CORNELIUS CASTORIADIS. L'IMAGINAIRE RADICAL
Nicolas Poirier
La Découverte | Revue du MAUSS
2003/1 - no 21
pages 383 à 404
ISSN 1247-4819
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-1-page-383.htm
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Pour citer cet article :
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Poirier Nicolas, « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical »,
Revue du MAUSS, 2003/1 no 21, p. 383-404. DOI : 10.3917/rdm.021.0383
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CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL
par Nicolas Poirier
L’œuvre de Cornelius Castoriadisoffre au lecteur l’aspect d’un vaste chan-
tier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes matériaux. D’où l’im-
pression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle se
réélabore continuellement. De plus, celle-ci ne présente pas au premier abord
une forme unitaire, mais offre au contraire un aspect hétérogène : l’extrême
diversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psy-
chisme, la société, l’histoire, la création, la politique…), ainsi que l’extrême
diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’une
pensée flottante, pouvant certes se révéler ponctuellement pertinente, mais qui
ne présenterait guère de cohérence globale.
Nous tenterons ici de faire ressortir l’unité de la pensée de Castoriadis en
montrant que son caractère fragmentaire constitue l’expression de la structure
profonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables :
— l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant;
— l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance
de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants les
plus complexes;
— l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnée
et défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordre
du pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain;
— l’être-social-historique en tant qu’émergence d’une nouvelle forme onto-
logique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et des
significations que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se
trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »);
— l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la sub-
jectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la forme
ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de création
explicite.
DELANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION
DIMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964)
Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philoso-
phie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse de
doctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche,
il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’il
quitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont Claude
Lefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949
à 1965.
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La réélaboration du concept de bureaucratie
Très rapidement, Castoriadis va remettre en cause non seulement la poli-
tique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses déve-
loppées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSS
à partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russie
ne pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégé-
néré – au contraire de ce qu’affirmait Trotsky –, mais qu’il fallait voir en elle
un nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totale
de la classe dirigeante.
Castoriadis montre qu’à cet égard, la transformation juridique des formes
de propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépen-
damment de la nationalisation des moyens de production et de la planification
de l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapports
effectifs d’exploitation pour ainsi dire portés à leur paroxysme. À l’opposé de
ce qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pour
Castoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même une
simple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçant
un pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans la
sphère politique étroite » [La société bureaucratique, p. 24].
Dans Économie et société, Max Weber avait dégagé l’idéal-type de la
bureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ».
Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratie
russe n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elle
constitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphères
de la vie sociale.
Il était donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socia-
liste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation
radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie écono-
mique, politique et sociale. La réélaboration du concept de bureaucratie et l’ana-
lyse de la révolution bolchevique comme accentuation des rapports d’exploitation
propres au système capitaliste allaient en effet conduire Castoriadis à modifier
le sens de l’objectif révolutionnaire : désormais, le mouvement ouvrier devait
se donner comme finalité l’autogestion ouvrière de l’ensemble des activités
sociales, et pas seulement de la production :
«Une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et la
propriété “privée” des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser de
la bureaucratie […] – autrement dit, abolir la division entre dirigeants et
exécutants. Exprimé positivement, cela n’est rien d’autre que la gestion ouvrière
de la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l’ensemble
des activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs »
[ibid., p. 27].
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La critique du marxisme
Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante ne
consistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la
nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ont
plus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération des
conceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le pro-
blème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky ou
de Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corréla-
tivement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.
Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était pré-
senté tout d’abord – depuis le début du
XIX
e
siècle jusqu’aux environs de
1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appro-
priation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’États-
nations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant des
investissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concur-
rentiel du
XIX
e
siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopo-
listique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dont
l’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus aux
seules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme,
celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profit
d’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs,
ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État.
Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré la
société bourgeoise au siècle précédent n’était plus adéquat pour rendre compte
de la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capi-
talisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraire
une analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fon-
dement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nou-
velle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traits
communs aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortir
de la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe de
l’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc
«capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisation
de l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce exté-
rieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [cf. ibid.,
p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mou-
vement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la production
et l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS
(et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraî-
nant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat
1
.
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1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif du
travailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sous
le capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrière
russe se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »
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La nature du capitalisme moderne
Cela signifie-t-il que Castoriadis n’admettait aucune différence entre l’Est
et l’Ouest? Absolument pas : si la nature bureaucratique de ces deux types de
régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situait pas au même
degré; et c’est là que se jouait toute la différence : entre d’un côté, un régime de
capitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime de
capitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux).
Alors même que la Russie semblait avoir réalisé « l’idéal » d’un État bureau-
cratique totalitaire, il restait dans les pays capitalistes d’Europe de l’Ouest (ainsi
qu’aux États-Unis) des possibilités d’action politique, permettant de dévelop-
per une certaine résistance au processus de bureaucratisation grandissante :
«Privée de droits politiques et syndicaux; […] soumise à un contrôle policier
permanent, […] harcelée par la voix omniprésente d’une propagande officielle
mensongère, la classe ouvrière russe est soumise à une entreprise d’oppression
et de contrôle totalitaire […]. Situation sans analogue dans les pays capitalistes
“classiques”, où très tôt la classe ouvrière a pu arracher des droits civiques,
politiques et syndicaux et contester explicitement et ouvertement l’ordre social
existant » [Domaines de l’homme, p. 180].
Or l’existence de telles potentialités tenait à la nature des régimes politiques
des pays de l’Europe de l’Ouest, que Castoriadis qualifia par la suite d’oligar-
chies libérales : au cours des cent dernières années, les luttes sociales avaient
en effet obligé le capitalisme à passer avec la classe ouvrière un certain nombre
de compromis, rendus effectifs par l’élévation du pouvoir d’achat, la limitation
relative du chômage, la réduction du temps de travail, l’augmentation des dépenses
publiques, la mise en place de mécanismes de redistribution et d’assistance.
Dans cette perspective, il est possible de comprendre selon quelles modali-
tés les buts du mouvement ouvrier ont pu coïncider à partir du début des années
soixante avec les objectifs propres au capitalisme bureaucratique : car l’exis-
tence d’une masse de salariés-consommateurs bénéficiant d’un revenu et de
conditions de travail décentes ne constitue à ce titre aucune menace mortelle
pour le système capitaliste, mais figurent plutôt comme l’une des conditions de
sa survie et de son bon fonctionnement.
De fait, et ce en pleine conformité avec l’esprit du « projet capitaliste bureau-
cratique », selon l’expression employée par Castoriadis, les années soixante
allaient être marquées par un brusque reflux des significations révolutionnaires –
comme si les hommes s’étaient mis dans l’incapacité de prendre en main col-
lectivement la gestion de leurs propres affaires : la modernisation bureaucra-
tique des pays d’Europe dès la fin de la Seconde Guerre mondiale n’avait en
effet été rendue possible qu’en fonction de l’apathie et de l’inaction politiques
des individus.
«La société capitaliste moderne développait une privatisation sans précédent
des individus, et non seulement dans la sphère politique étroite. La “socialisation”
extérieure, poussée au paroxysme, de toutes les activités humaines allait de
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