Quanta et photons L’ordinateur quantique : un défi pour les expérimentateurs Fonder un système de traitement de l’information sur la logique quantique plutôt que sur la logique classique permettrait de résoudre infiniment plus efficacement certains problèmes difficiles, comme la factorisation de grands nombres. La puissance du calcul quantique trouve son origine dans la faculté d’un système quantique de se trouver dans une superposition d’un nombre gigantesque d’états : un nombre exponentiel en fonction du nombre de bits quantiques manipulés. Les contraintes sur les constituants élémentaires d’un calculateur quantique (qubits et portes quantiques) sont très sévères et quelques systèmes seulement ont pu les satisfaire, au moins en partie. Nous les présentons ici, en discutant de façon réaliste leurs possibilités. L es machines de traitement automatique de l’information représentent un ensemble de transformations logiques par un processus physique. Les ordinateurs habituels manipulent des éléments d’information élémentaires, les bits, qui peuvent avoir les valeurs 0 ou 1, vrai ou faux. Ces bits sont représentés par une quantité électrique, courant ou tension. Des « portes », fondées sur des transistors, réalisent entre eux les fonctions élémentaires de la logique classique (et, ou, ou exclusif…). Avec un réseau de portes, on peut réaliser toutes les transformations de l’état logique des bits et, finalement, n’importe quel calcul. Nous avons tous été les témoins des progrès fantastiques des ordinateurs classiques. Ils ont atteint un niveau de performance et de compacité remarquable et continuent de progresser sur le rythme exponentiel de la loi de Moore, sans symptômes d’essoufflement. Aussi puissantes que soient ces machines, il existe pourtant des problèmes « difficiles » qu’elles ne peuvent pas traiter efficacement. Calculer un produit, par exemple, est un problème facile. Le temps de calcul ne varie que comme le carré du nombre n de bits utilisés. Si on sait calculer 2 × 2, on saura calculer tout produit de nombres utiles. Le temps d’exécution d’un calcul facile varie, en fonction du nombre de bits, comme un polynôme. La factorisation est, en revanche, difficile. Le temps de calcul du meilleur algorithme classique connu augmente très rapidement (en exp n 1/3 ) avec le nombre de bits. Factoriser le nombre « RSA155 », un nombre à 155 chiffres décimaux, produit de deux entiers de 78 et 77 chiffres, proposé à la sagacité des informaticiens dans une compétition internationale, fut un calcul monstrueux utilisant des milliers de machines connectées sur le réseau. La multiplication est donc considérée comme une opération idéale pour « cacher » un message. La plupart des codes cryptographiques utilisés aujourd’hui tirent leur sécurité de la complexité de la factorisation ou d’opérations mathématiques équivalentes. La difficulté d’un problème n’est pas liée à l’organisation de la machine mais simplement à la structure de l’algorithme utilisé pour le résoudre. De ce point de vue, toutes les machines classiques sont équivalentes, de la calculette au super-ordinateur. Traiter efficacement les problèmes difficiles impose donc de changer fondamentalement les principes de la représentation du calcul. C’est le défi de l’informatique quantique, qui veut utiliser l’étrangeté de la mécanique quantique pour calculer d’une façon différente et plus efficace. Le rêve de l’ordinateur quantique Un ordinateur quantique manipulerait, au lieu de bits classiques, des bits quantiques, appelés « qubits ». Ce sont les systèmes quantiques les plus simples, des systèmes à deux niveaux. Un qubit peut se trouver soit dans l’état |0, soit dans l’état |1. La mécanique quantique est linéaire (les états, les kets, | dans les notations de Dirac, sont des vecteurs dans un espace de Hilbert). Si |0 √ et |1 sont des états possibles pour le « qubit », (|0 + |1)/ 2 est aussi un état possible. Un qubit peut donc être suspendu dans une superposition quantique entre les deux états