julien hanoka la naturalisation de la loi à travers la figure rabbinique

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JULIEN HANOKA
Collège talmudique français
LA NATURALISATION DE LA LOI
À TRAVERS LA FIGURE RABBINIQUE DE NOÉ
Résumé
La tradition rabbinique des commandements noahites a été reprise au tournant du
XVIIe siècle par une succession de jurisconsultes s'inscrivant dans le christianisme
réformé. Nous montrerons que la reprise de cette tradition rabbinique, tout à fait
étrangère au christianisme romain, participe d'un coup de force exercé sur la nature
même des commandements noahites aux implications éthiques, politiques et
philosophiques.
Dans la tradition rabbinique, la figure de Noé est porteuse d'universel 1. C'est en effet Noé qui,
par son comportement juste, régénéra l'humanité et devint le nouveau père des hommes 2. Son
patriarcat s'exprima dans leur sujétion à des commandements (mitsvot) d'origine divine donnés à lui
et à sa descendance. Les « noahites » sont ainsi les hommes soumis à ces commandements. Les
israélites, eux, cessèrent de faire partie des noahites au moment de la théophanie du Sinaï, pour être
les sujets d'un régime spécifique de lois. Pour les rabbins, cette partition des hommes est l'éternel
ordre du monde voulu par Dieu.
Les commandements noahites, selon tous les avis rabbiniques, furent donnés aux hommes par
révélation, c'est-à-dire par une parole de Dieu. Elle apparut à Adam 3, à Noé4 et elle fut renouvelée
au Sinaï aux israélites5, lesquels conservent depuis lors la tradition que les noahites oublièrent.
En Occident, cette tradition rabbinique fut à notre connaissance entièrement ignorée des pères
de l'Église et de la scolastique médiévale. Dans la mesure où des versions du Talmud circulaient,
cette ignorance était peut-être feinte, mais rien ne permet de l'affirmer. En revanche, il est certain
qu'un intérêt pour la littérature juive gagna des juristes protestants dès le XVI e siècle6 : Cornélius
Bertram, Petrus Cunaeus, Hugo Grotius (1583 – 1645) et John Selden (1584 – 1654) pour les
premiers. Grotius et Selden, dans l'établissement du nouveau droit international, se référèrent aux
commandements noahites. Pour eux, ils sont l'une des manifestations de la loi naturelle. Comment
considérer la reprise de ces juristes chrétiens aux visées étrangères au judaïsme et nouvelles ?
Quelles altérations et nouveautés ces lectures ont-elles apportées à la doctrine rabbinique ?
Pour suggérer quelques pistes de réponse, nous établirons dans un premier temps les
caractéristiques des commandements noahites et des lois naturelles. Ensuite, nous examinerons
deux textes : un extrait du Droit de la guerre et de la paix de Grotius sur la loi naturelle, et un
extrait talmudique du traité Makot, où l'on verra qu'il existe une divergence profonde sur la source
du droit. Enfin, nous verrons brièvement les implications du qui pro quo mis au jour.
1 Michna Nedarim 3,11 pour l'assimilation des « fils de Noé » aux nations du monde soustraction faite des israélites.
2 René LÉVY, L'universel en question (ouvrage collectif), Le régime de l'universel et l'universel d'exception : réponse
juive à la question de l'universel, Paris, Hachette (« Université Paris Diderot »), p. 74-85
3 Talmud de Babylone (Tb), traité Sanhédrin, 56b
4 Tb Sanhédrin 57a
5 Tb Sanhédrin 59a
6 Yoram HAZONY, Controverses, numéro 2 (revue), La naissance de l'État moderne : la contribution méconnue du
judaïsme, Paris, p. 174-186
I. LA FORMATION DES CONCEPTS DE COMMANDEMENT NOAḤITE ET DE DROIT
NATURELLE
I.1 Les commandements de Noé
Bien qu'associés à la figure biblique de Noé, les commandements noahites étaient déjà connus
d'Adam7. Chose étonnante, ils furent formulés par des rabbins de l’époque tanaïtique 8 (IIe av. J.-C. –
IIe apr. J.-C.) pour un public qui n’était plus sous leur autorité judiciaire : depuis la perte de la
souveraineté juive sur la terre qui sera dénommée « Palestine » par les Romains, les étrangers ne
dépendaient plus, en effet, des tribunaux nationaux. Il nous apparaît donc que, par les
commandements noahites, les rabbins dirent les principes du droit devant régir toute communauté
humaine. Il s'agit davantage de droit que de loi 9 en ce sens que le droit renvoie à l'idée du juste et
que la loi est la règle impérative qui s'applique. Outre qu'il eût été oiseux de la part des rabbins de
légiférer à vide sur des règles évidentes et déjà connues de tout homme, nous établissons la
distinction entre droit et loi du fait que les commandements noahites aux-mêmes comprennent le
commandement de formuler des lois et d'instituer des tribunaux (dinin).
Ces commandements, malgré des variantes, sont au nombre canonique de sept, dont la liste
généralement retenue est : 1. L’interdiction de pratiquer l’idolatrie. 2. L’interdiction de blasphémer.
3. L’interdiction de l’homicide. 4. L’interdiction de certaines pratiques sexuelles 5. L’interdiction
du vol. 6. L’obligation d’établir des tribunaux. 7. L’interdiction de consommer du membre d’un
animal vivant. La liste formelle a été sujette à certains changements, notamment au sein des
premiers écrits rabbiniques, et certaines traditions allongent la liste des commandements à trente10.
Notons que la source tanaïtique complète n'est pas dans le corpus de la Michna, mais dans des
baraïtot, c'est-à-dire des enseignements extérieurs de sages tanaïtes, compilés après la clôture du
canon de rabbi Yéhouda ha-Nassi dans la Tossefta et le Talmud.
Toutes les sociétés humaines s'organisent autour des interdits formulés ci-dessus. Les
ressemblances avec le droit et les lois qui régissent naturellement, c'est-à-dire indépendamment des
décisions législatives particulières, les hommes semblent évidentes.
