à propos de la phrase de horkheimer « sauvegarder un sens

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À PROPOS DE LA PHRASE DE HORKHEIMER
« SAUVEGARDER UN SENS INCONDITIONNÉ
SANS DIEU EST CHIMÈRE »
À Alfred Schmidt, pour son
60"
anniversaire.
La philosophie tardive de Max Horkheimer apparaît - à travers
notes et articles - sous la forme de réflexions inspirées de la vie
endommagée. Alfred Schmidt les a déchiffrées comme si elles
constituaient l'esquisse d'une intention systématique. Il mène sa
preuve de manière indirecte; il utilise les outils de Horkheimer pour
ouvrir une porte en direction de la philosophie de la religion de
Schopenhauer'. Ces éclairantes reconstructions m'ont instruit sur
les raisons et les motifs qui ont poussé Horkheimer à chercher
conseil auprès de Schopenhauer à propos d'une religion qui pût
encore satisfaire le désir d'une justice accomplie. Horkheimer s'inté­
resse en effet aux doctrines du judaïsme et du christianisme moins
en raison de Dieu que de la force expiatoire de Dieu. L'injustice
qui s'accomplit sur le dos de la créature souffrante ne doit pas avoir
le dernier mot. Il semble parfois que Horkheimer veuille prendre
directement en compte, pour la morale, la promesse religieuse de
salut. Il explique une fois l'interdit des représentations par le fait
que« dans la religion juive, il ne s'agit pas tant de savoir ce qu'est
Dieu que de savoir ce qu'est l'homme2
».
La métaphysique de
Schopenhauer semblait pouvoir promettre la résolution d'une apo­
rie à laquelle Horkheimer avait abouti par la voie de deux convie-
l. A. Sct1MIDT, Die Wahrheit im Gewande der Lüge, Munich, 1986;
ais Trug und ais metaphysisches Bedürfnis
»,
«
Religion
dans Quatuor Coronati, 1988, p. 87s.;
voir aussi A. Schmidt, N. Altwicker (éd.), Max Horkheimer heute, Francfort-sur­
ie-Main, 1986, p. l 80s.
2. Discussion avec Helmut Gumnior, Gesammelte Schrijien, vol. 7, p. 387.
70
TEXTES ET CONTEXTES
tians de force égale. Pour lui aussi, l'entreprise critique de la phi­
losophie consiste
essentiellement à sauver
dans l'esprit de
l'Aujkliirung ce qu'il y a de vrai dans la religion; d'un autre côté,
il était clair pour lui que [ 111] « l'on ne peut pas séculariser la
religion, si l'on ne veut pas la perdre3
».
Cette aporie a accompagné la philosophie grecque comme son
ombre dès les jours de sa première rencontre avec la tradition juive
et chrétienne. Chez Horkheimer, elle est encore aiguisée par un
profond scepticisme à l'égard de la raison. Ce qui constitue pour
lui la teneur essentielle de la religion, la morale précisément, n'est
plus apparentée à la raison. Horkheimer loue les sombres écrivains
de la bourgeoisie de
«
ne pas avoir masqué, mais d'avoir proclamé
à haute voix l'impossibilité de produire contre Je meurtre un argu­
ment de principe qui soit fondé sur la raison4
».
J'avoue que cette
phrase ne m'irrite pas moins aujourd'hui que lorsque je l'ai lue
pour la première fois, il y a quelque quatre décennies. C'est ainsi
que je n'ai jamais vraiment pu me convaincre des conséquences de
ce scepticisme à l'égard de la raison qui fonde la double relation
de Horkheimer à la religion. Que ce soit chimère de vouloir sau­
vegarder un sens inconditionné sans Dieu ne trahit pas seulement
un besoin métaphysique. La phrase elle-même est une partie de
cette métaphysique sans laquelle aujourd'hui, non seulement les
philosophes, mais aussi les théologiens doivent s'en sortir.
Avant que j'essaie de fonder cette contre-proposition, je veux
m'assurer
de
l'intuition
morale
fondamentale
qui
a
guidé
Horkheimer sa vie durant; j'aimerais ensuite expliciter la parenté
- que Horkheimer n'a jamais perdue de vue - qui relie philo­
sophie et religion, et finalement rétablir les prémisses sous les­
quelles il accueille la métaphysique négàtive de Schopenhauer. Je
me fonde pour ce faire sur des notes et articles qu'Alfred Schmidt
a rendus accessibles au public5 et dont il a été le premier à rele­
ver la signification systématique6.
3. Ibid., p. 393.
,
4. Max HoRKllEIMER, Theodor ADORNO, Dialectique de la raison, trad. Eliane
Kaufuolz, Paris, Gallimard, coll.
«
Tel
»,
p. 127.
5. Max HORKllEIMER, Notizen 1950 bis 1969, Francfort-sur-le-Main, 1974; [en
français
:
Notes critiques ( 1949-1969). Sur le temps présent, trad. Sabine Cornille
et Philippe lvernel, Paris, Payot, 1993].
