La critique du marxisme
Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne
consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la
nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ont
plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des
conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le pro-
blème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou
de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corréla-
tivement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.
Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était pré-
senté tout d’abord – depuis le début du
XIX
e
siècle jusqu’aux environs de
1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appro-
priation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’États-
nations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des
investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concur-
rentiel du
XIX
e
siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopo-
listique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont
l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux
seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme,
celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profit
d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs,
ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État.
Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré la
société bourgeoise au siècle précédent n’était plus adéquat pour rendre compte
de la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capi-
talisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraire
une analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fon-
dement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nou-
velle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traits
communs aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe de
l’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc
«capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisation
de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce exté-
rieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [cf. ibid.,
p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mou-
vement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production
et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS
(et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraî-
nant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat
1
.
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1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du
travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous
le capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière
russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »
CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL
RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 385
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte
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