1.2 Le droit naturel
Le droit naturel est un concept hérité des traditions grecques et romaines classiques. Il est un
principe normatif, inséparable de l’idée de juste proportion, d’ordre, notamment politique. Il est
aussi une force innée à l’homme, qui l'oriente vers le bien et qui ne dépend pas de décrets écrits ou
d’opinions.
On trouve une référence mythique à des lois qui surpassent les lois humaines dans
l’Antigone11 de Sophocle, où la jeune Antigone observa le respect dû à la dépouille de son frère en
violation d’un édit du roi Créon, son père.
« Non, ce ne sont pas là les lois qu'ils ont jamais fixées aux hommes, et je ne
pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de
passer outre à d'autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux. »
Dans l'histoire légendaire des Atrides, il est question de « lois non écrites, inébranlables, des
dieux ». Plus tard, au Ve avant J.-C., Xénophon fit dire à Socrate, dans ses Mémorables, que les lois
non écrites, invariables dans tout pays, sont inspirées des dieux 12. Platon non plus ne se débarrassa
pas de leur origine divine.
7 Bernard MARUANI, Midrach rabba (tome 1), éditions Verdier, 1987, p. 194.
8 Les sources principales sont Tb Sanhédrin 56a-b et Tos. Avoda zara 9,4. Pour une tradition française du texte
talmudique, voir Israël SALZER, La guemara Sanhédrin, Paris.
9 David NOVAK, Natural law in judaism, Cambridge University Press, 1998, p. 150
10 Tb Ḥoulin 92a
11 SOPHOCLE, Antigone, Les Belles Lettres, Paris
12 XÉNOPHON, Mémorables, livre IV, chap. 4
Le droit naturel fut conceptualisé par la philosophie aristotélicienne et détaché du référent
mythique et des dieux. Aristote définit la loi naturelle : « dans la justice civile (...) ce qui est naturel,
c’est ce qui partout a la même force et ne dépend point des décrets que les hommes peuvent rendre
dans un sens ou dans l’autre. »13 À considérer que le plein épanouissement de l'humain ne se réalise
que dans une communauté dégagée du besoin et vivant dans la paix, la justice et l'amitié, le droit
naturel nous indique les lois qui rendront possible le bien de la cité14. Naturel est ici synonyme de
cause finale. Cicéron, lui, revint a une définition de la loi naturelle comme une institution divine à
laquelle on ne peut déroger15. Pour les Romains, le droit naturel régit la nature, y compris le monde
animal. En outre, il s'impose à l'homme et pourrait négativement être défini comme ce qu'une
législature ne peut enfreindre sans se contredire. Le concept de droit naturel fut repris, travaillé et
affiné par les théologiens et juristes chrétiens les plus éminents : saint Augustin, Justinien I er16,
Isidore de Séville, Gratien, Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin pour ne citer que les
principaux17.
Par-delà les définitions propres des traditions grecques, romaines, islamiques puis médiévales,
qu'il n'est pas à propos de détailler ici, une idée reste majoritaire : celle d'un droit fondé sur la nature
de l'homme – transmis par un dieu ou pas –, d'où découle conséquemment un ordre des choses, qui
est le droit naturel.
Encore faut-il s'entendre sur la définition de la nature, supposée invariable et universelle, de
l'homme : d'elle dépend la compréhension de sa finalité et donc du droit naturel qui en découle. Le
droit naturel, ainsi conditionné par les définitions, se retrouve tributaire d'une vision du monde et
risque de ne pouvoir réaliser ses prétentions d'éternité et d'universalité, dès lors que la définition de
l'humain n'est plus universellement admise. Il s'agit là de la critique la plus souvent adressée au
droit naturel depuis que le relativisme culturel issu du XX e siècle conteste l'hégémonie des
civilisations dominantes18. La doctrine juive des commandements noahites propose-t-elle une
définition propre de l'humain ? Dans l'affirmative, il faudra se demander en quoi elle diffère de la
définition classique et de quelle vision concurrente de l'humain elle est porteuse. Il est cependant
notable que des juristes modernes du droit naturel, parmi eux Grotius, aient repris à leur compte la
vieille tradition rabbinique des commandements de Noé. Qu'est-ce que cette reprise présuppose ?
1.3 La compatibilité formelle entre commandement noahite et loi naturelle
Les sages Juifs du Talmud connaissaient l'idée de droit naturel, même si elle ne fut pas
conceptualisée19. Rachi, commentateur médiéval de la Bible et du Talmud, rapprocha les lois
mosaïques civiles (michpatim) de lois qu'une législature aurait pu décréter en l'absence d'injonction
divine à le faire20. Il tira son commentaire du Midrach21 sur Lév. 18,4 : « “ Mes jugements vous
rendrez ” : il s'agit de choses écrites dans la Tora qu'il eût fallu transcrire dans la loi (din) si elles n'y
avaient pas été inscrites, comme (kégon) : le vol, les relations sexuelles prohibées, l'idolatrie, le
blasphème et le meurtre, qu'il eût fallu transcrire dans la loi si elles n'y avait pas été inscrites. » Il
faut noter que la suite de ce midrach oppose les michpatim a u x houqim (décrets, pour dire
l'arbitraire de Dieu, dont la signification de s'offre pas), que les « idolatres » – terme de l'époque
tanaïtique désignant les non Juifs – réfutent. Ce texte laisse entendre que ces mêmes « idolatres » ne
réfutent pas les michpatim, dont la valeur est universellement reconnue. Les michpatim cités
reprennent explicitement cinq commandements noahites à titre d'exemple (kégon), auxquels se joint
le commandement de faire des lois (dinin) englobant les cinq autres. Six sur les sept
13
14
15
16
17
18
19
ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, Librairie générale française, Paris, p. 216
Alain SÉRIAUX, Le droit naturel (« Que sais-je »), PUF, Paris, 1993, p. 14
CICÉRON, La république, livre III, chap. 22
Digeste (ou Pandectes), livre premier, titre premier, I, § 2 et § 3
Isabelle DUFOURCQ, L'invention de la loi naturelle, Bayard, 2012
Marie-Odile MÉTRAL-STOCKER, « Naturel (droit) » dans Encyclopædia Universalis, p. 905.