6. Cela vaut avant tout pour ces articles philosophiques que Schmidt avait déjà
pris en considération dans l'appendice à l'édition allemande de Zur Kritik der ins­
trwnentellen Vernunft (Francfort-sur-le-Main, 1967, p. l 77s.).
71
MAX HORKHEIMER
1
[ 112] Après que dans le monde sécularisé, le mouvement de
l'âme du repentir, instruit par la religion, ne passe plus pour ration­
nel, le sentiment moral de la pitié prend sa place. Lorsque
Horkheimer définit le bien - de façon volontairement tautologique
- comme l'essai d'abolir le mal, il a à l'esprit la solidarité avec
les souffrances des créatures vulnérables et abandonnées, aiguillon­
née par l'indignation devant l'injustice concrète. La force réconci­
liante de la pitié n'est plus en opposition avec la force propulsive
de la révolte contre un monde sans expiation ni réparation de l'injus­
tice subie. Solidarité et justice sont les deux faces de la même
médaille; c'est pourquoi l'éthique de la pitié ne refuse pas à la
morale de la justice la reconnaissance de son rang, elle ne fait que
lui contester la rigidité de son éthique de la conviction. Autrement,
on ne comprendrait pas le pathos kantien qui s'exprime dans l'exi­
gence de Horkheimer « de continuer malgré tout dans le désert,
quand bien
même
« Nécessaire vanité
l'espoir serait perdu7
»,
».
Et sous le titre
Horkheimer ne craint pas cette conséquence
quasi protestante: «C'est vrai, l'individu ne peut changer le cours
du monde. Mais si sa vie entière n'est pas le sauvage désespoir qui
se révolte là contre, il n'arrivera pas non plus à réaliser le petit
peu de bien, infiniment petit, insignifiant et vain, dont il est capable
en tant qu'individu8.
»
Le destin commun d'être exposé à l'infini
d'un univers insensible peut éveiller chez les hommes un sentiment
de solidarité; mais dans la communauté de ceux qui sont aban­
donnés, l'espoir de solidarité, la pitié pour le prochain ne doivent
,pas porter atteinte à l'égal respect pour chacun. Les sentiments
moraux, auxquels le sens de la justice est inhérent, ne sont pas de
pures émotions spontanées; ce sont des intuitions, plus que des
impulsions; en eux s'exprime, au sens emphatique, une intellec­
tion juste. Les positivistes « ignorent complètement que la haine
envers l'honnête homme et le respect pour l'être vil sont devant la
vérité, pas uniquement devant les mœurs, des émotions erronées,
[113] des expériences et des réactions non seulement idéologique­
ment blâmables, mais objectivement erronées9
».
Horkheimer est tellement conscient de son intuition morale fon­
damentale qu'il ne peut la qualifier autrement que d' « intellection
juste
».
Ce cognitivisme moral lui semble entièrement se mouvoir
aux côtés de Kant. Il se laisse pourtant tant impressionner par la
7. HORKHEIMER, Notes critiques, p.129.
8. Ibid., p. 228.
9. Ibid., p. 139.
72
TEXTES ET CONTEXTES
dialectique de la raison qu'il renie toujours ce que Kant imputait
encore à la raison pratique. Ne demeure qu'une « raison forma­
liste », qui n'est aucunement« en rapport plus étroit avec la mora­
lité qu'elle ne l'est avec l'immoralité »10. Seules des recherches
matérielles peuvent dépasser le formalisme impuissant, d'une
manière évidemment paradoxale. Sans pouvoir nommer le bien, une
théorie critique de la société doit caractériser l'injustice à chaque
fois déterminée. Parce que cette théorie, sceptique comme elle l'est
à l'égard de la raison, n'entretient pas de relation affirmative avec
les contenus normatifs que néanmoins elle déploie pas à pas dans
sa critique des conditions d'injustice, elle doit emprunter tout ce
qu'elle a de normatif à une forme de l'esprit entre-temps dépas­
sée : - à la théologie fusionnée à la métaphysique.
Horkheimer ne se fait pas d'illusion sur le caractère de cette
tâche vertigineuse. La théorie de la société « a remplacé la théo­
logie, mais sans trouver un nouveau ciel à indiquer, pas même un
ciel terrestre. Elle ne peut certes le chasser de l'esprit, voilà pour­
quoi aussi on lui demande toujours le chemin qui mène là-bas.
Comme si ce n'était pas justement sa découverte, que le ciel dont
on peut indiquer le chemin n'en est pas un 11• » Aucune théorie ne
pourrait, avant de se résoudre à un devenir-esthétique et de passer
à la littérature, vivre en bonne coexistence avec une figure de pen­
sée
aussi
kafkaïenne.
C'est
pourquoi
les
pensées
du
vieil
Horkheimer tournent autour de la théologie qui doit être « rem­
placée » par l'entreprise critique et autocritique de la raison, sans
toutefois pouvoir être remplacée par la raison dans ses performances
de fondation satisfaisant à la prétention à linconditionné de la
morale. La philosophie tardive de Horkheimer se laisse comprendre
[114] comme une élaboration de ce problème, l'interprétation de la
métaphysique schopenhauerienne comme une proposition visant sa
résolution.