logiques. Article proposé par : Michel Brune, [email protected] Jean-Michel Raimond, [email protected] Laboratoire Kastler-Brossel, CNRS/ENS 111 De même, le registre d’entrée à n qubits d’un ordinateur quantique peut-être préparé dans une superposition quantique des 2n états possibles, correspondant aux 2n nombres codés sur n bits. Une machine traitant de façon cohérente un registre d’entrée quantique pourrait donc être finalement dans une superposition de tous les résultats possibles du calcul effectué par la machine. Ce « parallélisme massif » la rendrait exponentiellement plus efficace que tout ordinateur classique. On peut, par exemple, obtenir une superposition de toutes les valeurs d’une fonction f avec un nombre d’opérations du même ordre que pour obtenir une seule de ces valeurs sur une machine classique. Il n’est pas évident, cependant, de tirer parti de cette fantastique puissance en raison des propriétés très spécifiques de la mesure quantique. Mesurer un qubit fournit, de façon fondamentalement aléatoire, une des valeurs possibles représentées dans la superposition. On obtient finalement, en « lisant » le registre de sortie, un ensemble de bits qui représente une valeur de la fonction f pour un argument aléatoire. On peut, en revanche, rendre la mesure de qubits efficace en utilisant une autre propriété quantique essentielle : l’existence, pour un système composite, d’états non-séparables appelés états intriqués. Ces états ne se mettent pas sous la forme d’un état produit d’états individuels de chaque qubit. Les interactions des qubits entre eux pendant le calcul préparent en général un état non-factorisable qui généralise celui de la fameuse paire Einstein-Podolsky-Rosen (EPR), utilisée dès 1935 pour illustrer la non-localité de la mécanique quantique. Toute mesure réalisée sur une particule de la paire réagit sur l’état de l’autre. La mesure d’un qubit « réduit » donc nécessairement l’état de l’ensemble du registre. Tout l’art dans la conception des algorithmes quantiques est de n’utiliser la mesure qu’à bon escient. On ne connaît aujourd’hui que peu d’algorithmes utiles qui tirent parti de la logique quantique. Les principaux concernent la factorisation des nombres, la recherche dans une base de données non triées et la simulation de dynamiques quantiques. L’algorithme de factorisation de Shor est sans doute le plus frappant. Il permet de factoriser les nombres aussi efficacement qu’on les multiplie. Le réaliser permettrait donc d’attaquer tous les protocoles cryptographiques courants, avec des conséquence incalculables. Les capacités des ordinateurs classiques placent cependant très haut la barre au delà de laquelle ces algorithmes sont utiles. Factoriser RSA155 requiert un registre quantique d’environ 2500 qubits et des millions d’opérations élémentaires entre eux (portes quantiques). Comme nous le verrons, les réalisations expérimentales sont encore loin de ces objectifs. De manière moins ambitieuse, la manipulation cohérente de quelques qubits ouvre déjà des perspectives intéressantes. La logique quantique permet aussi de réaliser de nouvelles fonctions de transmission d’information. Cryptographie (voir l’article de G. Messin dans ce numéro) et téléportation 112 quantiques, déjà réalisées, sont fondées sur des échanges de paires de qubits intriqués. La fiabilité de ces échanges serait bien meilleure si on pouvait réaliser quelques opérations de logique élémentaire sur quelques paires de qubits. On pourrait, par exemple, réaliser des répéteurs quantiques pour des transmissions de clés cryptographiques à grande distance. Structure d’un ordinateur quantique Ces perspectives fascinantes ont déclenché une recherche très active. On s’est d’abord attaché à déterminer l’architecture d’un ordinateur quantique. Tout calcul quantique peut se ramener à une série de manipulations d’un ou deux qubits dans des « portes logiques quantiques ». Tout comme en logique classique, il suffit de réaliser un petit nombre de portes élémentaires pour pouvoir