cornelius castoriadis. l`imaginaire radical

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CORNELIUS CASTORIADIS. L'IMAGINAIRE RADICAL
Nicolas Poirier
La Découverte | Revue du MAUSS
2003/1 - no 21
pages 383 à 404
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Poirier Nicolas, « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical »,
Revue du MAUSS, 2003/1 no 21, p. 383-404. DOI : 10.3917/rdm.021.0383
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CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL
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L’œuvre de Cornelius Castoriadis offre au lecteur l’aspect d’un vaste chantier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes matériaux. D’où l’impression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle se
réélabore continuellement. De plus, celle-ci ne présente pas au premier abord
une forme unitaire, mais offre au contraire un aspect hétérogène : l’extrême
diversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psychisme, la société, l’histoire, la création, la politique…), ainsi que l’extrême
diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’une
pensée flottante, pouvant certes se révéler ponctuellement pertinente, mais qui
ne présenterait guère de cohérence globale.
Nous tenterons ici de faire ressortir l’unité de la pensée de Castoriadis en
montrant que son caractère fragmentaire constitue l’expression de la structure
profonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables :
— l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant;
— l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance
de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les
plus complexes;
— l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée
et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre
du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain;
— l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme ontologique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des
significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se
trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »);
— l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la subjectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme
ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création
explicite.
DE L’ANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION
D’IMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964)
Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philosophie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse de
doctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche,
il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’il
quitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont Claude
Lefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949
à 1965.
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par Nicolas Poirier
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L’ALTERÉCONOMIE
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Très rapidement, Castoriadis va remettre en cause non seulement la politique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses développées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSS
à partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russie
ne pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégénéré – au contraire de ce qu’affirmait Trotsky –, mais qu’il fallait voir en elle
un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totale
de la classe dirigeante.
Castoriadis montre qu’à cet égard, la transformation juridique des formes
de propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépendamment de la nationalisation des moyens de production et de la planification
de l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapports
effectifs d’exploitation pour ainsi dire portés à leur paroxysme. À l’opposé de
ce qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pour
Castoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même une
simple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçant
un pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la
sphère politique étroite » [La société bureaucratique, p. 24].
Dans Économie et société, Max Weber avait dégagé l’idéal-type de la
bureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ».
Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratie
russe n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elle
constitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphères
de la vie sociale.
Il était donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socialiste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation
radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie économique, politique et sociale. La réélaboration du concept de bureaucratie et l’analyse de la révolution bolchevique comme accentuation des rapports d’exploitation
propres au système capitaliste allaient en effet conduire Castoriadis à modifier
le sens de l’objectif révolutionnaire : désormais, le mouvement ouvrier devait
se donner comme finalité l’autogestion ouvrière de l’ensemble des activités
sociales, et pas seulement de la production :
« Une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la
propriété “privée” des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser de
la bureaucratie […] – autrement dit, abolir la division entre dirigeants et
exécutants. Exprimé positivement, cela n’est rien d’autre que la gestion ouvrière
de la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l’ensemble
des activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs »
[ibid., p. 27].
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La réélaboration du concept de bureaucratie
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Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne
consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la
nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ont
plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des
conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le problème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou
de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corrélativement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.
Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était présenté tout d’abord – depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux environs de
1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appropriation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’Étatsnations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des
investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concurrentiel du XIXe siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopolistique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont
l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux
seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme,
celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profit
d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs,
ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État.
Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré la
société bourgeoise au siècle précédent n’était plus adéquat pour rendre compte
de la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capitalisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraire
une analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fondement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nouvelle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traits
communs aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe de
l’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc
« capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisation
de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce extérieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [cf. ibid.,
p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mouvement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production
et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS
(et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraînant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat1.
1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du
travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous
le capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière
russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »
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La critique du marxisme
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Cela signifie-t-il que Castoriadis n’admettait aucune différence entre l’Est
et l’Ouest? Absolument pas : si la nature bureaucratique de ces deux types de
régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situait pas au même
degré; et c’est là que se jouait toute la différence : entre d’un côté, un régime de
capitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime de
capitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux).
Alors même que la Russie semblait avoir réalisé « l’idéal » d’un État bureaucratique totalitaire, il restait dans les pays capitalistes d’Europe de l’Ouest (ainsi
qu’aux États-Unis) des possibilités d’action politique, permettant de développer une certaine résistance au processus de bureaucratisation grandissante :
« Privée de droits politiques et syndicaux; […] soumise à un contrôle policier
permanent, […] harcelée par la voix omniprésente d’une propagande officielle
mensongère, la classe ouvrière russe est soumise à une entreprise d’oppression
et de contrôle totalitaire […]. Situation sans analogue dans les pays capitalistes
“classiques”, où très tôt la classe ouvrière a pu arracher des droits civiques,
politiques et syndicaux et contester explicitement et ouvertement l’ordre social
existant » [Domaines de l’homme, p. 180].
Or l’existence de telles potentialités tenait à la nature des régimes politiques
des pays de l’Europe de l’Ouest, que Castoriadis qualifia par la suite d’oligarchies libérales : au cours des cent dernières années, les luttes sociales avaient
en effet obligé le capitalisme à passer avec la classe ouvrière un certain nombre
de compromis, rendus effectifs par l’élévation du pouvoir d’achat, la limitation
relative du chômage, la réduction du temps de travail, l’augmentation des dépenses
publiques, la mise en place de mécanismes de redistribution et d’assistance.
Dans cette perspective, il est possible de comprendre selon quelles modalités les buts du mouvement ouvrier ont pu coïncider à partir du début des années
soixante avec les objectifs propres au capitalisme bureaucratique : car l’existence d’une masse de salariés-consommateurs bénéficiant d’un revenu et de
conditions de travail décentes ne constitue à ce titre aucune menace mortelle
pour le système capitaliste, mais figurent plutôt comme l’une des conditions de
sa survie et de son bon fonctionnement.
De fait, et ce en pleine conformité avec l’esprit du « projet capitaliste bureaucratique », selon l’expression employée par Castoriadis, les années soixante
allaient être marquées par un brusque reflux des significations révolutionnaires –
comme si les hommes s’étaient mis dans l’incapacité de prendre en main collectivement la gestion de leurs propres affaires : la modernisation bureaucratique des pays d’Europe dès la fin de la Seconde Guerre mondiale n’avait en
effet été rendue possible qu’en fonction de l’apathie et de l’inaction politiques
des individus.
« La société capitaliste moderne développait une privatisation sans précédent
des individus, et non seulement dans la sphère politique étroite. La “socialisation”
extérieure, poussée au paroxysme, de toutes les activités humaines allait de
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La nature du capitalisme moderne
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pair avec une “désocialisation” également sans précédent; la société devenait
un désert surpeuplé. Le retrait de la population de toutes les institutions apparaissait
clairement comme à la fois le produit et la cause de la bureaucratisation accélérée,
finalement comme son synonyme » [La société bureaucratique, p. 61].