Dans son article« Theismus-Atheismus », Horkheimer recherche
l'appariement hellénistique entre théologie et métaphysique jusque
dans les grands systèmes où convergent science divine et science
terrestre. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est l'athéisme militant du
xv111e
siècle, qui « était plutôt en mesure d'approfondir que d'éli­
miner l'intérêt porté à la religion12 ».Même l'antithèse matérialiste
du christianisme, qui substitua la « nature » à « Dieu » et entre­
prit un changement dans la distribution des concepts fondamen­
taux, reste encore tributaire de l'architectonique métaphysique des
images du monde. La critique de la métaphysique opérée par Kant
ouvre ensuite la porte à des contenus mystiques et messianiques
1 O. Max HORKHEIMER, Theodor ADORNO, Dialectique de la raison, p. 126.
1 1. HORKHEIMER, Notes critiques, p. 94.
12. Gesammelte Schriften, vol. 7, p. 178.
MAX HORKHEIMER
73
qui pénètrent la philosophie de Baader et Schelling jusqu'à Hegel
et Marx. Horkheimer fut toujours conscient du contenu théologique
de la théorie marxienne : avec son idée de la société juste,
l'Aujkliirung avait ouvert la perspective d'un nouvel au-delà dans
l'ici-bas; l'esprit de l'Évangile devait maintenant trouver sa voie
dans le processus historique.
Le dépassement sécularisant de l'ontothéologie dans la philoso­
phie de l'histoire a un résultat profondément ambigu. D'un côté, la
philosophie devient une théologie déguisée, et en sauve les conte­
nus essentiels. C'est le sens de l'athéisme lui-même, qui conserve
l'actualité du théisme : « Seuls ceux qui l'ont jadis utilisé comme
insulte l'ont compris comme étant simplement Je contraire de la reli­
gion. Les concernés, qui se reconnaissaient dans l'athéisme lorsque
la religion avait encore du pouvoir, avaient l'habitude de s'identi­
fier au commandement théiste du dévouement pour le prochain et
pour la créature de manière bien plus intime que les membres ou
les sympathisants d'une confession13• »De l'autre côté, la philoso­
phie ne peut sauvegarder la pensée d'un absolu que dans le médium
d'une raison qui entre-temps avait livré l'éternel aux contingences
historiques et trahi l'absolu. Car la raison, qui ne peut plus pré­
tendre à d'autre autorité qu'à celle de la science, est une disposi­
tion naturaliste, et elle a régressé jusqu'à n'être plus qu'une
intelligence
[ 115] au service de la pure et simple autoconservation;
elle se mesure à ses contributions fonctionnelles, à ses succès tech­
niques, mais pas à une validité transcendant l'espace et le temps :
« Avec Dieu meurt aussi la vérité éternelle14•
»Après l'Aufkliirung,
ce qu'il y a de vrai dans la religion ne peut être sauvegardé que par
des moyens qui liquident la vérité. C'est dans cette position incon­
fortable que se trouve une théorie critique qui doit « remplacer »
la théologie, parce que, d'après la conception de Horkheimer, tout
ce qui a rapport à la morale se ramène finalement à la théologie.
II
Un dépassement rationnel de la théologie et de ses contenus fon­
damentaux - comment peut-on accompir cela aujourd'hui, sous
les conditions d'une critique de la métaphysique sur laquelle on ne
peut plus revenir, sans détruire ni le sens des contenus religieux,
ni la raison elle-même? C'est avec cette question que le matéria­
liste pessimiste Horkheimer se tourne vers l'idéaliste pessimiste
13. « Thcismus-Atheismus
14. Ibid., p. 184.
»,
dans ibid., p. l 85s.
74
TEXTES ET CONTEXTES
Schopenhauer. D'après l'étonnante interprétation de Horkheimer,
l'actualité de Schopenhauer réside en ce que son négativisme consé­
quent sauverait« l'esprit de l'Évangile». Schopenhauer aurait réussi
le tour de force de fonder la morale, qui repose sur la théologie,
de manière athéiste - donc de maintenir la religion malgré le retrait
de Dieu.