Voir la citation de Tb Erouvin 100b dans Abraham WEINGORT, Le droit interne hébraïque (ouvrage collectif), Droit
naturel et droit hébraïque, p. 85
20 Commentataire de Rachi sur Lév. 18,4.
21 Midrach du Lévitique (Sifra), section Aharé-mot, §140
commandements noahites sont des lois que les « idolâtres » ne réfutent pas. Le septième
commandement, l'interdiction de consommer du membre d'un animal vivant, donné explicitement à
Noé22, n'est pas cité.
La distinction entre houqim et michpatim, termes bibliques fréquents, est un locus classicus de
la littérature rabbinique. Outre le midrach cité, la question des lois non écrites se trouve dans
Tb Yoma 67b dans une baraïta : « “Mes jugements vous rendrez ” : [il s'agit] des choses que la loi
(din) eût imposé de transcrire si elles n'avaient pas été inscrites. Il s'agit de l'idolatrie, des relations
sexuelles prohibées, du meurtre, du vol et du blasphème. » À l'opposé, les houqim, que le Satan
réfute et incite à considérer vains, n'ont force de loi que par la volonté de Dieu. Le texte du Talmud
diffère sensiblement de celui du Midrach cité plus haut par l'absence de la référence à la Tora, par
l'obligation de légiférer dite par la loi (din) elle-même et par le fait de borner l'énumération à cinq
lois. Néanmoins, les deux textes mentionnent les mêmes commandements.
Le texte midrachique traite de l'attitude des non Juifs face au droit et à la loi. Le texte
talmudique, qui établit la préexistence de la loi (din) et qui interdit le dénigrement des houqim,
traite de l'attitude des Juifs face à leur propre loi. Si le droit naturel devait trouver une expression
dans la littérature rabbinique, il nous semble que le texte midrachique y tendrait davantage.
Maïmonide, dans son introduction au commentaire des Maximes des pères (traité Avot de la
Michna), aborda ces textes au chapitre 623. Il possédait une version encore différente des nôtres : « il
s'agit] des choses qu'il eût convenu (raouï) de transcrire si elles n'avaient pas été inscrites », qui ne
comprend ni référence à la Tora, ni référence à la loi. L'ame vertueuse, nous dit Maïmonide, ne
convoite pas la transgression de ces choses et ne souffre pas d'être empêchée de les commettre.
Nous franchissons pour notre part un pas de plus en disant que l'ame vertueuse répugne
naturellement à la transgression des michpatim. Le droit non écrit des rabbins semble quasiment
identique au droit naturel classique, exception faite du septième commandement.
Cependant, les rabbins ne lièrent jamais explicitement les commandements noahites au droit
naturel. Exemple édifiant d'absence de lien entre les commandements de Noé et le droit naturel :
Maïmonide, ce grand codificateur de la Loi juive (Tora) du XIIIe siècle et connaisseur de la pensée
aristotélicienne, la jugea dans le Guide des égarés, comme participant de la loi naturelle 24 sous
l'aspect de la vie sociale, sans jamais parler des commandements de Noé. Quand il y fut question
des critères permettant aux humains d'être rétribués selon leurs actes, Maïmonide se servit de la
notion arabe de fitra25, sens inné de la justice26. Quand, plusieurs années plus tôt, il avait codifié les
commandements noahites27, il avait jugé d’un mérite supérieur celui qui les observe comme
injonctions divines à celui qui les pratique pour leurs qualités rationnelles. Il existe une autre
version du texte de Maïmonide, plus restrictive, qui dit que les non Juifs qui observent les
commandements noahites pour leurs qualités rationnelles ne sont considérés ni comme pieux, ni
comme sages. Cette version restrictive est connue en parallèle de l'autre 28 au moins depuis le XVIIe
siècle. Pourquoi cet état de fait, quand on sait que le droit naturel et le droit noahite se recoupent
presque entièrement ?
Maïmonide montra son hésitation dans la suite de son Code : « Bien que [les six choses
commandées à Adam] soient une tradition que nous reçûmes de Moïse notre maître, et que la raison
22
23
24
25
Genèse 9,4
MAÏMONIDE, Traité d'éthique « Huit chapitres », Desclée de Brouwer, Paris, 2001, p. 88-91
MAÏMONIDE, Le guide des égarés, Verdier, Paris, 2012, p. 745
Le sens de fitra n'est pas univoque. Le terme est dans le Coran et désigne « une manière ou une façon de créer ou
d'être créé. » Cf. Dunkan Black MACDONALD, « Fiṭra » dans Encyclopædia of Islam, First Edition (1913-1936).
Edited by M. Th. Houtsma, T.W. Arnold, R. Basset, R. Hartmann. Brill Online, 2013. Le sens retenu par Maïmonide
se rapproche de l'idée de « commencement » dans le sens de dispositions premières.
26 MAÏMONIDE, op. cit., p. 916. Voir aussi René LÉVY, Revue des études juives (ouvrage collectif), La fitra dans
l'œuvre philosophique de Maïmonide, tome 159 (juillet-décembre 2000), p. 405-424, pour une étude de l'emploi du
terme fitra dans le passage cité.
27 MAÏMONIDE, Michné Tora (livre « Choftim »), lois sur « Les rois et leurs guerres », chap. 8, loi 11
28 David LEMLER, Archives de philosophie (revue), Noachisme et philosophie (« Destin d'un thème talmudique de
Maïmonide à Cohen en passant par Spinoza »), tome 74, 2011/4, p. 629-646.
y tende, il semble qu'elles furent commandées à partir de la Tora. »29 Maïmonide, nous le
rappelons, avait un savoir et une compréhension étendue de la Philosophie, et savait que le bien y
était exprimé en termes de tension de l'intelligence. Par son incise « et que la raison y tende », il
nous semble que Maïmonide livre son avis : le droit naturel des philosophes ne fonde pas le droit
noahite, lequel tire son autorité de la Tora. Si cette hypothèse est avérée, le propos de Maïmonide
rejoindrait le texte du midrach Sifra cité plus haut, qui voit dans la Tora la source du droit non juif.