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La bureaucratisation généralisée à l’ensemble de la vie sociale, la crise de
la culture établie, la rupture de l’adhésion intériorisée des individus aux
normes et règles de cette même culture, tout cela signifiait en fin de compte qu’il
était devenu impossible de définir le socialisme à partir de la seule transformation des rapports de production, moyennant la collectivisation des richesses et
des moyens de production. Sous des formes nouvelles que l’on ne pouvait encore
totalement définir, le projet révolutionnaire devait devenir le projet de la
société dans son ensemble, et non plus celui d’une classe privilégiée dépositaire
de la vérité révolutionnaire : « Un mouvement total concerné par tout ce que les
hommes font et subissent dans la société et avant tout par leur vie quotidienne
réelle » [ibid., p. 43].
D’où la rupture totale de Castoriadis avec la pensée de Marx : ce n’était plus
tel ou tel point des conceptions sociologiques de Marx ou de sa théorie économique qu’il convenait de corriger, mais leurs présupposés philosophiques qui
devaient être remis en cause – plus précisément la philosophie de l’histoire qui
en constitue la base. Castoriadis allait de la sorte montrer que Marx n’avait finalement fait qu’extrapoler à l’ensemble de l’histoire les schèmes de pensée propres
à l’imaginaire de son époque; en faisant du développement de la technique le
moteur de l’histoire, Marx n’aurait pas seulement soumis la diversité des formes
sociales à des catégories n’ayant de sens que pour la société capitaliste développée, il aurait plus largement posé les bases d’une conception déterministe
de l’histoire : l’histoire comme l’effet d’un système de forces (productives)
déterminées selon des lois universelles et nécessaires.
Ce réductionnisme, propre à tout rationalisme déterministe, aurait ainsi
enfermé Marx dans le désir illusoire de dégager la vérité de l’histoire, l’empêchant finalement de penser celle-ci en tant que domaine de la création par
excellence.
« À l’interprétation vivante d’une histoire toujours créatrice du nouveau s’était
substituée une prétendue théorie de l’histoire, qui avait classé les stades passés
et lui avait assigné l’étape à venir; l’histoire comme histoire de l’homme se
produisant lui-même devenait le produit d’une évolution technique toute-puissante
[…], inexplicablement progressive et miraculeusement assurant un avenir
communiste pour l’humanité » [ibid., p. 46].
Il s’agissait donc pour Castoriadis de reconsidérer les schémas traditionnels
au travers desquels la philosophie occidentale avait pensé la société et l’histoire,
afin d’être en mesure de donner au projet révolutionnaire un contenu qui puisse
exprimer l’activité créatrice des individus et des masses.
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La rupture définitive avec le marxisme
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C’est ainsi que Castoriadis allait introduire, à partir de 1964, un concept
nouveau – l’imaginaire radical –, certes présent sous une forme implicite dans
sa pensée antérieure, mais qu’il n’avait auparavant jamais thématisé de
manière explicite. La notion d’imaginaire deviendra par la suite le terme central à partir duquel la réflexion de Castoriadis allait pouvoir s’élaborer.
Le concept d’imaginaire devait selon Castoriadis permettre une compréhension de l’histoire qui ne soit plus opérée d’après les schèmes réducteurs du
déterminisme causal, mais fondée sur le principe même de non-causalité. Il
serait en fait impossible d’expliquer l’histoire des sociétés à partir d’une relation nécessaire de cause à effet, et cela précisément en raison de la nature
même de l’histoire pensée comme autocréation.
C’est précisément, d’après Castoriadis, à ce niveau que le non-causal apparaît :
« Il apparaît comme comportement non pas seulement imprévisible, mais créateur
(des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières); non pas comme
simple écart relativement à un type existant, mais comme position d’un nouveau
type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale,
comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, comme
surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation
présente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses »
[ibid., p. 65].
Cela ne signifie évidemment pas que l’histoire se fait, ou plutôt se crée à
partir de rien – ce qui reviendrait à attribuer au passé un mode d’être quasi nul –,
mais qu’elle est une création immotivée, position première de significations à
partir desquelles seulement les sociétés peuvent se donner leur monde et l’organiser en tant que réalité social-historique singulière. Cet imaginaire n’est donc
pas image de, il ne s’agit pas de l’imaginaire comme reflet d’un eidos déjà donné2,
mais d’une « création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images à partir desquelles seulement il peut
être question de quelque chose » [L’institution imaginaire de la société, p. 8].
Ce n’est donc qu’à partir du concept d’imaginaire (entendu, on vient de le
voir, en un sens bien précis) qu’il devient possible, selon Castoriadis, de penser la société et l’histoire comme pôles de création originaire. Cet imaginaire
doit être envisagé sous deux aspects : l’imaginaire instituant et l’imaginaire
institué. Par imaginaire instituant, il faut entendre l’œuvre d’un collectif humain
créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques
existantes; et par imaginaire institué non pas l’œuvre créatrice elle-même (« l’instituant »), mais son produit (« l’institué ») – soit l’ensemble des institutions qui
incarnent et donnent réalité à ces significations, qu’elles soient matérielles (outils,
techniques, instruments de pouvoir…) ou immatérielles (langage, normes, lois…).
2. Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien celle de Marx – l’imaginaire en tant
qu’idéologie est une représentation inversée de la réalité – que de la psychanalyse, en particulier
de Lacan.
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L’imaginaire social instituant
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Castoriadis va appeler social-historique le champ d’action indéterminé au
sein duquel les hommes créent en les modifiant sans cesse les institutions qui
structurent leur être-collectif. D’où sa conception de l’histoire comme union et
tension de l’imaginaire instituant et de l’imaginaire institué : aucune société ne
peut exister sans institutions explicites de pouvoir (« imaginaire institué »), mais
doit (au sens d’une nécessité ontologique) poser dans le même temps la possibilité de son auto-altération (« imaginaire instituant »), que celle-ci soit reconnue
comme telle (cas des sociétés autonomes), ou bien déniée (cas des sociétés
hétéronomes).
« L’autodéploiement de l’imaginaire radical comme société et comme histoire –
comme le social-historique – se fait et ne peut se faire que dans et par les deux
dimensions de l’instituant et de l’institué. L’institution, au sens fondateur, est
création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme […] » [Le
monde morcelé, p. 113].
Castoriadis sera donc conduit à reformuler une nouvelle fois le contenu du
projet révolutionnaire comme étant « la visée d’une société devenue capable
d’une reprise perpétuelle de ses institutions. […] société qui s’auto-institue explicitement, non pas une fois pour toutes, mais d’une manière continue » [La société
bureaucratique, p. 51].
Toute société doit pouvoir non seulement s’autogouverner, mais également
s’auto-instituer de manière explicite. Telle est, d’après Castoriadis, la signification véritable de la démocratie : un régime dans lequel la question de la validité
de la loi est maintenue en permanence ouverte, et où l’individu regarde les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives – en droit
toujours transformables. D’où, à partir de ce moment-là, l’immense importance
qu’accordera Castoriadis à la question de l’autonomie individuelle et collective.
L’IMAGINATION RADICALE (1965-1995)
À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son travail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialisme
ou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait à
l’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur à
l’EHESS (1981).
Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus de
vingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était nécessaire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadres
et les catégories de la « pensée héritée » – soit les fondements du projet philosophique gréco-occidental.
L’essentiel pour Castoriadis consistait désormais en un travail d’élucidation
critique qui devait permettre d’émanciper la philosophie – définie comme prise
en charge de la totalité du pensable – des gangues d’un rationalisme métaphysique trop étroit. Ce n’est qu’à cette unique condition, pensait Castoriadis, que
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« le terme même de révolution n’est plus approprié à la chose. Il ne s’agit pas
simplement d’une révolution sociale, de l’expropriation des expropriateurs, de
la gestion autonome de leur travail et de toutes leurs activités par les hommes.
Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachement
radical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en cause
la relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la
collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir,
de son savoir, de son pouvoir » [La société bureaucratique, p. 53].
Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper une
place centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous les
champs du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques et
sociales : ce sont les fondements mêmes de l’ontologie que le concept
d’imagination permettait de réinterroger.
Nature et statut de l’imagination dans la tradition philosophique
Il est remarquable, note Castoriadis [cf. Fait et à faire, p. 227 à 230; Domaines
de l’homme, p. 327 à 331], que l’imagination n’ait jamais acquis la place centrale qui lui revenait dans la pensée philosophique. L’imagination n’a en effet
pour ainsi dire jamais été étudiée en elle-même, c’est-à-dire traitée telle une
faculté positive, une puissance ou un pouvoir de. Son lien constitutif avec les
idées d’invention et de création ayant été totalement oblitéré, l’imagination s’est
vue rabaissée au rang de faculté secondaire, au mieux auxiliaire pour la connaissance (Descartes, Leibniz), au pire, comme chez Platon, source d’erreurs, de
fictions et d’illusions.
La philosophie a certes ménagé une place à l’imagination créatrice, en reconnaissant son rôle primordial en art, mais c’était pour souligner dans le même
mouvement son caractère gratuit et arbitraire. C’est donc à l’imagination au sens
de la faculté de représenter un objet en son absence que la philosophie s’est le
plus souvent référée – soit l’imagination conçue en tant que reproduction, combinatoire : une imagination en définitive seconde (elle ne crée pas l’objet, mais
se borne à le produire après-coup : re-production) et secondaire (elle ne figure
pas au titre des facultés supérieures de l’esprit, mais se contente de rendre
présentable le matériau sensible fourni par la perception).
« Ici, l’occultation ne pouvait pas être radicale. Elle a été occultation du caractère
radical de l’imagination, réduction de celle-ci à un rôle second, tantôt perturbant
et négatif, tantôt auxiliaire et instrumental : la question posée a toujours été celle
du rôle de l’imagination dans notre relation à un vrai/faux, beau/laid, bien/mal
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l’on pourrait faire revivre le projet d’émancipation sociale et politique axé désormais selon les visées de l’autonomie individuelle et collective.
Théorie et pratique s’avéraient dès lors liées de manière indissoluble : le
projet révolutionnaire, lorsqu’il est porté par l’activité autonome et lucide des
masses, n’est finalement rien d’autre que cette activité, c’est-à-dire le projet luimême en acte. Et c’est d’ailleurs pourquoi, comme l’explique Castoriadis,
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La philosophie aurait donc toujours défini l’imagination en naviguant entre
deux écueils : ou bien l’imagination relève de l’infra-pensable, ses objets restent indéterminés et son être privation de détermination, en tout cas déficient
quant à ce qu’il détermine; ou bien l’imagination relève du supra-pensable,
son objet est alors indéterminable – non par défaut d’être, mais au contraire par
excès – et la source de son être reste une transcendance inaccessible à toute
détermination.
Nature et statut de l’imagination radicale
Castoriadis va ainsi chercher à repenser l’imagination comme une source
de création première, montrant que la distinction apparemment fondatrice pour
l’ontologie héritée du « réel » et de l’« imaginaire » n’est en fait qu’une opposition dérivée, produit de cette imagination radicale. Il n’y aurait donc pour l’être
humain de « réel », ou plus simplement de réalité, que parce que celui-ci est
doué d’une imagination radicale.
« Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’« imaginaire
premier3 », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des images
au sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il faut
entendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts) –
soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme »
pour l’homme.
L’imagination radicale forme donc ce à partir de quoi surgissent les schèmes
et les figures qui conditionnent toute représentation et toute pensée. Les oppositions structurantes de la pensée philosophique (réel/fictif, sensible/intelligible,
rationnel/irrationnel…) en sont toutes dérivées. Pour l’exprimer en un vocabulaire moderne, on peut dire que l’imagination radicale forme la « condition
transcendantale » du pensable et du représentable : au fond, sans cette présentation première, ou plus exactement sans cette création première, il n’y aurait
rien pour l’homme, aucune image ou représentation des choses.
Il faut toutefois distinguer les deux aspects de cet imaginaire premier : d’une
part, son aspect « individuel » (ou « psychique »), l’imagination radicale; d’autre
part, son aspect « collectif » : l’imaginaire social instituant. Bien qu’irréductibles l’une à l’autre, ces deux faces de l’imagination sont indissociables et
s’impliquent réciproquement.
« Le siège de cette vis formandi chez l’être humain singulier est l’imagination
radicale, c’est-à-dire la dimension déterminante de son âme. Le siège de cette
vis en tant qu’imaginaire social instituant est le collectif anonyme et, plus
généralement, le champ social-historique » [Fait et à faire, p. 228].
3. « Être radical, dit Marx, c’est prendre les choses à la racine. »
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posés comme déjà donnés et déterminés par ailleurs. Il s’agissait, en effet,
d’assurer la théorie […] de ce qui est, de ce qui doit être fait, de ce qui vaut, dans
sa nécessité, soit dans sa déterminité » [Domaines de l’homme, p. 328].
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Il revient à Aristote le mérite d’avoir, selon Castoriadis, « découvert » l’imagination : c’est ainsi qu’au livre III du traité De l’âme, Aristote donne une définition de l’imagination conçue comme « mouvement engendré par une sensation
en acte ». Une telle conception correspond, d’après Castoriadis, à la définition
de l’imagination imitative, reproductrice ou combinatoire telle qu’on l’a traditionnellement pensée en philosophie : une faculté permettant la rétention des
images sensibles et donc constitutive de la mémoire, incluant de la sorte un pouvoir recombinatoire d’évocation des objets non présents.
Or, alors même qu’on aurait pu croire ce problème résolu, celui-ci réapparaît
brutalement au milieu du livre III, au moment où Aristote se livre à l’examen
de la puissance dianoétique de l’âme :
« Et pour l’âme pensante les phantasmes sont comme des sensations. […] C’est
pourquoi l’âme ne pense jamais sans phantasme. […] Donc le noétique de l’âme
pense les formes dans les phantasmes, et comme c’est dans elle qu’est déterminé
pour lui ce qui est à rechercher et à fuir, il se meut même en dehors de la sensation
lorsqu’il a affaire à des phantasmes » [Aristote, III, 7, traduction de Castoriadis,
in Domaines de l’homme, p. 332].
Selon l’interprétation que donne Castoriadis de ce passage, il serait permis
de voir ici une imagination première, sans laquelle il ne peut y avoir de pensée,
et qui précède donc toute pensée :
« En langage moderne, la pensée implique la re-présentation de l’objet pensé
par sa représentation, qui est comme la sensation, mais sans l’acte de la présence
effective de l’objet. Présentation dans et par laquelle peut être donné tout ce qui
appartient à la forme de l’objet, au sens le plus général du mot forme, soit tout
ce qui de l’objet peut être pensé ; donc, le tout de l’objet sauf sa matière »
[Domaines de l’homme, p. 345].
