Untitled - Etudes Epistémé

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AVANT-PROPOS
Line COTTEGNIES et Christine SUKIC
Quelque vingt ans après la "querelle du baroque et du
maniérisme" en France, on peut se demander s'il est nécessaire de
rouvrir le dossier, puisque les contours du champ critique semblent
depuis lors s'être stabilisés et chacun paraît y avoir trouvé sa place —
encore un colloque sur "baroque" et "maniérisme", dira-t-on. Les
malentendus, mais surtout les incompréhensions, demeurent et il
paraît bien vain de vouloir encore tenter de les dissiper : chacun est
désormais campé sur ses positions et le dialogue semble bel et bien
rompu entre les tenants de ces notions et leurs adversaires. Les
Anglicistes français, quant à eux, continuent en outre de se heurter au
scepticisme des Anglo-saxons, qui persistent à refuser d'appliquer ces
concepts, relevant selon eux exclusivement de l'histoire de l'art, à la
littérature britannique. En France, au sein même des partisans du
baroque ou du maniérisme, les divergences restent légion : hostilité
des partisans du baroque au "maniérisme", ou l'inverse, périodisation
fluctuante (phase maniériste et/ou baroque contre "âge baroque"…),
contenu conceptuel plus ou moins précis. Georges Forestier, par
exemple, parle volontiers d'"âge" ou d"'époque baroque", mais,
prudent, ne s'étend pas sur la ou les esthétiques sous-jacentes, ni sur
leur périodisation, alors qu'il s'intéresse spécifiquement à la question
de "théâtre dans le théâtre", dans laquelle Claude-Gilbert Dubois et
Didier Souiller voient un élément structurant de l'esthétique du théâtre
baroque1. Chez les adversaires du baroque et du maniérisme, on
rencontre toujours les mêmes réticences à appliquer à la littérature des
notions qui appartiennent prioritairement au champ de l'histoire de
l'art ou de la musicologie. Déjà Didier Souiller, en 1988, avait pris ses
–––
1
George Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996; Claude-Gilbert
Dubois, Le Baroque, profondeur de l'apparence, Paris, Larousse, 1973 et plus
récemment Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995; Didier Souiller, La
Littérature baroque en Europe, PUF, 1988.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
2
Line Cottegnies et Christine Sukic
distances avec la tradition critique formaliste des pères fondateurs en
baroquie comme Jean Rousset et récusait le parallèle entre les beaux
arts et la littérature comme point de départ, pour s'intéresser plutôt aux
perceptions et aux représentations collectives dans la période 15801640 dans la littérature européenne2. Cette démarche lui permettait
ainsi de circonvenir les critiques qui visaient la recherche des
correspondances, parfois hâtives, ou les typologies analogiques entre
beaux arts et littérature; mais il arrivait à des résultats qui n'étaient pas
si éloignés, au fond, de ceux, par exemple, de Jean Rousset ou de
Claude-Gilbert Dubois. Enfin, un malentendu plus récent semble
opposer, en France, les Anglicistes et les spécialistes de littérature
française ou comparée: alors que les premiers s'intéressent aux
méthodes des seconds pour tenter de tester leur validité dans le champ
des littératures anglo-saxonnes, les seconds semblent marquer un
intérêt – dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable – pour
le néo-historicisme que les Anglo-saxons appliquent à leurs
littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique du renouveau
des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies"3.
Quelles perspectives aujourd'hui, pour les outils critiques que
sont aussi les notions de maniérisme et de baroque? Le colloque dont
sont tirés la plupart des textes qui suivent a été conçu dans le but de
croiser les discours théoriques et les pratiques selon diverses
disciplines (lettres, littérature comparée, philosophie, anglais). L'idée
nous en est venue lors de discussions avec des étudiants et des
collègues, car il reste de bon ton, dans certains cénacles universitaires,
de "tonner contre" le maniérisme et le baroque, comme le bourgeois
de Flaubert contre la Chambre des députés4. Quelle "productivité"
critique pouvaient encore avoir aujourd'hui ces concepts critiques pour
les nouvelles générations de chercheurs, à une époque où les
approches formalistes n'ont plus la cote ? Nous avons eu envie
d'inciter nos invités à réfléchir à cette question — certains nous offrent
une réflexion méthodologique sur les concepts en présence, d'autres
–––
2
Souiller, op. cit., notamment pp. 12-14.
L'ironie extraordinaire est que le présent colloque cherchait à réunir francisants et
anglicistes, au moment même où le département de lettres de l'université de Paris 3
organisait un grand colloque sur les méthodes critiques anglo-saxonnes appliquées au
17e siècle français, néo-historicisme en tête – dialogue de sourds?
4
Le Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1913, article "député" et surtout "époque"
("EPOQUE (la nôtre) : Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu'elle n'est pas poétique.
L'appeler époque de transition, de décadence"). On croirait entendre les opposants au
baroque.
3
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
3
Avant-propos
nous montrent comme leur application pratique peut aider à lire une
œuvre littéraire, nous donnant à voir un art (ou une praxis) de la
méthode plutôt qu'un discours méthodologique en tant que tel.
Aujourd'hui, grâce à des critiques comme Gisèle Venet, il est
possible de dire, du moins en France5, que l'Angleterre connut elle
aussi un "âge baroque", entre 1580 et 1640 — même si nombreux sont
ceux qui préfèrent encore la notion indéterminée de "Renaissance",
avec le sens fourre-tout que prend ce terme dans le contexte anglais
pour désigner la période qui s'étend de 1550 à la Restauration6. On
peut ensuite affiner encore, à la manière de C.-G. Dubois, en
dégageant une sensibilité "maniériste" en littérature, en prenant garde
aux oppositions trop tranchées — car en plaquant une périodisation
trop stricte sur du vivant, on court le risque d'invalider tout le
paradigme –, courant esthétique qui serait suivi, avec plus ou moins de
continuité, par une sensibilité baroque plus tardive, avant l'avénement
d'une période, après la Restauration de 1660, où l'emporte le goût néoclassique, incarné par un auteur comme Dryden, le théoricien en
Angleterre des unités aux théâtre7. Aussi utile que puisse être cette
typologie pour appréhender les grandes mutations esthétiques du
siècle, elle présente un certain nombre de problèmes du fait du lourd
travail conceptuel qu'elle nécessite avec la mise en place de catégories
esthétiques et philosophiques qui s'appuient nécessairement sur les
–––
5
Jean-Pierre Maquerlot parle quant à lui d'âge maniériste (Shakespeare and the
Mannerist Tradition: A Reading of Five Problem Plays, Cambridge: CUP, 1995); voir
Gisèle Venet, "L'Angleterre dans l'Europe baroque", Littératures classiques, 36
(1999), pp. 153-63, et "Le théâtre au XVIIe siècle", in Histoire de la littérature
anglaise, François Laroque, Alain Morvan, Frédéric Regard, PUF, 1997, pp. 203-79,
en particulier pp. 228-43. Les critiques anglo-saxons qui adoptent cette typologie sont
rares, mais ils existent. Cf. l'étude classique d'Odette de Mourgues, Metaphysical,
Baroqye, and Precieux Poetry, Oxford, Clarendon, 1953, ou un ouvrage comme celui
de Peter Skrine, The Baroque, Literature and Culture in Seventeenth-Century Europe
(Londres: Methuen, 1978). Pour deux synthèses éclairantes sur l'utilisation du
"baroque" en Angleterre, voir F. J. Warnke, "Baroque Once More: Notes on a Literary
Period", New Literary History, 1.2 (1970), pp. 145-62 et Helmut Hatzfeld, "The
Baroque from the Viewpoint of the Literary Historian", Journal of Aesthetic and Art
Criticism, 14.2 (1995), pp. 156-64. Cependant, il faut noter que l'expression "Baroque
age" désigne le plus souvent, dans les pays anglo-saxons, la toute fin du 17e siècle et
la première moitié du 18e siècle et qu'on l'emploie surtout en Angleterre pour parler de
musique et d'arts plastiques.
6
Voir par exemple, The Penguin Book of Renaissance Verse, 1509-1659, eds. David
Norbrook et H. R. Woudhuysen, Allen Lane, The Penguin Press, 1992.
7
Cf. Dubois, Le baroque en Europe et en France, op. cit., et G. Venet, "Le théâtre au
XVIIe siècle", op. cit.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
4
Line Cottegnies et Christine Sukic
autres mouvements artistiques et sur l'histoire des idées et des
sensibilités, et fait intervenir la subjectivité du critique dès lors que
l'on s'avise de classer œuvres ou auteurs – la démarche peut alors
prendre un tour axiologique. Si l'utilisation diachronique de ces
catégories s'avère complexe, on peut affiner ce premier modèle en lui
imposant une inflexion qui consiste à appréhender l'opposition entre
maniérisme et baroque — non plus comme celle de deux courants
esthétiques successifs — mais comme celle de modalités concurrentes
(et existant dans la synchronie) du discours et de l'imaginaire, comme
le font Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet8. Elles
présupposeraient chacune, dès lors, des traits rhétoriques et
stylistiques, esthétiques et idéologiques propres, une vision du monde
et de soi distinctes9. Ainsi, selon G. Mathieu-Castellani, le discours
baroque "asserte sans modaliser, il est catégorique et impératif. Il
cherche l’efficace d’une parole qui entend à la fois persuader et
convaincre"10; le discours maniériste "ne cherche ni à convaincre, ni à
émouvoir; il est sceptique: il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et,
comme l’observait Odette de Mourgues, il manque de conviction.
