CORNELIUS CASTORIADIS. L'IMAGINAIRE RADICAL Nicolas Poirier La Découverte | Revue du MAUSS 2003/1 - no 21 pages 383 à 404 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-1-page-383.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Poirier Nicolas, « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical », Revue du MAUSS, 2003/1 no 21, p. 383-404. DOI : 10.3917/rdm.021.0383 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte ISSN 1247-4819 RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 383 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte L’œuvre de Cornelius Castoriadis offre au lecteur l’aspect d’un vaste chantier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes matériaux. D’où l’impression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle se réélabore continuellement. De plus, celle-ci ne présente pas au premier abord une forme unitaire, mais offre au contraire un aspect hétérogène : l’extrême diversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psychisme, la société, l’histoire, la création, la politique…), ainsi que l’extrême diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’une pensée flottante, pouvant certes se révéler ponctuellement pertinente, mais qui ne présenterait guère de cohérence globale. Nous tenterons ici de faire ressortir l’unité de la pensée de Castoriadis en montrant que son caractère fragmentaire constitue l’expression de la structure profonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables : — l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant; — l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les plus complexes; — l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain; — l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme ontologique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »); — l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la subjectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite. DE L’ANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION D’IMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964) Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philosophie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse de doctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche, il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’il quitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont Claude Lefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949 à 1965. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte par Nicolas Poirier RdM21LR 21/04/03 10:04 384 Page 384 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Très rapidement, Castoriadis va remettre en cause non seulement la politique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses développées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSS à partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russie ne pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégénéré – au contraire de ce qu’affirmait Trotsky –, mais qu’il fallait voir en elle un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totale de la classe dirigeante. Castoriadis montre qu’à cet égard, la transformation juridique des formes de propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépendamment de la nationalisation des moyens de production et de la planification de l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapports effectifs d’exploitation pour ainsi dire portés à leur paroxysme. À l’opposé de ce qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pour Castoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même une simple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçant un pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la sphère politique étroite » [La société bureaucratique, p. 24]. Dans Économie et société, Max Weber avait dégagé l’idéal-type de la bureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ». Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratie russe n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elle constitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphères de la vie sociale. Il était donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socialiste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie économique, politique et sociale. La réélaboration du concept de bureaucratie et l’analyse de la révolution bolchevique comme accentuation des rapports d’exploitation propres au système capitaliste allaient en effet conduire Castoriadis à modifier le sens de l’objectif révolutionnaire : désormais, le mouvement ouvrier devait se donner comme finalité l’autogestion ouvrière de l’ensemble des activités sociales, et pas seulement de la production : « Une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la propriété “privée” des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser de la bureaucratie […] – autrement dit, abolir la division entre dirigeants et exécutants. Exprimé positivement, cela n’est rien d’autre que la gestion ouvrière de la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l’ensemble des activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs » [ibid., p. 27]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La réélaboration du concept de bureaucratie RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 385 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 385 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ont plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le problème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corrélativement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire. Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était présenté tout d’abord – depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux environs de 1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appropriation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’Étatsnations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concurrentiel du XIXe siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopolistique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme, celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profit d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs, ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État. Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré la société bourgeoise au siècle précédent n’était plus adéquat pour rendre compte de la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capitalisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraire une analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fondement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nouvelle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traits communs aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortir de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe de l’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc « capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisation de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce extérieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [cf. ibid., p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mouvement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS (et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraînant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat1. 1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous le capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La critique du marxisme RdM21LR 21/04/03 10:04 386 Page 386 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Cela signifie-t-il que Castoriadis n’admettait aucune différence entre l’Est et l’Ouest? Absolument pas : si la nature bureaucratique de ces deux types de régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situait pas au même degré; et c’est là que se jouait toute la différence : entre d’un côté, un régime de capitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime de capitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux). Alors même que la Russie semblait avoir réalisé « l’idéal » d’un État bureaucratique totalitaire, il restait dans les pays capitalistes d’Europe de l’Ouest (ainsi qu’aux États-Unis) des possibilités d’action politique, permettant de développer une certaine résistance au processus de bureaucratisation grandissante : « Privée de droits politiques et syndicaux; […] soumise à un contrôle policier permanent, […] harcelée par la voix omniprésente d’une propagande officielle mensongère, la classe ouvrière russe est soumise à une entreprise d’oppression et de contrôle totalitaire […]. Situation sans analogue dans les pays capitalistes “classiques”, où très tôt la classe ouvrière