L’imagination qu’a en vue Aristote ici constitue en quelque sorte la condition nécessaire de toute saisie de l’intelligible dans les formes sensibles. En effet,
l’intellection des intelligibles au sein même du sensible présuppose la donnée de
telle forme sensible comme séparée, donc l’action première de l’imagination –
le phantasme qui fournit à la pensée la condition de son objectivité.
Lorsque l’on pense tel triangle, par exemple, on ne le sépare pas de la matière,
mais lorsque l’on cherche à penser le triangle comme tel (l’intelligible triangle),
on le pense indépendamment de la matière dans laquelle il existe : ainsi, les
objets mathématiques n’existent jamais comme séparés de la matière, mais
lorsque l’âme connaissante doit les saisir en tant qu’ils sont, il est nécessaire
qu’elle fasse abstraction de leur matière. C’est là le rôle joué par cette imagination
« première » : fournir à l’âme du « sensible sans matière ».
Car s’il est impossible de sentir du courbe sans matière, la pensée du courbe
en tant que courbe nécessite qu’on le sépare de la matière où il se réalise et qui
ne correspond en aucun cas avec le courbe comme tel. Or, il est obligatoire, pour
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Le surgissement de l’imagination radicale
dans le discours philosophique : Aristote
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arriver à penser le courbe comme courbe, qu’on puisse également le sentir en
quelque manière, sans bien sûr que cette sensation soit matérielle, auquel cas
on ne penserait pas le courbe comme courbe, mais comme telle ligne courbe
existante. « Cette présentation – comme une sensation mais sans matière – est
assurée par la phantasia, elle se réalise dans et par le phantasma. L’imagination
qu’a ici en vue Aristote est donc abstraction sensible, abstraction dans le sensible
fournissant l’intelligible » [ibid., p. 345-346].
Il serait ainsi légitime, d’après Castoriadis, de concevoir la phantasia aristotélicienne telle une puissance de création qui fournit à l’âme la « sensation
abstraite » dont celle-ci a besoin pour connaître : condition première de la pensée, en tant qu’elle seule peut fournir à l’âme l’objet sous une forme sensible
quoique sans matière, l’imagination d’Aristote joue en quelque sorte le rôle
« schématique » que lui donnera plusieurs siècles plus tard Kant; à la seule différence, que selon Castoriadis, le phantasme n’est pas chez Aristote la simple
médiation entre l’ordre des catégories universelles et le donné empirique, il est
plus largement le substrat de toute pensée – en ce sens qu’il lui fournit les types
génériques nécessaires à la connaissance.
Dans une telle perspective, l’opposition a priori/a posteriori manque totalement de pertinence : ici, tout est a posteriori (« si on ne sentait rien, on ne
pourrait rien apprendre ni comprendre »), en même temps qu’a priori (« le sensitif et le connaissant de l’âme sont en puissance cela même, le connaissable et
le sensible »); et pour cause : l’imagination créatrice – productrice du « sensible-abstrait » – forme la matrice constitutive de toutes les oppositions secondes
qu’elle a pour charge d’organiser : a priori/a posteriori, catégoriel/matériel,
universel/particulier, intelligible/sensible…
Aristote aurait donc le premier reconnu une dimension essentielle de l’âme
pensante – sa condition même – qui ne se laisse pas saisir dans l’espace défini
par le sensible et l’intelligible, pas plus que dans celui délimité par l’opposition
du vrai et du faux, et va jusqu’à déborder le domaine de ce qui est. Ainsi que
l’affirme Castoriadis,
« il voyait que la possibilité pour l’âme de penser, donc aussi de différencier le
sensible et l’intelligible, repose sur quelque chose qui n’est ni vraiment sensible
ni vraiment intelligible; et que la possibilité pour distinguer le vrai et le faux – et,
derrière eux, l’être et le non-être – repose sur quelque chose qui ne tombe pas sous
les déterminations du vrai et du faux et qui, dans son mode d’être comme dans le
mode d’être de ses œuvres – les phantasmata – n’a pas de lieu dans les régions
de l’être telles qu’elles paraissent assurément établies par ailleurs » [ibid., p. 362].
Le recouvrement de l’imagination radicale
Si la philosophie n’a pas été en mesure de penser l’être comme imagination et comme création, cela tient à son impossibilité de penser véritablement
le temps – un temps qui ne soit pas conçu sur le modèle de l’espace, mais comme
genèse ontologique, émergence de l’altérité radicale, création absolue de figures
toujours autres.
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Le temps a en effet toujours été pensé comme production de la différence
à partir de l’identique : que ce soit Platon et sa figure du temps comme « image
mobile de l’éternité immobile » [Timée, 37c-38b], ou encore Kant et ses
formes pures de l’espace et du temps, la temporalité est pensée – dans le cadre
de l’ontologie héritée – comme possibilité de la différence au sein de l’identique, production de l’altérité à partir du même. Ce qui implique donc la nécessité pour l’ontologie de concevoir la succession sous le seul point de vue de
l’identité, et par conséquent le temps comme perpétuelle répétition : les principales figures de la succession – causalité, finalité, implication – ne sont en réalité que des formes enrichies de l’identité, résultantes de la nécessité pour celle-ci
de se poser comme altérité, et ne faisant que répéter à un niveau « supérieur »
le même auquel elles appartiennent; en ce qui concerne le schème de la causalité, par exemple, il est clair que cause et effet appartiennent à l’ordre du même :
un ensemble d’éléments A ne peut avoir d’effet(s) sur un ensemble différent
d’éléments B qu’à la condition ultime que ces deux ensembles fassent partie
d’un ensemble identique qui puisse les mettre en situation d’implication réciproque. D’où la définition traditionnelle de l’être, moyennant la suppression
du temps, comme détermination à partir d’un dehors omnitemporel; et corrélativement la position du réel comme permanence dans le temps (identité de la
différence), que ce soit sous forme de constituants ultimes inaltérables ou sous
celle de lois idéales.
Dans le cadre d’une telle ontologie, il semble donc impossible de réussir à
penser la création constitutive de l’être en général. Car il serait contradictoire,
compte tenu des prémisses posées au départ, d’accorder la moindre réalité à la
genesis prise comme telle, puisqu’elle est ce qui n’est jamais selon les mêmes
déterminations; or, ce qui est fondé selon des déterminations contradictoires ne
peut pour l’onto-logique du même avoir de détermination, « ce qui toujours
devient » signifiant en fin de compte « ce qui est totalement indéterminé ».
L’ontologie traditionnelle a certes essayé de se réapproprier cet « être » indéterminé – que ce soit l’idéalisme comme conservation intemporelle du devenir,
ou encore la dialectique en tant que dépassement cumulatif et récupération intégrale du devenir dans l’absolu –, mais elle a du même coup empêché toute
compréhension de ce devenir in-déterminé comme altération et donc création :
« Loin de pouvoir permettre une création ou une altération essentielle quelconque,
[…] la temporalité ne peut être alors que déchéance, ou bien imitation imparfaite
de l’éternité (Platon), au mieux indétermination relative des étants corporels en
tant que ceux-ci sont affectés de matière (c’est-à-dire d’indéterminable), ou de
puissance (en tant qu’inachèvement, possibilité d’être différemment, donc déficit
d’être), ou de mouvement » [L’institution imaginaire de la société, p. 292].