Dans le monde comme « volonté et représentation», Horkheimer
reconnaît d'un côté l'œuvre darwiniste débridée d'une raison ins­
trumentale ravalée au rang d'organe d'autoconservation, raison qui
est dominée, jusque dans l'intellect scientifique objectivant tout
autour de lui, par une pulsion de vie aveugle, insatiable, aiguillon­
nant une subjectivité contre l'autre. De l'autre côté, c'est précisé­
ment cette réflexion sur l'essence profondément négative qui doit
éveiller chez les sujets se terrassant sans pitié les uns les autres
l'idée de leur destin commun et la conscience, qui doit les arrêter,
de ce que toutes les expressions de la vie sont traversées par une
volonté identique : « Le règne du phénomène, la réalité dont on
peut faire l'expérience, n'est-ce pas là, non pas l'œuvre d'une puis­
sance divine positive, l'expression de l'être
[116] bon en soi et
éternel, mais d'une volonté s'affirmant dans tout ce qui est fini, se
reflétant défigurée dans la pluralité, mais néanmoins profondément
identique? Chacun a alors une raison de se savoir un avec chaque
autre, non par ses motifs spécifiques, mais par son imbrication dans
la folie et la faute, par ses pulsions, par la joie et la déchéance. La
vie et le destin du fondateur du christianisme deviennent l'idéal,
non plus en raison de commandements, mais par le discernement
de ce qu'il y a de plus intime dans le monde15• »
Ce qui fascine Horkheimer chez Schopenhauer, c'est la pers­
pective d'une fondation métaphysique de la morale par discerne­
ment de la constitution du monde dans son ensemble - de manière
cependant que ce discernement se retourne en même temps contre
certaines hypothèses centrales de la métaphysique et satisfasse au
scepticisme postmétaphysique à l'égard de la raison. La métaphy­
sique négative ne maintient la distinction entre essence et mani­
festation qu'en changeant leur signe - platonisme renversé. C'est
là-dessus que se tonde ensuite l'attente que le discernement de la
« structure impitoyable de l'éternité » puisse engendrer « la com­
munauté de ceux qui sont abandonnés ». Horkheimer remarque, au
demeurant, lombre de cette autocontradiction performative qui
accompagne toute métaphysique négative depuis Schopenhauer et
Nietzsche. Même si l'on met de côté les réserves épistémologiques
quant à un accès intuitif, médiatisé par le corps, à la chose en soi,
cela reste inexplicable de savoir comment on en arrive à ce ren-
15.
«
Religion und Philosophie
»,
dans ibid., p. 193.
MAX HORKHEIMER
75
versement du mouvement qui retourne la volonté irrationnelle du
monde contre elle-même et réprime la raison instrumentale en une
réflexion qui l'arrête :
«
La métaphysique de la volonté irration­
nelle comme essence du monde doit conduire à la problématique
de la vérité16.
»
Alfred Schmidt a élaboré cette aporie :
«
Si
l'essence du monde est irrationnelle, alors cela ne reste pas exté­
rieur à la prétention à la vérité de, précisément, cette thèse-là 17
À
».
la lumière de cette conséquence, on peut comprendre la phrase
selon laquelle c'est chimère que de vouloir sauvegarder un sens
absolu sans Dieu, _également comme une critique à l'encontre de
Schopenhauer, comme critique
«
à la dernière grande tentative phi­
losophique de sauver le noyau du christianisme18
».
[117] À la fin, les formulations ambiguës de Horkheimer oscil­
lent de manière indécise entre la fondation négative-métaphysique
de la morale, et un retour à la foi des pères. Cette situation argu­
mentative non clarifiée me donne l'occasion de revenir à cette pré­
misse dont part la philosophie tardive de Horkheimer: que la raison
«
formaliste
»,
ou la raison procédurale qui subsiste sous les condi­
tions de la pensée postmétaphysique, est aussi éloignée de la mora­
lité que de l'immoralité. Pour autant que je le sache, l'affirmation
sceptique de Horkheimer repose avant tout sur l'expérience contem­
poraine du stalinisme, et sur un argument conceptuel qui présup­
pose un concept ontologique de vérité.
III
Plus encore que celle d' Adorno, la pensée de Horkheimer est
déterminée par l'expérience historique bouleversante que les idées
de liberté, de solidarité et de justice, qui ont été déduites de la rai­
son pratique, qui ont donné des ailes à la Révolution française, qui
ont été assumées dans une perspective de critique sociale par Marx,
n'ont pas conduit au socialisme mais, au nom du socialisme, à la
barbarie :
«
La vision de l'aménagement du monde selon la jus­
tice et la liberté, qui était au fondement de la pensée kantienne,
s'est transformée en mobilisation des nations. Il semble qu'avec le
soulèvement qui suivit la grande révolution en France, la substance
du contenu humaniste se perdit, alors que le nationalisme croissait.
Le plus grand spectacle de la perversion d'une profession de foi
16.
«
Die Aktualitat Schopenhauers
18.
«
Religion und Philosophie
17. SCHMIDT, 1986, p. 121.
»,
»,
p. 136.
p. 191.
76
TEXTES ET CONTEXTES
en faveur de l'humanité en un culte intransigeant de l'État, c'est
le socialisme lui-même qui l'offre dans ce siècle[...]. Ce que Lénine
et la plupart de ses compagnons souhaitaient avant la prise du pou­
voir, c'était une société libre et juste. En réalité, ils s'ouvraient la
voie à une bureaucratie totalitaire sous la domination de laquelle
il n'y eut pas plus de liberté que naguère sous le règne des tsars.