L’énoncé est questionnant, problématisant toute assertion"11. Derrière
ces deux formes de discours, ce sont deux visions du monde qui
s'affirment, l'une fondée sur l'appréhension totalisante, l'autre sur la
perception du fragmentaire. Même si l'œuvre d'un auteur révèle en
général la prédominance de l'une ou de l'autre, rien n'interdit, en fait,
que l'on puisse trouver les deux "tendances" de l'imaginaire chez le
même auteur, selon l'œuvre — d'autant que l'obéissance aux
conventions génériques crée ses propres contraintes —, voire au sein
–––
8
Cette approche critique ne revient nullement à faire de ces deux notions des concepts
ahistoriques à la manière d'Eugenio d'Ors, car elles restent ancrées dans un moment
historique, la fin du 16e siècle et le 17e siècle. Cf. Eugenio d'Ors, Du baroque, trad.
Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1931]. Voir Gisèle MathieuCastellani, "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcisse", in
Questionnement du baroque, ed. Alphonse Vermeylen, Louvain, Nauwelaerts, 1986,
pp. 51-74; "Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtres-pilotes en baroquie; la critique
séminale de Marcel Raymond; Portrait de Jean Rousset en critique amoureux",
Œuvres et Critiques, XXVII. 2 (2002), pp. 153-68, ainsi que "Vision baroque, vision
maniériste", article publié dans ce volume; Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et
baroque?", BSEAA 17-18, 55 (2002), pp. 7-25.
9
Voir les articles de Gisèle Mathieu-Castellani et de Gisèle Venet dans ce volume
pour deux mises au point éclairantes.
10
Voir "Vision baroque, vision maniériste", article figurant dans ce volume.
11
Ibid..
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
5
Avant-propos
de la même œuvre12. Il s'agirait au fond de distinguer deux "manières"
de négocier le rapport aux conventions littéraires, l'une fondée
essentiellement sur le jeu, l'autre sur la capacité à émouvoir, qui serait
liée en dernière analyse à l'affleurement d'une conscience tragique du
monde13.
Les textes qui suivent reflètent à leur manière la vivacité des
débats autour de ces notions encore aujourd'hui, en 2005-2006. Ils
témoignent d'une diversité de théories et de pratiques réjouissante, qui
procède autant de divisions disciplinaires que de choix singuliers, qui
sont aussi ceux de la deuxième génération, celle qui prend la suite des
pères fondateurs en baroquie. En organisant ce colloque et en
rassemblant ces textes dans un volume de Mélanges, ses anciens
élèves ont voulu rendre hommage à Gisèle Venet, Professeur émérite
à l'Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle, pour son infatigable
énergie à défendre et à illustrer la formidable productivité propre aux
concepts de maniérisme et de baroque pour l'analyse de la littérature
anglaise, toujours dans la plus grande rigueur et le désir de faire
avancer le débat conceptuel en se confrontant à l'autre. À l'image des
débats passionnants, parfois contradictoires, mais toujours stimulants,
qui ont ponctué ces journées, les textes qui suivent sont autant de
voies d'accès à une connaissance sur la littérature qui passe par l'étude
de l'esthétique et s'inscrivent dans un dialogue averti avec les théories
qui les ont précédé. À ce titre, ils constituent de précieuses
contributions au débat public dans lequel ils s'inscrivent résolument.
Tous ses élèves, ses anciens élèves et ses amis n'ont pu fournir
un texte à temps pour ces mélanges dédiés à Gisèle Venet, mais ils
s'associent à ceux d'entre eux qui ont pu le faire pour la remercier de
leur avoir montré la voie, celle de la passion de connaître et de
comprendre.
–––
12
C'est l'intuition que développe Gisèle Venet dans un article récent, « Twelfth Night
et All’s Well that Ends Well : deux comédies que tout oppose, ou deux moments d’une
même esthétique ? », Études Anglaises, 58-3, 2005, suivant en cela les pistes
évoquées par Gisèle Mathieu-Castellani dans "Discours baroque, discours maniériste.
Pygmalion et Narcissse" (op. cit.).
13
Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", p. 25.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Giordano Bruno et Robert Burton:
Deux styles littéraires pour une épistémè baroque.
Gisèle VENET
Université de Paris 3 - Sorbonne nouvelle
Dans le contexte d’un colloque sur "Baroque et maniérisme
littéraires", prévu de surcroît pour s’étonner s’il faut "tonner contre",
ne faudrait-il pas d’emblée tonner contre l’association de deux
esthétiques déjà contestés avec deux auteurs auxquels on les a si peu
spontanément accolés1? Et s’étonner d'autant de ce rapprochement
entre Giordano Bruno et Robert Burton que tout à première vue
éloigne? Bruno n’est-il pas né en 1548, en Italie du sud, à Nola, près
de Naples, très tôt soumis aux aléas de la fortune2, "papiste" de
surcroît, encore que dominicain rebelle ayant goûté à tous les cultes,
tandis que Burton, calviniste anglican, né en 1577 et élevé dans le
centre de l'Angleterre, à Lindley Hall, maison de famille près de
Leicester, vient d’un milieu aisé –"sans histoire", pourrait-on dire, tant
la biographie de Burton est succincte?
Leur relation à l’écriture voudrait même qu’on les oppose plus
avant. Non seulement l’un écrit majoritairement en italien, l’autre en
anglais3, mais Bruno de plus rédige en moins de deux ans, comme
–––
1
Elisabeth Soubrenie, dans "Rhétorique et esthétique du superflu chez Burton : de la
copie à l’original", Le Superflu, chose très nécessaire, éd. Girard Gaïd, Presses
Universitaires de Rennes, 2004, fait une analyse du style baroque de Burton. Voir
aussi L’Anatomie de la Mélancolie, éd. et trad. Gisèle Venet et séminaire Epistémè,
Gallimard, Folio Classique, 2005, préface de G. Venet.
2
Bruno dit de lui-même, par la bouche de Tansillo dans le premier dialogue des
Fureurs héroïques, éd. et trad. P-H. Michel, Belles Lettres, 1984, qu'il s'est rendu à
l'appel des Muses après "le bouillonnement de tant d'ennuis où il était plongé, n'ayant
rien d'où tirer consolation", p. 132.
3
Dans cet article, pour éviter la cacophonie linguistique qui voudrait qu’on cite
l’italien de l’un et l’anglais truffé de latin de l’autre, et tous deux ayant longuement
ironisé sur les effets burlesques du style "macaronique", je cite ces deux auteurs dans
des traductions françaises, consciente de ce qu’a d’hérétique une telle harmonisation
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
8
Gisèle Venet
dans un moment de fulguration, la quasi-totalité de ses œuvres
philosophiques, dans des styles et sur des sujets multiples, alors qu’il
n’a cessé d’être en exil, ou tout au moins en perpétuelle itinérance, de
Padoue, à Wittenberg, de Genève à Paris, puis à Oxford d’où, mal
reçu par les théologiens de l’université, il revient à Londres pour y
publier coup sur coup ses œuvres majeures, Le Banquet des Cendres,
De la cause, principe et unité, L’Infini, l’univers et les mondes, et
L’Expulsion de la bête triomphante, en 1584, puis, en 1585, La
Cabale du cheval pégaséen et Les Fureurs héroïques. Ses divagations
géographiques voire théologiques le ramènent enfin en Italie, défi ou
imprudence, en 1592, via un retour à Padoue, puis à Venise, où les
tribunaux de l’Inquisition lui cherchent querelle pour finir, après huit
ans de procédures, par le faire brûler vif, à Rome, en février 1600.
Le sédentaire Burton ne saurait être plus différent: devenu
étudiant à Oxford en 1593, il y est fait bachelier en 1605, puis admis
comme "fellow" à Christ Church, "le collège le plus florissant
d’Europe", pour devenir maître en théologie, en 1614, sans jamais
soutenir de thèse bien qu’il n’ait plus jamais quitté le collège. Il en est
finalement le conservateur à vie d’une bibliothèque qu’il n’hésite pas
à comparer à la Vaticane4. Il publie en 1621, toujours à Oxford, la
première des cinq éditions d’un livre unique5, l’Anatomie de la
Mélancolie, somme de tous les savoirs sur l’humeur noire dont
l’écriture par additions successives s’étire sur vingt ans. Il meurt
finalement dans son lit, en 1640, à l’heure presque exacte qu’il avait
calculée selon son horoscope, sans avoir pour autant prévu, toutefois,
la révolution radicale qui allait éclater quelques mois plus tard et
conduire Cromwell au pouvoir et le roi Charles 1er à l’échafaud.
Ce qui autorise à rapprocher ces deux auteurs, par delà la
disparité des langues, des religions, des itinéraires personnels, n’est
pas au premier abord, paradoxalement, de l’ordre de l’esthétique ni de
l’écriture, même si Burton doit pour cela devenir un lecteur perspicace
de Giordano Bruno, et s’autoriser tous les détours d’un style pour s'en
approprier les thèses en liberté, et même si Bruno, pour penser
––––––
dans une revue à visée scientifique. Le texte original des citations de Burton est rétabli
en note. Bruno est cité d'éditions bilingues, toutes accessibles en France, aux Belles
Lettres.
4
Voir l’éloge de Christ Church fait par Burton dans son adresse au lecteur,
"Démocrite junior à son lecteur", Anatomie de la Mélancolie, op. cit., p. 65.
5
Burton, en fait, a écrit une comédie en latin vers 1605 et divers textes courts avant
1612, mais l’Anatomie l’absorbera ensuite tout entier.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
9
"Giordano Bruno et Robert Burton"
librement l'infini doit user de toutes les libertés maniéristes avec
l'écriture afin d'en exprimer la redoutable nouveauté6.
Bruno et Burton, de fait, malgré la distance dans le temps et
dans l'espace, se retrouvent confrontés à une même crise des
représentations collectives qui sollicite d’eux des interrogations et des
réponses dépassant les choix individuels de pensée ou de formulation
littéraire et plus encore les contextes nationaux dans lesquels elles
s’expriment, et qui pourtant en dépendent.