Contre cette ontologie, il faudrait selon Castoriadis penser l’être comme
autocréation, c’est-à-dire comme puissance d’auto-altération indéterminée en
même temps que déterminante : ce ne serait qu’à cette condition qu’il serait
possible de penser le temps de l’être comme émergence de la nouveauté, et l’histoire des hommes en tant qu’elle est leur histoire véritable, soit un processus
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non déterminé causalement mais radicalement imprévisible. Dire ainsi de la
figure A qu’elle est autre que la figure B, c’est affirmer, que de A à B, il y a
indétermination essentielle, et non implication logique; par là, qu’il est impossible de déduire B de ce qui aurait été posé dans A et comme A. Une fois explicité l’ensemble des lois auxquelles se réfère A dans son être-ainsi, il n’est en
effet pas possible d’en tirer l’existence de B, dont les déterminations sont totalement autres; tout ce qu’il est possible de dire de B, c’est qu’il vient de nulle
part, qu’il ne provient pas (de), mais qu’il advient, qu’il est autocréation.
D’où la nécessité de reconsidérer l’ontologie à partir de l’imagination radicale, dont le temps pensé comme altérité-altération forme la dimension constitutive. Source de nouveauté perpétuelle, puissance de création immanente,
l’imagination est à proprement parler temporalité – le temps qui est « création/destruction », le temps comme « altérité/altération » : « Le temps n’est pas
seulement l’excès de l’être sur toute détermination […] mais l’excès de l’être
sur lui-même, ce par quoi l’être est essentiellement à-être » [Domaines de
l’homme, p. 376].
Les fondements du discours philosophique : la logique ensidique
À partir du moment où l’on pose les bases d’une ontologie qui conçoit l’être
comme être-déterminé et l’étance (ou substance) en tant que déterminité, il est
nécessaire de concevoir un mode de discours susceptible d’en faire ressortir
les caractères fondamentaux ; de sorte que, l’être étant pensé comme êtredéterminé, il existe une logique de la détermination qui puisse rendre compte
de ses attributs.
Castoriadis appelle cette logique la logique ensembliste-identitaire, ou
encore, par contraction de ces deux termes, logique ensidique. Son présupposé consiste en ceci qu’il doit être possible d’identifier dans le donné des
ensembles d’objets qui soient séparés tout en étant reliés, « ensemble » et « identité » constituant, on le verra par la suite, une dimension essentielle du langage,
comme de toute vie et de toute pratique sociale – plus généralement un aspect
fondamental de l’être.
Dans cette perspective, Castoriadis fait ainsi référence à la définition de
l’ensemble donnée par Cantor : « Un ensemble est une collection en un tout
d’objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces objets
sont appelés les éléments de l’ensemble » [L’institution imaginaire de la société,
p. 329-330].
Cette définition de Cantor a le mérite, d’après Castoriadis, de condenser de
manière explicite les opérations essentielles de ce qu’il nomme legein. Ce terme,
dont logos est dérivé, renvoie à l’ensemble des mécanismes de ce qui est habituellement défini comme pensée logique ou raison – soit tout ce qui permet,
selon les termes privilégiés par Castoriadis, de « distinguer-choisir-poserrassembler-compter-dire ».
Pour réussir à penser ce qui est (déterminé en tant qu’ensemble), il est en
effet nécessaire de poser des objets comme strictement définis, et donc distincts
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les uns des autres. Car il n’y a de legein possible que si, à un certain niveau de
l’être, la totalité des choses existantes peut être identifiée en un ensemble cohérent, fait d’une part, des différentes réalités séparées les unes des autres
(« l’homme », « l’animal », « la raison »…), d’autre part, des relations
mettant en liaison cette pluralité d’objets (« l’homme est un animal doué de
raison »…).
D’où le présupposé fondamental de cette logique : propriété = classe ; à
savoir qu’appartenir à une certaine classe d’objets (« les êtres humains ») définit une propriété bien précise (« la réflexion »), et réciproquement, que posséder telle qualité (« la réflexion ») définit tel groupe d’objets (« les êtres humains »).
« En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellés dès
Parménide, puisqu’elle revient à dire que “ce qui est – ce qui peut être pensé”
peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable et
décomposable en des totalités définies par des propriétés universelles et
comprenant des parties définies par des propriétés particulières » [Les carrefours
du labyrinthe I, p. 269].
L’existence de la collectivité comme faire collectif organisé présuppose
nécessairement une telle logique. Indépendamment même des significations
imaginaires qui donnent une forme particulière à l’environnement dans lequel
elle se situe, et quel que soit le contenu de l’organisation du monde que la
société institue, le faire social doit nécessairement se référer à des objets
distincts et déterminables selon des propriétés bien définies. Il est à ce titre
impossible que puisse exister une société où on ne distinguerait pas tel ou tel
animal, tel ou tel outil, tel ou tel âge de la vie, etc. : sa perpétuation dans le
temps ne pourrait sinon être envisageable. Que par ailleurs, il existe suivant
les sociétés diverses manières de donner sens à l’animalité, à la technique, au
rapport enfant-adulte ne change rien quant au fond du problème : une vache
doit toujours pouvoir être déterminée en tant qu’elle est une vache et non un
taureau (dimension ensembliste-identitaire naturellement identifiée), avec tout
ce qu’une telle détermination implique, quand bien même ce serait une
vache sacrée et non une vache d’abattoir (dimension imaginaire socialement
instituée).
Cette logique n’est donc pas seulement fondée sur le legein en tant que
représenter/dire humain, mais renvoie à la première strate naturelle au sein de
laquelle ce qui se donne se présente comme soumis d’emblée à la logique ensidique : une vache et un taureau engendreront toujours des veaux, deux pierres
et deux pierres font quatre pierres, un homme ne peut pas naturellement se transformer en femme, etc. Il existe ainsi, principalement dans le domaine biologique, une dimension de l’être intrinsèquement ensidisable, c’est-à-dire « classable
sans problème dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisements de
hiérarchie appartenant toujours en tant qu’élément distinct et défini à des collections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définir
des classes, se conformant toujours aux “principes” d’identité et du tiers exclu »
[ibid., p. 271].
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Le problème n’est pas de reconnaître cette dimension ensidisable de l’être,
ni la validité de la logique ensidique; il est de réduire la globalité de l’être à
cette seule dimension « naturelle », méconnaissant dès lors la spécificité des
trois strates « supérieures » de l’être : l’être-psychique, l’être-social-historique,
l’être-sujet. L’ordre du sens, loin d’être réductible à une simple combinatoire
logique, ne peut finalement s’appréhender qu’au travers d’une pensée de
l’imagination radicale : car l’être de l’homme est un magma de significations
imaginaires.
UNE ONTOLOGIE DE L’ÊTRE-IMAGINAIRE
La logique ensidique est un discours qui doit nécessairement poser des catégories universelles (« essences » chez Platon, « catégories » pour Aristote et
toute la philosophie ultérieure) valables quels que soient l’objet et le domaine
considérés : « Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une nécessité s’originant dans le plus profond de l’organisation héritée que d’affirmer en
fait l’existence de catégories transrégionnales possédant un sens plein et le même
sens quel que soit le type d’objet considéré » [ibid., p. 278]. De sorte qu’il soit
possible de constituer un tableau des catégories comme constituants essentiels
et universels de ce qui est, et de ce qui peut en être dit.