ensuite réaliser un calcul quantique arbitraire en construisant un réseau complexe de portes. H a) b) c) Figure 1 - Représentation symbolique usuelle d’opération quantiques élémentaires : (a) porte de Hadamard, (b) porte CNot (c) mesure de l’état logique. La porte de Hadamard (figure 1(a)) est une porte agissant sur un qubit et réalisant la transformation : √ |0 → (|0 + |1)/√2 |1 → (|0 − |1)/ 2 A partir d’un qubit dans l’état |0, on prépare ainsi une superposition à poids égaux des états |0 et |1. Un exemple d’application au calcul parallèle de toutes les valeurs d’une fonction f est présenté dans l’encadré 1. Dans le cas où le qubit est un spin 1/2, la transformation de Hadamard est obtenue par une combinaison de rotations. Les portes à deux qubits réalisent en général une dynamique conditionnelle : une transformation d’un des deux qubits déterminée par l’état initial de l’autre. Il existe un grand nombre de telles portes. Nous présentons ici la porte « Non Contrôlé », CNOT (figure 1(b)), qui est sans doute la plus populaire. Elle échange les état |0 et |1 du qubit « cible » seulement si le qubit « contrôle » est dans l’état |1 : |0, 0 → |0, 0 |0, 1 → |0, 1 |1, 0 → |1, 1 |1, 1 → |1, 0 En associant cette porte aux rotations individuelles de qubits et à l’opération de mesure quantique de l’état logique Quanta et photons Encadré 1 Le parallélisme quantique H x où ⊕ désigne l’addition modulo 2. En tenant compte de la porte de Hadamard appliquée au qubit |x, le circuit représenté sur la figure réalise la transformation : x Uf y y |0, 0 → ⊕ f(x) Figure - Circuit calculant en parallèle toutes les valeurs possibles d’une fonction f. Le circuit à deux qubit présenté sur la figure représente symboliquement le circuit qui calcule en parallèle toutes les valeurs possibles d’une fonction f(x) dans le cas le plus simple d’une fonction binaire d’une variable binaire x. La boite U f est la transformation unitaire à deux qubits définie par : |x, y → |x, y ⊕ f (x) (1) (0 ou 1) d’un qubit (figure 1(c)), on obtient un jeu de portes universel, suffisant pour réaliser n’importe quel calcul quantique. Le réseau de portes nécessaires à la réalisation d’un calcul quantique utile est très vite extrêmement complexe. Il existe cependant un exemple élémentaire de calcul quantique, le problème de Deutsch-Josza, qui, bien que sans intérêt pratique, permet de saisir la puissance du parallélisme quantique. L’encadré 2 présente ce problème ainsi que le circuit de portes quantiques qui permet de le résoudre. Réalisation pratique : les contraintes Le problème de la réalisation pratique est beaucoup plus ardu. Les systèmes physiques utilisés pour représenter les qubits doivent satisfaire des conditions sévères. Idéalement, ils doivent être manipulables individuellement, mais en grand nombre. Ils doivent aussi pouvoir être initialisés dans un état quantique précis. On doit pouvoir mesurer leur état final pour « lire » le résultat du calcul. Ils doivent interagir fortement entre eux, pour réaliser la dynamique conditionnelle des portes logiques quantiques. Finalement, ils doivent être formidablement bien isolés du milieu extérieur. L’état intriqué d’une multitude de qubits est un cousin du fameux « chat de Schrödinger », préparé dans une superposition quantique des états « mort » et « vivant ». De telles superpositions d’états sont si manifestement absurdes qu’elles étaient utilisées par les pères de la physique quantique comme des exemples de l’impossible transposition des concepts quantiques à un domaine qui leur échappe : le monde classique. |0, f (0) + |1, f (1) √ 2 (2) L’état final du registre quantique contient virtuellement une information sur la fonction f évaluée pour toutes le valeurs possibles de la variable x. On a ici « calculé » en parallèle deux valeurs de f (x) en une seule opération de U f . Ce circuit se généralise à toute fonction logique f(x) d’une variable x à n bits à valeurs dans un espace à p bits. On obtient ainsi en une seule action de U f un état