Que la Chine nouvelle passe à une phase de barbarie, c'est l'évi­
dence19.» De cette expérience, Horkheimer a tiré des conséquences
quant à une restructuration de l'architectonique de la raison, qui
[118] s'annonce dans le concept de
«
raison instrumentale». Il n'y
a plus de différence, d'un côté, entre une opération de l'entende­
ment au service de l'auto-affirmation subjective qui met au-dessus
de tout ses propres catégories, et fait de tout un objet, et, de l'autre,
la raison comme pouvoir d'idées dont l'entendement a usurpé la
place. Oui, même les idées tombent sous le joug de la réification;
hypostasiées en buts absolus, elles n'ont plus qu'une signification
fonctionnelle en vue d'autres buts. Mais en épuisant de la sorte son
réservoir d'idées, toute exigence dépassant la rationalité en fonc­
tion d'une fin perd sa force transcendante; vérité et moralité aban­
donnent leur sens inconditionné.
Une pensée qui réagit jusque dans ses concepts fondamentaux à
des changements historiques se soumet à l'instance d'expériences
nouvelles. Il n'est donc pas injuste de demander si la faillite, deve­
nue entre-temps manifeste, du socialisme d'État, ne contient pas
d'autres enseignements. Car cette faillite est aussi à mettre sur le
compte d'idées que le régime, alors même qu'il s'en éloignait tou­
jours davantage, a fallacieusement utilisées aux fins de sa propre
légitimation, parce qu'il devait, ce qui est plus important, les prendre
en compte. Un système qui, malgré son appareil de répression bru­
talement orwellien, s'effondre parce que l'état de la société dément
à tue-tête tout ce que font miroiter ses idées légitimantes, ne peut
pourtant manifestement pas disposer à volonté du sens propre de
ces idées. Même à travers les idées les plus dévoyées d'une tradi­
tion républicaine constitutionnellement concrétisée se trahit cette
part de raison existante que la Dialectique de la raison n'a pas
laissé s'exprimer, parce qu'une telle expression se soustrayait au
regard nivelant de la philosophie négative de l'histoire.
La lutte pour cette thèse ne pourrait être menée que sur le ter­
rain d'analyses matérielles. C'est pourquoi je me limite à l'argu­
ment conceptuel que Horkheimer développe à partir de la critique
de la raison instrumentale. L'affirmation de Horkheimer selon
laquelle la différence entre raison et entendement s'est effacée au
cours du processus historique mondial présupposait encore, à la dif-
19.
«
Die Aktualitat Schopenhauers
»,
p. l 38s.
MAX HORKHEIMER
77
férence du poststructuralisme d'aujourd'hui, que nous pouvions
encore nous rappeler ce concept emphatique de raison. Le sens cri­
tique lié au concept de
«
raison instrumentale » ne se dégage qu'à
partir de ce souvenir. Et ce n'est que
[119] par un retour anamné­
sique à la raison substantielle contenue dans les images religieuses
et métaphysiques du monde que nous nous assurons du sens de
l'inconditionné que portaient en eux jadis des concepts comme ceux
de vérité et de moralité, avant qu'ils n'aient succombé aux coups
de boutoir du positivisme ou du fonctionnalisme. Un absolu ou un
inconditionné ne s'ouvrent à la philosophie que par la justification
du monde dans son ensemble, donc par la métaphysique. Mais la
philosophie ne reste fidèle à ses commencements métaphysiques
qu'aussi longtemps qu'elle essaie
«
d'en faire autant que la théo­
logie», et qu'elle part du fait que la raison connaissante se retrouve
dans le monde rationnellement structuré, ou même qu'elle confère
à la nature et à l'histoire une structure rationnelle. Aussi longtemps
que le monde,
«
en revanche, selon sa nature même, n'est pas en
relation nécessaire avec l'esprit, la confiance philosophique en l'être
de la vérité en général s'amenuise. Par suite, la vérité n'est nulle
part aussi dépassée que dans les hommes éphémères eux-mêmes
- elle est aussi éphémère qu'eux20. »
Horkheimer n'a jamais pris en considération qu'il pourrait y avoir
une différence entre raison
«
instrumentale » et raison
«
formelle».
Il a également assimilé sans hésiter la raison procédurale, qui ne
fait plus dépendre la validité de ses résultats des contenus du monde
rationnellement organisés, mais de la rationalité de la procédure par
laquelle elle résoud des problèmes, à la raison instrumentale.
Horkheimer part du fait qu'il ne peut y avoir de vérité sans absolu
- sans une puissance qui transcende le monde dans son ensemble,
«
par laquelle la vérité est dépassée ». Sans ancrage ontologique,
pense-t-il, le concept de vérité devrait échoir aux contingences
intramondaines des hommes mortels et à leurs contextes changeants;
sans lui, la vérité n'est plus une idée, mais une arme dans la lutte
pour la vie. La connaissance humaine, qui englobe le discernement
moral, ne pourrait entrer en scène avec son exigence de vérité que
si elle s'orientait en fonction de relations entre elle et létant telles
que ne s'offrent qu'à un œil divin. Contre cette conception singu­
lièrement traditionnelle, je ferai valoir (dans le dernier paragraphe)
une alternative moderne - un concept de raison communication­
nelle qui permette de sauvegarder un sens de l'inconditionné
[120]
sans métaphysique. Mais nous devons d'abord nous assurer du motif
spécifique qui fait maintenir à Horkheimer le concept classique de
vérité comme adaequatio intellectus ad rem.
