin, traductrice de
La Métaphysique (Paris: GF, 2008), Pierre Pellegrin, traducteur de Les Politiques
(Paris: GF, 1990), Michel Crubellier, traducteur de Les Catégories (Paris: GF,
2007) et Pierre-Marie Morel, traducteur de Petits traités d’histoire naturelle (Paris:
GF, 2000). Ainsi, nous pouvons appréhender les progrès récents dans ce
domaine et approfondir la connaissance d’une pensée qui nourrit encore
l’esprit contemporain. Ces quatre auteurs sont aussi les traducteurs des œuvres
aristotéliciennes et leurs articles se fondent sur leurs travaux dans les domaines
différents de la pensée du Stagirite.
« De la cause motrice ou de la cause finale, laquelle des deux Platon a-t-il
ignorée, du moins selon Aristote? », premier article dans ce volume, permet
d’éclairer le sens de la pensée platonicienne pour la théorie des quatre causes
chez Aristote. Il nous aide à prendre en compte la critique précise qu’Aristote
fait de son maître à propos de la théorie des causes et à nous détacher de l’idée
selon laquelle Aristote est fondamentalement un successeur de Platon.
À travers d’amples références, « Aristote: une politique biologique? »
nous conduit à comprendre le sens de la « nature » dans la philosophie sur des
choses humaines. L’auteur s’impose une double tâche: d’une part, il observe la
frontière classique établie par Aristote entre le domaine éthique et le politique;
d’autre part, il met en lumière les principes fonctionnels des propositions dans
le champ croisé.
L’originalité du troisième article, « À propos de la discussion théorique,
de la science et des commencements de la logique formelle. La signification
philosophique de l’Organon d’Aristote », réside en ce que l’auteur offre une
perspective synthétique sur les formes et les normes entre la dialectique et la
rhétorique. De plus, il montre bien l’inventivité du Stagirite à propos du
syllogisme.
Enfin, dans « Le final et le possible. Finalité et possibilité dans la
Locomotion des animaux d’Aristote », l’auteur distingue deux niveaux de la
finalité: une téléologie globale et une autre, locale. Voilà un très bon exemple
illustrant la complexité des traités aristotéliciens, irréductibles à certains
principes fondamentaux: on ne peut pas, pour cette raison, les intégrer à un
système géométrique.
10
De la cause motrice ou de la
cause finale, laquelle des deux
Platon a-t-il ignorée, du moins
selon Aristote?
ANNICK JAULIN
Quelle est la différence entre la conception platonicienne et aristotélicienne de la causalité?
Aristote reproche à Platon, lors de la doxographie sur les causes au livre A des traités
métaphysiques, d’avoir ignoré la cause motrice et méconnu la cause finale. En réalité, ce
double reproche repose sur une critique plus importante encore qui concerne le rapport
entre la matière et la forme: Platon a identifié la matière et la privation, alors qu’il est
nécessaire de les distinguer.
1. Des causes selon Platon
Si l’on s’interroge sur la conception aristotélicienne de la causalité, on ne
peut ignorer la doxographie du livre A des traités métaphysiques où, selon sa
méthode dialectique habituelle dans la recherche des principes du domaine qu’il
envisage, Aristote s’intéresse aux théories de ses prédécesseurs sur les causes et
les principes. La question des causes premières est, en effet, l’objet déclaré de la
recherche conduite dans les traités métaphysiques. Lors de cet examen, Platon
est donné comme ayant fait usage de deux causes:
T1 « D’après ce qu’on a dit, il est manifeste qu’il s’est seulement servi de
deux causes, le ce que c’est et la cause selon la matière, car les formes
sont les causes du ce que c’est pour tout le reste, tandis que l’un est
cause pour les formes; et <si l’on cherche> quelle est la matière qui est
substrat, de laquelle se disent les formes dans le cas des sensibles et l’un,
dans le cas des formes, il est manifeste que c’est la dyade, le grand et le
petit; de plus, il a attribué à chacun des deux éléments chacune des
causes du bien et du mal » (Méta, A, 6, 988a 8-15).