quantique contenant virtuellement toutes les valeurs de f (x) correspondant aux 2n valeurs possibles de x. Classiquement, on doit évaluer f 2n fois pour obtenir cette information. C’est là l’origine de l’accélération exponentielle d’un calcul quantique pour la résolution de certains problèmes. On comprend mieux maintenant la difficulté de cette transposition. Les cohérences quantiques macroscopiques (entre les états « mort » et « vivant » par exemple) sont extraordinairement sensibles au couplage du système à son environnement. Très rapidement, la superposition quantique devient une simple alternative probabiliste classique (mort ou vivant plutôt que mort et vivant). Cette « décohérence », même si elle reste faible à l’échelle d’un qubit individuel, devient très rapide lorsqu’elle s’attaque à la superposition d’un grand nombre de qubits. Elle ramène l’ordinateur quantique dans le monde, plus habituel, du calcul classique. Il est donc essentiel que la durée de vie des qubits soit beaucoup plus longue que le temps nécessaire pour réaliser une porte. Les performances d’un qubit peuvent se mesurer par un « facteur de qualité logique », Q , qui est le nombre de portes réalisables dans la durée de vie. L’isolation des qubits vis-à-vis de l’extérieur et le fort couplage mutuel sont des impératifs contradictoires. Il est en effet difficile d’éviter que le couplage entre qubits ne contribue aussi à la dissipation. Comme nous le verrons, les facteurs de qualité logique réalisés jusqu’ici sont très insuffisants pour contourner l’obstacle de la décohérence de façon « passive ». Pour la transmission classique d’information, on corrige « activement » les erreurs en utilisant la redondance. Un ensemble de bits logiques est codé dans un ensemble plus grand de bits physiques. Après transmission et décodage, les bits supplémentaires sont lus. Leur état donne une indication sur la présence d’une erreur et sur les moyens de la corriger. On améliore ainsi considérablement la fiabilité de la transmission, pour un faible coût en bits additionnels. La téléphonie mobile, sensible au bruit radioélectrique, est très friande de ces codes correcteurs. 113 Encadré 2 Un exemple de calcul quantique : le problème de Deutsch-Josza Le problème de Deutsch-Josza est un problème de logique élémentaire qui peut être formulé en faisant intervenir les personnages fétiches de l’information quantique : Alice et Bob. Une pièce de monnaie est préparée par Alice et Bob doit distinguer si cette pièce est vraie (avec un côté pile et un côté face) ou fausse (avec deux côtés face ou deux cotés pile). Classiquement, Bob doit regarder les deux cotés pour décider. Quantiquement, il peut, en ne « regardant » qu’une seule fois, comparer les deux cotés de la pièce. Ce problème est logiquement équivalent à déterminer si une fonction binaire f (x) de la variable binaire x est une fonction constante (pièce fausse, faces identiques) ou non (pièce vraie). Il existe quatre telles fonctions f i définies par la donnée de { f i (0), f i (1)} qui peuvent prendre les valeurs : {0, 0} , {1, 1)}, {0, 1} ou {1, 0} pour i = 1 à 4. La première étape est la « fabrication » d’une des pièces possibles. Elle consiste à construire à partir d’une des fonctions f i le réseau de porte qui réalise la transformation unitaire U fi « évaluant » f i telle que définie dans l’encadré 1. Les réseaux de portes correspondant à chacune des fonctions f i sont présentés figure 1. Uf 1 Uf 2 Uf 3 Uf 4 Figure 1 - Circuits réalisant les quatre transformations unitaires U fi possibles. Toute ces transformations sont obtenues en combinant la porte CNot et la porte NON à un bit, représentée par le symbole ⊕. La même stratégie peut s’appliquer dans le cas quantique. Les codes correcteurs quantiques compensent les effets de la décohérence en associant redondance, intrication et mesure. Les qubits à protéger sont intriqués avec des qubits additionnels (codage). Après traitement, l’intrication est levée (décodage) et l’état des qubits additionnels