20. Ibid., p. 135s.
78
TEXTES ET CONTEXTES
Ce qui est décisif dans le maintien de cet ancrage ontologique
de la vérité, c'est cette réflexion éthique que Horkheimer emprunte
à Schopenhauer. Seule la vision de l'identité de toute vie, de l'unité
de l'être fondamental, même irrationnel, dans lequel toutes les
manifestations singulières sont en relation les unes avec les autres,
«
est capable de fonder devant la mort une solidarité de toutes les
créatures21 ». L a pensée unitaire métaphysique rend plausible la
raison pour laquelle le dépassement de l'égoïsme trouve un écho
dans la constitution du monde. Ce n'est que pour cette raison que
chez les philosophes, l'unité a priorité sur la pluralité, que l'absolu
apparaît au singulier, que pour les Juifs et les chrétiens le Dieu
unique vaut plus que toutes les divinités des Anciens. Que les êtres
singuliers se retranchent derrière leur isolement et par là démen­
tent l'individualisme, c'est là en particulier le destin de la culture
bourgeoise. Cet état de nature social de la société de concurrence,
Horkheimer le tient à ce point pour le problème moral fonda­
mental, que pour lui, justice et solidarité sont synonymes
«
de
l'abandon de l'approbation du moi clos sur lui-même». L'égoïsme
s'est tellement consolidé en une situation pervertie du monde que
le passage de l'amour de soi au dévouement pour autrui n'est
même plus pensable sans le souci métaphysique de l'unité antici­
pée d'une insondable volonté du monde qui provoque en nous un
discernement révélant la solidarité pour ceux qui sont abandon­
nés :
«
Schopenhauer tira la conséquence : juste est le discerne­
ment révélant la malignité de sa propre vie qu'on ne peut pas
séparer de la souffrance des autres créatures, juste est l'union avec
les souffrants, avec l'homme et l'animal, juste l'abandon de
l'amour de soi, de la pulsion vers le bien-être individuel comme
but ultime, désirable est l'entrée, après la mort, dans l'universel,
le non-personnel, le néant22. » Seule la volonté individuée est mau­
vaise, qui se retourne contre autrui, elle est bonne lorsque dans la
pitié elle réalise avec d'autres êtres son identité véritable.
IV
Dans la Dialectique de la raison déjà, Horkheimer reconnaît à
Sade et à Nietzsche d'avoir vu que
«
après la formalisation de la
raison, la pitié subsistait pour ainsi dire comme conscience sen­
sible de l'identité du général et du particulier, comme médiation
21.
«
Schopenhauers Denken
22.
«
Pessimismus heute
»,
»,
dans Gesammelte Schriften, vol. 7, p. 252.
dans Ibid., p. 227s.
MAX HORKHEIMER
79
devenue naturelle23 ». Selon la lecture schopenhauerienne, la pitié
ne peut naturellement pas assumer le rôle d'une médiation dialec­
tique entre individu et société, entre l'égal respect pour chacun et
la solidarité de tout un chacun avec tous. Il ne s'agit plus ici que
de l'autodépassement abstrait de l'individualité, de la résorption de
l'individu dans le tout-un. Par là se trouve résiliée l'idée qui pré­
cisément constitue le contenu moral du christianisme. Ceux qui, le
jour du Jugement dernier, en attente d'un jugement juste, paraî­
tront, l'un après l'autre, seuls, insubstituables, sans le manteau des
biens et des honneurs terrestres, donc en tant qu'égaux, devant le
visage de Dieu, s'éprouvent comme des êtres complètement indi­
vidués qui rendent compte de l'histoire de leur vie assumée de
manière responsable. Simultanément à cette idée devait se perdre
aussi l'intuition profonde selon laquelle le lien entre justice et soli­
darité ne doit pas se déchirer.
En cela, assurément, ce n'est pas sans hésitation que Horkheimer
suit Schopenhauer. Son interprétation du psaume 91 trahit l'effort
pour surmonter une dissonance. L a doctrine de l'âme individuelle,
dit-il, aurait eu dans le judaïsme une autre signification encore,
non falsifiée par les attentes de l'au-delà :
«
L'idée de la survie
ne signifie pas avant tout l'au-delà, mais l'être-relié à la nation,
grossièrement défiguré par le nationalisme moderne, et qui a sa
préhistoire dans la Bible. En organisant sa vie conformément à la
Torah, en passant des jours, des mois et des années dans l'obéis­
sance à la loi, l'individu sera, malgré des différences spécifiques,
si uni à l'autre qu'il survivra après sa propre mort dans la sienne,
dans son exercice de la tradition, dans son amour pour la famille
et pour le groupe, dans l'attente qu'un jour encore, le monde ira
bien [ ...]. Pas dissemblable en cela à la figure de Jésus dans le
christianisme,
[ 122] c'est le judaïsme dans son entier qui porte sur
lui la rédemption24.