Si Platon a fait usage de deux causes seulement, la cause selon la matière
et la cause selon la forme, cela signifie qu’il a ignoré les deux autres, la cause
11
motrice et la cause finale. Malgré l’étonnement manifesté par Alexandre
d’Aphrodise lors de son commentaire du passage 1 , le fait que Platon aurait
ignoré la cause motrice est le thème si constant de la critique aristotélicienne
des Formes2 que le reproche aristotélicien paraît banal:
T2 « De toutes les difficultés, la plus grande serait de dire enfin en quoi
les formes sont utiles aux sensibles, qu’ils soient éternels ou soumis à la
génération et à la corruption, car elles ne sont pour eux causes d’aucun
mouvement ni d’aucun changement » (A, 9, 991a8-11).
En revanche, on rencontre moins fréquemment des passages où
l’ignorance de la cause finale serait explicitement imputée à Platon. Pourtant
l’indication selon laquelle Platon aurait attribué à la forme la cause du bien et à
la matière la cause du mal, laisse penser que Platon n’a connu que deux des
quatre causes, même si la méconnaissance platonicienne de la cause finale
pourrait être, en partie, compensée par l’association que fait Aristote entre la
forme et le bien, puisque le bien et la fin sont généralement identifiés dans la
théorie aristotélicienne des causes, comme le montre le texte suivant:
T3 « la troisième le principe d’où part le mouvement, la quatrième est la
cause opposée à celle-là, le en vue de quoi et le bien (car c’est
l’accomplissement de toute génération et de tout mouvement) » (A, 3,
983a 30-32).
Ainsi, dans la théorie platonicienne des causes, l’absence de la cause
motrice serait totale, tandis que la cause finale se présenterait de manière
indirecte, sous le biais d’une certaine équivalence, par assimilation de la cause
du bien à la forme; quant à la matière, elle est assimilée à la cause du mal. Cette
présentation indirecte découle de l’absence de la cause motrice, dès lors
qu’Aristote présente, dans sa propre théorie, la cause finale comme « la cause
opposée » à la cause motrice. On peut donc penser que la conception d’une
cause finale en l’absence de la cause motrice ne peut que livrer une version
appauvrie de la cause finale, bien que la cause finale puisse, en certains cas,
n’être pas liée à la cause motrice, car la conséquence en serait l’absence du bien
dans le cas des choses immobiles. Que l’approche platonicienne de la cause
finale soit biaisée et ambiguë, tel est bien l’avis exprimé par Aristote, lorsqu’il
récapitule l’état de la théorie des causes avant sa propre intervention: Platon n’a
pas rendu compte de la cause finale d’une manière plus satisfaisante que ne l’a
fait Anaxagore, même si ce n’est pas pour les mêmes raisons:
Alexandre d’Aphrodise, Commentaire à la Métaphysique d’Aristote, p. 59, l. 27. Cet étonnement est si fort ou
l’importance de la cause efficiente si grande que, au risque de contredire l’étonnement premier, Alexandre
donne chacun des éléments, la forme et la matière, comme causes efficientes du bien et du mal (p. 60, 18).
2 Le même thème est repris en M 5, passim et dans De la génération et de la corruption, II, 9, 335b 7‐24. Le
reproche vise notamment le discours du Socrate du Phédon.
1
12
T4 « Quant à la fin des actions, des changements et des mouvements,
d’une certaine manière ils disent qu’elle est une cause, mais ils n’en
parlent pas ainsi ni de la manière précisément dont elle est naturellement
cause. Ceux en effet qui nomment l’intelligence ou l’amitié posent ces
causes comme un bien, toutefois ils n’en parlent pas comme fin de l’être
ou de la génération d’un être quelconque, mais comme si les
mouvements trouvaient en elles leur point de départ. De même aussi,
ceux qui déclarent que l’un ou l’être sont une nature de cette sorte
affirment bien qu’ils sont la cause de la substance, mais non qu’ils sont
la fin de l’être ou de la génération, si bien qu’il leur arrive en quelque
sorte de dire et de ne pas dire que le bien est une cause, car ils ne le
disent pas au sens simple [ou absolu], mais par accident » (A, 7, 988b 616).