La crise de l’épistémè européenne7, au XVIe et au XVIIe
siècle, voit en effet remettre en cause un aspect dominant de
l’épistémè classique, l’Imago Mundi8 telle que Ptolémée l’avait
configurée à partir d’Aristote dès le IIe siècle dans sa Grande
composition mathématique de l’Astronomie, plus connue sous le nom
d' Almageste. Une structure de monde clos, enfermé dans des sphères
concentriques avec la terre pour centre fixe, avait au fil des siècles
associé de si près la physique et la métaphysique d’Aristote à la
naissance d’une métaphysique chrétienne et à sa physique adjacente
qu’elle en était devenue intangible, pour ne rien dire des poétiques qui
l’avaient accompagnée et qui produisaient encore d’innombrables
références à la musique des sphères9 ou au moi du poète encore centre
du monde10, ou des canons esthétiques qui magnifiaient les
proportions humaines, dont la célèbre inscription de "l’homme de
–––
6
Non que la tentation de penser l'infini n'ait été latente tout au long des nombreuses
crises de l'antiaristotélisme médiéval, mais pas étendue à la figuration de l'univers.
Voir Tony Lévy, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures, Seuil,
1987, chap. IV, "Scolastique chrétienne et physique d'Aristote".
7
Didier Souiller, balisant l’apport de l’histoire des mentalités pour mettre en évidence
les liens du baroque et d’une "crise de conscience européenne", dans La littérature
baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, mentionne la crise des représentations du
cosmos, pp. 42-43.
8
Voir Francesco Bertola, Imago Mundi, Bruxelles, La Renaissance du Livre, 1996, où
sont reproduites les principales représentations du cosmos au cœur de cette crise, de
Ptolémée aux bibles médiévales, en passant par Digges, Fluddes, Tycho Brahe,
Copernic, etc.
9
On peut citer le célèbre éloge qu’en fait Lorenzo à Jessica dans Le Marchand de
Venise, V, I, 58-65.
10
Dans un poème, Nosce Teipsum, contestant tout décentrement du monde et dans
lequel sir John Davies s’oppose à la curiositas, assimilant toute recherche de
connaissances à la tentation de rejoindre les disciples d’Epicure, le poète réaffirme la
nécessité de méditer sur soi par cette image : "My selfe am center of my circling
thought, / Only my selfe I studie, learne, and know", str. 42, 3-4. Voir Gisèle Venet,
"Nosce Teipsum de Sir John Davies : écho à la visite en Angleterre de Giordano
Bruno?", XVII-XVIII, 58, 2004.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
10
Gisèle Venet
Vitruve"11 par Vinci dans le cercle et le carré, formes géométriques
parfaites.
Cette crise s’instaure avec les premiers travaux qui circulent
sur l’héliocentrisme, avant même la publication, en 1543, du De
Revolutionibus orbium coelestium de Copernic. Ils portent justement
sur la place de la terre dans le cosmos et son mouvement à la fois sur
elle-même et autour du soleil. S’ils ne suggèrent pas d’emblée un
élargissement du cosmos hors de ses sphères – Kepler, jusqu’à sa mort
en 1634, résiste à la conception d’un univers infini, y trouvant bien
avant Pascal "je ne sais quelle horreur secrète"12 –, ils contraignent du
moins à repenser l’aristotélisme ou à s’en défaire. Ainsi de Burton
exposant dans son Anatomie de la Mélancolie les théories sur la
coincidentia oppositorum de Nicolas de Cues, si influentes pour
l'élaboration d'une métaphysique de l’infini chez Bruno, ou évoquant
les échanges entre Galilée et Kepler : alors qu’il examine les
conséquences pour le cosmos de ne plus avoir la terre pour centre –
dont celle impliquant une pluralité des mondes –, Burton ne manque
pas de désigner les opposants à ces thèses, "les esprits nourris
d’Aristotélisme et rompus aux spéculations les plus vétilleuses [qui]
pensent tout autrement"13.
Y aurait-il des étoiles maniéristes, un ciel baroque? Question
qui pourrait se poser, en effet, devant la multiplication, entre 1580 et
1640, des relations d’éclipses et de comètes dans le ciel de la
littérature européenne – et des voyages dans la Lune démarqués de
l’ironiste Lucien et de son Icaromenippus, lui-même si
inépuisablement cité et parodié par Burton. Ou ne serait-ce que
"manière" d’en écrire par une succession de défis aux canons du style,
eux-mêmes tributaires de l'aristotélisme? Peut-être même la seule
manière d’en écrire, voire le seul accès à la possibilité de les penser
autrement ?
–––
11
Dessin de Léonard de Vinci, circa 1490, Gallerie dell' Academia, Venise, dit
"l'homme de Vitruve" parce qu’il illustre la théorie des proportions de l’homme selon
Vitruve dans son De Architectura, voir éd. et trad. Pierre Gros, Paris, les Belles
Lettres, 2003, III, 1.
12
Cité par A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, chap.
III, "Le rejet de l’infini par J. Kepler", p. 86. Burton se fait l’écho de cette opposition,
op. cit., p. 228. Kepler récuse la notion d’infini au nom de la démarche mathématique
et empirique qui est la sienne, reprochant à Bruno et à Gilbert, l’auteur du De
Magnete (1600), de n’y accéder que par la métaphysique et la théologie.
13
Anatomie, op. cit., p. 228. Burton cite en latin de la Philisophia epicuria de
Nicholas Hill, philosophe tenu pour "athée", entendons libertin érudit.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
11
"Giordano Bruno et Robert Burton"
À bien observer la façon dont Bruno ou Burton abusent des
détournements de style, des débordements de la copia, des excès de
paradoxes ou de satire, on serait tenté d’y voir une nécessité de se
trouver un masque pour déjouer la censure qui s'exerce sur toute
recherche de cosmologies nouvelles, avec finalement pour prix de la
liberté le bûcher pour un Bruno ou un Vanini, cet autre maître de la
dissimulation par l'écriture, ou l'interdiction pure et simple de
prolonger ses recherches sur le mouvement de la terre pour Galilée.
C’est pourtant à un autre niveau d’incidence sur l’écriture, moins
mimétique, plus dynamique, que le choix qu'ils ont pu faire de leurs
styles apparaît comme une nécessité.
Dans cette même période qui voit naître Bruno en 1548 et
mourir Burton en 1640, alors que se multiplient les hypothèses
astronomiques prenant en défaut l’aristotélisme cosmique, l’Europe
subit une véritable "insurrection" anti-classique14. Des œuvres,
artistiques ou littéraires, mais aussi théoriques, se caractérisent par une
recherche du décentrement ou de la mise en déséquilibre des formes.
Des commentaires indirects sur les procédés mis en œuvre s'y trouvent
inclus grâce à de savants emboîtements des effets d’une pratique
artistique dans l’art même qui l’exprime, qu'il s'agisse des effets de
mise en abyme du pictural dans lui-même et dans l'écrit, avec
l’ekphrasis, ou du représenté dans la représentation, avec le théâtre
dans le théâtre, tandis que prolifèrent des écritures par détournement
de styles, multiplication d’incises, utilisation parfois burlesque et
satirique des arts de la surabondance, de la copia, jusqu’à la
subversion des canons attendus de la grammaire comme sont dévoyés
en anamorphoses picturales ceux de la perspective albertienne.
Burton, géographe de la rigueur, informé des derniers progrès
de la cartographie pour les terres les plus récemment découvertes, à la
recherche des passages du Nord-Est et du Nord-Ouest comme en
Patagonie, ne peut s'empêcher de jouer à l'esthète baroque qui se livre
au jeu des anamorphoses avec le réel: les paysages anthropomorphes à
la Arcimboldo ou à la Kircher captent son attention15, au même titre
que la mappemonde inscrite dans un bonnet à grelots pour dire à la
–––
14
Voir Antonio Pinelli, La Belle Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l’art
du XVIe siècle, Livre de Poche 1996 (éd. italienne 1993) dont un chapitre (I, 5)
s’intitule ‘L’"insurrection" anticlassique’.
15
Anatomie, op. cit., p. 97. Sur les cartes ou paysages anthropomorphes, aux XVIe et
XVIIe siècles, voir Jurgis Baltrusaitis, Anamorphoses ou Thaumaturgus opticus, Paris,
Flammarion, 1984.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
12
Gisèle Venet
terre entière, à la manière d'Érasme ou des bouffons shakespeariens, à
quel point le monde est fou16.
Quant à l’indétermination qui peut toujours s’introduire par
quelque artifice ludique jusque dans la grammaire la mieux
formalisée, elle le séduit tout autant, pour peu qu'un substantif puisse
se métamorphoser en verbe actif, induisant un supplément de
dynamisme ou de mobilité, voire d’instabilité. Dans ses sonnets à
Diane, Etienne Jodelle, le poète à la fois des Amours et des Contr'
Amours, semblait avoir épuisé la poétique des contraires dans le lieu
commun du malheur amoureux qui obsède la poésie maniériste –
"Faire en la terre un ciel, ou un enfer tu peux"17. Il ne restait qu'un
recours à l'oxymore, défi à toute métaphorisation et à toute logique
réparatrice, pour en dire le paroxysme, au risque de transgresser la
grammaire − " mon heur malheurera"18. Burton lui-même, malgré la
date tardive à laquelle il écrit, se doit à son tour de forcer la langue
pour parler du danger de "mélancoliser" au bord de l'eau : "erreur
délectable", le plaisir oxymore est apte à tout moment à se retourner
sur l'envers, et la rêverie du promeneur solitaire à tourner au
cauchemar dès lors qu'un "Puck", génie maléfique du folklore anglais,
peut l'entraîner "en pleine nuit dans la lande"19.