»
Horkheimer essaie de contourner le pro­
blème du dépassement de l'individu, de la négation de l'inalié­
nable individualité en déplaçant la thématique. Car la question
n'est pas de savoir si le règne du Messie est bien de ce monde,
mais si cette intuition morale fondamentale découlant du judaïsme
et du christianisme, et que Horkheimer suit sans flancher, peut de
manière générale être adéquatement explicitée sans se référer à
l'individuation possible sans restriction au sein d'une communauté
universelle.
L'impulsion morale consistant à ne pas vouloir se satisfaire de
la violence des conditions qui isolent les individus, et qui ne peu­
vent assurer le bonheur et le pouvoir de l'un qu'au prix du mal-
23. Max HORKHEIMER, Theodor ADORNO, Dialectique de /a raison, p. l IO.
24. « Psalm 91 », dans Cesammelte Schriften, vol. 7, p. 21 O.
80
TEXTES ET CONTEXTES
heur et de l'impuissance de l'autre, cette impulsion conduit
Horkheimer à la conception selon laquelle la force réconciliante de
la solidarité avec la souffrance n'a une chance que si les individus
abandonnent eux-mêmes leur individualité. Il ne voit pas que le
danger de la distorsion nationaliste de l'être-relié à une nation naît
précisément au moment où une fausse solidarité laisse se dissoudre
l'individu dans le collectif. Une pensée métaphysique unitaire aussi négativement orientée soit-elle - repousse en effet la soli­
darité, qui a son lieu dans l'intersubjectivité langagière, dans l'inter­
compréhension et la mise en société individuante, vers l'identité
d'un être sous-jacent, dans la négativité sans différence de la volonté
du monde. C'est une tout autre unité, une unité dialectique qui
s'établit dans la communication à l'intérieur de laquelle la struc­
ture linguistique inscrit une distance entre moi et toi. Avec la struc­
ture de !'intersubjectivité langagière est exigée un entrelacement
entre autonomie et dévouement, une réconciliation, qui n'efface pas
les différences.
Horkheimer n'est pas du tout sourd à la promesse inscrite dans
la langue elle-même. Il déclare une fois lapidairement :
veuille ou non, le langage doit prétendre à être vrai25.
«
»
Qu'il le
Il recon­
naît aussi que nous devons recourir à la dimension pragmatique de
l'usage du langage; car à partir de la perspective limitée de la
sémantique qui réduit les énoncés à des phrases, on ne peut pas
expliquer la prétention à la vérité transcendante [ 123] du discours :
«
La vérité de la parole ne tient pas au jugement nu, sorti du
contexte, et comme imprimé sur fiche, mais au comportement, face
au monde, de la personne qui parle, comportement qui s'exprime
dans le jugement, se concentre à cet endroit et se rapporte à lobjet
déterminé26.
»
Horkheimer a manifestement devant les yeux la tra­
dition théologique qui, d'Augustin jusqu'au protestantisme radical
en passant par le mysticisme du Logos se rattache au caractère
inaugural du verbe divin et au langage comme médium du mes­
sage divin :
«
C'est avec raison que la métaphysique théologique
s'oppose au positivisme, parce que chaque phrase ne peut pas faire
autrement que d'élever une impossible prétention non pas à un effet
attendu, au succès, comme le veut le positivisme, mais à la vérité
au sens propre, que le locuteur y réfléchisse ou non27.
»
La prière
par laquelle le croyant cherche un contact avec Dieu ne se diffé­
rencierait pas catégorialement de l'invocation, et devrait retomber
au niveau de la magie si nous confondions le sens illocutionnaire
de nos énoncés avec leur effet perlocutionnaire, à l'image de ce
25. HORKHEIMER, Noies criliques, p. 162.
26. Ibid., p. 215.
27. « Die Aktualitat Schopenhauers », p. 138.
MAX HORKHEIMER
81
que fait effectivement l'irréalisable programme du nominalisme lin­
guistique.
Mais ces intellections demeurent occasionnelles. Horkheimer ne
les utilise pas comme traces d'une explication pragmatico-linguis­
tique d'un sens inconditionné lié aux inévitables prétentions à la
vérité. Son scepticisme à l'égard de la raison est si profond que
dans l'état actuel du monde, il ne peut plus découvrir d'espace pour
!'agir communicationnel :
«
Aujourd'hui, le discours est creux et
ceux qui ne veulent pas l'écouter n'ont pas tellement tort [.. ].
.
Parler est dépassé. Agir aussi certes, dans la mesure où l'action
était jadis rapportée à la parole28.
»
V
Son diagnostic pessimiste sur l'époque n'est pas la seule raison
qui retient Horkheimer de se poser sérieusement la question de
savoir comment est possible ce que nous pratiquons tous les jours :
orienter notre action à des prétentions à la validité transcendantes.
Ce qui se passe plutôt, [124] c'est qu'une réponse profane à cette
question, telle que Peirce par exemple l'a proposée, n'aurait pas
pu suffisamment combler le besoin métaphysique de Horkheimer
pour la religion.