Le fait de poser une similitude (« de même aussi ») entre la théorie
platonicienne de la cause finale et celle des physiologues, notamment celle
d’Anaxagore, signe l’échec de la recherche socratique des causes, conduite dans
le Phédon. Suffit-il cependant de situer en opposition la cause motrice et la cause
finale pour transformer la conception de la cause finale, alors même que
persiste l’assimilation de la forme et de la fin, de la forme et du bien?
Autrement dit, en quoi la conception aristotélicienne de la cause se distingue-telle de la conception platonicienne? La question des rapports entre la forme, la
fin et le bien doit donc être élucidée pour comprendre comment l’assimilation
de la forme et de la fin chez Aristote peut ne pas susciter des critiques
analogues à celles qu’il adresse à Platon, puisque de fait, Aristote pratique, lui
aussi, l’assimilation de la forme et de la fin.
T5 « Puisque la nature est double, matière d’un côté, forme de l’autre,
que celle-ci est fin et que tout le reste est en vue de la fin, la <nature
comme forme> sera la cause en vue de quoi » (Physique, II, 8, 199a 3032).
La critique adressée à la théorie platonicienne des causes par Aristote,
notamment sous l’aspect de la méconnaissance de la cause finale, alors que la
théorie aristotélicienne de l’identité de la cause formelle et de la cause finale
semble quasi identique à celle qu’il critique, oblige donc à reprendre l’étude des
rapports entre cause motrice, cause finale et cause formelle chez Aristote, pour
comprendre la raison de la différence sous la similitude apparente. De manière
plus générale, la description aristotélicienne des théories antérieures des causes,
présentée dans le livre A de la Métaphysique, introduit des similitudes et des
différences inattendues entre les théories examinées: la similitude entre les
théories de la cause finale des physiologues et celle de Platon, alors que les
premiers font usage de deux causes, la matérielle et la motrice, dont l’une au
moins est décrite comme absente chez Platon, paraît aussi étrange que la
différence entre la théories platonicienne et l’aristotélicienne dont on
13
soulignerait plutôt les similitudes. Aristote donnerait-il une preuve
supplémentaire d’un défaut dont certains l’accusent volontiers, à savoir d’être
un piètre historien de la philosophie? Pour donner une réponse affirmative à
cette question, il faudrait ne pas avoir remarqué que la description des causes
données dans le livre A implique un désaccord important sur la quatrième cause,
à savoir la cause matérielle. En effet, le T1 attribue à Platon l’assimilation de la
matière et de la cause du mal; or, Aristote refuse d’attribuer à la matière la cause
du mal et reproche à Platon de l’avoir fait. Si l’on cherche où situer la grande
différence entre les théories causales de l’un et l’autre auteur, en suivant l’avis
du principal intéressé, il faut d’abord évoquer la conception de la cause
matérielle, car il y a sur ce point, selon les propos d’Aristote, une différence très
grande:
T6 « 1) Nous, en effet, nous disons que la matière et la privation sont
différentes et que d’entre elles, l’une, la matière est non-être par accident,
alors que l’autre, la privation l’est en elle-même, et que l’une, la matière,
est d’une certaine manière presque une substance, alors que la privation
ne l’est pas du tout. Eux pourtant <disent que> le non-être est
semblablement le grand et le petit, aussi bien pris ensemble que chacun
séparément. De sorte que le mode de cette triade là est complètement
différent de l’autre. En effet, ils ont avancé jusque-là, à savoir qu’il faut
qu’il y ait une certaine nature sous-jacente, et pourtant ils la font une. En
effet, même si on en fait une dyade, en disant qu’elle est le grand et le
petit, on n’en fait pas moins une même chose; car ils ont négligé l’autre
<aspect>. 2) En effet, celle qui demeure est cause coopérante [synaitia,
comme plus tard chez les stoïciens] de la forme des choses qui viennent
à être, à la manière d’une mère. Quant à l’autre partie de la contrariété
elle pourrait souvent paraître à celui qui applique sa pensée à son
caractère malfaisant n’être pas du tout. En effet, puisqu’il y a quelque
chose de divin, de bon et de désirable, nous disons que d’une part il y a
le contraire de cela et d’autre part ce qui par nature tend vers cela et le
désire selon sa propre nature, alors qu’il leur arrive que le contraire
désire sa propre corruption. […] 3) En un sens, elle se corrompt et
s’engendre, en un autre sens non. En effet, au sens de « ce en quoi » elle
se corrompt par soi (ce qui se corrompt est en elle, la privation); mais
selon la puissance, elle n’est pas détruite en soi, mais il est nécessaire
qu’elle soit sans corruption et sans génération. En effet, si elle est
engendrée, il faut que soit sous-jacent un premier élément constituant à
partir duquel <elle est engendrée>, or cela est sa nature même, de sorte
qu’elle sera avant de venir à être (car j’appelle matière le substrat premier
de chaque chose, à partir duquel quelque chose vient à être, et qui en est
un constituant interne, non par accident » (Physique, I, 9, 192a 3-29).