Même l’observation la plus exacte des phénomènes de la
nature subit la distorsion d’artificieuses présentations dans les
"cabinets de curiosités"20, quand ce n’est pas l’art le plus irréaliste,
l’art des "grotesques"21, qui inscrit dans toute leur minutie les détails
les plus naturalistes dans les réalisations les plus fantaisistes. Burton
–––
16
Anatomie, op. cit., p. 96. Une estampe de tête de fol avec pour visage une
mappemonde figure dans la collection Douce de la Bodléienne, à Oxford. Une
gravure presque identique, de Jean de Gourmont, annotée « Connais-toi toi-même »,
est au département des estampes de la BNF.
17
Poètes du XVI° siècle, éd. Albert-Marie Schmidt, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1953, Les Amours d’Estienne Jodelle, sonnet VI, p. 713. Les poèmes sont
tous édités en 1574, l'année après la mort de Jodelle.
18
Ibid., sonnet VII, p. 713.
19
Anatomie, op. cit., p. 167-168: "[…] melancholising, and carried along, as he (they
say) that is led round about a heath with a Puck in the night […]."
20
Voir Patricia Falguières, Le Maniérisme. Une avant-garde au XVIe siècle, Paris,
Gallimard, 2004, chap. 5: "Un rapport ambigu avec la nature". Voir aussi, du même
auteur, Les Chambres des merveilles, Bayard, 2003.
21
Voir Philippe Morel, Les Grotesques. Figures de l'imaginaire dans la peinture
italienne de la fin de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1997, chap. 5, "Du
collectionnisme éclectique à l'illustration scientifique. Le décor des Offices (15791600)".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
13
"Giordano Bruno et Robert Burton"
relève que "beaucoup de lecteurs étourdis s’attardent sottement et
s’ébaubissent devant une peinture de grotesques dans la vitrine d’un
peintre, alors qu’ils n’auront pas un regard pour une composition
judicieuse"22, mais il pratique lui-même dans sa prose le goût du
collectionneur de faits insolites qu'il emprunte tantôt à Pline tantôt à
des naturalistes de son siècle dont la véracité des phénomènes qu'ils
rapportent vaudrait d'être vérifiée s'il voyageait lui-même autrement
qu'en chambre. Ainsi aimerait-il percer le mystère des hirondelles et
des milans en migrations ou des oiseaux cachés dans les neiges en
Moscovie23, ou encore s'intéresser de plus près aux Manucodes, ces
"oiseaux de paradis des Indes", "des créatures qui ne vivent que d’air
et de rosée céleste et n’ont besoin d’aucune autre nourriture"24.
Tous ces procédés de dérégulation de l'écriture et de
l'imaginaire, communs à la génération des maniéristes et des baroques
même s'ils les mettent à profit avec des visées différentes25, semblent
eux aussi émaner d'une réaction à la domination d’un dogmatisme
esthétique inféodé à Aristote. En 1607, en réponse aux commentaires
de Francesco Robortello sur la Poétique d’Aristote qui circulent dans
toute l'Europe depuis 1543, Lope de Véga publie un Art nouveau de
faire les comédies dans lequel il propose pour tout modèle
contradictoire sa pratique jubilatoire de l’art irrégulier, du
manquement à toute règle: "quand il me faut écrire une comédie,/
j’enferme les préceptes à six tours de clé;/ je chasse Plaute et Térence
de mon cabinet"26. Il rejoint en cela Shakespeare dont l’art de
subvertir les canons de l’écriture théâtrale s’explicite dans de
mystifiantes mises en abyme, comme dans le Songe d’une nuit d’été,
en 1596, ou dans Hamlet en 1600. Grâce aux voix multiples du
–––
22
Anatomie, op. cit., pp. 70-71: "many vain readers will tarry and stand gazing like
silly passengers at an antic picture in a painter's shop, that will not look at a judicious
piece".
23
Ibid., pp. 217-218.
24
Ibid., p. 189: " like so many manucodiatae, those Indian birds of paradise, as we
commonly call them, those I mean that live with the air and dew of heaven, and need
no other food."
25
Voir l'article de Gisèle Mathieu-Castellani, "Vision baroque, vision maniériste",
dans ce même numéro d'Études Épistémè, p. xxx. Voir aussi Gisèle Venet, "Twelfth
Night et All's Well that Ends Well: deux comédies que tout oppose, ou deux moments
d'une même esthétique", Études Anglaises, 58.3, Juillet-Septembre 2005, qui s'est
inspiré de ces deux "visions" après en avoir entendu la communication orale en juin
2005.
26
Lope de Véga, L’Art nouveau de faire les comédies, trad. Jean-Jacques Préau,
préface de José Luis Colomer, Paris, Belles Lettres, 1992, p. 73.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
14
Gisèle Venet
dialogue, voire à la multiplicité des lieux supposés d'où parlent les
acteurs, il réussit à théoriser par la pratique, si l’on peut dire, une
esthétique elle-même irréductible à l’unité d’un genre ou d’un style27,
voire au discours d'un traité poétique, et à mettre en jeu une mimésis
privée de référent au réel dans laquelle la pertinence dramatique se
passe de l'unité de lieu aussi bien que de l'unicité d’une intrigue. En
quoi il contrevient aux préceptes aristotéliciens élémentaires pourtant
clairement présentés par son contemporain Sidney qui, lorsqu'il ne
pétrarquisait pas dans ses sonnets, introduisait la Poétique d'Aristote
en Angleterre avec sa Défense de la poésie : il y vitupérait les
"incongruités grossières" de ceux dont "les pièces n'étaient ni de
véritables tragédies ni de vraies comédies, mêlant rois et bouffons28"
et osaient montrer sur un même plateau de scène "l'Asie d'un côté et
de l'autre l'Afrique"29.
Le même Sidney n'en tient pas moins une place assez
paradoxale auprès de Giordano Bruno. Sans doute était-il l'un des
convives au souper auquel Bruno fait référence dans son brûlot antiaristotélicien, le Banquet des Cendres, mais il est aussi le dédicataire
non moins surprenant des Fureurs héroïques dont "l'argument" ne
présente les dialogues qu'après une charge anti-pétrarquiste propre à
hérisser en lui le poète. Bruno s'en prend en effet à tout le "vacarme
d'allégories, d'emblèmes, de devises, d'épîtres, de sonnets,
d'épigrammes, de volumes, de prolixes dossiers", produits par les
poètes, le tout pour une beauté toujours indigne de tant "de sueurs
d'agonies, de vies consumées" dont il dessine le plus misogyne des
anti-blasons30.
Pourtant, par un paradoxe supplémentaire, si Bruno emprunte
leurs procédés poétiques à ces poètes tant raillés, ce n'est, semble-t-il,
que pour mieux cerner la portée épistémologique d'une écriture héritée
de Pétrarque qui aura hanté tout le siècle. Dans ce véritable traité de
–––
27
Voir Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", BSEAA 17-18, 55
(2002). Voir aussi ses préfaces aux éditions bilingues du Songe d'une nuit d'été, Paris,
Gallimard, Folio Théâtre, 2003, et Hamlet, Paris, Gallimard, Folio Théâtre, 2002.
28
"But besides these gross absurdities, how all their plays be neither right tragedies
nor right comedies, mingling kings and clowns", Defence of Poetry, Oxford
University Press, 1966, p. 67. Ce texte fut publié en 1595 après la mort de Sidney en
1586.
29
Ibid., p. 65: à propos de la première tragédie anglaise, Gorboduc, "where you shall
have Asia of the one side, and Afric on the other".
30
Des Fureurs héroïques, éd. bilingue et trad. Paul-Henri Michel, Paris, Belles
Lettres, 1984, pp. 90-92.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
15
"Giordano Bruno et Robert Burton"
poétique maniériste que constitue Des Fureurs héroïques, fondé non
sur une rhétorique mais sur une physique issue d'une métaphysique,
Bruno fait dériver de ses propres sonnets pétrarquistes la méthode
philosophique qui le conduit à explorer la contradiction intrinsèque
inscrite au cœur des choses: principe de mouvement infini, elle est
défi lancé à l'écriture, sommation d'inventer un nouvel usage des
figures pour l'exprimer, et de la figure par excellence de la limite, la
figure non figurable, l'oxymore de la poétique pétrarquiste et
maniériste. Cette poétique philosophique est aussi déni d'une pensée
de la limite, contrainte naturelle à sortir du monde clos, à repenser le
vide, le "rien" aristotélicien au-delà du monde, à penser l'infini,
l'univers et les mondes multiples qui s'y trouvent.
Par un dépassement de sa Muse tragique et de sa Muse
comique qui le tiraient à hue et à dia31, écrit-il dans le premier
dialogue des Fureurs héroïques, Bruno participe à l'insurrection anticlassique et transcende sciemment et savamment "les règles de la
Poétique d'Aristote" qu'il abandonne "aux tristes pédants de notre
siècle". Abusant s'il le faut du chiasme maniériste pour l'illustrer –
"mes espoirs sont de glace et de feu mes désirs"32 – il revendique la
refondation de nouveaux modèles poétiques, car "la poésie ne naît pas
des règles […] mais les règles dérivent de la poésie"33.
La "fureur" du poète ne peut qu'y être initiatrice de nouvelles
règles d'écriture: le "furieux" dont Tansillo – alias Bruno – analyse les
états d'âme est en fait l'amant douloureux et héroïque de l'inaccessible,
celui qui, tout en sachant qu'il est "contraire à la nature de l'infini
d'être compris" et que cet infini, sous peine de cesser d'être infini, "ne
peut se donner comme fini", en revanche conserve le désir "que l'infini
soit poursuivi sans fin, en ce monde de poursuite qui n'est pas
mouvement physique, mais mouvement en quelque sorte
métaphysique"34. Bruno n'aura pas trop de tous les effets de plume des
poètes de son temps, passant de l'écriture concise du sonnet à la prose
ornée de références mythologiques et de fulgurations mystiques pour
exprimer une physique et à une métaphysique de la contradiction qui
désenclave la pensée de l'infini, voire la permette. L'ontologie qui en
découle, celle de l'homme de la contradiction, de l'homme de la
métamorphose, est le corollaire de la nouvelle dimension de l'épistémè
qui s'annonce, passage du monde clos à l'univers infini.