Horkheimer a assimilé la raison formelle de Kant à la raison ins­
trumentale. Mais Ch. S. Peirce donne au formalisme kantien une
tournure pragmatico-linguistique, et conçoit la raison de manière
procédurale. Au niveau de l'argumentation, le processus d'inter­
prétation des signes parvient à la conscience de lui-même. Peirce
montre justement comment cette forme quasi extraquotidienne de
communication est adaptée au
«
sens inconditionné
»
de la vérité,
et de prétentions à la validité transcendantes en général. Il conçoit
la vérité comme le fait de pouvoir acquitter une prétention à la
vérité sous les conditions de communication d'une communauté
d'interprètes idéale, c'est-à-dire idéalement élargie dans l'espace
social et le temps historique. La référence contre-factuelle à une
telle communauté de communication illimitée remplace le moment
d'éternité ou le caractère extratemporel de l' « inconditionné
»
par
l'idée d'un processus d'interprétation ouvert, mais orienté vers un
but, qui transcende les limites de l'espace social et du temps his­
torique de l'intérieur, à partir de la perpective d'une existence située
dans le monde. C'est dans le temps que les processus d'apprentis-
28. HORKHEIMER, Notes critiques, p. 52-53.
82
TEXTES ET CONTEXTES
sage forment un arc qui franchit toutes les distances temporelles;
c'est dans le monde que doivent se réaliser les conditions que nous
devons au moins présupposer dans toute argumentation comme suf­
fisamment satisfaites. Nous savons en effet intuitivement que nous
ne pouvons convaincre personne, pas même nous-mêmes, si nous
ne partons pas en commun du fait que toutes les voix, et quelles
qu'elles soient, trouvent un écho, que les meilleurs arguments dans
l'état du savoir présent sont exprimés, et que seule la force sans
contrainte de l'argument meilleur détermine la prise de position par
oui ou par non des participants.
Par là, la tension entre le règne de l'intelligible et celui des phé­
nomènes se dépose dans les présuppositions universelles de la com­
munication que, bien qu'elles aient un contenu idéal et ne soient
réalisables que par approximation, tous les prenants part doivent à
chaque fois effectuer lorsqu'ils veulent thématiser une prétention à
la vérité litigieuse. La force idéalisante de ces anticipations trans­
cendantes pénètre même dans le cœur [ 125] de la pratique com­
municationnelle quotidienne. Car même la plus superficielle des
offres d'actes de parole, le plus conventionnel des
«
non
»
«
oui
»
ou des
renvoient à des raisons potentielles - et par là, à l'audi­
toire idéalement élargi qu'elles doivent convaincre pour être valides.
Le moment idéal de l'inconditionné est profondément enchâssé dans
les processus d'intercompréhension, parce que les prétentions à la
validité ont un visage de Janus : universelles, elles doivent dépas­
ser tout contexte donné; elles doivent en même temps être élevées
et acceptées ici et maintenant, afin de pouvoir être porteuses d'une
intercompréhension coordinatrice d'action. Dans l'agir communi­
cationnel, nous nous orientons en fonction de prétentions à la vali­
dité que nous ne pouvons factuellement élever que dans le contexte
de notre langue, de notre forme de vie, alors que la capacité d'être
acquittées qu'elles portent en elles dépasse en même temps la pro­
vincialité de ce qui est à chaque fois leur contexte historique. Celui
qui fait de la langue un usage orienté vers l'intercompréhension est
exposé à une transcendance venue de l'intérieur. Il peut tout aussi
peu en disposer qu'il ne se rend maître de la structure de la langue
par l'intentionalité du mot qu'il prononce. L'intersubjectivité lin­
guistique dépasse les sujets, mais sans les assujettir.
La pensée postmétaphysique se distingue de la religion par le
fait qu'elle sauvegarde le sens de l'inconditionné sans recourir à
Dieu ou à un absolu. Horkheimer n'aurait raison, avec sa phrase,
que si par
«
sens inconditionné
»,
il avait signifié autre chose que
ce sens d'inconditionné qui, en tant que moment, touche aussi la
signification de la vérité. Le sens de l'inconditionné n'est pas la
même chose qu'un sens inconditionné qui dispense la consolation.
Sous les conditions de la pensée postmétaphysique, la philosophie
ne peut pas remplacer la consolation par laquelle la religion éclaire
MAX HORKHEIMER
83
d'une autre lumière et apprend à supporter l'inévitable souffrance
et l'injustice non expiée, les contingences du malheur, de la soli­
tude de la maladie et de la mort. La philosophie peut bien,
aujourd'hui encore, expliquer le point de vue moral sous l'égide
duquel nous jugeons impartialement quelque chose comme juste ou
injuste; dans cette mesure, la raison communicationnelle ne se situe
aucunement à égale distance de la moralité et de l'immoralité. C'est
autre chose cependant que de donner une réponse motivante à la
question de savoir pourquoi nous suivons nos intellections morales,
et d'une façon générale pourquoi nous devons être moraux. Dans
cette perspective, on pourrait peut-être dire : sauvegarder un sens
inconditionné sans Dieu est chimère. Car cela appartient à la dignité
de la philosophie que de maintenir sans fléchir qu'aucune préten­
tion à la validité ne peut avoir cognitivement de la consistance si
elle n'est pas justifiée devant le forum du discours de fondation.
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