La citation est longue, mais son importance excuse sa longueur, car le
texte fournit le ressort de la différence entre la théorie aristotélicienne de la
causalité et toutes les théories antérieures, comme le rappellera Aristote en Méta,
14
Λ 10 (1075a 25-34) où il commente la nature de la triade qu’il propose ici, en
disant que
T 7: « tous produisent toutes choses à partir des contraires/pantes gar
ex enantiôn poiousi panta »,
ce qui veut strictement dire, étant donné l’opérateur ex hou, qu’ils font des
contraires la matière de tout, alors que quand Aristote introduit la matière dans
la distinction d’avec la privation, la matière est clairement distincte de quelque
contraire que ce soit, ce qu’il exprime aussi en disant, dans ce même texte,
« pour nous la matière n’est le contraire de rien ». La nouvelle triade
aristotélicienne autorise en effet une coopération de la matière et de la forme
dans la théorie de la génération et permet, par la double logique qu’elle inscrit
dans la matière (ou dans le substrat) dont une partie disparaît (la contrariété
portée par la privation), alors qu’une partie subsiste (la puissance ou la matière),
de poser sans contradiction l’éternité et le devenir, voire l’éternité du devenir,
ou encore de penser la génération comme possible, au contraire de ses
prédécesseurs3.
Le dédoublement du substrat entre a) la matière qui est la chose en
puissance et b) la privation qui est le contraire négatif ou l’opposé de la forme
rend possible la continuité d’un processus où la forme est articulée au moteur,
de sorte que l’identité de la forme et de la fin, semblable dans son résultat avec
l’identité platonicienne, fait référence à un processus dont Platon ne parlait pas.
La nouvelle triade permet une nouvelle combinaison des causes par l’invention
d’un processus complexe: dans tout devenir se produit un dédoublement où,
tandis que la puissance passe à l’acte (la matière passe à l’acte), la privation
(steresis) de la forme cède la place à la possession de la forme (hexis).
On peut maintenant revenir à l’étude des causes, au sens plein du terme,
les causes formelles, finales et motrices et ne presque plus parler de la cause
matérielle dont la fonction est celle du ex hou, à condition de se souvenir que le
dispositif aristotélicien des causes repose sur cette différence entre matière et
privation, que donc la matière n’est pas un contraire, alors que les deux
contraires sont des formes, positive versus négative. Il faudra s’en souvenir, car
cette distinction engage un grand nombre d’analyses parmi les plus complexes
du corpus aristotélicien, telle la définition du mouvement en Physique III ou la
distinction entre les deux types de moteur, mobile ou immobile, chacun lié à
l’un des deux aspects de ce processus complexe qu’est devenu le mouvement.
Elle est aussi à l’origine de la question du niveau pertinent où l’on peut dire
qu’une chose en est une autre en puissance, comme en Méta, Θ 7 où l’on se
demande « quand chaque chose est en puissance et quand elle ne l’est pas » qui
fournit l’occasion d’une innovation lexicale dans le domaine de la causalité avec
3
Telle est la conséquence tirée par Aristote en Physique I, 8 de la triplicité des principes, établie en I, 7.
15
l’ekeininon comme désignation de l’aspect matériel de la chose4. La forme est
cause véritable de la substance de cette chose, cause du fait que cette chose soit
un ekeinon, tandis que la matière exprime seulement l’aspect dérivé de la chose,
l’ekeininon. La matière est toujours liée ou à la forme ou à la privation et n’existe
pas comme séparée.