mesuré. Ce « syndrome » d’erreur est utilisé pour corriger les effets de la relaxation. Au moins en principe, ces codes lèvent l’obstacle de la décohérence. Pour tout calcul, quelle que soit sa taille, il existe un code qui le protège efficacement, à condition que le taux d’erreur par opération soit plus petit qu’une valeur seuil. Il reste cependant deux problèmes. Le taux maximum d’erreurs admissibles par opération est très faible, beaucoup plus faible que ce qui est facilement réalisable. De plus, la redondance est beaucoup plus forte que dans le cas clas114 Par exemple, la transformation correspondant à f 3 est : |0, 0 → |0, 0 ⊕ |0, 1 → |0, 1 ⊕ |1, 0 → |1, 0 ⊕ |1, 1 → |1, 1 ⊕ f 3 (0) → |0, 0 f 3 (0) → |0, 1 f 3 (1) → |1, 1 f 3 (1) → |1, 0 qui correspond bien à une opération CNot. |0> |1> H x H y x Uf i y ⊕ H f i(x) Figure 2 - Circuit de portes quantiques réalisant l’algorithme de Deutsch-Josza. Alice choisit alors une des « pièces » possible qu’elle donne à Bob sous forme d’une « boite noire » contenant un réseau de portes. Bob peut placer autour de ce réseau d’autres portes dans le but de résoudre son problème. Il lui suffit pour cela d’utiliser le circuit présenté sur la figure 2. Un calcul simple montre que l’action de ce circuit sur le registre d’entrée dans l’état |0, 1 est : |0 − |1 |0, 1 → ± | f i (0) ⊕ f i (1) √ (3) 2 Le signe ± dépend de la fonction f i mais n’a pas d’influence sur le résultat de la mesure du qubit x. En mesurant l’état final 0 ou 1 du qubit x = f i (0) ⊕ f i (1), Bob découvre en une seule action de U fi que f i n’est constante que si le résultat est x = 0. Il a donc, en quelque sorte, regardé à la fois les deux faces d’une pièce. sique. Chaque qubit logique doit être codé sur quelques dizaines de qubits physiques si on veut compenser toutes les erreurs, y compris celles commises pendant la correction elle-même. Comme c’est souvent le cas, les réalisations expérimentales sont très en retard par rapport aux propositions théoriques. On ne connaît que quelques systèmes qui réalisent des qubits. Un des premiers dans ce domaine est simplement constitué par la polarisation d’un photon (voir article de G. Messin). On ne connaît toutefois pas encore de porte quantique efficace couplant les états de deux photons. Il est donc très difficile de manipuler directement leur intrication. Nous décrivons ici les trois premiers systèmes qui ont réalisé une porte logique quantique et des manipulations élémentaires d’information : résonance magnétique nucléaire, ions piégés et électrodynamique quantique en cavité. Quanta et photons Résonance magnétique nucléaire Un spin 1/2 nucléaire dans un champ magnétique réalise un qubit idéal. Il est peu couplé à l’environnement et on manipule son état par résonance magnétique, combinant un champ statique et un champ oscillant. Dans une molécule, les fréquences de résonance de noyaux identiques à des positions différentes sont légèrement différentes. Ces « déplacements chimiques » permettent d’adresser individuellement les spins en choisissant la fréquence du champ oscillant. Deux spins voisins sont également couplés entre eux : la fréquence de transition d’un spin dépend de l’état quantique du voisin. Ces couplages sont les ingrédients de portes logiques quantiques. On a pu adapter les spectromètres RMN au calcul quantique : portes logiques variées, intrication de deux et trois qubits… jusqu’à une remarquable démonstration de l’algorithme de Shor dans le cas « 15 = 5 × 3 ». Elle implique quelques dizaines de portes sur une molécule spécialement synthétisée, comptant 7 qubits. Cette technique opère cependant sur un grand nombre de molécules identiques, dans un échantillon liquide, proche de l’équilibre thermique à température ambiante et donc très faiblement polarisé. On est loin de manipuler des états quantiques purs et de mesurer l’état d’un qubit individuel. Par des techniques complexes, on peut contourner ces difficultés, mais au prix d’une dégradation du signal exponentielle en fonction