a pu arracher des droits civiques, politiques et syndicaux et contester explicitement et ouvertement l’ordre social existant » [Domaines de l’homme, p. 180]. Or l’existence de telles potentialités tenait à la nature des régimes politiques des pays de l’Europe de l’Ouest, que Castoriadis qualifia par la suite d’oligarchies libérales : au cours des cent dernières années, les luttes sociales avaient en effet obligé le capitalisme à passer avec la classe ouvrière un certain nombre de compromis, rendus effectifs par l’élévation du pouvoir d’achat, la limitation relative du chômage, la réduction du temps de travail, l’augmentation des dépenses publiques, la mise en place de mécanismes de redistribution et d’assistance. Dans cette perspective, il est possible de comprendre selon quelles modalités les buts du mouvement ouvrier ont pu coïncider à partir du début des années soixante avec les objectifs propres au capitalisme bureaucratique : car l’existence d’une masse de salariés-consommateurs bénéficiant d’un revenu et de conditions de travail décentes ne constitue à ce titre aucune menace mortelle pour le système capitaliste, mais figurent plutôt comme l’une des conditions de sa survie et de son bon fonctionnement. De fait, et ce en pleine conformité avec l’esprit du « projet capitaliste bureaucratique », selon l’expression employée par Castoriadis, les années soixante allaient être marquées par un brusque reflux des significations révolutionnaires – comme si les hommes s’étaient mis dans l’incapacité de prendre en main collectivement la gestion de leurs propres affaires : la modernisation bureaucratique des pays d’Europe dès la fin de la Seconde Guerre mondiale n’avait en effet été rendue possible qu’en fonction de l’apathie et de l’inaction politiques des individus. « La société capitaliste moderne développait une privatisation sans précédent des individus, et non seulement dans la sphère politique étroite. La “socialisation” extérieure, poussée au paroxysme, de toutes les activités humaines allait de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La nature du capitalisme moderne RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 387 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 387 pair avec une “désocialisation” également sans précédent; la société devenait un désert surpeuplé. Le retrait de la population de toutes les institutions apparaissait clairement comme à la fois le produit et la cause de la bureaucratisation accélérée, finalement comme son synonyme » [La société bureaucratique, p. 61]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La bureaucratisation généralisée à l’ensemble de la vie sociale, la crise de la culture établie, la rupture de l’adhésion intériorisée des individus aux normes et règles de cette même culture, tout cela signifiait en fin de compte qu’il était devenu impossible de définir le socialisme à partir de la seule transformation des rapports de production, moyennant la collectivisation des richesses et des moyens de production. Sous des formes nouvelles que l’on ne pouvait encore totalement définir, le projet révolutionnaire devait devenir le projet de la société dans son ensemble, et non plus celui d’une classe privilégiée dépositaire de la vérité révolutionnaire : « Un mouvement total concerné par tout ce que les hommes font et subissent dans la société et avant tout par leur vie quotidienne réelle » [ibid., p. 43]. D’où la rupture totale de Castoriadis avec la pensée de Marx : ce n’était plus tel ou tel point des conceptions sociologiques de Marx ou de sa théorie économique qu’il convenait de corriger, mais leurs présupposés philosophiques qui devaient être remis en cause – plus précisément la philosophie de l’histoire qui en constitue la base. Castoriadis allait de la sorte montrer que Marx n’avait finalement fait qu’extrapoler à l’ensemble de l’histoire les schèmes de pensée propres à l’imaginaire de son époque; en faisant du développement de la technique le moteur de l’histoire, Marx n’aurait pas seulement soumis la diversité des formes sociales à des catégories n’ayant de sens que pour la société capitaliste développée, il aurait plus largement posé les bases d’une conception déterministe de l’histoire : l’histoire comme l’effet d’un système de forces (productives) déterminées selon des lois universelles et nécessaires. Ce réductionnisme, propre à tout rationalisme déterministe, aurait ainsi enfermé Marx dans le désir illusoire de dégager la vérité de l’histoire, l’empêchant finalement de penser celle-ci en tant que domaine de la création par excellence. « À l’interprétation vivante d’une histoire toujours créatrice du nouveau s’était substituée une prétendue théorie de l’histoire, qui avait classé les stades passés et lui avait assigné l’étape à venir; l’histoire comme histoire de l’homme se produisant lui-même devenait le produit d’une évolution technique toute-puissante […], inexplicablement progressive et miraculeusement assurant un avenir communiste pour l’humanité » [ibid., p. 46]. Il s’agissait donc pour Castoriadis de reconsidérer les schémas traditionnels au travers desquels la philosophie occidentale avait pensé la société et l’histoire, afin d’être en mesure de donner au projet révolutionnaire un contenu qui puisse exprimer l’activité créatrice des individus et des masses. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La rupture définitive avec le marxisme RdM21LR 21/04/03 10:04 388 Page 388 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte C’est ainsi que Castoriadis allait introduire, à partir de 1964, un concept nouveau – l’imaginaire radical –, certes présent sous une forme implicite dans sa pensée antérieure, mais qu’il n’avait auparavant jamais thématisé de manière explicite. La notion d’imaginaire deviendra par la suite le terme central à partir duquel la réflexion de Castoriadis allait pouvoir s’élaborer. Le concept d’imaginaire devait selon Castoriadis permettre une compréhension de l’histoire qui ne soit plus opérée d’après les schèmes réducteurs du déterminisme causal, mais fondée sur le principe même de non-causalité. Il serait en fait impossible d’expliquer l’histoire des sociétés à partir d’une relation nécessaire de cause à effet, et cela précisément en raison de la nature même de l’histoire pensée comme autocréation. C’est précisément, d’après Castoriadis, à ce niveau que le non-causal apparaît : « Il apparaît comme comportement non pas seulement imprévisible, mais créateur (des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières); non pas comme simple écart relativement à un type existant, mais comme position d’un nouveau type de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale, comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, comme surgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation présente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses » [ibid., p. 65]. Cela ne signifie évidemment pas que l’histoire se fait, ou plutôt se crée à partir de rien – ce qui reviendrait à attribuer au passé un mode d’être quasi nul –, mais qu’elle est une création immotivée, position première de significations à partir desquelles seulement les sociétés peuvent se donner leur monde et l’organiser en tant que réalité social-historique singulière. Cet imaginaire n’est donc pas image de, il ne s’agit pas de l’imaginaire comme reflet d’un eidos déjà donné2, mais d’une « création incessante et essentiellement indéterminée (social-historique et psychique) de figures/formes/images à partir desquelles seulement il peut être question de quelque chose » [L’institution imaginaire de la société, p. 8]. Ce n’est donc qu’à partir du concept d’imaginaire (entendu, on vient de le voir, en un sens bien précis) qu’il devient possible, selon Castoriadis, de penser la société et l’histoire comme pôles de création originaire. Cet imaginaire doit être envisagé sous deux aspects : l’imaginaire instituant et l’imaginaire institué. Par imaginaire instituant, il faut entendre l’œuvre d’un collectif humain créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiques existantes; et par imaginaire institué non pas l’œuvre créatrice elle-même (« l’instituant »), mais son produit (« l’institué ») – soit l’ensemble des institutions qui incarnent et donnent réalité à ces significations, qu’elles soient matérielles (outils, techniques, instruments de pouvoir…) ou immatérielles (langage, normes, lois…). 2. Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien celle de Marx – l’imaginaire en tant qu’idéologie est une représentation inversée de la réalité – que de la psychanalyse, en particulier de Lacan. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte L’imaginaire social instituant 21/04/03 10:04 Page 389 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 389 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Castoriadis va appeler social-historique le champ d’action indéterminé au sein duquel les hommes créent en les modifiant sans cesse les institutions qui structurent leur être-collectif. D’où sa conception de l’histoire comme union et tension de l’imaginaire instituant et de l’imaginaire institué : aucune société ne peut exister sans institutions explicites de pouvoir (« imaginaire institué »), mais doit (au sens d’une nécessité ontologique) poser dans le même temps la possibilité de son auto-altération (« imaginaire instituant »), que celle-ci soit reconnue comme telle (cas des sociétés autonomes), ou bien déniée (cas des sociétés hétéronomes). « L’autodéploiement de l’imaginaire radical comme société et comme histoire – comme le social-historique – se fait et ne peut se faire que dans et par les deux dimensions de l’instituant et de l’institué. L’institution, au sens fondateur, est création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme […] » [Le monde morcelé, p. 113]. Castoriadis sera donc conduit à reformuler une nouvelle fois le contenu du projet révolutionnaire comme étant « la visée d’une société devenue capable d’une reprise perpétuelle de ses institutions. […] société qui s’auto-institue explicitement, non pas une fois pour toutes, mais d’une manière continue » [La société bureaucratique, p. 51]. Toute société doit pouvoir non seulement s’autogouverner, mais également s’auto-instituer de manière explicite. Telle est, d’après Castoriadis, la signification véritable de la démocratie : un régime dans lequel la question de la validité de la loi est maintenue en permanence ouverte, et où l’individu regarde les institutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives – en droit toujours transformables. D’où, à partir de ce moment-là, l’immense importance qu’accordera Castoriadis à la question de l’autonomie individuelle et collective. L’IMAGINATION RADICALE (1965-1995) À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son travail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialisme ou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait à l’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur à l’EHESS (1981). Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus de vingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était nécessaire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadres et les catégories de la « pensée héritée » – soit les fondements du projet philosophique gréco-occidental. L’essentiel pour Castoriadis consistait désormais en un travail d’élucidation critique qui devait permettre d’émanciper la philosophie – définie comme prise en charge de la totalité du pensable – des gangues d’un rationalisme métaphysique trop étroit. Ce n’est qu’à cette unique condition, pensait Castoriadis, que Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR RdM21LR 21/04/03 10:04 390 Page 390 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte « le terme même de révolution n’est plus approprié à la chose. Il ne s’agit pas simplement d’une révolution sociale, de l’expropriation des expropriateurs, de la gestion autonome de leur travail et de toutes leurs activités par les hommes. Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachement radical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en cause la relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir, de son savoir, de son pouvoir » [La société bureaucratique, p. 53]. Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper une place centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous les champs du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques et sociales : ce sont les fondements mêmes de l’ontologie que le concept d’imagination permettait de réinterroger. Nature et statut de l’imagination dans la tradition philosophique Il est remarquable, note Castoriadis [cf. Fait et à faire, p. 227 à 230; Domaines de l’homme, p. 327 à 331], que l’imagination n’ait jamais acquis la place centrale qui lui revenait dans la pensée philosophique. L’imagination n’a en effet pour ainsi dire jamais été étudiée en elle-même, c’est-à-dire traitée telle une faculté positive, une puissance ou un pouvoir de. Son lien constitutif avec les idées d’invention et de création ayant été totalement oblitéré, l’imagination s’est vue rabaissée au rang de faculté secondaire, au mieux auxiliaire pour la connaissance (Descartes, Leibniz), au pire, comme chez Platon, source d’erreurs, de fictions et d’illusions. La philosophie a certes ménagé une place à l’imagination créatrice, en reconnaissant son rôle primordial en art, mais c’était pour souligner dans le même mouvement son caractère gratuit et arbitraire. C’est donc à l’imagination au sens de la faculté de représenter un objet en son absence que la philosophie s’est le plus souvent référée – soit l’imagination conçue en tant que reproduction, combinatoire : une imagination en définitive seconde (elle ne crée pas l’objet, mais se borne à le produire après-coup : re-production) et secondaire (elle ne figure pas au titre des facultés supérieures de l’esprit, mais se contente de rendre présentable le matériau sensible fourni par la perception). « Ici, l’occultation ne pouvait pas être radicale. Elle a été occultation du caractère radical de l’imagination, réduction de celle-ci à un rôle second, tantôt perturbant et négatif, tantôt auxiliaire et instrumental : la question posée a toujours été celle du rôle de l’imagination dans notre relation à un vrai/faux, beau/laid, bien/mal Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte l’on pourrait faire revivre le projet d’émancipation sociale et politique axé désormais selon les visées de l’autonomie individuelle et collective. Théorie et pratique s’avéraient dès lors liées de manière indissoluble : le projet révolutionnaire, lorsqu’il est porté par l’activité autonome et lucide des masses, n’est finalement rien d’autre que cette activité, c’est-à-dire le projet luimême en acte. Et c’est d’ailleurs pourquoi, comme l’explique Castoriadis, RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 391 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 391 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte La philosophie aurait donc toujours défini l’imagination en naviguant entre deux écueils : ou bien l’imagination relève de l’infra-pensable, ses objets restent indéterminés et son être privation de détermination, en tout cas déficient quant à ce qu’il détermine; ou bien l’imagination relève du supra-pensable, son objet est alors indéterminable – non par défaut d’être, mais au contraire par excès – et la source de son être reste une transcendance inaccessible à toute détermination. Nature et statut de l’imagination radicale Castoriadis va ainsi chercher à repenser l’imagination comme une source de création première, montrant que la distinction apparemment fondatrice pour l’ontologie héritée du « réel » et de l’« imaginaire » n’est en fait qu’une opposition dérivée, produit de cette imagination radicale. Il n’y aurait donc pour l’être humain de « réel », ou plus simplement de réalité, que parce que celui-ci est doué d’une imagination radicale. « Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’« imaginaire premier3 », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des images au sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il faut entendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts) – soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme » pour l’homme. L’imagination radicale forme donc ce à partir de quoi surgissent les schèmes et les figures qui conditionnent toute représentation et toute pensée. Les oppositions structurantes de la pensée philosophique (réel/fictif, sensible/intelligible, rationnel/irrationnel…) en sont toutes dérivées. Pour l’exprimer en un vocabulaire moderne, on peut dire que l’imagination radicale forme la « condition transcendantale » du pensable et du représentable : au fond, sans cette présentation première, ou plus exactement sans cette création première, il n’y aurait rien pour l’homme, aucune image ou représentation des choses. Il faut toutefois distinguer les deux aspects de cet imaginaire premier : d’une part, son aspect « individuel » (ou « psychique »), l’imagination radicale; d’autre part, son aspect « collectif » : l’imaginaire social instituant. Bien qu’irréductibles l’une à l’autre, ces deux faces de l’imagination sont indissociables et s’impliquent réciproquement. « Le siège de cette vis formandi chez l’être humain singulier est l’imagination radicale, c’est-à-dire la dimension déterminante de son âme. Le siège de cette vis en tant qu’imaginaire social instituant est le collectif anonyme et, plus généralement, le champ social-historique » [Fait et à faire, p. 228]. 