Pour finir d'étayer cette hypothèse, nous mentionnons une réponse épistolaire de Maïmonide disant
qu'il est autorisé d'enseigner les commandements aux chrétiens, du fait qu'ils possèdent le texte
biblique dans son intégralité30. Pour la tradition rabbinique, la Bible juive est la source universelle
du droit pour toutes les nations et tous les hommes. Les sept commandements ont été formalisés par
les rabbins pour leur utilité, leurs qualités rationnelles et, par dessus tout, pour leur présence dans
Bible, de laquelle ils tirent leur autorité.
De nombreux docteurs catholiques chrétiens consacrèrent des questions entières de leurs
sommes à la loi naturelle, sans jamais, à notre connaissance, faire usage de la tradition rabbinique
des commandements de Noé. Leur source était le droit romain, qu'ils confrontaient à la Bible, mais
le droit ne tirait pas force des seules Écritures. Le rapprochement entre commandements noahites et
droit naturel, quelle qu’en soit la cause, n'allait donc pas de soi. Nous allons voir qu'un événement
perméabilisa les deux traditions : la Réforme, dont le mouvement de retour aux textes prophétiques
fit connaître au christianisme occidental de nouveaux textes juifs.
29 MAÏMONIDE, ibid., chap. 9, loi 1
30 MAÏMONIDE, Séfer ha-liqoutim in Michné Tora (livre « Choftim »), Frankel, 1998, p. 368
II. DEUX LECTURES DES COMMANDEMENTS NOAḤITES
2.1 Les commandements de Noé de Grotius : un exemple de naturalisation
Hugo Grotius fut un jurisconsulte hollandais du XVII e siècle de confession protestante. Il posa
les fondements du droit international, notamment dans les relations commerciales maritimes et dans
les relations entre États en guerre. Ainsi, il établit que le domaine maritime était libre et que les
États, au même titre que les individus, étaient soumis à des lois perpétuelles et immuables, même en
temps de guerre.
Son œuvre principale, Le droit de la guerre et de la paix, s’attacha à ce dernier point. Il y
mentionna les commandements noahites31 et s’en servit pour fonder une généalogie de la morale
chrétienne, depuis Adam jusqu’à Jésus. La prise en considération de la tradition rabbinique, par la
médiation de Maïmonide, est explicite32 . Citons un exemple 33:
Les écrivains hébreux, ceux surtout qui ont parfaitement connu la langue et les
mœurs de leur nation, ne contribuent pas médiocrement à nous faire comprendre la pensée
des livres qui se rapportent à l'ancienne alliance (…) jamais en opposition avec le vrai droit
de nature.
Plus loin, Grotius dit tout le respect qu'il porte à Maïmonide34 :
Les anciens Hébreux, qu'il ne faut pas dédaigner, en cette matière, comme interprètes
de la loi divine, et Moïse, le fils de Maïmon, qui a lu tous leurs écrits et les a très
judicieusement classés…
Grotius énuméra et cita les commandements donnés à Adam et à Noé. L'on retrouve les
commandements canoniques des rabbins, à l'exception de l'interdiction de consommer du membre
d'un animal vivant. Cependant, l’approche de Grotius s’inscrivit dans la lignée de ses devanciers de
l'Antiquité et du Moyen-Âge chrétien, comme son ouvrage nous invite à le penser :
1 . La source de tout droit est le soin que l’homme apporte à la vie sociale.
2. Il découle de ce soin une aptitude de l’homme à une juste appréciation des choses et à leurs
rapports entre elles : la capacité de jugement. Ce qui est en opposition à un sain jugement est en
opposition à la nature, c’est-à-dire la nature humaine.
3. Le droit, que Grotius pensa fonder en raison, vaut même si Dieu n’existe pas35. Cette
hypothèse reste selon lui absurde, car la raison et la tradition nous prescrivent qu’il faut Lui obéir et
que le Dieu créateur de la nature est a fortiori le créateur de ce qui découle de cette nature, soit ici le
jugement humain.
4. Dieu, en plus d’une simple inscription dans la raison, a publié des lois pour nous rendre
plus sensibles à les observer (le droit a besoin de force). C’est le droit volontaire divin.
5 . Le droit volontaire divin a été donné trois fois à tous les hommes : à Adam, à Noé et à
Jésus.
6 . Le droit volontaire divin a été donné une fois à un peuple, le peuple hébreu, et il
n’incombe pas aux autres peuples d’observer cette Loi.
Ainsi Grotius pensa que les commandements noahites sont l’énoncé d’un droit volontaire
divin qui définit le juste selon la nature. Les Hébreux, eux, reçurent de surcroît une Loi composée
du droit de Dieu – conforme à la nature – et du droit civil – conventionnel et sujet à obsolescence.
En tant que droit de Dieu, l’ancienne alliance porte pour partie la trace de la loi naturelle. C’est cette
partie de la Loi mosaïque qui est à retenir. Pour Grotius, il est ainsi permis à un État chrétien
d’édicter des lois similaires à celles de Moïse dans la mesure où elles ne contreviennent pas à la
31
32
33
34
35
Hugo GROTIUS, Le droit de la guerre et de la paix, PUF, Paris, 1999, p. 44-45, p. 55, p. 57, p. 58, p. 234.
Ibid., p. 38 note 2, p. 44 avec note 1, p. 45 note 1, p. 222 note 2, p. 233
Ibid., p. 26
Ibid., p. 233
Ibid., p. 12
nature et aux enseignements évangéliques.
La Loi de Dieu, dans tous les cas, est l’expression même du droit naturel. Et dire le droit, pour
Grotius, ne nécessite pas de se rapporter à Dieu, à ses écrits. Tout est déjà inscrit dans la nature de
l’homme et la nature des choses.
En somme, Grotius fait officiellement entrer les commandements rabbiniques de Noé dans le
rang du droit naturel. Mais n'est-ce pas là faire violence à une tradition étrangère que de l'assimiler
ainsi ? La démarche rend-elle compte de tout ce dont les commandements noahites sont porteurs ?