du nombre de spins. Ions piégés On sait piéger un ou quelques ions dans une configuration convenable de champs électriques. On code un qubit sur une transition entre deux niveaux de longue durée de vie. La fluorescence d’un ion unique, éclairé par un laser résonnant sur une transition forte entre un des niveaux du qubit et un niveau excité, permet de lire l’état final du qubit ionique individuel. C’est un avantage majeur de la méthode par rapport au cas de la RMN. Le mouvement quantifié de l’ion dans le piège fournit un autre qubit, codé sur les états à zéro et un quantum de vibration (phonon). Un refroidissement par laser permet d’initialiser l’ion dans l’état « zéro phonon ». Des transitions optiques couplant états interne et de vibration permettent de réaliser la porte logique CNOT. Dans un schéma proposé par I. Cirac et P. Zoller, un processeur quantique complexe est composé d’une chaîne d’ions couplés entre eux par un mode collectif de vibration. Les expériences sont très délicates. Le groupe de D. Wineland (NIST, Boulder) a réalisé la première porte logique quantique entre les niveaux internes et de vibration d’un ion unique. Plus récemment, ce groupe ainsi que celui de R. Blatt à Innsbruck ont réalisé des manipulations beaucoup plus complexes, impliquant jusqu’à quatre ions. L’expérience d’Innsbruck utilise un piège qui permet d’adresser les ions individuellement. Il a permis une implémentation de l’algorithme de Deutch-Josza (voir encadré 2). Les limites de ces expériences sont aussi bien techniques que fondamentales. Une source importante de décohérence est un « chauffage » de la vibration des ions par des champs parasites. Elle est d’origine purement technique et rien n’empêche, a priori, de la combattre efficacement. De façon plus fondamentale, les transitions optiques utilisées pour les portes sont toujours affectées par l’émission spontanée. Les limitations résultantes sont plus difficiles à contourner. La porte logique initiale du NIST, par exemple, a un facteur de qualité limite Q ≈ 1/α 3 , où α est la constante de structure fine. D’autres schémas de porte peuvent contourner cet obstacle, mais il souffriront aussi de limites fondamentales. Il est difficile d’estimer les possibilités ultimes des ions piégés. Réaliser quelques centaines d’opérations sur quelques dizaines de qubits demandera probablement de nombreuses années d’effort. Atomes et cavités L’électrodynamique quantique en cavité réalise le système matière-rayonnement le plus simple : un seul atome couplé à un seul mode du champ contenant quelques photons. Dans le régime de « couplage fort », l’interaction cohérente atome/champ domine la décohérence et peut donc être utilisée pour générer de l’intrication. En utilisant des atomes de Rydberg circulaires et des cavités supraconductrices résonnantes dans le domaine micro-onde, il est possible de réaliser les fonctions de base du traitement quantique de l’information. La plupart des expériences que nous réalisons au Laboratoire Kastler Brossel, avec S. Haroche, sont fondées sur l’interaction résonnante atome/cavité-C (voir encadré 3). Les deux niveaux de la transition atomique résonnante avec C constituent un qubit, les états à zéro et un photon de C en constituent un autre. L’interaction atome-cavité permet, au choix, soit de préparer un état intriqué, soit de copier le qubit porté par l’atome sur la cavité, soit enfin de réaliser une porte quantique. Toutes ces opérations peuvent être réalisées à partir de l’oscillation de Rabi entre les deux états |e, 0 (atome dans l’état e et cavité vide) et |g, 1 (atome dans g avec un photon dans la cavité). Si l’atome est initialement dans e et la cavité vide, l’état du système après un temps d’interaction t est |(t) = cos(t/2)|e, 0 + sin(t/2)|g, 1 L’échange d’énergie atome/cavité est réversible : l’atome émet un photon, piégé dans C, puis le réabsorbe. La « pulsation de Rabi » dans le vide (voir encadré 3) caractérise la force du couplage entre les deux niveaux. En choisissant le temps d’interaction, on réalise différentes opérations logiques. Par exemple, pour t = π (porte π), on échange l’état de l’atome et de la cavité : (ce |e + cg |g)|0 → |g(ce |1 + cg |0) . On peut ainsi utiliser la cavité comme une « mémoire quantique » dans laquelle un état quantique peut être écrit et stocké jusqu’à ce qu’un autre atome vienne le lire par la transformation inverse. 