3. « Être radical, dit Marx, c’est prendre les choses à la racine. » Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte posés comme déjà donnés et déterminés par ailleurs. Il s’agissait, en effet, d’assurer la théorie […] de ce qui est, de ce qui doit être fait, de ce qui vaut, dans sa nécessité, soit dans sa déterminité » [Domaines de l’homme, p. 328]. RdM21LR 21/04/03 10:04 392 Page 392 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Il revient à Aristote le mérite d’avoir, selon Castoriadis, « découvert » l’imagination : c’est ainsi qu’au livre III du traité De l’âme, Aristote donne une définition de l’imagination conçue comme « mouvement engendré par une sensation en acte ». Une telle conception correspond, d’après Castoriadis, à la définition de l’imagination imitative, reproductrice ou combinatoire telle qu’on l’a traditionnellement pensée en philosophie : une faculté permettant la rétention des images sensibles et donc constitutive de la mémoire, incluant de la sorte un pouvoir recombinatoire d’évocation des objets non présents. Or, alors même qu’on aurait pu croire ce problème résolu, celui-ci réapparaît brutalement au milieu du livre III, au moment où Aristote se livre à l’examen de la puissance dianoétique de l’âme : « Et pour l’âme pensante les phantasmes sont comme des sensations. […] C’est pourquoi l’âme ne pense jamais sans phantasme. […] Donc le noétique de l’âme pense les formes dans les phantasmes, et comme c’est dans elle qu’est déterminé pour lui ce qui est à rechercher et à fuir, il se meut même en dehors de la sensation lorsqu’il a affaire à des phantasmes » [Aristote, III, 7, traduction de Castoriadis, in Domaines de l’homme, p. 332]. Selon l’interprétation que donne Castoriadis de ce passage, il serait permis de voir ici une imagination première, sans laquelle il ne peut y avoir de pensée, et qui précède donc toute pensée : « En langage moderne, la pensée implique la re-présentation de l’objet pensé par sa représentation, qui est comme la sensation, mais sans l’acte de la présence effective de l’objet. Présentation dans et par laquelle peut être donné tout ce qui appartient à la forme de l’objet, au sens le plus général du mot forme, soit tout ce qui de l’objet peut être pensé ; donc, le tout de l’objet sauf sa matière » [Domaines de l’homme, p. 345]. L’imagination qu’a en vue Aristote ici constitue en quelque sorte la condition nécessaire de toute saisie de l’intelligible dans les formes sensibles. En effet, l’intellection des intelligibles au sein même du sensible présuppose la donnée de telle forme sensible comme séparée, donc l’action première de l’imagination – le phantasme qui fournit à la pensée la condition de son objectivité. Lorsque l’on pense tel triangle, par exemple, on ne le sépare pas de la matière, mais lorsque l’on cherche à penser le triangle comme tel (l’intelligible triangle), on le pense indépendamment de la matière dans laquelle il existe : ainsi, les objets mathématiques n’existent jamais comme séparés de la matière, mais lorsque l’âme connaissante doit les saisir en tant qu’ils sont, il est nécessaire qu’elle fasse abstraction de leur matière. C’est là le rôle joué par cette imagination « première » : fournir à l’âme du « sensible sans matière ». Car s’il est impossible de sentir du courbe sans matière, la pensée du courbe en tant que courbe nécessite qu’on le sépare de la matière où il se réalise et qui ne correspond en aucun cas avec le courbe comme tel. Or, il est obligatoire, pour Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Le surgissement de l’imagination radicale dans le discours philosophique : Aristote 21/04/03 10:04 Page 393 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 393 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte arriver à penser le courbe comme courbe, qu’on puisse également le sentir en quelque manière, sans bien sûr que cette sensation soit matérielle, auquel cas on ne penserait pas le courbe comme courbe, mais comme telle ligne courbe existante. « Cette présentation – comme une sensation mais sans matière – est assurée par la phantasia, elle se réalise dans et par le phantasma. L’imagination qu’a ici en vue Aristote est donc abstraction sensible, abstraction dans le sensible fournissant l’intelligible » [ibid., p. 345-346]. Il serait ainsi légitime, d’après Castoriadis, de concevoir la phantasia aristotélicienne telle une puissance de création qui fournit à l’âme la « sensation abstraite » dont celle-ci a besoin pour connaître : condition première de la pensée, en tant qu’elle seule peut fournir à l’âme l’objet sous une forme sensible quoique sans matière, l’imagination d’Aristote joue en quelque sorte le rôle « schématique » que lui donnera plusieurs siècles plus tard Kant; à la seule différence, que selon Castoriadis, le phantasme n’est pas chez Aristote la simple médiation entre l’ordre des catégories universelles et le donné empirique, il est plus largement le substrat de toute pensée – en ce sens qu’il lui fournit les types génériques nécessaires à la connaissance. Dans une telle perspective, l’opposition a priori/a posteriori manque totalement de pertinence : ici, tout est a posteriori (« si on ne sentait rien, on ne pourrait rien apprendre ni comprendre »), en même temps qu’a priori (« le sensitif et le connaissant de l’âme sont en puissance cela même, le connaissable et le sensible »); et pour cause : l’imagination créatrice – productrice du « sensible-abstrait » – forme la matrice constitutive de toutes les oppositions secondes qu’elle a pour charge d’organiser : a priori/a posteriori, catégoriel/matériel, universel/particulier, intelligible/sensible… Aristote aurait donc le premier reconnu une dimension essentielle de l’âme pensante – sa condition même – qui ne se laisse pas saisir dans l’espace défini par le sensible et l’intelligible, pas plus que dans celui délimité par l’opposition du vrai et du faux, et va jusqu’à déborder le domaine de ce qui est. Ainsi que l’affirme Castoriadis, « il voyait que la possibilité pour l’âme de penser, donc aussi de différencier le sensible et l’intelligible, repose sur quelque chose qui n’est ni vraiment sensible ni vraiment intelligible; et que la possibilité pour distinguer le vrai et le faux – et, derrière eux, l’être et le non-être – repose sur quelque chose qui ne tombe pas sous les déterminations du vrai et du faux et qui, dans son mode d’être comme dans le mode d’être de ses œuvres – les phantasmata – n’a pas de lieu dans les régions de l’être telles qu’elles paraissent assurément établies par ailleurs » [ibid., p. 362]. Le recouvrement de l’imagination radicale Si la philosophie n’a pas été en mesure de penser l’être comme imagination et comme création, cela tient à son impossibilité de penser véritablement le temps – un temps qui ne soit pas conçu sur le modèle de l’espace, mais comme genèse ontologique, émergence de l’altérité radicale, création absolue de figures toujours autres. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 394 Page 394 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Le temps a en effet toujours été pensé comme production de la différence à partir de l’identique : que ce soit Platon et sa figure du temps comme « image mobile de l’éternité immobile » [Timée, 37c-38b], ou encore Kant et ses formes pures de l’espace et du temps, la temporalité est pensée – dans le cadre de l’ontologie héritée – comme possibilité de la différence au sein de l’identique, production de l’altérité à partir du même. Ce qui implique donc la nécessité pour l’ontologie de concevoir la succession sous le seul point de vue de l’identité, et par conséquent le temps comme perpétuelle répétition : les principales figures de la succession – causalité, finalité, implication – ne sont en réalité que des formes enrichies de l’identité, résultantes de la nécessité pour celle-ci de se poser comme altérité, et ne faisant que répéter à un niveau « supérieur » le même auquel elles appartiennent; en ce qui concerne le schème de la causalité, par exemple, il est clair que cause et effet appartiennent à l’ordre du même : un ensemble d’éléments A ne peut avoir d’effet(s) sur un ensemble différent d’éléments B qu’à la condition ultime que ces deux ensembles fassent partie d’un ensemble identique qui puisse les mettre en situation d’implication réciproque. D’où la définition traditionnelle de l’être, moyennant la suppression du temps, comme détermination à partir