–––
31
Ibid., p. 132.
Ibid., p. 164.
33
Ibid., p. 134.
34
Ibid., pp. 212-214.
32
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
16
Gisèle Venet
Cette pensée de la contradiction au cœur des choses et
nécessairement au cœur des mots qui la disent, Bruno la doit au
"philosophe qui s'est rendu à la raison de la coïncidence des
contraires"35, la coincidentia oppositorum énoncée par Nicolas de
Cues et sur laquelle il avait fondé sa critique de la cosmologie
aristotélicienne. Il appartenait au poète du mouvement qu'est Bruno de
dire l'exploit que représente l'intuition à la fois puissante et inachevée
du "Cusain": modèle révéré, il est ce "nageur aux prises avec les flots
tempétueux, tantôt émergeant, tantôt sombrant", mais il est aussi le
penseur du clair obscur et de l'insuffisance, "car il n'a point vu
continûment, ouvertement et clairement la lumière, et n'a point nagé
dans la quiétude, mais toujours par intermittence"36.
Bruno se donne comme objectif de vérifier les intuitions du
Cusain et d'en étendre les conclusions à toute chose, par une sorte de
dynamisme de sa pensée qui le porte à synthétiser tous les
phénomènes. Bruno, de fait, attaché à déduire du principe de
contrariété sa physique et sa métaphysique de l'infini, en dégage aussi,
comme par une nécessité connexe, la psychologie maniériste par
excellence, celle que médiatise au mieux l'oxymore de Pétrarque, la
voluptas dolendi, dont il tire une image du moi maniériste divisé et
instable – "plus je le cherche, plus à mes regards il se cache"37 – mais
dont l'instabilité même est promesse de mouvement. Bruno étend au
passage ce principe à la relation entre les hommes qui ne sont évoqués
comme des semblables que par abus sémantique, reflet d'une
ignorance de la coïncidence des opposés: "nous voyons qu'il y a une
telle familiarité entre un être et son contraire, qu'ils se conviennent
mieux l'un à l'autre que le semblable au semblable"38. Il en infère aussi
une subtile théorisation du plaisir doux-amer partout évoqué dans la
littérature pétrarquiste: "de cette composition qui est au sein des
choses, il résulte que les affections qui nous y attachent ne nous
conduisent jamais à aucune délectation qui ne soit mêlée de quelque
amertume"39.
–––
35
L'Expulsion de la bête triomphante, éd. G. Aquilecchia, trad. J. Balsamo, Paris,
Belles Lettres, 1999, I, p. 58.
36
L'Infini, l'univers et les mondes, éd. et trad. B. Levergeois, Berg International, 1987,
p. 107.
37
Ibid. p. 158.
38
L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 56.
39
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 158.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
17
"Giordano Bruno et Robert Burton"
Ce plaisir dont "nous voyons bien que ce n'est rien d'autre
qu'un certain passage, un cheminement et un mouvement"40, Bruno le
décèle jusque dans l'acte esthétique qu'est la réception d'une œuvre.
Dans son "épître d’explication" à L’Expulsion de la bête triomphante
dédicacée à nouveau à Sidney, Bruno met l'art de la "copia" au service
de la contradiction créatrice et ne trouve mieux pour décrire ses
dialogues qu'une série d’antonymes : "c’est à vous seul que je présente
ces dialogues, qui paraîtront bons ou funestes, précieux ou sans
valeur, excellents ou vils, savants ou ignorants, sublimes ou humbles,
fructueux ou inutiles, féconds ou stériles, sérieux ou facétieux,
religieux ou profanes, comme peuvent l’être les lecteurs dans les
mains desquels ils tomberont, les uns d’un tempérament, les autres
d’un tempérament contraire"41. Il en déduit une instabilité radicale du
sens et par là même une relativité générale de la réception qui exclut
l'idée même d'une norme du texte, mais implique en revanche, puisque
"la concorde ne se réalise que là où il y a contrariété", un plaisir
esthétique d'un nouveau genre, un plaisir qui fonde le rapport à
l'œuvre moderne, un plaisir du déplaisir42.
Si Bruno ironisait dans sa dédicace des Fureurs héroïques à
Sidney sur le "vacarme" des emblèmes amoureux, il pratique luimême en connaisseur la poésie emblématique de son temps: "qu'il
nous suffise d'être attentifs à la signification des emblèmes et de
comprendre ce qui est écrit, aussi bien la devise qui accompagne la
figure emblématique et la complète que le poème qui en éclaircit le
sens"43. C'est donc par un sonnet qu'il évoque le Phénix, mythe de
l'Eros baroque44 s'il en fût, et qu'il le décrypte comme emblème: "par
la figure est rendue manifeste la similitude qui existe entre le Furieux
et le papillon épris de lumière"45, mais pour mieux contraster
"l'antithèse de deux destins". Si, par le feu toujours recommencé, le
Phénix échappe paradoxalement au changement – "le phénix est ce
qu'il fut" –, au contraire le Furieux, "sujet humain", emblématise
l'ontologie de la discontinuité entre les phases de la métamorphose, et
de la plus fatale, entre être et néant: "le Furieux est ce qu'il ne fut pas".
–––
40
L’Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 54.
Ibid., p. 6.
42
Voir Gisèle Venet, « Le plaisir du déplaisir », Actes du colloque Le Plaisir, SIRIR,
éd. M.-T. Jones-Davies, à paraître.
43
Ibid., p. 242.
44
Gisèle Mathieu-Catellani lui consacre une partie de son chapitre IV dans Mythes de
l'Eros baroque, Paris, PUF, 1981.
45
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 252.
41
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
18
Gisèle Venet
Il emblématise l'ontologie maniériste de l'inquiétude: "l'un se livre à la
flamme en toute certitude, et l'autre dans le doute de jamais revoir le
soleil"46.
Un autre sonnet, au début du dialogue IV des Fureurs
héroïques, emprunte un autre mythe de l'Eros baroque47: Bruno y
évoque la plus cruelle des métamorphoses, celle d'Actéon changé en
cerf et dévoré par ses chiens, mais il semble vouloir en transcender la
symbolique immédiate – "j'entends que ce n'est pas la figure ou espèce
sensiblement ou intelligiblement représentée qui émeut par ellemême"48. Il n'en explicitera que mieux le sens anagogique: "Actéon
signifie l'intellect appliqué à la chasse de la divine sagesse, à
l'appréhension de la beauté divine"49.
Continuant l'explicitation de son texte et du mythe ovidien,
Bruno donne une positivité au désir de mutilation: "Et proie, il le
devient par l'opération de la volonté, par l'acte de laquelle lui-même se
convertit en son objet"50. La poétique des contraires métamorphose
alors à nouveau la métamorphose. Répondant à son interlocuteur
Cicada qui demande d'où vient que "l'esprit en tel progrès, se satisfait
de son tourment", Tansillo, alias Bruno, répond par une nouvelle
transposition de la voluptas dolendi: "l'âme dolente", qui "se retrouve
toujours, d'une certaine manière, en discours et mouvement", souffre
non "par insatisfaction véritable, mais par l'affection d'un amoureux
martyre"51, un amoureux martyre qui, corps et âme rendus
indissociables, pourrait anticiper sur la piété baroque d'un saint
François de Sales décrivant dans son Traité de l'amour de Dieu
l'extase de sainte Thérèse, n'était que pour Bruno, il n'est pas de stase
possible dans la délectation.
Ayant posé que "toutes choses sont faites de contraires",
Bruno en déduit en effet la résultante – "qu'il n'y a pas de délectation
qui ne soit mélangée à de la tristesse"52 – même si la permutation des
antonymes peut servir à en réaffirmer la vitalité créatrice: "le principe,
le moyen et la fin, la naissance, l'accroissement et la perfection de
tout ce que nous voyons viennent des contraires, par les contraires,
–––
46
Ibid., p. 258.
Voir Gisèle Mathieu-Castellani, Mythes de l'Eros baroque, op. cit., chap.
"Actéon ou la beauté surprise".
48
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 220.
49
Ibid., p. 204.
50
Ibid., p. 206.
51
Ibid., p. 212.
52
L'Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 54.
47
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
II,
19
"Giordano Bruno et Robert Burton"
dans les contraires"53. Toutefois, s'il fait dériver de cette instabilité une
dynamique de l'action – "où il y a contrariété, il y a action et réaction,
il y a mouvement"54 –, il en voit aussi résulter une dangereuse
évanescence des phénomènes – "toute chose changeante est comme si
elle n'était pas"55: à force de tendre vers le point oxymore où elle
s'inverse en son contraire, elle atteint "le point où la contrariété
s'abolit"56. Autrement dit, l'oxymore a cessé d'être une simple figure
de style. Il est l'indice qu'une poétique de la limite est entrée en
résonance avec une phénoménologie de la limite, pour mieux cibler le
vrai paradoxe de cette poétique, la réaffirmation d'un Dieu infini dans
un univers infini, un Dieu qui est, nous dit Bruno, "limite sans
limite"57.
Pour formuler cette phénoménologie paradoxale, dernier
recours de l'homme précaire pour prouver la supériorité d'une pensée
discursive de l'infini sur la mathématisation58 du monde clos selon
Aristote, Bruno a fondé une méthodologie de l'empirisme spéculatif,
comme il le suggère dans une autre dédicace à Sidney, celle de
L'Expulsion de la bête triomphante: "considérez tout cela, même
venant de ceux qui peuvent le dire de leur autorité, comme un
problème que l'on pose, une mise à l'épreuve, une mise en scène de
choses qui attendent d'être examinées, discutées et comparées"59. Il
répond sans doute par là à ceux qui, ne sachant pratiquer la "docte
ignorance" de Nicolas de Cues, cherchent à masquer leur triomphante
bêtise sous "des artifices de dédain courtois" – "un air moqueur", "un
petit rire aux lèvres" – tels qu'il les aura subis de la part des
aristotéliciens d'Oxford, ceux qui "ne disputent pas afin de trouver ou
même de chercher la vérité, mais pour la victoire et pour paraître
défenseurs plus doctes et plus acharnés du contraire"60, autrement dit,
les affidés du "grand et solennel sénat de la sotte ignorance"61.