Le problème, c’est qu’en postulant un sens de l’être univoque, on présuppose l’homogénéité de ce qui est en fait hétérogène, et on oublie ainsi que la
signification des catégories organisatrices du réel vient aussi de ce que, chaque
fois, elles organisent : car le concept d’unité ne peut avoir le même sens, ni le
même contenu lorsqu’il s’agit de l’unité « espace » et de l’unité « psychisme ».
Il serait par conséquent nécessaire d’admettre le caractère multivoque des catégories au travers desquelles nous pensons l’être, leur signification étant co-déterminée par ce qu’elles déterminent : la réalité du psychique, en ce qu’elle
diffère totalement de la réalité de l’espace, détermine un concept d’unité psychique qui n’a rien à voir avec celui d’unité spatiale; ainsi, l’objet « psychisme »
ne peut être conçu en tant que tel à partir d’aucune catégorie préexistante, car
il définit lui-même un type de relation à partir duquel seulement il peut être
rendu pensable.
Nous devons donc reconnaître (ce qu’admettait déjà Aristote) que l’être se
dit de multiples façons, et prendre ainsi en considération – en essayant de la
rendre pensable – la « régionalité » de ce qui se donne à nous. Cette pluralité
des différents niveaux d’être ne fait pas système, mais constitue ce que Castoriadis
appelle un magma, c’est-à-dire un mode d’être à part entière où coexiste une
multitude de formes ontologiques fondées sur une organisation qui contient
des fragments de multiples organisations logiques, mais est irréductible à une
détermination logique univoque4.
4. Un magma est ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini,
mais qui ne peut être lui-même objet d’une « ensidisation ».
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Le legein, en tant qu’il cherche à représenter et dire quelque chose du monde,
exige de l’être que celui-ci soit une fois pour toutes (à l’origine ou même à la
fin, comme chez Hegel) réglé de part en part, c’est-à-dire achevé, déterminé, et
donc rigoureusement identique à lui-même. Or, d’après Castoriadis, « le monde –
l’être – est essentiellement chaos, abîme, sans-fond. Il est altération et autoaltération. Il n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalité
créatrice-destructrice » [Domaines de l’homme, p. 367].
L’humanité, qui se situe dans le prolongement de ce chaos, et dont elle
émerge en tant que psyché et en tant que société, doit se tenir face à cet abîme,
à ce sans-fond du monde. Celle-ci a une obscure compréhension de cette situation initiale, ce qui se traduit par l’exigence contradictoire d’en rendre compte
tout en la masquant : il s’agit pour l’humanité de montrer l’abîme, et au travers
de ce geste, de le recouvrir. Le rapport de l’humanité au chaos qui l’entoure
s’opère donc selon un mode fondamental, celui de la présentation/occultation.
Cette présentation/occultation du chaos s’effectue de manière soit « relative », soit « absolue » : de manière « relative » – dans et par la constitution de
la logique ensidique qui permet une certaine stabilisation et homogénéisation
de ce flux-reflux primordial, tout en occultant son caractère hétérogène; de
manière « absolue » – dans et par l’institution religieuse de la société, qui doit
nommer cet abîme moyennant sa représentation comme divin, tout en occultant le fait que cet abîme est effectivement sans-fond et que tout, donc l’homme
et la société, émerge du « néant ».
« La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable,
un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’abîme
et le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire, en
lui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments
qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent.
Elle est, par excellence, la présentation/occultation du chaos » [ibid., p. 378].
L’être/étant « ensidique » et l’être/étant « religieux » présentent d’après
Castoriadis les mêmes caractères essentiels : ils sont en effet tous deux conçus
comme rigoureusement déterminés – principe d’existence effective par quoi
tout vient à l’être. L’ontologie philosophique qui identifie être et détermination n’est en cela nullement différente de la religion; il n’y a, sur ce plan en
tout cas, guère de différence entre la pensée platonicienne qui définit l’être
authentique d’une chose en tant qu’elle participe à l’eidos et la mythologie
archaïque « participative ».
Selon Castoriadis, la science moderne contemporaine (physique quantique, macrophysique) aurait justement remis en question le principe de l’homogénéité/déterminabilité de l’être, en montrant que, bien qu’évidemment
compatibles, les strates de l’être/étant ne sont pas intégrables en un système
ensidique unitaire-homogène : l’univers physique matériel est certes ensidisable, mais il l’est à chaque fois autrement, selon la strate du monde que l’on
considère ou que l’on découvre.
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Au sein de ce flux chaotique va émerger une puissance de mise en forme
susceptible de produire les régularités qu’implique l’existence d’êtres aux dispositions relativement stables. L’imagination constitue précisément une telle
puissance, et l’intérêt des positions défendues par Castoriadis, à rebours de la
tradition philosophique qui voit en elle une faculté spécifiquement « animale »,
est d’ancrer celle-ci au fondement même du vivant.
L’être-vivant forme le premier niveau du pour-soi; seulement il faut prendre
garde à ne pas assimiler pour-soi et sujet réflexif. Le pour-soi dont il est question ici n’a rien à voir avec la conscience (de soi) dont parlent par exemple
Kant et Hegel : il s’agit simplement pour Castoriadis de désigner la capacité
d’autoconstitution du vivant qui doit à chaque fois se former son monde
propre. D’où le présupposé ensidique qu’à chaque être vivant, on puisse faire
correspondre un soi clairement identifiable (la cellule vivante n’existe pas bien
sûr pour elle-même, mais on peut toutefois la définir comme un soi, sans quoi
elle ne serait rien), et auquel on puisse attribuer les trois déterminations essentielles de l’intention, de l’affect et de la représentation qui sont celles du poursoi : ce qui se situe à chaque fois dans le champ de tel « soi » vivant doit forcément
être représenté d’une certaine manière, pourvu d’une « valeur » positive ou négative (affect minimal du plaisir et du déplaisir) qui puisse guider l’intention (ou
« désir ») en jouant le rôle de signal d’attraction ou de répulsion.
L’imagination est donc à l’œuvre dans la logique de l’être vivant, en ce
qu’elle permet à celui-ci de se créer son monde propre à partir d’un environnement qui lui est au départ étranger. On peut ainsi définir le vivant comme un
automate (automatos : ce qui se meut soi-même) capable de transformer une
partie des phénomènes objectifs en événements propres, moyennant l’intervention d’une série de dispositifs qui en élaborent les éléments d’information pertinente dans le cadre de son autoconservation : en transformant la phénoménalité
X en information, chaque être-soi vivant va donc créer un monde propre dans
lequel il pourra assimiler ce qui lui est utile.
Or, la condition de cette autoconstitution est que le soi puisse d’abord donner forme à – in-former – l’X de la phénoménalité et ainsi se le rendre présent
à lui-même : le soi doit poser cet X comme forme, le faire être comme forme,
c’est-à-dire en faire une image au sens le plus large du terme, bref l’imaginer.
On doit alors admettre que l’imagination, du moins sous une forme élémentaire,
remplit une fonction dans la logique constitutive du vivant, et qu’elle y est
présente comme pouvoir d’organisation immanent :
« Le vivant possède donc une imagination “élémentaire” qui contient une logique
“élémentaire”. Moyennant cette imagination et cette logique, il crée, chaque
fois, son monde. Et la propriété caractéristique de ce monde est qu’il existe,
chaque fois dans la clôture. Rien n’y peut entrer – sauf pour le détruire – que
selon les formes et les lois de la structure “subjective” du soi chaque fois
considéré, et pour être transformé selon ces formes et ces lois » [Fait et à faire,
p. 261].