115 Encadré 3 Atomes de Rydberg et cavités Figure - Expérience d’électrodynamique en cavité. Le schéma de principe des expériences d’électrodynamique en cavité menées dans notre laboratoire est représenté sur la figure. Les atomes de Rydberg circulaires sont préparés un par un en B par excitation d’un jet atomique provenant du four O . Ils ont un nombre quantique principal n de l’ordre de 50, des nombres quantiques orbitaux et magnétiques maximums. En termes classiques, l’électron est sur l’orbite circulaire de Bohr. Ces niveaux ont une longue durée de vie (30 ms). La transition entre niveaux circulaires e (n = 51) → g (n = 50) est dans le Pour t = π/2 √ (porte π/2), on prépare l’état intriqué (|e, 0 + |g, 1)/ 2 . Une fois que l’atome quitte la cavité, l’intrication persiste et le système atome-champ présente les corrélations quantiques non-locales d’une paire EPR. Enfin, le temps d’interaction t = 2π peut être utilisé pour réaliser une « porte de phase quantique », définie par la transformation unitaire : |0, 0 → |0, 0 |0, 1 → |0, 1 |1, 0 → |1, 0 |1, 1 → eiπ |1, 1 Cette transformation est réalisée en introduisant un état atomique de plus, |i, non couplé à la cavité, et en définissant comme états logiques 0 et 1 du premier qubit les états i et g. Le second qubit correspond au nombre de photons. Avec ces définition, les trois premiers états logiques |0, 0, |0, 1 et |1, 0 ne sont pas affectés par l’interaction avec C. Le dernier état, |g, 1 , effectue une impulsion de Rabi 2π du fait de son couplage à |e, 0 . De même que la fonction d’onde d’un spin 1/2 est affectée d’un déphasage global de π lors d’une rotation de 2π, l’état |g, 1 est finalement affecté d’un déphasage de π. On réalise une porte CNOT en associant la porte de phase à deux portes de Hadamard appliquées sur l’atome. La porte de Hadamard consiste ici 116 domaine millimétrique (51.1 GHz). La taille de l’orbite (0.1 µ m) fait de l’atome une antenne géante, fortement couplée au rayonnement. Finalement, on détecte la présence et l’état de l’atome en D en l’ionisant dans un champ électrique et en recueillant l’électron produit. La cavité C, accordée à résonance sur la transition e → g, est constituée de miroirs supraconducteurs (niobium), refroidis aux environs d’un Kelvin. Le temps de vie d’un photon (une milliseconde) est bien plus long que le temps passé par l’atome dans C. La source classique S est utilisée pour réaliser les portes à un qubit avec des impulsions micro-ondes résonantes de phase et d’amplitude ajustable. Les opérations de logique quantique à deux qubits reposent sur le couplage entre les deux états quantiques |e, 0 et |g, 1 où |0 et |1 représentent les états du champ à 0 et 1 photon dans la cavité. Lorsque la cavité est accordée à résonance avec la transition atomique, ces deux états sont dégénérés. Il sont couplés par l’émission où l’absorbtion d’un photon. La dynamique résultante est une oscillation de Rabi entre eux. Dans le système choisi, la période correspondante est de 20 µ s, un temps beaucoup plus court que les temps d’amortissement des deux systèmes. C’est le régime de couplage fort entre atome et cavité. en une impulsion microonde résonnante avec la transition g − i dont l’amplitude est bien choisie. En combinant ces « points » élémentaires sur des atomes traversant successivement C, on « tricote » une intrication pas à pas. On peut, par exemple, préparer d’abord une paire EPR atome-champ en intriquant un premier atome avec C par une porte π/2. Si un second atome réalise avec C une porte de phase, on obtient un état intriqué à trois systèmes (deux atomes et C). L’ensemble de