Dépassant cependant toujours une fureur première par un
supplément d'invention, Bruno met en évidence dans cette dédicace la
pratique exploratoire à laquelle il a recours: celle qui nécessite une
–––
53
Ibid., I, p. 58.
Ibid.
55
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 162.
56
Ibid.
57
L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 67.
58
Ibid., p. 107.
59
L'Expulsion de la bête triomphante, op. cit., I, p. 4.
60
L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 48.
61
Ibid., p. 171.
54
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
20
Gisèle Venet
écriture en mouvement, en attente de formalisation, et fait songer à la
"manière" exactement contemporaine d'un Montaigne qui "propose
des fantaisies informes et irrésolues, comme font ceux qui publient
des questions doubteuses, à desbattre aux escoles: non pour establir la
verité, mais pour la chercher"62.
Dans le premier dialogue de L'Infini, l'univers et les mondes,
Bruno, en bon maniériste, suggère le lien intime entre l'intellect et les
sens: "C'est à l'intelligence qu'il appartient de juger et de rendre
compte des choses absentes, que le temps et l'espace éloignent de
nous. Et en cela, les sens nous suffisent à témoigner de ces choses" –
puisque, comme continue de l'exposer Filoteo, masque transparent de
Bruno, ils servent "à exciter la raison, ils signalent, indiquent et
servent en partie de témoins"63.
Les sens toutefois participent au degré le plus humble à l'accès
à la vérité – "la vérité provient des sens en faible partie, comme d'un
principe fragile, mais n'est pas dans les sens" – selon une gradation,
d'inspiration plotinienne, des sens vers l'esprit: la vérité est "[d]ans
l'objet sensible, comme dans un miroir; dans la raison par le biais de
l'argumentation et de ses développements; dans l'intelligence par le
biais des principes ou de leur conclusion; dans l'esprit sous sa forme
propre et vive"64. Mais le repos dans l'esprit et l'éblouissante vérité est
inaccessible à l'homme de la métamorphose s'il reste à l'horizon du
désir de l'homme-Actéon, la vérité de l'infini ne pouvant dès lors
s'appréhender si ce n'est "en discours, ou en une certaine façon de
discours", comme Bruno le précise dans ses Fureurs héroïques65.
Le dialogue sur lequel ouvre L'Infini, l'univers et les mondes
est en cela fondateur d'une méthode et révélateur d'une démarche. Il
débute par une stichomythie parfaite:
Elpino – Comment est-il possible que l'univers soit infini?
Filoteo – Comment est-il possible que l'univers soit fini?
Elpino – Prétendriez-vous que l'on puisse démontrer cette
infinitude?
Filoteo – Prétendriez-vous que l'on puisse démontrer cette finitude?
Elpino – Mais quelle est cette dilatation?
–––
62
Montaigne, Essais, I, LVI, "Des prières".
L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 58.
64
Ibid.
65
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 190.
63
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
21
"Giordano Bruno et Robert Burton"
Filoteo – Et quelle est cette limitation?66
Dans ces propositions grammaticalement identiques, seul le dernier
mot provoque le renversement du sens, le jeu des antonymes sous
cette forme interrogative faisant de chaque nouvelle question une
réponse béante à la précédente, sans résolution dialectique possible
qui en refermerait le sens sur une certitude approchée. L'identique
peut ainsi conduire par les moyens les plus économiques à
l'antithétique, et créer une situation qui suspend tout accès à une
positivité du sens dans un jeu de miroirs parallèles, anamorphose
limite dont les reflets successifs se perdent à l'infini.
Le questionnement suspensif de toute certitude obéit à une
démarche créatrice qui procède par dénégation – on songe à la
positivité négative, ou "negative capability"67, que décèlera Keats dans
l'indéfinissable poétique de Shakespeare. Bruno l'adopte pour
déconstruire le monde clos selon Aristote dont il va démontrer par
suppositions inverses l'inanité des affirmations positives. Dans sa
dédicace à Michel de Castelnau, il s'est placé sous le signe de
Démocrite et d'Epicure, qui soutiennent que "tout dans l'infini est sujet
au renouveau et à la restauration"68, face au monde clos de ces
"astrologues" qui cherchent "à distinguer ces neuvièmes sphères
imaginaires", les apostrophant: "vous y emprisonnez votre esprit et
ressemblez ainsi pour moi à des perroquets dans une cage, tandis que
je vous vois grimper et dégringoler, tourner et virevolter"69.
Renvoyant au processus de maturation qu'est sa recherche
d'une science chargée au contraire de défaire "les chaînes qui nous
lient à ce royaume exigu", il réaffirme ce qu'a de provisoire chaque
étape, tout en posant que "ce qui a été fécondé" dans un précédent
dialogue, en l'espèce La Cause, le principe et l'un, "germera dans
d'autres dialogues"70, dont, ici, L'Infini, l'univers et les mondes,
comme si cette maturation ne pouvait se faire que par l'écriture et ne
devait jamais s'achever. Ainsi, la critique de l'espace fini aristotélicien
et sa conséquence, le "vide" au-delà – notion d'ailleurs récusée par
Aristote qui lui préfère le "rien" –, aboutit au processus de dénégation
d'une certitude quelconque possible mais pour rouvrir des hypothèses
–––
66
L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 57.
Dans une lettre à ses frères du 21 décembre 1817.
68
L'Infini, l'univers et les mondes, op. cit., p. 53.
69
Ibid., p. 53.
70
Ibid., p. 54-55.
67
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
22
Gisèle Venet
plus riches de promesse: "cela est plus difficile à imaginer que de
penser l'univers comme infini et immense"71.
Cet infini ne sollicite pas pour autant d'affirmation positive de
la part de Bruno mais relative, comme il le fait dire à Elpino, l'un des
interlocuteurs de Filoteo: "Je vois bien à vrai dire qu'envisager le
monde, ou l'univers comme vous dites, comme sans terme, ne
comporte aucun inconvénient et nous libère d'innombrables soucis
auxquels nous enchaîne la thèse inverse"72. La maïeutique du
processus par dialogue aboutit à laisser au disciple le soin d'exposer
les conclusions. Au dialogue V, Albertino fera l'exposé systématique
de la physique cosmique d'Aristote et du De Cello, comme d'ailleurs
Filoteo lui répondra en citant longuement Lucrèce. Mais ici, dans une
phase plus précoce, Elpino déclare ce que Bruno lui-même a voulu
comme méthode – "j'affirme ce que je ne puis nier"73 – pour exposer
ses raisons par suspensions successives d'autres possibles: "parce que
l'existence d'un monde n'est pas moins raisonnable que celle d'un
autre; et l'existence de nombreux mondes pas moins raisonnable que
celle de celui-ci ou celui-là; et l'existence d'une infinité de mondes pas
moins raisonnable que celle de nombre de mondes"74. Filoteo conclut
pour eux tous: "Nous pouvons plus aisément soutenir que l'espace
infini est semblable à celui que nous voyons, qu'affirmer qu'il est tel
que nous ne le voyons pas"75, inférant de cette phénoménologie en
creux une théologie de la plénitude du Dieu infini dont rien, et surtout
pas le "rien" au-delà du monde fini d'Aristote, ne doit "appauvrir" et
"restreindre" l'infinie créativité: "Il en résulterait une diminution de la
perfection infinie de l'être". Or, poursuit-il, "[p]our quelle raison
voudriez-vous que nous voulions croire que l'agent qui peut faire un
bien infini le fasse fini?" puisque cette cause efficiente infinie peut
tout aussi bien être "cause et principe d'un immense univers contenant
des mondes innombrables"76.
Filoteo perfidement n'y voit rien qui puisse s'opposer aux bons
rapports de la science et de la foi77, mais n'en tire pas moins les
–––
71
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 65.
73
Ibid., p. 66.
74
Ibid.
75
Ibid.
76
Ibid., p. 68.
77
Ibid., p. 69. Bruno est sans doute de bonne foi à ce stade, et, tolérant comme il
l'était, en appelle plus loin (p. 70), aux théologiens "non moins savants que religieux"
et "qui n'ont jamais nui à la liberté des philosophes", tout en rappelant que "les
philosophes, intégrés à la société civile, ont toujours favorisé les religions".
72
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
23
"Giordano Bruno et Robert Burton"
conséquences d'une métaphysique pour établir une nouvelle physique,
ouvertement anti-aristotélicienne: "l'univers étant infini et immobile,
vous n'avez pas à en chercher le moteur", allusion à la dernière des
sphères, le "primum mobile" ou premier moteur dans la physique
d'Aristote. Il en fait découler un principe de relativité générale qui
rend à tous les astres leur mouvement autonome, signant ainsi la fin de
la "sphère des fixes" sur laquelle étaient "clouées" les étoiles. Il ne
reste plus qu'à réaffirmer que, pas plus que les autres astres, "la terre
elle-même n'est fixée, laquelle cependant, nous l'avons prouvé, tourne
sur elle-même, et autour du soleil, de plusieurs manières"78.
Le porte-parole de Bruno qu'est Filoteo a déjà conclu, par
exclusion des propositions plus que par affirmation positive, que le
monde clos était "plus difficile à imaginer" que l'univers "infini et
immense"79. On le surprend pourtant évoquant la nécessité
d'observations pour venir conforter ses hypothèses sur les planètes et
satellites des planètes80, rêvant aussi de dépasser Épicure et sa théorie
de la diffusion de la chaleur dans l'immensité pour imaginer au
contraire, "l'univers étant infini", qu'il existe d'autres soleils, et de
surcroît une relativité dans la perception de leurs masses respectives:
"il doit y avoir d'innombrables soleils, dont beaucoup nous semblent
de petits corps, mais cet astre-ci nous apparaîtra plus petit, qui est en
fait beaucoup plus grand que cet autre, apparemment beaucoup plus
grand"81.