d’un dehors omnitemporel; et corrélativement la position du réel comme permanence dans le temps (identité de la différence), que ce soit sous forme de constituants ultimes inaltérables ou sous celle de lois idéales. Dans le cadre d’une telle ontologie, il semble donc impossible de réussir à penser la création constitutive de l’être en général. Car il serait contradictoire, compte tenu des prémisses posées au départ, d’accorder la moindre réalité à la genesis prise comme telle, puisqu’elle est ce qui n’est jamais selon les mêmes déterminations; or, ce qui est fondé selon des déterminations contradictoires ne peut pour l’onto-logique du même avoir de détermination, « ce qui toujours devient » signifiant en fin de compte « ce qui est totalement indéterminé ». L’ontologie traditionnelle a certes essayé de se réapproprier cet « être » indéterminé – que ce soit l’idéalisme comme conservation intemporelle du devenir, ou encore la dialectique en tant que dépassement cumulatif et récupération intégrale du devenir dans l’absolu –, mais elle a du même coup empêché toute compréhension de ce devenir in-déterminé comme altération et donc création : « Loin de pouvoir permettre une création ou une altération essentielle quelconque, […] la temporalité ne peut être alors que déchéance, ou bien imitation imparfaite de l’éternité (Platon), au mieux indétermination relative des étants corporels en tant que ceux-ci sont affectés de matière (c’est-à-dire d’indéterminable), ou de puissance (en tant qu’inachèvement, possibilité d’être différemment, donc déficit d’être), ou de mouvement » [L’institution imaginaire de la société, p. 292]. Contre cette ontologie, il faudrait selon Castoriadis penser l’être comme autocréation, c’est-à-dire comme puissance d’auto-altération indéterminée en même temps que déterminante : ce ne serait qu’à cette condition qu’il serait possible de penser le temps de l’être comme émergence de la nouveauté, et l’histoire des hommes en tant qu’elle est leur histoire véritable, soit un processus Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 395 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 395 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte non déterminé causalement mais radicalement imprévisible. Dire ainsi de la figure A qu’elle est autre que la figure B, c’est affirmer, que de A à B, il y a indétermination essentielle, et non implication logique; par là, qu’il est impossible de déduire B de ce qui aurait été posé dans A et comme A. Une fois explicité l’ensemble des lois auxquelles se réfère A dans son être-ainsi, il n’est en effet pas possible d’en tirer l’existence de B, dont les déterminations sont totalement autres; tout ce qu’il est possible de dire de B, c’est qu’il vient de nulle part, qu’il ne provient pas (de), mais qu’il advient, qu’il est autocréation. D’où la nécessité de reconsidérer l’ontologie à partir de l’imagination radicale, dont le temps pensé comme altérité-altération forme la dimension constitutive. Source de nouveauté perpétuelle, puissance de création immanente, l’imagination est à proprement parler temporalité – le temps qui est « création/destruction », le temps comme « altérité/altération » : « Le temps n’est pas seulement l’excès de l’être sur toute détermination […] mais l’excès de l’être sur lui-même, ce par quoi l’être est essentiellement à-être » [Domaines de l’homme, p. 376]. Les fondements du discours philosophique : la logique ensidique À partir du moment où l’on pose les bases d’une ontologie qui conçoit l’être comme être-déterminé et l’étance (ou substance) en tant que déterminité, il est nécessaire de concevoir un mode de discours susceptible d’en faire ressortir les caractères fondamentaux ; de sorte que, l’être étant pensé comme êtredéterminé, il existe une logique de la détermination qui puisse rendre compte de ses attributs. Castoriadis appelle cette logique la logique ensembliste-identitaire, ou encore, par contraction de ces deux termes, logique ensidique. Son présupposé consiste en ceci qu’il doit être possible d’identifier dans le donné des ensembles d’objets qui soient séparés tout en étant reliés, « ensemble » et « identité » constituant, on le verra par la suite, une dimension essentielle du langage, comme de toute vie et de toute pratique sociale – plus généralement un aspect fondamental de l’être. Dans cette perspective, Castoriadis fait ainsi référence à la définition de l’ensemble donnée par Cantor : « Un ensemble est une collection en un tout d’objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces objets sont appelés les éléments de l’ensemble » [L’institution imaginaire de la société, p. 329-330]. Cette définition de Cantor a le mérite, d’après Castoriadis, de condenser de manière explicite les opérations essentielles de ce qu’il nomme legein. Ce terme, dont logos est dérivé, renvoie à l’ensemble des mécanismes de ce qui est habituellement défini comme pensée logique ou raison – soit tout ce qui permet, selon les termes privilégiés par Castoriadis, de « distinguer-choisir-poserrassembler-compter-dire ». Pour réussir à penser ce qui est (déterminé en tant qu’ensemble), il est en effet nécessaire de poser des objets comme strictement définis, et donc distincts Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 396 Page 396 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte les uns des autres. Car il n’y a de legein possible que si, à un certain niveau de l’être, la totalité des choses existantes peut être identifiée en un ensemble cohérent, fait d’une part, des différentes réalités séparées les unes des autres (« l’homme », « l’animal », « la raison »…), d’autre part, des relations mettant en liaison cette pluralité d’objets (« l’homme est un animal doué de raison »…). D’où le présupposé fondamental de cette logique : propriété = classe ; à savoir qu’appartenir à une certaine classe d’objets (« les êtres humains ») définit une propriété bien précise (« la réflexion »), et réciproquement, que posséder telle qualité (« la réflexion ») définit tel groupe d’objets (« les êtres humains »). « En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellés dès Parménide, puisqu’elle revient à dire que “ce qui est – ce qui peut être pensé” peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable et décomposable en des totalités définies par des propriétés universelles et comprenant des parties définies par des propriétés particulières » [Les carrefours du labyrinthe I, p. 269]. L’existence de la collectivité comme faire collectif organisé présuppose nécessairement une telle logique. Indépendamment même des significations imaginaires qui donnent une forme particulière à l’environnement dans lequel elle se situe, et quel que soit le contenu de l’organisation du monde que la société institue, le faire social doit nécessairement se référer à des objets distincts et déterminables selon des propriétés bien définies. Il est à ce titre impossible que puisse exister une société où on ne distinguerait pas tel ou tel animal, tel ou tel outil, tel ou tel âge de la vie, etc. : sa perpétuation dans le temps ne pourrait sinon être envisageable. Que par ailleurs, il existe suivant les sociétés diverses manières de donner sens à l’animalité, à la technique, au rapport enfant-adulte ne change rien quant au fond du problème : une vache doit toujours pouvoir être déterminée en tant qu’elle est une vache et non un taureau (dimension ensembliste-identitaire naturellement identifiée), avec tout ce qu’une telle détermination implique, quand bien même ce serait une vache sacrée et non une vache d’abattoir (dimension imaginaire socialement instituée). Cette logique n’est donc pas seulement fondée sur le legein en tant que représenter/dire humain, mais renvoie à la première strate naturelle au sein de laquelle ce qui se donne se présente comme soumis d’emblée à la logique ensidique : une vache et un taureau engendreront toujours des veaux, deux pierres et deux pierres font quatre pierres, un homme ne peut pas naturellement se transformer en femme, etc. Il existe ainsi, principalement dans le domaine biologique, une dimension de l’être intrinsèquement ensidisable, c’est-à-dire « classable sans problème dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisements de hiérarchie appartenant toujours en tant qu’élément distinct et défini à des collections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définir des classes, se conformant toujours aux “principes” d’identité et du tiers exclu » [ibid., p. 271]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 397 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 397 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Le problème n’est