Nous allons tenter de monter que non, car Grotius reste tributaire du droit naturel classique, alors
que le droit rabbinique est porteur d'une signification supplémentaire.
2.2 Au fondement du droit : l'origine de l'homme
Selon un dire de rabbi Yohanan consigné dans le Talmud, les commandements des non Juifs
furent donnés une première fois à Adam36. Une allusion (asmakhta) à ce don se trouve dans Genèse
8,16 : « L'Éternel Dieu donna un ordre à l'homme, en disant “Tous les arbres du jardin, tu peux t'en
nourrir. ” », verset qui contient des renvois vers d'autres versets bibliques et vers d'autres contextes.
Par une exégèse étonnante, dont nous épargnerons les subtilités au lecteur, rabbi Yohanan plaça les
sept commandements dans la parole de Dieu adressée à l'homme immédiatement après sa création.
Dans cette parole, qui invite à la consommation de ce qui est mis à disposition, rabbi Yohanan vit
en condensé l'ensemble des interdits précédemment qualifiés de naturels, à savoir les
commandements noahites. Selon Novak37, le droit ainsi défini est à la fois téléologique (télos) et
marque les limitations constitutives de l'humain (péras). En quelque sorte, l'homme fut conçu et
placé dans l'Éden par Dieu pour qu'il profite de la création, la condition nécessaire étant le respect
de principes fondamentaux constitutifs de sa nature défendant les dérèglements de l'ame. Le récit
juif de la création de l'homme présuppose une attente de Dieu, orientée vers le bien de l'homme.
L'homme a été créé pour le bien, et Dieu, par sa parole, a révélé les moyens d'y parvenir. Nous
tenons ici une définition juive de l'humain. L'exégèse ne dit pas si ce droit serait venu à l'idée de
l'homme en l'absence de révélation divine, car la question ne se pose pas : l'homme n'existe pas en
dehors de cette révélation. Rabbi Yohanan38 voulut ancrer le droit naturel dans une « parole de
l'origine »39, expression que nous reprenons de Benny Lévy, une parole « que l'on écoute, à laquelle
on obtempère (…) et qui incite à penser »40. L'homme qui se couperait de cette parole s'éloignerait
de la forme adamique, de l'humain défini par la tradition juive.
La tradition occidentale se nourrit d'autres récits fondateurs, et en premier lieu des mythes
grecs et romains. Luc Brisson, spécialiste contemporain de l'œuvre de Platon, pense à ce propos que
« la philosophie n'est pas autonome, qu'elle s'enracine dans le terreau de la tradition, où elle trouve
ses axiomes, ces points de départ que l'on accepte sans discussion aucune. »41, autrement dit, dans
un mythe. Brisson, en s'appuyant sur la théogonie d'Hésiode, les rhapsodies orphiques et
Aristophane, montre que, chez les anciens Grecs, « l'être humain n'est pas le produit d'un acte
intentionnel d'un dieu tout-puissant ». En outre, les Grecs voyaient dans l'homme actuel un être
abaissé, éloigné des dieux et à l'origine obscure ; l'homme, par retournement, s'opposa aux dieux et
gagna son autonomie. Dans le mythe, la détresse de l'homme sans Dieu et l'autonomie conquérante
des hommes se disaient. Jamais les dieux n'exprimèrent directement aux hommes les bienfaits des
lois et jamais ils ne voulurent les édifier par l'observance de leurs paroles ; au contraire, les hommes
se construisirent contre les dieux. Les lois restèrent des règles divines dont la transgression eût
provoqué un déchaînement de puissances et un dérèglement du monde.
36 Tb Sanhédrin 56b
37 NOVAK, op. cit., p. 152
38 Il serait intéressant de comparer Tb Sanhédrin 56a avec Tb Erouvin 100b, où le même rabbi Yohanan imagine la
fiction de l'homme sans Tora.
39 Benny LÉVY et Alain FINKIELKRAUT, Le livre et les livres, Éditions Verdier, 2006, p. 39 et p. 185
40 Benny LÉVY, Le meurtre du pasteur, Grasset & Éditions Verdier, 2002, p. 15
41 Luc BRISSON, Cahier d'études lévinassiennes nº9 (« Philosopher ? », revue), L'enracinement de la philosophie dans
la tradition. Un exemple : les récits décrivant l'apparition de l'homme et de la femme en Grèce ancienne, Arcueil,
2010, p. 289-305
Platon, très remarquablement, ne coupa pas la philosophie de son origine mythique. Il est
notable qu'il fît dire aux lois dans sa prosopopée « Nous qui t'avons mis au monde, nourri,
instruit… »42, idée inspirée de Socrate au seuil de la mort, recoupant l'idée que les lois édifient
l'humain. Dans sa dernière œuvre, Platon commença par établir la responsabilité divine de
l'établissement des lois43. La pensée platonicienne n'établit jamais cependant la même proximité
entre Dieu et l'homme par la médiation des lois que la pensée rabbinique. Aristote, à propos des
lois, étudia davantage la finalité que l'origine, ce qui, paradoxalement, le rendit peut être davantage
tributaire des mythes. Sa pensée du droit naturel ne peut se comprendre qu'à la lumière de sa
conception de la condition humaine : déchue, détachée de la parole divine et se réalisant dans
l'autonomie.
On voit donc poindre une double opposition : entre récits juifs et mythes grecs d'une part, et
entre parole archaïque et philosophie d'autre part. Le récit de l'origine dit la finalité de la loi, qui est
soit l'édification de l'humain par la parole de Dieu, soit la construction de l'humain par l'institution
de son autonomie. Le registre de parole des Grecs est mythique puis philosophique – coupée du
référant divin – , alors que celui des Juifs reste ancré dans l'origine. Est-il possible de le détacher de
cet arrière-fond biblique, de traduire des enseignements rabbiniques en propositions philosophiques ?
Est-il possible d'énoncer clairement en concepts le droit naturel juif ? Lévinas, juif et philosophe,
tenta une « conversion philosophique », qui échoua44, car, en philosophie, l'homme ne peut qu'être
coupé de son Créateur45, quand tout l'effort rabbinique pour penser le droit naturel consiste à les
lier ! Nous allons voir que la tradition rabbinique explicita sa vision du droit naturel, non par la voie
philosophique, mais par la voie qui lui est propre, à savoir l'exégèse biblique. Nous tacherons de
montrer en quoi cette voie diffère de celle de Grotius.
