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d'abord présenté une version américaine du Misanthrope, que j'ai
ensuite reprise avec Lars Eidinger dans le rôle-titre à Berlin. Mais là,
j'avais changé toute la section centrale. Pour Vu du pont, la mise en
scène et la scénographie n'ont pas bougé par rapport à la création lon-
donienne. Évidemment, quand vous changez d'acteurs, vous changez
de spectacle. Mark Strong, l'Eddie de Londres, est toujours distribué au
cinéma dans des rôles de méchant... Charles Berling apporte d'autres
couleurs, qui apportent d'excellentes possibilités pour le rôle. Mais ces
nuances s'inscriront dans un cadre défini. Si la reprise est exacte, c'est
que notre travail à Londres était très précis, presque comme du théâtre
Nô. Il m'arrive de faire des spectacles dans un esprit free jazz, mais ici,
la partition scénique est extrêmement réglée. Toutes les notes qu'elle
contient sont là pour une raison précise. Ce qui reflète la façon dont la
pièce est écrite : chacune des répliques est motivée, chacune prépare
quelque chose. Il n'y a quasiment rien à couper. Bien sûr, si j'abordais
à nouveau Vu du pont dans dix ans, peut-être que je modifierais cer-
tains points. Mais dix-huit mois à peine après la création, même si
cette période a été bien remplie pour moi, ma conception de la pièce n'a
pas changé. Le plaisir que j'éprouve à la travailler n'est plus celui de la
découverte, mais de la familiarité : je rentre en quelque sorte chez moi
après être parti en voyage. Je connais les lieux, je retrouve des détails. Et
cela ne s'arrêtera pas là. Après avoir présenté Vu du pont à Londres puis à
Paris, comme l'avait fait Peter Brook lors de la création mondiale, je vais
partir répéter une version américaine à Broadway, avec à peu près la
même distribution qu'à Londres, à l'occasion du centenaire de la nais-
sance de Miller. Elle jouera en même temps que la version française.
Comment en êtes-vous venu à monter cette pièce ?
Il y a cinq ou six ans, j'avais mis en scène une version théâtrale d'un
très beau scénario de cinéma, Rocco et ses frères, de Visconti. Il y est aussi
question de l'immigration italienne, non pas d'un pays à l'autre, mais
du Mezzogiorno vers Milan. L'idée était née de proposer un double
programme, en alternance avec Vu du pont. Le projet s'est malheureu-
sement avéré trop compliqué à organiser, mais quelque temps après,
quand on m'a invité à monter un premier projet à Londres, Vu du pont
a refait surface. Cela dit, au début, je n'étais pas très enthousiaste. En
diptyque avec Visconti, cela avait un sens, mais sinon, pourquoi cette
pièce-là plutôt qu'une autre ? Je dis souvent que je ne suis pas à louer :
je ne veux pas passer ma vie à faire ce que d'autres gens me demandent
de faire. Ce que je veux, c'est faire ce que j'aime, moi – et j'en souhaite
autant à tout le monde, même si ce n'est pas facile. Donc, je me méfie
devant ce genre de propositions. En plus, je me souvenais du person-
nage d'Alfieri, et personnellement, au théâtre, je n'aime pas les nar-
rateurs, qui me disent ce que je dois penser, à quoi faire attention...
Charles Berling et Pauline Cheviller