Dans son Banquet des Cendres, si Bruno procède toujours par
suppositions ou par dénégations affirmatives, si l'on peut dire, il n'en
est pas moins rigoureux dans le choix de ses outils poétiques et du
champ scientifique de leur application, mis au service de la
célébration jubilatoire d'une physique et d'une théologie de la liberté.
Toujours déterminé à en finir avec les "dissertations de grammaire"82
confondues par certains avec le style du débat philosophique mais qui
pourtant le stérilisent, dans un même élan, il récuse "le style maigrelet,
délicat, étriqué, laconique et concis de l'épigramme" et revendique au
contraire pour lui-même "l'ampleur et l'abondance d'une prose
–––
78
Ibid., p. 72.
Ibid., p. 61.
80
Ibid., p. 105.
81
Ibid.
82
Le Banquet des Cendres, éd. et trad. Yves Hersant, Editions de l’Éclat, 1988, p. 18.
79
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
24
Gisèle Venet
imposante et vigoureuse, qui jaillisse de [s]es sources non comme d'un
calame étroit, mais comme par un large canal"83.
Ce Banquet des Cendres est bien plus en effet qu'une simple
décharge d'humeur d'encre au retour d'Oxford, même si la blessure
encore vive lui inspire le style acerbe du pamphlétaire pour incriminer
l'Angleterre, ses chemins embourbés, ou l'éclairage défectueux de ses
rues84, ou le talent du dialoguiste pour mettre en évidence la piètre
éloquence de ses censeurs d'Oxford. L'éloge de la reine Elizabeth,
"cette divinité descendue sur terre"85, tourne à la parodie de
panégyrique, lorsqu'il évoque "l'affable courtoisie" des hôtes qui
l'accueille et qui devrait "affiner et purger toute grossièreté et toute
rudesse non seulement chez les Britanniques, mais éventuellement
aussi chez les Scythes, les Arabes, les Tartares, les cannibales et les
anthropophages"86, façon de montrer qu'il peut changer de plume
suivant l'occasion et faire fi des métaphores ou des figures de style
qu'il adoptera pour ses Fureurs héroïques, tout en justifiant par
l'exemple son choix de l'italien qui l'emporte à ses yeux sur le latin,
comme il l'écrit dans un des dialogues ultérieurs: "Ici Giordano parle
en langue vulgaire, il dénomme librement, il donne son nom propre à
ce à quoi la nature donne son être propre"87. Un passage désopilant du
troisième dialogue lui permet au passage de se moquer du
chauvinisme d'un de ses contradicteurs d'Oxford s'inquiétant en latin
"de savoir si le Nolain comprenait la langue anglaise88"!
S’autorisant précisément de la forme dialoguée qu'il manie
avec dextérité, et à double voix, il saisit l'opportunité qu'elle lui offre
de s'attaquer de front aux tenants d'Aristote. Ainsi peut-il prêter à l'un
des interlocuteurs, Torquato, le langage obtus des dogmatistes et, à
travers lui, tourner en dérision ces mêmes philosophes d’Oxford qu’il
réduit à n’être que "des docteurs en grammaire" tout juste bons à se
ranger "du côté d’Aristote"89. Lesquels docteurs, réagissant de fait aux
décentrements exubérants de la pensée de Bruno, avaient rétabli par
–––
83
Ibid., p. 19.
Ibid., pp. 38-50. Il inclut dans son récit désopilant l'explication du titre de son livre,
p. 38.
85
Ibid., p. 48.
86
Ibid., p. 49.
87
L'Expulsion de la bête triomphante, "Épître d'explication" à sir Philip Sidney, op.
cit., p. 10.
88
Le Banquet des Cendres, op. cit., p. 59.
89
Ibid., p. 99 et 101.
84
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
25
"Giordano Bruno et Robert Burton"
décret, dans l’année qui avait suivi sa visite, la fidélité à la seule
pensée dérivée d'Aristote90.
La souplesse de cette forme dialoguée lui permet de réexposer
les hypothèses d'un Copernic mal compris tout en volant au secours de
la tolérance et de la liberté de penser qu'il faut accorder contre le plus
grand nombre: "l'hypothèse du mouvement de la terre dût-elle déplaire
en raisons de ses apparents inconvénients, on doit laisser [Copernic]
libre de la formuler, lui aussi", faisant référence à la latitude des
anciens qui avaient pu "librement imaginer tant d'espèces et de
modèles de cercles pour expliquer les phénomènes astraux91". Par la
voix de Teofilo, son porte-parole, Bruno affirme sa propre autonomie
par rapport aux modèles de pensée, et l'appui qu'il prend "non sur
l'autorité, mais sur le vivant témoignage des sens et de la raison"92.
La liberté de sa prose, dans le Banquet des Cendres, est
d'abord celle de l'homme qui exulte de se savoir "libéré des huit
mobiles et moteurs imaginaires, comme du neuvième et du dixième,
qui entravaient notre raison"93. Cette prose irrespectueuse et fervente à
la fois, aux phrases longues, aux enchaînements sans obstacle d'un
plan à l'autre, conduit sans heurt, dans l'allégresse, de la nouvelle
physique, que Bruno expose au dialogue III en la vérifiant par les
sciences de l'optique et de la perspective, vers une métaphysique
poétique et panthéiste: tous les astres dans l'univers participent "à la
contemplation de la cause première, universelle, infinie et éternelle",
dont il célèbre le péan en glorifiant ce nouveau monde en évolution
infinie: "Nous le savons: il n'y a qu'un ciel, une immense région
éthérée où les magnifiques foyers lumineux conservent les distances
qui les séparent au profit de la vie perpétuelle et de sa répartition"94.
L'exaltation qu'il ressent à pouvoir "laisser derrière lui la surface
convexe du firmament" est intelligence supplémentaire qui lui fait
"découvrir l'effet infini de la cause infinie, la trace vivante et véritable
de la vigueur infinie" dans "ces corps enflammés", "ambassadeurs de
l'excellence de Dieu, les hérauts de sa gloire et de sa majesté"95.
La tendance moniste de son affectivité et de sa pensée ne peut
que l'inciter finalement à l'immanentisme, à voir Dieu présent dans sa
création et ses créatures: "Ainsi sommes-nous conduits à professer que
–––
90
Par décret du 12 mars 1585 qui impose le retour exclusif à Aristote ; voir Bertrand
Levergeois, Giordano Bruno, op. cit., note 63, p. 195.
91
Le Banquet des Cendres, op. cit., p. 63.
92
Ibid.
93
Ibid., p. 26.
94
Ibid.
95
Ibid.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
26
Gisèle Venet
ce n'est pas hors de nous qu'il faut chercher la divinité, puisqu'elle est
à nos côtés, ou plutôt en notre for intérieur"96. Il n'en accepte pas
moins, dans son quatrième dialogue, le risque d'une confrontation de
la foi et de la science à laquelle le contraignent ses contradicteurs.
Examinant les objections dérivées de "la divine Écriture" qui
pourraient s'opposer à cette nouvelle physique qu'il promeut, c'est à
une critique exégétique des textes bibliques qu'il se livre, du Livre de
Job en particulier, mais en poète. Il n'y cherche pas, comme Copernic
avant lui ou Burton à sa suite, la caution biblique d'une évidence
scientifique, le mouvement de la terre97. C'est à la critique littéraire, à
l'argument poétique de la métaphore, qu'il s'en remet finalement pour
inviter à confronter vérité révélée et vérité scientifique, conscient aussi
qu'une lecture métaphorique des récits bibliques ne va pas de soi sans
"fureur" poétique – "cette distinction entre le métaphorique et le vrai,
tout le monde ne peut avoir la volonté de la saisir".
Bruno a déployé dans la prose du Banquet des Cendres toute
l'énergie et la diversité de son style pour soutenir la vigueur d'une
réflexion mathématique et vitaliste, logique et métaphysique qui
émancipe la pensée sans jamais refermer sur elle le carcan d'un
nouveau système du monde constitué. Mais pour ce philosophe qui dit
avoir "le cœur en forme de Parnasse"98, c'est à la poésie et à ses
métaphores qu'il confie le soin de transcrire le sentiment de liberté qui
le saisit et ne fait qu’un avec l’acte de penser. Terminant les
"arguments" chargés de présenter les quatre dialogues de son traité sur
L’Infini, l'univers et les mondes, il continue en vers pour se représenter
en "passereau solitaire", soumis, certes, aux volontés du "grand
architecte" de l’univers, mais enfin capable de transcender l’ontologie
de la "misère" platonicienne, du corps prison ou de la caverne, en se
décrivant "échappé de cette prison étroite et noire, où tant d’années
l’erreur [l]’a retenu". Le sort "du fils de Dédale" ne l'effraie pas,
comme il s'en ouvre dans un autre de ses sonnets d'envol: "Maintenant
que j'ai déployé mes ailes au beau désir, plus sous mes pieds je
découvre d'espace, plus j'offre au vent mon plumage rapide, plus je
méprise le monde et m'élance vers le ciel", au risque prémonitoire d'y
perdre la vie – "Que je tomberai à terre, je le sais bien; mais quelle vie
–––
96
Ibid.
Voir infra p. 21, et note 104.
98
Des Fureurs héroïques, op. cit., p. 138, où Bruno explicite son image: "le cœur
humain a deux sommets d'une même racine […] tout ainsi que le mont Parnasse a
deux cimes sur un seul pied".