2.3 Le droit naturel dans les commandements noahites
Un texte talmudique de Tb Makot 9a-b peut nous permettre de clarifier les rapports entre droit
naturel et volonté de Dieu dans la tradition juive rabbinique. On y rapporte un débat entre Rava et
rav Hisda, deux rabbins amoraïtes de Babylonie. La question y est de savoir si quelqu’un prétendant
avoir fauté en ayant pensé qu’un acte est permis doit être jugé comme une personne agissant sous
contrainte [non responsable de ses actes] ou comme une personne ayant délibérément fauté. En
d'autres termes, existe-t-il des lois qu'un humain ne peut prétendre ignorer et doit respecter en dépit
des permissions qu'il se donne ?
La discussion talmudique se cristallise autour d'un passage biblique de Genèse 20.
Abraham quitta ce lieu pour la contrée du midi ; il s’établit entre Cadès et Chour et séjourna
à Gherar. Abraham dit de Sara, sa femme : « Elle est ma sœur. » Abimélec, roi de Gherar,
envoya prendre Sara. Le seigneur visita Abimélec dans un songe nocturne, et lui dit : « Tu
va mourir, à cause de cette femme que tu as prise et qui est mariée ». Or Abimélec n’avait
pas approché d’elle. Il dit : « Seigneur, frapperais-tu donc toi aussi un peuple innocent?
Quoi! Ne m’a-t-il pas dit “elle est ma sœur”? Et elle, elle aussi a dit “il est mon frère” c’est
avec un cœur innocent et des mains pures que j’ai agi ainsi. » Dieu lui répondit dans le
songe « Moi aussi je savais que tu avais agi ainsi dans la simplicité de ton cœur et j’ai
voulu de mon coté te préserver de m’offenser; aussi ne t’ai-je pas permis d’approcher d’elle
et maintenant restitue l’épouse de cet homme car il est prophète : il priera pour toi et tu
vivras. Que si tu ne la rends pas, sache que tu mourras toi et tous les tiens. » (...) Abraham
dit : « C’est ce que je pensais : pour peu que la crainte de Dieu ne règne pas dans ce pays,
ils me tueront à cause de ma femme. »
À la lecture de ce passage, la première impression est l’incompréhension de la justice de Dieu
à l’encontre du roi Abimélec, lequel semble avoir agi en toute bonne conscience. En disant,
« frapperais- tu donc toi aussi un peuple innocent? », le roi dit qu’il ne savait pas que Sara était la
femme d’Abraham. Ce passage de la Genèse laisse ici perplexe.
42
43
44
45
PLATON, Criton dans Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 282 (51c)
PLATON, Les Lois dans Œuvres complètes, Flammarion, Paris, 2008, p. 682 (624a)
Benny LÉVY, Être juif, Éditions Verdier, 2003, p. 53
Emmanuel LÉVINAS, Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Le livre de poche, 2001, p. 165-166
Considérons maintenant la lecture que le Talmud fait du passage. Selon rav Hisda, le roi fut
sur le point de commettre un adultère involontairement, aussi Dieu dut intervenir pour l'en
dissuader. Selon Rava, il faut lire différemment. Dieu dit au roi « il [Abraham] est prophète » et ces
deux mots changent tout le sens du texte. En effet, Abraham, dès leur première rencontre, comprit
les intentions véritables du roi, lequel risquait de prendre Sara quel que fût son état matrimonial.
Craignant pour sa vie, Abraham décida de dissimuler la vérité.
Par son aptitude à la prophétie, Abraham eut la prescience du comportement du roi. Il est
établi par le Talmud qu’à « un étranger qui se présente dans une ville, personne ne demande si la
femme qui l’accompagne est sa sœur ou sa femme, mais on lui demande plutôt s’il désire se
restaurer » ; on lui propose le vivre et le couvert. Les prémisses de l’enseignement de Rava sont :
l’attitude du roi Abimélec contrevint aux lois les plus élémentaires de l’hospitalité et dénota un
manque de savoir-vivre manifeste, et ce manquement aux bonnes mœurs ne peut que signifier la
volonté perverse du roi d’obscurcir sa propre sensibilité à l'interdit noahite de l'adultère. Yom Tov
de Séville, commentateur médiéval du Talmud, considèra qu'Abimélec s'abusa et se plaça en
position de recevoir la peine capitale, étant établi par ailleurs que la transgression d'un des sept
commandements noahite rend passible de mort46. Nous concluons avec la Guémara qu’un noahite
qui ne se représente pas ses motifs transgressifs est coupable de l'infraction d'un des sept
commandements. En demandant si Sara était l’épouse ou la sœur d’Abraham, le roi Abimélec se
mit en position de se soustraire au commandement de l’interdit de l’adultère, un des
commandements noahites. Sa faute fut donc intentionnelle, raison pour laquelle le roi fut passible
de mort. L’expression rabbinique qui dit cela est haya lo li-lemod vé-lo lamad, « il était de son
devoir d’étudier, mais ne l’a pas fait. » Rachi introduit la notion de derekh erets, que nous rendons
ici par l’expression « comportement convenable ». Abimélec, nous dit Rachi, aurait dû étudier le
comportement qui convient à la situation de la rencontre d’un homme accompagné d’une femme
arrivant en ville après avoir traversé des contrées arides. Aucun homme ne peut s’exempter de cette
recherche et ne peut prétendre ensuite à l’ignorance. S’il le fait, il fait exprès de ne pas savoir : l'on
considère qu'il a agi de manière préméditée (be-mezid).
Le comportement de l'homme doit être réglé par une définition de sa nature et par la
compréhension de ses intentions. Pour les rabbins, la nature de l'homme se dit dans la connaissance
infuse et innée qu'il a des commandements de Dieu. La compréhension des intentions passe par la
détermination de la nature (télos) profonde de l'acte. La réflexion honnête et le bon sens naturel sont
des préalables impératifs à une approche des commandements noahites. En d’autres termes, selon la
logique rabbinique, il faut savoir se disposer moralement de sorte à recevoir et à accomplir les
commandements de Dieu. L’homme qui échapperait, par un comportement déréglé, aux
commandements est compté parmi les transgresseurs volontaires.