pas de reconnaître cette dimension ensidisable de l’être, ni la validité de la logique ensidique; il est de réduire la globalité de l’être à cette seule dimension « naturelle », méconnaissant dès lors la spécificité des trois strates « supérieures » de l’être : l’être-psychique, l’être-social-historique, l’être-sujet. L’ordre du sens, loin d’être réductible à une simple combinatoire logique, ne peut finalement s’appréhender qu’au travers d’une pensée de l’imagination radicale : car l’être de l’homme est un magma de significations imaginaires. UNE ONTOLOGIE DE L’ÊTRE-IMAGINAIRE La logique ensidique est un discours qui doit nécessairement poser des catégories universelles (« essences » chez Platon, « catégories » pour Aristote et toute la philosophie ultérieure) valables quels que soient l’objet et le domaine considérés : « Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une nécessité s’originant dans le plus profond de l’organisation héritée que d’affirmer en fait l’existence de catégories transrégionnales possédant un sens plein et le même sens quel que soit le type d’objet considéré » [ibid., p. 278]. De sorte qu’il soit possible de constituer un tableau des catégories comme constituants essentiels et universels de ce qui est, et de ce qui peut en être dit. Le problème, c’est qu’en postulant un sens de l’être univoque, on présuppose l’homogénéité de ce qui est en fait hétérogène, et on oublie ainsi que la signification des catégories organisatrices du réel vient aussi de ce que, chaque fois, elles organisent : car le concept d’unité ne peut avoir le même sens, ni le même contenu lorsqu’il s’agit de l’unité « espace » et de l’unité « psychisme ». Il serait par conséquent nécessaire d’admettre le caractère multivoque des catégories au travers desquelles nous pensons l’être, leur signification étant co-déterminée par ce qu’elles déterminent : la réalité du psychique, en ce qu’elle diffère totalement de la réalité de l’espace, détermine un concept d’unité psychique qui n’a rien à voir avec celui d’unité spatiale; ainsi, l’objet « psychisme » ne peut être conçu en tant que tel à partir d’aucune catégorie préexistante, car il définit lui-même un type de relation à partir duquel seulement il peut être rendu pensable. Nous devons donc reconnaître (ce qu’admettait déjà Aristote) que l’être se dit de multiples façons, et prendre ainsi en considération – en essayant de la rendre pensable – la « régionalité » de ce qui se donne à nous. Cette pluralité des différents niveaux d’être ne fait pas système, mais constitue ce que Castoriadis appelle un magma, c’est-à-dire un mode d’être à part entière où coexiste une multitude de formes ontologiques fondées sur une organisation qui contient des fragments de multiples organisations logiques, mais est irréductible à une détermination logique univoque4. 4. Un magma est ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini, mais qui ne peut être lui-même objet d’une « ensidisation ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR RdM21LR 21/04/03 10:04 398 Page 398 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Le legein, en tant qu’il cherche à représenter et dire quelque chose du monde, exige de l’être que celui-ci soit une fois pour toutes (à l’origine ou même à la fin, comme chez Hegel) réglé de part en part, c’est-à-dire achevé, déterminé, et donc rigoureusement identique à lui-même. Or, d’après Castoriadis, « le monde – l’être – est essentiellement chaos, abîme, sans-fond. Il est altération et autoaltération. Il n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalité créatrice-destructrice » [Domaines de l’homme, p. 367]. L’humanité, qui se situe dans le prolongement de ce chaos, et dont elle émerge en tant que psyché et en tant que société, doit se tenir face à cet abîme, à ce sans-fond du monde. Celle-ci a une obscure compréhension de cette situation initiale, ce qui se traduit par l’exigence contradictoire d’en rendre compte tout en la masquant : il s’agit pour l’humanité de montrer l’abîme, et au travers de ce geste, de le recouvrir. Le rapport de l’humanité au chaos qui l’entoure s’opère donc selon un mode fondamental, celui de la présentation/occultation. Cette présentation/occultation du chaos s’effectue de manière soit « relative », soit « absolue » : de manière « relative » – dans et par la constitution de la logique ensidique qui permet une certaine stabilisation et homogénéisation de ce flux-reflux primordial, tout en occultant son caractère hétérogène; de manière « absolue » – dans et par l’institution religieuse de la société, qui doit nommer cet abîme moyennant sa représentation comme divin, tout en occultant le fait que cet abîme est effectivement sans-fond et que tout, donc l’homme et la société, émerge du « néant ». « La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable, un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’abîme et le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire, en lui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent. Elle est, par excellence, la présentation/occultation du chaos » [ibid., p. 378]. L’être/étant « ensidique » et l’être/étant « religieux » présentent d’après Castoriadis les mêmes caractères essentiels : ils sont en effet tous deux conçus comme rigoureusement déterminés – principe d’existence effective par quoi tout vient à l’être. L’ontologie philosophique qui identifie être et détermination n’est en cela nullement différente de la religion; il n’y a, sur ce plan en tout cas, guère de différence entre la pensée platonicienne qui définit l’être authentique d’une chose en tant qu’elle participe à l’eidos et la mythologie archaïque « participative ». Selon Castoriadis, la science moderne contemporaine (physique quantique, macrophysique) aurait justement remis en question le principe de l’homogénéité/déterminabilité de l’être, en montrant que, bien qu’évidemment compatibles, les strates de l’être/étant ne sont pas intégrables en un système ensidique unitaire-homogène : l’univers physique matériel est certes ensidisable, mais il l’est à chaque fois autrement, selon la strate du monde que l’on considère ou que l’on découvre. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte L’être-premier RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 399 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 399 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Au sein de ce flux chaotique va émerger une puissance de mise en forme susceptible de produire les régularités qu’implique l’existence d’êtres aux dispositions relativement stables. L’imagination constitue précisément une telle puissance, et l’intérêt des positions défendues par Castoriadis, à rebours de la tradition philosophique qui voit en elle une faculté spécifiquement « animale », est d’ancrer celle-ci au fondement même du vivant. L’être-vivant forme le premier niveau du pour-soi; seulement il faut prendre garde à ne pas assimiler pour-soi et sujet réflexif. Le pour-soi dont il est question ici n’a rien à voir avec la conscience (de soi) dont parlent par exemple Kant et Hegel : il s’agit simplement pour Castoriadis de désigner la capacité d’autoconstitution du vivant qui doit à chaque fois se former son monde propre. D’où le présupposé ensidique qu’à chaque être vivant, on puisse faire correspondre un soi clairement identifiable (la cellule vivante n’existe pas bien sûr pour elle-même, mais on peut toutefois la définir comme un soi, sans quoi elle ne serait rien), et auquel on puisse attribuer les trois déterminations essentielles de l’intention, de l’affect et de la représentation qui sont celles du poursoi : ce qui se situe à chaque fois dans le champ de tel « soi » vivant doit forcément être représenté d’une certaine manière, pourvu d’une « valeur » positive ou négative (affect minimal du plaisir et du déplaisir) qui puisse guider l’intention (ou « désir ») en jouant le rôle de signal d’attraction ou de répulsion. L’imagination est donc à l’œuvre dans la logique de l’être vivant, en ce qu’elle permet à celui-ci de se créer son monde propre à partir d’un environnement qui lui est au départ étranger. On peut ainsi définir le vivant comme un automate (automatos : ce qui se meut soi-même) capable de transformer une partie des phénomènes objectifs en événements propres, moyennant l’intervention d’une série de dispositifs qui en élaborent les éléments d’information pertinente dans le cadre de son autoconservation : en transformant la phénoménalité X en information, chaque être-soi vivant va donc créer un monde propre dans lequel il pourra assimiler ce qui lui est utile. Or, la condition de cette autoconstitution est que le soi puisse d’abord donner forme à – in-former – l’X de la phénoménalité et ainsi se le rendre présent à lui-même : le soi doit poser cet X comme forme, le faire être comme forme, c’est-à-dire en faire une image au sens le plus large du terme, bref l’imaginer. On doit alors admettre que l’imagination, du moins sous une forme élémentaire, remplit une fonction dans la logique constitutive du vivant, et qu’elle y est présente comme pouvoir d’organisation immanent : « Le vivant possède donc une imagination “élémentaire” qui contient une logique “élémentaire”. Moyennant cette imagination et cette logique, il crée, chaque fois, son monde. Et la propriété caractéristique de ce monde est qu’il existe, chaque fois dans la clôture. Rien n’y peut entrer – sauf pour le détruire – que selon les formes et les lois de la structure “subjective” du soi chaque fois considéré, et pour être transformé selon ces formes et ces lois » [Fait et à faire, p. 261]. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte L’être-vivant RdM21LR 21/04/03 10:04 400 Page 400 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte Il convient toutefois de remarquer que cette imagination et cette logique sont dès le départ fixées de manière rigide et qu’elles constituent un système rigoureusement fonctionnel – asservies à la finalité d’autoconservation et d’autoperpétuation de l’espèce. Ce n’est qu’avec l’apparition de l’être humain qu’intervient une rupture dans l’organisation logique du vivant : l’être psychique constitue à ce titre la première brisure dans l’ordre du pour-soi. Alors que le « psychisme » permettant à l’animal d’organiser son mode propre (niveau du pour-soi) ne peut être déconnecté de sa constitution neurosensorielle, le psychisme humain se trouve caractérisé par la domination du plaisir représentatif sur le plaisir organique; la déliaison de la sexualité humaine d’avec la reproduction en est l’une de ses conséquences les plus remarquables. Cette a-fonctionnalité se manifeste chez l’homme dans l’insuffisance des régulations instinctuelles qui régissent le comportement des animaux sur le mode de l’automaticité. De là découlent bien entendu l’autonomisation de l’imagination et la naissance du désir en tant que désir de l’autre : on peut dès lors décrire le psychisme humain comme un flux illimité d’images produites dans et par une spontanéité représentative sans fin assignable, qui n’est en tout cas pas fondée sur une correspondance univoque entre la phénoménalité X et l’image formée à partir d’elle. À la satisfaction biologique animale, l’imagination radicale substitue chez l’homme la satisfaction hallucinatoire, qui présuppose non pas tant la capacité de voir des images ou de se voir en tant qu’image dans un miroir, mais bien plutôt l’aptitude à poser ce qui n’est pas, plus précisément à voir dans quelque chose ce qui n’y est pas : c’est la logique du quid pro quo ici à l’œuvre, qui permet par exemple au nourrisson de produire la représentation du sein absent sous forme de phantasme et d’en jouir sur un mode hallucinatoire, ou encore d’imaginer, lorsqu’il sera plus grand, un chien dans les trois phonèmes ou les cinq lettres de ce mot. Dans le cadre de son travail de psychanalyste, Castoriadis a mis en évidence, en procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché (notamment inconsciente), l’existence d’un noyau narcissique originaire dans lequel s’enracinent tout désir et toute représentation imaginaire. Poursuivant ainsi les analyses de Freud sur le narcissisme primaire où le premier objet de la libido est le moi lui-même (à condition d’ailleurs que l’on puisse parler à ce stade d’un moi constitué), Castoriadis va montrer que le monde du nourrisson n’est pas l’autre du nourrisson, mais que celui-ci s’identifie à ce monde comme étant lui-même ce monde : d’où l’identité dégagée par Castoriadis dans le cas de la psyché originaire : moi = plaisir = tout = modèle du « sens » (sous-entendu : je = suis = monde). On aurait donc une instance psychique originaire qui se représente comme toute-puissante puisqu’elle épuiserait la totalité du sens existant. Freud parlait déjà à ce propos d’une toute-puissance magique de la pensée, mais ce dont il s’agit en fait ici, c’est d’une toute-puissance réelle de la pensée inconsciente – « réelle » au sens où la question n’est pas tant pour l’inconscient de s’adapter au Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte L’être-psychique 21/04/03 10:04 Page 401 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 401 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte monde ou de le transformer, mais de modifier la représentation afin de se la rendre plaisante (plaisir d’organe). Cette monade psychique originaire est d’une part arationnelle, dans la mesure où elle ignore le temps et la contradiction, donc la réalité du monde extérieur; d’autre part, a-sociale, puisque totalement égocentrée, elle ignore les autres et refuse tout délai dans la satisfaction de son désir. Prise comme telle, la psyché humaine est donc radicalement inapte à la vie : un nourrisson qui en resterait au stade du seul plaisir hallucinatoire deviendrait très rapidement psychotique. D’où la nécessité de socialiser la psyché, afin de lui faire accepter la présence d’autrui comme limite à la réalisation de son désir : c’est à l’institution sociale qu’il revient la charge, sous une forme ou sous une autre, de fabriquer à partir de la psyché un individu social dans son mode d’être, ses références, ses comportements. « Il faudra toujours, sans lui demander un avis qu’il ne peut pas donner, arracher le nouveau-né à son monde, lui imposer – sous peine de psychose – le renoncement à sa toute-puissance imaginaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussi légitime que le sien, lui apprendre qu’il ne peut pas faire signifier aux mots ce qu’il voudrait qu’ils signifient, le faire accéder au monde tout court, au monde social et au monde des significations comme monde de tous et de personne » [L’institution imaginaire de la société, p. 453]. L’individu n’est pas un fruit de la nature, il est avant tout création et institution sociale : le nouveau-né radicalement inapte à la vie doit être humanisé, et cette humanisation ne devient effective qu’au travers de sa socialisation. Un tel processus n’est cependant rendu possible qu’à la condition que l’institution fournisse à la psyché du sens qui puisse lui faire accepter la perte de sa toutepuissance imaginaire : « Ce sont ses significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acception profonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à la vie, à l’activité, au choix, à la mort des humains comme au monde qu’elles créent et dans lequel les individus doivent vivre et mourir » [La montée de l’insignifiance, p. 223]. La polarité n’est donc pas celle entre individu et société, comme le présuppose selon Castoriadis l’essentiel de la philosophie politique et sociale, elle se situe entre psyché et société : la psyché des humains singuliers, bien qu’elle n’existe que socialisée, ne peut jamais l’être complètement, c’est-à-dire que la psyché ne peut jamais être rendue conforme à ce que les institutions exigent d’elle : ce monde « présocial » constitue toujours une menace pour le sens instauré par la société. L’être-social-historique Dès sa naissance, l’individu pris en charge par la collectivité à laquelle il appartient se trouve donc placé dans un champ social-historique – sous l’emprise à la fois de l’imaginaire social instituant auquel il participe (qu’il ait conscience ou non de cette participation) et de l’imaginaire institué dont il doit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 402 Page 402 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte nécessairement tenir compte (qu’il lui soit soumis ou qu’il le conteste). Le socialhistorique définit un nouveau mode d’être en tant qu’il désigne une forme ontologique que l’on ne rencontre ni dans l’ordre du vivant en tant que tel ni dans l’ordre de la psyché « pure » puisque celle-ci renvoie à un univers « présocial » : une totalité tenue par des institutions et par les significations que ces institutions incarnent (« sociale ») nécessairement engagée dans un processus d’auto-altération temporelle (« historique »). Comme on l’a montré précédemment5, l’ontologie ensembliste-identitaire ne peut – parce qu’elle se fonde sur une conception de l’être comme « être déterminé » – penser ce qui est hétérogène, ce dont la société et l’histoire sont l’expression par excellence. Car on ne peut déduire les différentes formes de l’être « société » à partir d’un concept posé a priori, comme l’ont fait par exemple, les différentes variantes du fonctionnalisme qui postulent