l’expérience réalisée pour préparer et caractériser cet état combine six portes logiques sur quatre systèmes (trois atomes et la cavité). C’est une des séquences les plus complexe réalisée sur des systèmes quantiques individuellement adressables. La cause de décohérence principale est l’amortissement du champ dans la cavité. Avec des améliorations réalistes en cours de réalisation, on peut, en principe, atteindre un facteur de qualité logique Q ≈ 1000 . Associées à un meilleur contrôle des atomes par des techniques de refroidissement laser, ces améliorations laissent espérer la réalisation de quelques dizaines d’opération sur une dizaine de qubits. Autres systèmes Les atomes refroidis par laser et les condensats de BoseEinstein sont de bons candidats à la réalisation de qubits et de portes quantiques. Les forces exercées par des lasers per- Quanta et photons mettent de réaliser des réseaux de puits de potentiel. On peut, en rapprochant deux puits, réaliser une porte avec une collision contrôlée entre deux atomes. Le piégeage d’atomes individuels est maîtrisé mais il reste à résoudre de nombreux problèmes : adressage, manipulation et lecture individuelles d’un grand nombre de qubits en particulier. Ce système est néanmoins l’un des plus prometteurs en optique quantique. L’évolution des techniques de nanofabrication rend très tentants les qubits à l’état solide. On pourrait contourner les limitations des expériences actuelles de RMN avec des spins piégés dans une matrice solide à très basse température. Les temps de vie de ces qubits peuvent être longs mais de nombreux problèmes pratiques restent à résoudre. Les expériences les plus avancées en physique des solides portent sur des circuits supraconducteurs mésosco- Figure 2 - Un qubit à l’état solide : le « Quantronium » du CEA. Photo D. Estève et M. Devoret. piques. La figure 2 présente un circuit développé au SPEC/CEA par M. Devoret et D. Estève. La boucle rectangulaire de supraconducteur, interrompue par des jonctions Josephson, se comporte comme un « atome artificiel ». Elle possède deux états quantiques bien isolés de l’environnement sur lesquels les manipulations habituelles de la spectroscopie atomique ont pu être reprises. Un circuit couplant deux qubits de ce type a été réalisé. Là encore, le facteur de qualité logique est de quelques milliers. On peut espérer réaliser des dizaines d’opérations sur quelques qubits. Perspectives Les facteurs Q de tous ces systèmes restent évidemment modestes. Avec les techniques connues, la réalisation d’un ordinateur quantique capable de factoriser des nombres utiles risque donc de rester un rêve. Les secrets de nos cartes bancaires ne sont pas menacés à court terme. En revanche, la réalisation de fonctions élémentaires pour la transmission d’information et des simulations de systèmes quantiques simples sont à la portée de développements à court terme. Avec ces portes logiques, on réalise certaines des expériences de pensée qu’utilisaient les fondateurs de la mécanique quantique. Nous sommes donc dans une situation sans précédent pour tester notre compréhension des phénomènes quantiques et notre interprétation du formalisme. Le domaine de l’information quantique a enfin l’immense mérite de rassembler autour d’un vocabulaire et d’objectifs communs des chercheurs de communautés très variées (physique du solide, optique quantique, chimie, algorithmique, théorie de la complexité...). On peut s’attendre à ce que de nouvelles idées pour exploiter l’étrangeté quantique surgissent de cette réunion. Pour en savoir plus BOUWMEESTER (D.), EKERT (A.), ZEILINGER (A.), « The Physics of Quantum Information », Springer, Berlin, 2000. MABUCHI (H.), DOHERTY (A.C.), « Science », 298, 2002, 1372. NIELSEN (M.A.), CHUANG (I.L.), « Quantum Computation and Quantum Information », Cambridge University Press, 2000. RAIMOND (J.M.), BRUNE (M.), HAROCHE (S.), « Rev. Mod. Phys », 73, 2001, 565. WIEMAN (C.E.), PRITCHARD (D.), WINELAND (D.J.), « Rev. Mod. Phys », 71, 1999, S253. 117