Il est des choses qui n'ont pas besoin d'être dites et qui découlent de l'humain : l'humain étant
entendu comme la créature qui reçoit par la parole de Dieu ses commandements, il s'ensuit
naturellement l'attente d'une observance scrupuleuse. À une créature enjointe par Dieu, il incombe
de ne pas feindre l'ignorance, de ne pas se placer dans des situations qui amènent à commettre des
fautes involontaires, en apparence seulement. En contraignant Abraham à mentir sous la violence de
ses propos, le roi Abimélec se crut libre de réaliser son désir en dépit de l'inviolabilité du mariage.
Pour Rava, la loi naturelle est l'obligation de se scruter en vertu de la définition juive de l'humain
davantage que le respect de l'institution du mariage, qui est compté parmi les commandements
révélés.
Il semble que Rava nous ait orienté vers une logique alternative au droit naturel classique.
Précédemment, citant Grotius, nous avons décrit une loi divine qui serait porteuse de droit naturel47,
qui serait le véhicule d’une morale essentielle, et Grotius concluait que toutes les nations
chrétiennes pouvaient légiférer sur le modèle mosaïque, eu égard à sa conformité avec le droit
naturel perpétuel et immuable. Selon la tradition rabbinique, il en va tout autrement : le respect des
habitudes du monde (derekh erets) doit mener à l’observance des commandements donnés par Dieu.
46 Tb Sanhédrin 57a
47 Ou qui serait le droit naturel même. La distinction n’est pas clairement arrêtée par Grotius.
Le commandement est premier dans l'ordre et un certain droit naturel en est le marchepied ; pour
Grotius, le droit naturel est premier et les commandements donnés par Dieu concourent à remonter
à leur source naturelle. Deux visions, deux anthropologies antagonistes de l’humain. Pour les
tenants de la primauté du droit naturel, l’humanité de l’homme se situe dans sa capacité à retrouver
la juste mesure que Dieu a mise dans la nature. Pour les tenants de l’observance des
commandements, l’humanité de l’homme se révèle dans la sujétion à l’injonction primordiale de
Dieu.
3. LA REPRISE DES COMMANDEMENTS NOAHITES ET SES CONSÉQUENCES
La reprise de la tradition rabbinique par Grotius dans la perspective de l’élaboration d’un droit
naturel semble participer d’un contresens, peut-être à dessein. Il s’agit en tout cas de la mutation
d’une idée du droit ancrée dans un contexte, à laquelle une nouvelle perspective est insufflée.
Pour clore notre étude, nous tenterons d'en définir les conséquences. Cette reprise ne fut pas le
fait de Grotius seul, mais aussi de John Selden et d'autres Anglais à sa suite 48. Elle n'est pas un point
de détail de l’histoire du droit, mais constitua une rupture par rapport aux principes du droit
occidental, tel qu'édictés par l'empereur romain Justinien : le refus de tout crédit à l'exégèse juive
car « les Juifs se livrent à des interprétations insensées »49. Le geste de reprise de la tradition
rabbinique par Grotius a deux implications : 1) le droit qui s'élabore à partir du XVII e siècle prend
des distances à l'encontre du droit impérial romain, socle de la chrétienté jusqu'à la Renaissance
2) la tradition rabbinique devient digne de considération dans la mesure où ses auteurs ont
« parfaitement connu la langue de leur nation »50 et où elle interprète le droit conformément avec le
« vrai droit de nature ». La liberté prise avec le droit Justinien et canonique au XVIIe siècle ne doit
cependant pas nous surprendre, surtout de la part d'un protestant, et il ne faut pas déduire de là le
recul de l'idée politique d'empire et la montée des modèles nationaux, processus déjà largement
engagé au XIVe siècle51. En revanche, nous pensons que la seconde conséquence fut plus novatrice :
il s'agissait d'intégrer la tradition rabbinique dans la tradition de pensée du jurisnaturalisme et donc
d'inférer que, sur le fond, Juifs – ceux fidèles aux anciens hébreux – et chrétiens peuvent s'accorder
sur la source du droit. Cette opération de Grotius revint à considérer que les deux doctrines
juridiques ont les mêmes finalités et sont conformes à la vie sociale la mieux réalisée et à la raison.
Cela fait peut-être de Grotius un précurseur de la société multiconfessionnelle, et, par là, un des
lointains contributeurs de l'assimilation politique des Juifs. Cette avancée, comme nous avons pu le
voir, s'est faite au détriment de la singularité de la doctrine juive des commandements de Noé,
entendue comme parole archaïque constitutive de l'humain.
Il est probable que Spinoza lut Grotius, à en lire sa réfutation point par point dans le Traité
théologico-politique : 1) les interprétations des Juifs sont à dédaigner, leur langue étant ambiguë et
ternie par le temps52 2) les commandements de Noé dénotent un travail de sape des rabbins et un
déni du salut des non Juifs53 3) Maïmonide refuse la béatitude aux tenants de la primauté des
lumières naturelles de la raison54. La valeur des commandements de Noé fut ainsi niée par Spinoza,
qui plus est par une attaque de la figure la plus respectée du judaïsme55, Maïmonide. Certes, Spinoza
avait d'après nous partiellement vu juste en disant que les commandements de Noé ne sont pas
assimilables à la raison ou au droit naturel, mais toujours est-il que son dénigrement fut sans nuance
48 Jason P. ROSENBLATT, Renaissance England's Chief Rabbi : John Selden, Oxford University Press, 2006, p 135-181
49 Novella 146 (extrait) : « Sed etiamsi insensatis semet ipsos interpretationibus tradentes a recta usque nunc gloria
aberrant, tamen certari ad invicem non comprehenderunt sine iudicio eis relinquere tumultum. ».