l’existence de besoins humains fixés une fois pour toutes et expliquent l’organisation de la société comme l’ensemble des dispositifs et des fonctions visant à les satisfaire. Bien entendu, la société ne peut exister sans une dimension fonctionnelle : il existera toujours des besoins vitaux à satisfaire – ce que la collectivité est précisément en mesure d’effectuer ; mais toute société « asservit » cette fonction à autre chose : les significations imaginaires sociales. Et ce qui fait justement la spécificité d’une société est celle du noyau central de ses significations imaginaires, les besoins biologiques à satisfaire ne prenant sens que dans ce cadre : de ces besoins vitaux, l’institution sociale est toujours et partout obligée de tenir compte, mais cela s’opère au travers d’une transformation du fait naturel de ces besoins en signification imaginaire sociale, laquelle renvoie au noyau central des significations imaginaires de la société considérée. Il est donc strictement impossible de se représenter la société comme un ensemble concret d’individus socialisés, d’institutions et de significations, sans évoquer l’idée de création. Puisqu’il semble difficile de concevoir une explication causale de la succession et de l’altération des sociétés dans le temps, il faut au contraire admettre que la société est création – plus précisément création d’elle-même, donc autocréation. Dans le cas de la société, en effet, on ne se trouve pas en présence d’éléments préexistants dont l’assemblage formerait telle société; les différents éléments de la société (individus, institutions, significations) sont en fait créés par la société elle-même au travers de son autoinstitution, et il est d’après Castoriadis tout à fait erroné d’appliquer au champ « social-historique » une logique combinatoire, comme a prétendu pouvoir le faire l’anthropologie structurale. « La société comme telle est autocréation; et chaque société particulière est une création spécifique, l’émergence d’un autre eidos au sein de l’eidos générique société » [Fait et à faire, p. 268]. Puisque la société est autocréation, on doit en tirer la conséquence qu’elle est aussi auto-altération. Que cette auto-altération soit pour la plupart des sociétés accomplie de manière suffisamment lente pour ne pas être perceptible à l’œil de l’historien, que de plus, celle-ci ne soit pas reconnue explicitement par la 5. Cf. supra, « Le recouvrement de l’imagination radicale ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR 21/04/03 10:04 Page 403 CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL 403 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte société, mais attribuée à une source extra-sociale (les ancêtres, les dieux, la raison) ne change rien quant au fond du problème : la société est toujours institution d’elle-même, donc auto-institution, autocréation, et par conséquent, auto-altération. Le temps de l’histoire des hommes, le temps social-historique, ne doit pas être conçu comme « simple médium abstrait de la coexistence successive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques », mais comme « temps de l’altérité radicale, altérité radicale non productible » [L’institution imaginaire de la société, p. 259]. L’être-sujet Nous devons bien comprendre que les modes d’être distingués ici ne renvoient pas à des domaines ou régions totalement séparés les uns des autres, et qu’il n’y a pas différents types d’être qui auraient pour caractéristiques les uns d’être « vivants », les autres « psychiques », les autres « historiques ». Dans quelle catégorie faudrait-il par exemple, le cas échéant ranger l’être humain? Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut voir les choses : l’ontologie de l’être en tant qu’imagination radicale développée par Castoriadis fournit en fait un cadre de pensée rendant possible la coexistence de strates (ou couches) d’être qui ne sont pas dialectiquement intégrées mais « réunies » en une totalité contradictoire, sans pour autant qu’elle soit incohérente. Dans cette ontologie, les niveaux « supérieurs » n’annulent pas les niveaux « inférieurs », pas plus qu’ils ne se les intègrent : il y a seulement pour chaque « niveau d’être » des types de processus et des objets spécifiques, des schèmes de significations qui sont différents et définissent une matrice de sens bien précise. En fait, pour chaque strate de l’être, il existe un mode d’organisation qui tend à se clore sur lui-même tout en maintenant ouverte la possibilité de briser sa propre clôture : c’est ainsi que chaque être vivant doit faire référence à luimême et ainsi distinguer le soi du non-soi pour être en mesure de se l’assimiler. Chaque être vivant ne peut donc s’autoconserver qu’à condition de pouvoir s’identifier comme soi à l’exclusion de tout ce qu’il n’est pas, ce qui implique la clôture totale du soi. Mais en même temps il existe chez un être vivant particulier – l’homme – la capacité de briser cette clôture, au travers de sa puissance d’imagination autonome et a-fonctionnelle. Cette rupture définit un nouveau type d’être qui, là encore, va se voir marqué par une tendance à la clôture sur soi, la psyché cherchant, on l’a vu précédemment, à s’identifier au monde dans sa globalité. C’est à l’êtresociété (« social-historique ») qu’il va revenir la charge de briser cette clôture au travers du processus de socialisation, en fournissant à la psyché du sens diurne. L’être-société va se voir caractérisé à nouveau par la reproduction de cette même tendance à la clôture sur soi : c’est le cas des sociétés hétéronomes, écrit Castoriadis, qui « créent certes leurs propres institutions et significations, mais [qui] occultent cette autocréation, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout cas à l’activité effective de la collectivité effectivement existante : les ancêtres, Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte RdM21LR RdM21LR 21/04/03 10:04 404 Page 404 L’ALTERÉCONOMIE Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte En fait, cette situation est la plus fréquente dans l’histoire, et celle-ci n’a été rompue, d’après Castoriadis, qu’à deux reprises : en Grèce ancienne et en Europe occidentale, rupture qui s’exprime par la double création de la politique comme mise en question des lois et institutions établies, et de la philosophie comme mise en question des représentations collectivement admises. C’est dans un tel mouvement de rupture que se définit l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale du pour-soi humain pensé comme réflexivité : « Il y a discontinuité, rupture de cette succession de sociétés hétéronomes, au sens où dans certaines sociétés et périodes historiques surgissent l’interrogation et la contestation portant sur les institutions existantes et les significations imaginaires sociales correspondantes : c’est la naissance de la philosophie comme interrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivité de ses pouvoirs et de ses responsabilités dans la position des institutions sociales » [Sujet et vérité dans le monde social-historique, p. 45]. Cette rupture implique donc l’exigence pour l’individu de rendre raison de ce qu’il dit et de ce qu’il pense; elle présuppose la réflexivité que l’on ne doit pas confondre avec le raisonnement logique et le simple calcul, mais qui peut se définir comme « la possibilité que la propre activité du “sujet” devienne “objet”, l’explicitation de soi comme un objet non objectif, ou comme objet simplement par position et non par nature » [Le monde morcelé, p. 211]. L’être-sujet pensé comme pour-soi réflexif présuppose la présence d’une imagination radicale, qui voie ce que le pour-soi ne peut jamais vraiment voir : soi-même; au sens où je me pose, « moi », en tant que je suis moi et en même temps en tant que je suis autre que moi, en tant surtout que je pourrais être autre chose que ce que je suis actuellement. L’être-sujet constitue à cet égard la forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création explicite, aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de la politique. C’est à ce stade qu’émerge le logos comme faculté d’interrogation illimitée et mise en question de toute institution. De ce questionnement radical ne subsiste qu’un être : l’auto-instituant. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 07/07/2013 10h44. © La Découverte les héros, les dieux, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétés hétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes les questions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponse dans des significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour les membres de la société » [La montée de l’insignifiance, p. 224].