2. Conséquences de la différence matière/privation sur les rapports entre
cause motrice, cause finale et cause formelle chez Aristote
On sait que ces trois causes peuvent être rapprochées parfois par Aristote:
deux d’entre elles étant identifiées, la forme et la fin, la troisième, le moteur leur
étant spécifiquement identique:
T8 « 1) Puisque les causes sont quatre, il appartient au physicien de les
connaître toutes, et il rendra compte du pourquoi (dia ti) en physicien en
le ramenant à l’une d’elles toutes: la matière (hylè), la forme (eidos), le
moteur (to kinèsan), le en vue de quoi (to hou heneka). Or les trois
dernières convergent souvent en une seule. En effet le ce que c’est (to ti
esti) et le ce en vue de quoi (to hou heneka) sont une seule chose, le point
premier d’où vient le mouvement leur est spécifiquement identique (to
d’hothen hè kinèsis proton tô eidei tauto toutois), car c’est un être humain qui
engendre un être humain, ce qui est en général le cas pour tout ce qui
meut en étant mû. 2) Quant à celles qui ne sont pas ainsi, elles ne
relèvent plus de la physique, car ce n’est pas en ayant en elles-mêmes un
mouvement ou un principe de mouvement qu’elles meuvent, mais en
étant immobiles. C’est pourquoi il y a trois <types> d’études, l’une
concerne ce qui est immobile 5 , une autre concerne ce qui est en
mouvement mais incorruptible, une autre concerne les choses
corruptibles. 3) Si bien que le pourquoi est donné à celui qui le ramène
(anagonti) à la matière, au ce que c’est et au moteur premier. En effet, au
sujet de la génération, on examine les causes surtout de cette manière:
quoi vient à être après quoi, qu’est-ce qui a d’abord produit ou pâti et
ainsi chaque fois à la suite. 2 bis) Or les principes qui meuvent
physiquement sont deux dont l’un n’est pas physique, car il n’a pas en
lui un principe de mouvement; tel est le cas de ce qui meut sans être mu,
comme ce qui est complètement immobile et premier de toutes choses
et le ce que c’est et la forme (morphè), car c’est une fin (telos) et un ce en
vue de quoi. 4) De sorte que puisque la nature est en vue de quelque
chose, il faut aussi connaître ce principe là et donner le pourquoi sous
1049a 25. Même notation en Z 7, 1033a 5-22, où cette forme dérivée montre que la matière n’est jamais
seule, mais qu’elle était liée à la privation avant que d’être avec la forme. Ce point fondera la critique adressée
aux analyses du Timée en Génération et Corruption, II, 1, 329a 13-21. Il n’est pas possible de désigner les choses
soumises à la génération et à la corruption « du nom de ce à partir de quoi (ex hou) elles sont engendrées,
alors que lui prétend que ‘la chose la plus véridique’ c’est de dire que chacun de ces objets ‘est or’ ». Platon
aurait du dire non que ces objets « étaient or », mais « en or » pour respecter la fonction dérivée de la cause
matérielle.
5 Si l’on privilégie la version majoritairement transmise et non éditée par Ross.
4
16
toutes ses formes, par exemple que cela provient nécessairement de cela
(le « de cela » s’entendant ou simplement ou la plupart du temps) et si
cela doit être (comme la conclusion provient des prémisses) et parce que
cela est l’être ce que c’est et pour quelle raison c’est meilleur ainsi, non
absolument mais relativement à la substance de chaque chose » (Physique,
II, 7, 198a 22-b 9).
Encore une fois, on a cité un texte d’une certaine longueur, ce qui est
nécessaire pour comprendre le déroulement du raisonnement aristotélicien: 1)
dans le premier moment du texte, on reprend l’énumération des quatre causes.