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Il convient toutefois de remarquer que cette imagination et cette logique sont
dès le départ fixées de manière rigide et qu’elles constituent un système rigoureusement fonctionnel – asservies à la finalité d’autoconservation et d’autoperpétuation de l’espèce. Ce n’est qu’avec l’apparition de l’être humain
qu’intervient une rupture dans l’organisation logique du vivant : l’être psychique
constitue à ce titre la première brisure dans l’ordre du pour-soi.
Alors que le « psychisme » permettant à l’animal d’organiser son mode
propre (niveau du pour-soi) ne peut être déconnecté de sa constitution neurosensorielle, le psychisme humain se trouve caractérisé par la domination du plaisir représentatif sur le plaisir organique; la déliaison de la sexualité humaine
d’avec la reproduction en est l’une de ses conséquences les plus remarquables.
Cette a-fonctionnalité se manifeste chez l’homme dans l’insuffisance des
régulations instinctuelles qui régissent le comportement des animaux sur le mode
de l’automaticité. De là découlent bien entendu l’autonomisation de l’imagination et la naissance du désir en tant que désir de l’autre : on peut dès lors
décrire le psychisme humain comme un flux illimité d’images produites dans
et par une spontanéité représentative sans fin assignable, qui n’est en tout cas
pas fondée sur une correspondance univoque entre la phénoménalité X et l’image
formée à partir d’elle. À la satisfaction biologique animale, l’imagination radicale substitue chez l’homme la satisfaction hallucinatoire, qui présuppose non
pas tant la capacité de voir des images ou de se voir en tant qu’image dans un
miroir, mais bien plutôt l’aptitude à poser ce qui n’est pas, plus précisément à
voir dans quelque chose ce qui n’y est pas : c’est la logique du quid pro quo ici
à l’œuvre, qui permet par exemple au nourrisson de produire la représentation
du sein absent sous forme de phantasme et d’en jouir sur un mode hallucinatoire, ou encore d’imaginer, lorsqu’il sera plus grand, un chien dans les trois
phonèmes ou les cinq lettres de ce mot.
Dans le cadre de son travail de psychanalyste, Castoriadis a mis en évidence,
en procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché (notamment inconsciente), l’existence d’un noyau narcissique originaire dans lequel
s’enracinent tout désir et toute représentation imaginaire. Poursuivant ainsi les
analyses de Freud sur le narcissisme primaire où le premier objet de la libido
est le moi lui-même (à condition d’ailleurs que l’on puisse parler à ce stade d’un
moi constitué), Castoriadis va montrer que le monde du nourrisson n’est pas
l’autre du nourrisson, mais que celui-ci s’identifie à ce monde comme étant
lui-même ce monde : d’où l’identité dégagée par Castoriadis dans le cas de la
psyché originaire : moi = plaisir = tout = modèle du « sens » (sous-entendu : je
= suis = monde).
On aurait donc une instance psychique originaire qui se représente comme
toute-puissante puisqu’elle épuiserait la totalité du sens existant. Freud parlait
déjà à ce propos d’une toute-puissance magique de la pensée, mais ce dont il
s’agit en fait ici, c’est d’une toute-puissance réelle de la pensée inconsciente –
« réelle » au sens où la question n’est pas tant pour l’inconscient de s’adapter au
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monde ou de le transformer, mais de modifier la représentation afin de se la rendre
plaisante (plaisir d’organe). Cette monade psychique originaire est d’une part arationnelle, dans la mesure où elle ignore le temps et la contradiction, donc la
réalité du monde extérieur; d’autre part, a-sociale, puisque totalement égocentrée,
elle ignore les autres et refuse tout délai dans la satisfaction de son désir.
Prise comme telle, la psyché humaine est donc radicalement inapte à la
vie : un nourrisson qui en resterait au stade du seul plaisir hallucinatoire
deviendrait très rapidement psychotique. D’où la nécessité de socialiser la psyché, afin de lui faire accepter la présence d’autrui comme limite à la réalisation
de son désir : c’est à l’institution sociale qu’il revient la charge, sous une forme
ou sous une autre, de fabriquer à partir de la psyché un individu social dans son
mode d’être, ses références, ses comportements.
« Il faudra toujours, sans lui demander un avis qu’il ne peut pas donner, arracher
le nouveau-né à son monde, lui imposer – sous peine de psychose – le renoncement
à sa toute-puissance imaginaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussi
légitime que le sien, lui apprendre qu’il ne peut pas faire signifier aux mots ce
qu’il voudrait qu’ils signifient, le faire accéder au monde tout court, au monde
social et au monde des significations comme monde de tous et de personne »
[L’institution imaginaire de la société, p. 453].
L’individu n’est pas un fruit de la nature, il est avant tout création et institution sociale : le nouveau-né radicalement inapte à la vie doit être humanisé,
et cette humanisation ne devient effective qu’au travers de sa socialisation. Un
tel processus n’est cependant rendu possible qu’à la condition que l’institution
fournisse à la psyché du sens qui puisse lui faire accepter la perte de sa toutepuissance imaginaire :
« Ce sont ses significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acception
profonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à
la vie, à l’activité, au choix, à la mort des humains comme au monde qu’elles
créent et dans lequel les individus doivent vivre et mourir » [La montée de
l’insignifiance, p. 223].
La polarité n’est donc pas celle entre individu et société, comme le présuppose selon Castoriadis l’essentiel de la philosophie politique et sociale, elle se
situe entre psyché et société : la psyché des humains singuliers, bien qu’elle
n’existe que socialisée, ne peut jamais l’être complètement, c’est-à-dire que la
psyché ne peut jamais être rendue conforme à ce que les institutions exigent
d’elle : ce monde « présocial » constitue toujours une menace pour le sens
instauré par la société.
L’être-social-historique
Dès sa naissance, l’individu pris en charge par la collectivité à laquelle il
appartient se trouve donc placé dans un champ social-historique – sous l’emprise à la fois de l’imaginaire social instituant auquel il participe (qu’il ait
conscience ou non de cette participation) et de l’imaginaire institué dont il doit
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nécessairement tenir compte (qu’il lui soit soumis ou qu’il le conteste). Le socialhistorique définit un nouveau mode d’être en tant qu’il désigne une forme
ontologique que l’on ne rencontre ni dans l’ordre du vivant en tant que tel ni
dans l’ordre de la psyché « pure » puisque celle-ci renvoie à un univers « présocial » : une totalité tenue par des institutions et par les significations que ces
institutions incarnent (« sociale ») nécessairement engagée dans un processus
d’auto-altération temporelle (« historique »).