50 Hugo GROTIUS, op. cit., p. 26
51 Ernst KANTOROWICZ, Les Deux Corps du Roi, Gallimard (« Bibliothèque des histoires »), 1989, p 216-217
52 SPINOZA, Traité théologico-politique, GF Flammarion, 1965, p. 147
53 Ibid., p. 112-113
54 Id.
55 David LEMLER, op. cit.
et opéra un déplacement aux conséquences lourdes : l'établissement d'un jugement de valeur sur le
judaïsme à la lumière de la raison naturelle et l'entérinement du mosaïsme comme doctrine
politique. Comme David Lemler l'a montré dans son article, la position de Spinoza sur les
commandements noahites fut à ce point centrale dans l'histoire de la philosophie juive qu'elle
constitua le pivot autour duquel devait dorénavant s'articuler tout rétablissement du judaïsme
comme religion de la raison : Moses Mendelssohn et Herman Cohen tentèrent de réfuter Spinoza
sur la question noahite en faisant des commandements de Noé le cœur d'un judaïsme éclairé,
rationnel et universel. À ces deux apologistes, nous joindrons Emmanuel Lévinas. Mendelssohn
estima que les commandements noahites sont les lois de la nature, salvifiques et connaissables par
la seule force de la raison. Cohen fit des prescriptions noahites les règles éthiques au fondement de
toute vie sociale. Enfin, Lévinas publia que « le monothéisme juif annonce le droit naturel », que
« le noachide est l'être moral, indépendamment de ses croyances religieuses », qu' « on ne demande
pas au noachide de croire au Dieu des Juifs » et que « le Talmud pense à un statut religieusement
neutre »56.
Si l'on s'en tient à la stricte tradition rabbinique, il est étrange que les commandements de Noé
pussent devenir le marqueur de toute la sagesse juive. Nous pensons que cela découla d'une
redéfinition, sous l'influence de la philosophie, de la partition de la Tora entre michpatim et houqim.
Selon la littérature rabbinique, tous deux furent données par Dieu. Cependant, du fait que les
michpatim, dans leur ensemble, tombent sous le sens, ils furent rapprochés par les jurisnaturalistes
modernes des lois naturellement profitables à toute société. Selon la définition d'Aristote, en effet,
« dans la justice civile, on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui est purement légal »57. Par
conséquent, les michpatim devaient contenir un noyau naturel irradiant les commandements
mosaïques. Ces derniers ressortent du légal, quand le naturel est porté par les commandements
noahites. Pour Grotius, les commandements de Moïse, en tant que lois, pouvaient être, bien que
données par Dieu, circonstancielles et sujettes à obsolescence. Elles gardaient cependant une
inspiration naturelle et rationnelle. Dans le contact entre la philosophie et la pensée rabbinique, on
assista au passage de la double partition rabbinique michpatim / houqim à la triple partition
naturel / légal / irrationnel. Il est probable que la pensée de Maïmonide fut le terrain de ce
glissement, lui qui écrivit « c'est pourquoi je dis que la Loi, bien qu'elle ne soit pas naturelle, entre
pourtant, à certains égards, dans la catégorie du naturel »58. Les lecteurs de Maïmonide qui le
désiraient pouvaient alors s'emparer de l'idée du recoupement de la Loi (Tora) avec le champ du
naturel, bien que Maïmonide se disait convaincu du caractère immuable et supranaturel de la Loi.
Avec Grotius, de la Loi juive il fallait conserver ce qui était dans le champ du naturel, notamment
les commandements données à Adam et Noé.
Six des sept commandements noahites recoupent le droit naturel. Qu'en est-il cependant de la
septième, l’interdiction de consommer du membre d’un animal vivant, explicitement mentionnée en
Gen. 9,4, et que Grotius ne mentionna pas ? Cet oubli du jurisconsulte révèle bien la primauté du
droit naturel classique sur les Écritures. De plus, l'association droit naturel / commandements
noahites peut facilement être mise en doute par l'ajout tanaïte du commandement de l'interdit de
pratiquer des greffes (kilaïm), classé dans les houqim59. Les commandements noahites ont donc
également une dimension impérative qui échappe à la compréhension immédiate, qui ne reçoit pas
l'accord unanime des non Juifs et qui, aussi, suscite la perplexité.
Il y a donc bien eu naturalisation de la loi, c'est-à-dire assimilation d'une Loi révélée à une loi
naturelle. Elle redéfinit l'éthique, considérant la loi naturelle comme la pierre de touche de la
moralité en lieu et place de la Bible. Elle permit d'insérer dans les Écritures une dimension
temporelle et de limiter sa portée aux enseignements déjà connus par la raison, bref, à qui le voulait,
à ne plus en faire l'ultima ratio de l'éthique. En politique, la naturalisation ouvrit la possibilité de
poser un accord entre sujets de droit fondé sur la seule éthique et donc l'existence d'une
communauté liée par d'autres liens que confessionnels — au prix de l'effacement de l'ancrage
56
57
58
59
Emmanuel LÉVINAS, Les imprévus de l'histoire (« La laïcité et la pensée d'Israël »), Fata Morgana, 1994, p. 177-195
ARISTOTE, op. cit.
MAÏMONIDE, Le guide des égarés, op. cit., p. 745
Tb Sanhédrin 60a
adamique des commandements. En philosophie, elle inaugura un nouveau dialogue qui tenta
d'exprimer en langage clair les vérités cachées sous les dires rabbiniques et leurs allusions bibliques,
au prix d'une confusion entre le récit biblique et les discours sous-jacents à la philosophie. Les
philosophes juifs et les jurisconsultes furent selon nous captifs des mythes et du langage de la
philosophie. Contre la philosophie juive, la tradition rabbinique maintient que le droit naturel juif se
nourrit du texte biblique, et non le contraire. Soutenir l'inverse revient à se couper d'un des
principaux apports rabbiniques à la question et, en fin de compte, à considérer les commandements
noahites comme une énième déclinaison du droit naturel. Au lieu d'universaliser le judaïsme, on
aura alors teinté le droit naturel d'une particularité juive.
Adresse à l'intention des lecteurs
Julien HANOKA
[email protected]
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