L’intérêt du texte est aussi de mettre en parallèle les types de causes et les
questions auxquelles elles fournissent des réponses ou des explications. C’est de
ce point de vue explicatif que trois des causes convergent, deux s’identifient: le
« ce que c’est » et le « en vue de quoi », tandis que la cause motrice ou l’origine
du mouvement a une identité spécifique avec elles; l’exemple de l’être humain
explique ce dont il s’agit et donne le contexte de l’analyse, celui de la génération,
ou encore le domaine des choses qui meuvent en subissant elles-mêmes un
mouvement. 2) Cette remarque induit immédiatement la distinction entre deux
domaines, celui qui relève de la physique et celui qui lui est extérieur. La
distinction de deux domaines n’empêche pas la division en trois des objets, car
le domaine physique se compose de deux types d’objets: les éternels et les
périssables. Le domaine qui échappe à la physique est celui des moteurs
immobiles. Il n’est pas inintéressant de voir comment ce type de moteurs se
construit: ce sont strictement des moteurs qui n’ont pas en eux-mêmes de
principe de mouvement, sinon ils seraient physiques.
On doit conclure que a) avoir en soi-même un principe de mouvement
signifie agir et pâtir, b) comme le précise 2bis, ne pas avoir en soi un principe
de mouvement équivaut à mouvoir sans être mû, ce qui est le cas du premier
moteur, mais aussi de la forme comme fin (telos) ou « en vue de quoi ». Il est
clair que les moteurs immobiles meuvent, mais sans produire ou agir ni pâtir.
De sorte qu’il faut enrichir 3) l’explication par le moteur mû, avec l’explication
4) par le moteur immobile, puisque la nature est « en vue de quelque chose », ce
qui devrait impliquer au sens strict qu’il y a du non physique dans la physique,
ou plutôt, comme l’explique 4), qu’il y a une logique dans la nature, car le
processus naturel est dès lors régi par une nécessité, « cela provient
nécessairement de cela », qui permet la prédiction « comme la conclusion
provient des prémisses »; il y a alors un processus formel et optimal, régi par
l’être ce que c’est et par le meilleur, non dans l’absolu, mais dans les limites de la
substance de chaque chose. Cette limitation relative à la substance de chaque
chose permet de sauvegarder la pluralité dans le monde: il n’y a pas un seul logos.
De fait, il s’agit d’une explication: on donne les causes, comme il est indiqué en
3) dans le but de rendre raison de la chose dont on parle.
Si l’on rassemble les informations données par ce texte, il y a donc deux
types de moteurs qui meuvent physiquement: les moteurs physiques qui
meuvent en étant mus, agissent et pâtissent et les moteurs non physiques qui
17
meuvent sans être mus, qui n’ont pas en eux-mêmes de principe de mouvement
et qui n’agissent ni ne pâtissent. Des exemples sont donnés de ces moteurs
immobiles qu’il ne faut pas réduire à l’unicité du premier, puisque font partie de
ces moteurs immobiles le « ce que c’est » et « la forme »; on voit qu’ils sont
définis par leur fonction de telos et de hou heneka (198b 2-3). Ce qu’ils apportent
comme nouveauté, relativement à l’analyse antérieure des causes, est la
substitution d’un lien nécessaire (comme des prémisses à la conclusion) à la
place du schème de la succession (to ephexès en 198a 35) auquel se limitaient les
théories antérieures de la génération. On pourrait donc dire que l’insertion de la
cause finale et son identification à la cause formelle permet de former une
théorie de l’explication. Si l’on voulait appliquer la distinction entre raison et
cause à la série des quatre causes, on pourrait dire que la cause motrice seule est
cause, la forme et la fin sont des raisons6. Il semblerait, en outre, pertinent de
mettre en relation la double nature des principes moteurs, mus et immobiles,
avec le dédoublement précédent opéré sur la cause matérielle, en matière et
privation; on reviendra plus amplement sur ce dernier point, pour le mettre en
évidence, avec l’analyse de l’agir et du pâtir.
Dès lors la théorie des quatre causes est établie et son lexique lui-même
stable. La présentation la plus succincte de ce lexique est donnée par ce texte de
Mét. Λ 3, 1069b35-1070a 3:
T9: « Après cela, <on peut poser> que ni la matière ni la forme ne
viennent à être, je veux dire la matière et la forme dernières. En effet,
tout changement est changement de quelque chose (ti), par l’action de
quelque chose (hypo tinos) et en quelque chose (eis ti); par l’action de quoi
(hyph’hou), c’est le moteur premier; ce qui (ho), c’est la matière; en quoi
(eis ho) c’est la forme. On ira donc à l’infini si, non seulement le bronze
vient à être rond, mais que viennent aussi à être la forme ronde et le
bronze; il est donc nécessaire de s’arrêter ».