Comme on l’a montré précédemment5, l’ontologie ensembliste-identitaire
ne peut – parce qu’elle se fonde sur une conception de l’être comme « être déterminé » – penser ce qui est hétérogène, ce dont la société et l’histoire sont l’expression par excellence. Car on ne peut déduire les différentes formes de l’être
« société » à partir d’un concept posé a priori, comme l’ont fait par exemple,
les différentes variantes du fonctionnalisme qui postulent l’existence de besoins
humains fixés une fois pour toutes et expliquent l’organisation de la société
comme l’ensemble des dispositifs et des fonctions visant à les satisfaire. Bien
entendu, la société ne peut exister sans une dimension fonctionnelle : il existera
toujours des besoins vitaux à satisfaire – ce que la collectivité est précisément
en mesure d’effectuer ; mais toute société « asservit » cette fonction à autre
chose : les significations imaginaires sociales. Et ce qui fait justement la spécificité d’une société est celle du noyau central de ses significations imaginaires,
les besoins biologiques à satisfaire ne prenant sens que dans ce cadre : de ces
besoins vitaux, l’institution sociale est toujours et partout obligée de tenir compte,
mais cela s’opère au travers d’une transformation du fait naturel de ces besoins
en signification imaginaire sociale, laquelle renvoie au noyau central des
significations imaginaires de la société considérée.
Il est donc strictement impossible de se représenter la société comme un
ensemble concret d’individus socialisés, d’institutions et de significations,
sans évoquer l’idée de création. Puisqu’il semble difficile de concevoir une explication causale de la succession et de l’altération des sociétés dans le temps, il
faut au contraire admettre que la société est création – plus précisément création d’elle-même, donc autocréation. Dans le cas de la société, en effet, on ne
se trouve pas en présence d’éléments préexistants dont l’assemblage formerait
telle société; les différents éléments de la société (individus, institutions, significations) sont en fait créés par la société elle-même au travers de son autoinstitution, et il est d’après Castoriadis tout à fait erroné d’appliquer au champ
« social-historique » une logique combinatoire, comme a prétendu pouvoir le
faire l’anthropologie structurale. « La société comme telle est autocréation; et
chaque société particulière est une création spécifique, l’émergence d’un autre
eidos au sein de l’eidos générique société » [Fait et à faire, p. 268].
Puisque la société est autocréation, on doit en tirer la conséquence qu’elle
est aussi auto-altération. Que cette auto-altération soit pour la plupart des sociétés accomplie de manière suffisamment lente pour ne pas être perceptible à l’œil
de l’historien, que de plus, celle-ci ne soit pas reconnue explicitement par la
5. Cf. supra, « Le recouvrement de l’imagination radicale ».
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société, mais attribuée à une source extra-sociale (les ancêtres, les dieux, la raison) ne change rien quant au fond du problème : la société est toujours institution d’elle-même, donc auto-institution, autocréation, et par conséquent,
auto-altération. Le temps de l’histoire des hommes, le temps social-historique,
ne doit pas être conçu comme « simple médium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques », mais comme
« temps de l’altérité radicale, altérité radicale non productible » [L’institution
imaginaire de la société, p. 259].
L’être-sujet
Nous devons bien comprendre que les modes d’être distingués ici ne renvoient pas à des domaines ou régions totalement séparés les uns des autres, et
qu’il n’y a pas différents types d’être qui auraient pour caractéristiques les uns
d’être « vivants », les autres « psychiques », les autres « historiques ». Dans
quelle catégorie faudrait-il par exemple, le cas échéant ranger l’être humain?
Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut voir les choses : l’ontologie de l’être
en tant qu’imagination radicale développée par Castoriadis fournit en fait un
cadre de pensée rendant possible la coexistence de strates (ou couches) d’être
qui ne sont pas dialectiquement intégrées mais « réunies » en une totalité contradictoire, sans pour autant qu’elle soit incohérente. Dans cette ontologie, les
niveaux « supérieurs » n’annulent pas les niveaux « inférieurs », pas plus qu’ils
ne se les intègrent : il y a seulement pour chaque « niveau d’être » des types de
processus et des objets spécifiques, des schèmes de significations qui sont
différents et définissent une matrice de sens bien précise.
En fait, pour chaque strate de l’être, il existe un mode d’organisation qui
tend à se clore sur lui-même tout en maintenant ouverte la possibilité de briser
sa propre clôture : c’est ainsi que chaque être vivant doit faire référence à luimême et ainsi distinguer le soi du non-soi pour être en mesure de se l’assimiler. Chaque être vivant ne peut donc s’autoconserver qu’à condition de pouvoir
s’identifier comme soi à l’exclusion de tout ce qu’il n’est pas, ce qui implique
la clôture totale du soi.
Mais en même temps il existe chez un être vivant particulier – l’homme – la
capacité de briser cette clôture, au travers de sa puissance d’imagination autonome et a-fonctionnelle. Cette rupture définit un nouveau type d’être qui, là encore,
va se voir marqué par une tendance à la clôture sur soi, la psyché cherchant, on
l’a vu précédemment, à s’identifier au monde dans sa globalité. C’est à l’êtresociété (« social-historique ») qu’il va revenir la charge de briser cette clôture au
travers du processus de socialisation, en fournissant à la psyché du sens diurne.
L’être-société va se voir caractérisé à nouveau par la reproduction de cette
même tendance à la clôture sur soi : c’est le cas des sociétés hétéronomes, écrit
Castoriadis, qui
« créent certes leurs propres institutions et significations, mais [qui] occultent
cette autocréation, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout
cas à l’activité effective de la collectivité effectivement existante : les ancêtres,
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En fait, cette situation est la plus fréquente dans l’histoire, et celle-ci n’a été
rompue, d’après Castoriadis, qu’à deux reprises : en Grèce ancienne et en Europe
occidentale, rupture qui s’exprime par la double création de la politique comme
mise en question des lois et institutions établies, et de la philosophie comme
mise en question des représentations collectivement admises. C’est dans un tel
mouvement de rupture que se définit l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale du pour-soi humain pensé comme réflexivité :
« Il y a discontinuité, rupture de cette succession de sociétés hétéronomes, au
sens où dans certaines sociétés et périodes historiques surgissent l’interrogation
et la contestation portant sur les institutions existantes et les significations
imaginaires sociales correspondantes : c’est la naissance de la philosophie comme
interrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivité
de ses pouvoirs et de ses responsabilités dans la position des institutions sociales »
[Sujet et vérité dans le monde social-historique, p. 45].
Cette rupture implique donc l’exigence pour l’individu de rendre raison de
ce qu’il dit et de ce qu’il pense; elle présuppose la réflexivité que l’on ne doit
pas confondre avec le raisonnement logique et le simple calcul, mais qui peut
se définir comme « la possibilité que la propre activité du “sujet” devienne
“objet”, l’explicitation de soi comme un objet non objectif, ou comme objet
simplement par position et non par nature » [Le monde morcelé, p. 211].
L’être-sujet pensé comme pour-soi réflexif présuppose la présence d’une
imagination radicale, qui voie ce que le pour-soi ne peut jamais vraiment voir :
soi-même; au sens où je me pose, « moi », en tant que je suis moi et en même
temps en tant que je suis autre que moi, en tant surtout que je pourrais être
autre chose que ce que je suis actuellement. L’être-sujet constitue à cet égard
la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance
de création explicite, aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de la
politique.
C’est à ce stade qu’émerge le logos comme faculté d’interrogation illimitée et mise en question de toute institution. De ce questionnement radical ne
subsiste qu’un être : l’auto-instituant.
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les héros, les dieux, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétés
hétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes les
questions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse
dans des significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non
tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour les
membres de la société » [La montée de l’insignifiance, p. 224].
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