Les mêmes facteurs de la génération sont donnés au livre Z 7 (1032a1425) de la Métaphysique, à la différence que l’opérateur de la matière est désigné
par « à partir de quoi/ex hou » tandis que le ti ne désigne pas la matière, mais la
chose composée (l’être humain ou la plante). A vrai dire, la fonction « à partir
de quoi /ex hou » renvoie soit à la matière (Physique, II, 3, 194b 23) soit à la
privation (V, 1, 224b 1-4), mais cela n’engage pas d’ambiguïté majeure, car la
fonction « à partir de quoi » est précisée, lorsqu’elle renvoie à la matière, comme
« constituant/enhyparkhon » de la chose (texte de Physique, II) et lorsqu’elle est
représentée par le ti, elle renvoie à la fonction hypokeimenon dans lequel se fait le
changement, comme en Physique, V où la fonction ex hou est, alors, distribuée
sur la privation. Les relations entre les causes semblent donc assez bien définies
lorsque les quatre sont en jeu simultanément, et leurs fonctions se répartissent
Voir sur ce point, Michael Frede, « The original notion of cause », dans Essays in Ancient Philosophy,
(Minneapolis: University of Minnesota Press, 1987), 125-150; trad. Jacque Brunschwig, Revue de métaphysique et
de morale, Paris, n° 4/1989.
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pour la matière comme ti ou ex hou, pour la cause motrice comme hypo tinos et
pour la forme comme eis ho, ce qui justifie l’identité qui a été posée entre la
forme et de la fin (hou heneka). La cause motrice n’est plus omise et l’on ne
pourra plus adresser à cette théorie des quatre causes le reproche qui valait pour
la théorie des formes7: désormais un être humain engendre un être humain, et il
n’est plus possible de dire que « l’examen de la nature est totalement ruiné » (A,
9, 992b 8), comme c’était le cas avec la théorie des formes; sans doute est-ce la
raison de la caractérisation comme physis de chacune des causes évoquées, lors
de la description de Z7:
T 10 « De manière générale, « à partir de quoi » est une nature, « selon
quoi » est une nature, car ce qui vient à être possède une nature, comme
la plante ou l’animal, et « du fait de quoi » est ce qu’on appelle nature
selon la forme, celle qui est de même forme, mais dans un autre être, car
un humain engendre un humain » (1032a 22-25).
3. Traduction de la théorie des causes dans le registre de la puissance
et de l’acte
Pour savoir comment la théorie des causes aristotéliciennes peut rendre
compte, mieux que la théorie des formes, de l’examen des choses naturelles,
c’est-à-dire des choses qui ont en elles un principe de mouvement, il est utile de
traduire la théorie des causes dans le registre de la puissance et de l’acte. Le fait
qu’une telle traduction soit possible met précisément en évidence comment les
causes aristotéliciennes permettent de produire une théorie du mouvement,
ordonnée par le protocole de la forme qui est en même temps une fin; la
différence impliquée quant à la conception de la cause formelle se traduit par
l’innovation lexicale du to ti ên einai.
La traduction de la théorie des causes dans le registre de la puissance et
de l’acte s’opère dans les livres Z, H et Θ des traités métaphysiques:
- la matière est la puissance d’être ou de ne pas être:
T 11 « Toutes les choses qui viennent à être, par nature ou par art,
possèdent une matière, car chacune d’elles a la capacité d’être et de ne
pas être et c’est la matière en chacune » (Z, 7, 1032a 20-22).
- la forme, le moteur et la fin qui peuvent être ramenés à l’unité, selon la
thèse exposée dans la Physique, sont acte:
T 12 « C’est pourquoi certains de ceux qui définissent ce qu’est la
maison en disant que ce sont des pierres, des briques et des morceaux
G. et C., II, 9, 335b 18-20: « Si, en effet, les formes sont des causes, pour quelle raison n’engendrent-elles
pas éternellement et continument, mais tantôt oui et tantôt non, alors que tant les formes que les choses
susceptibles d’en participer sont éternelles? ».
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