97
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
27
"Giordano Bruno et Robert Burton"
égalerait cette mort?"99. La pleine libération qu'il attend est celle de
l'envol hors du monde clos vers l’univers infini: "C’est donc vers l’air
que je déploie mes ailes confiantes. Ne craignant nul obstacle, ni de
cristal, ni de verre, je fends les cieux, et m’érige à l’infini"100.
Heureuse rencontre poétique, c’est par une image d’envol que
Burton ouvre sa "digression sur l’air" qui le conduit sur les traces de
Giordano Bruno. Dans la deuxième partie de son Anatomie de la
Mélancolie, le mathématicien moraliste qui s’est improvisé médecin
veut décrire les remèdes à l’humeur noire qui jusqu'ici a retenu sa
prose dans les replis d'un espace du dedans , parmi lesquels la marche
au grand air qu’il préconise, le promeneur dût-il être flanqué du chien
d'arrêt obligé qu’est l’épagneul. Mais devenu pour Burton "l’épagneul
de sa mélancolie"101, ce chien au flair infaillible va l’entraîner luimême dans un "hors-texte" qui se révèle prétexte bienvenu pour
explorer les débats contradictoires sur le mouvement de la terre et la
structure du cosmos issus des hypothèses de Copernic: l'art de la
"digression" qu'il s'est choisi lui permet de s’immiscer dans la
conversation entre ces "messagers des étoiles" que sont alors Galilée
et Kepler, sans oublier de citer Bruno.
Comme pour Bruno, l'image d'envol sur laquelle ouvre la
"digression" de Burton est métaphore de liberté: "Comme le faucon
aux longues ailes lâche le poing dès le premier coup de sifflet pour
s’élèver dans les airs, et s’en aller chercher le pur plaisir sur tous les
courants ascendants qui l’emportent toujours plus haut, jusqu’à ce
qu’il atteigne son altitude idéale…" Mais là où Bruno, dans l'art de la
concision poétique, prenait tous les risques, intellectuels et personnels,
sans retour, Burton ne suit pas l’image vers l’infini mais revient à son
unité de lieu et de préoccupation, limitant de lui-même son propre
champ d’exploration, à l’image du faucon qui, "une fois le gibier
débusqué, chute à l’aplomb et fond brusquement sur sa proie". Il
explicite son parcours: "moi, de même, ayant maintenant atteint ces
vastes étendues de l’air, dans lesquelles je peux librement dilater mon
être et me mouvoir à ma guise, je vais errer un temps et parcourir le
monde, m’élever jusqu’aux orbes de l’éther et aux sphères célestes,
puis revenir à mes éléments d’origine" – la terre, sans doute, mais
–––
99
Ibid., p. 192.
L’Infini, l’univers et les mondes, op. cit., pp. 55-56.
101
Anatomie, op. cit., p. 236: "my melancholy spaniel"; voir la préface de Gisèle
Venet à l'édition, p. 21 et sqq.
100
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
28
Gisèle Venet
surtout sa bibliothèque qui thésaurise toutes les richesses de la
connaissance.
Surprend-on Burton, ici, en train de s’inventer avec l'art de la
digression les outils stylistiques capables – ou faut-il dire coupables,
dans ce contexte d’interdits de tous ordres – de l’aider à satisfaire sa
curiosité pour l’astronomie nouvelle tout en se tenant à distance des
dangereuses dissidences théologiques d’un Bruno ou d’un Vanini?
Calviniste, il rappelle avec d'autant plus de compassion leur mort sur
un bûcher catholique, mais il s'émeut aussi de voir poindre dans ces
"philosophies nouvelles" ou "naturelles" tous les dangers d’un
"athéisme" qu’il qualifie de "mélancolie monstrueuse", ou encore,
empruntant l’expression au calviniste Mélanchton, de "mélancolie
empoisonnée"102.
C’est par une satire aussi mordante que savait l'être celle de
Bruno, à la manière de leurs modèles littéraires communs, Juvénal, ou
Lucien, qu’il commence la quatrième partie de son Anatomie, intitulée
"mélancolie religieuse", pour mieux affirmer sa confiance en un
anglicanisme du "juste milieu", sérénité reconquise après les
événemets sanglants du siècle précédent et éloigné de tous excès face
aux débordements qui s’exercent encore, qu’il s’agisse de la piété
obscurantiste des papistes soumis à la superstition par l’athéisme de
leurs papes, ou de cette "folle compagnie de girouettes, puritains,
schismatiques" qu’il voit proliférer, dit-il, "jusque dans notre sein"103.
Pourtant, la "digression", bifurcation aléatoire en n’importe
quel point d’un texte, l’avait conduit comme par accident à de longues
incursions dans les écrits des coperniciens de son temps, même si la
satire lui évitait de prendre trop ouvertement parti: en se laissant toute
latitude d’exposer les querelles byzantines que se livrent à coup de
cercles excentrés et cercles concentriques les tenants et adversaires
des théories coperniciennes, il se mettait à couvert en faisant rire, mais
il en démontrait aussi l’inanité au bénéfice de Copernic, Kepler et
Galilée, et non sans le secours éclairé de Bruno.
Sa pratique de l’écriture serpentine semble vouloir épouser les
courbes d'une pensée qui se cherche au contact de celle des plus
grands tandis que s’élaborent les nouvelles théories du cosmos.
–––
102
Ibid., p. 359: "That grand sin of atheism or impiety, Melancthon calls it –
monstrosam melancholiam –, monstrous melancholy; or – venenatam melancholiam –
poisoned melancholy."
103
Ibid., p. 348: "we have a mad giddy company of precisians, schismatics, and some
heretics, even, in our own bosoms".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Giordano Bruno et Robert Burton"
Exposant les thèses de Copernic, Burton paraît, en bon théologien,
chercher jusque dans la Bible de quoi s’autoriser à une réflexion sur le
mouvement de la terre − "Dieu ébranle la terre de son site, Job, 9, 6"
− , ajoutant que "cette citation de l’Écriture prouve le mouvement de
la terre plus sûrement que toute démonstration contraire"104. Ce n’était
que sinuosité supplémentaire: il finit par avouer son emprunt,
référence déjà là dans la préface du De Revolutionibus adressée par
Copernic au pape Paul III, mais en précisant que l’astronome ne la
soumettait "qu’à titre d’hypothèse et non de certitude". Pour ne pas
dire plus explicitement sans doute qu’il prenait ses arguments de
différents écrits coperniciens de Galilée, publiés entre 1610 et 1615,
qui s’y réfèrent déjà, comme ils renvoient à l’autre anomalie de
l’astronomie biblique, Josué arrêtant le soleil, au centre du plaidoyer
de Galilée105, lequel nie avec ces mêmes arguments qu’il y ait eu
simple hypothèse chez Copernic mais bel et bien affirmation d’un
indéniable héliocentrisme106.
Paradoxalement, ce même Burton abordait son sujet principal,
l’humeur noire ou mélancolie, en s’en tenant à la vision conservatrice
d’un cosmos aristotélicien à l’origine de la théorisation des humeurs.
De fait, il ne réagira même pas, fût-ce par le doute sur son bien-fondé
faute d’en apprécier la nouveauté, à la mise en évidence par William
Harvey, en 1616, de la circulation du sang. Cette découverte mettait
pourtant fin à la psychophysiologie déterministe qu'avait mise en
place Galien à partir de sa théorie des humeurs et qui s'était maintenue
comme telle depuis des siècles. La "Digression sur l’air" par laquelle
Burton s’échappe dans l’univers des étoiles, n’en sera que plus
surprenante.
Pour hors sujet qu’elle paraisse dans une "anatomie" censée
faire la somme des savoirs médicaux et des misères du corps, cette
"digression", dès l’édition de 1621, montre un Burton très au fait des
nouveaux développements de la science. Sous l’influence de son ami
et condisciple Edmund Gunter, mathématicien à Christ Church, il a
appris à observer, avec la lunette installée à Oxford même, les taches
–––
104
Ibid., p. 225: "that this one place of scripture makes more for the earth's motion
than all the other prove against it". Le traité de Copernic, De Revolutionibus orbium
coelestium, publié en 1543, ne sera mis à l’Index qu’en 1616, année où Galilée est
également sommé d’interrompre ses travaux sur le mouvement de la terre.
105
Galilée, Écrits coperniciens, éd. et trad. Philippe Hamou et Marta Spranzi, Le
Livre de Poche, 2004, "Lettre à Christine de Lorraine" (publiée en 1615), p. 181 .
106
Galilée, op. cit., p. 208-209, et dossier, reproduisant la préface de Copernic, pp.
339-347.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
30
Gisèle Venet
solaires et les comètes qui remettent indirectement en cause la théorie
globalisante d’Aristote.
Dans ce contexte, la "digression sur l'air" le dévoile
exceptionnellement réceptif aux paradoxes anti-aristotéliciens de
Giordano Bruno dont il ne manque pas de se faire l’écho, quel qu’ait
été le poids de la suspicion pesant sur l’homme et sur ses œuvres. À ce
titre, le rapprochement entre Bruno et Burton, d’excentrique qu’il
pouvait d’abord paraître, pourrait bien se retrouver sinon au centre de
l’Anatomie de la Mélancolie, dont il n’occupe au contraire que les
marges – autre espace favori de ces arts du décentrement –, du moins
au cœur d’un projet qui veut débattre des esthétiques maniériste et
baroque, et de leur portée épistémologique.
Ainsi, s’en prenant à l’ennemi de toujours, en l’espèce au
jésuite Biancani qui "redoute stupidement que l’océan déferle sur les
continents" d’après son "interprétation des principes mathématiques
d’Aristote"107, Burton fait alliance avec Bruno et son "rire
démocritéen" pour s’en moquer. Le même Biancani est-il à nouveau
pris à parti à propos d’un phénomène géologique qui s’apparente à la
réflexion contemporaine sur la "vicissitude"? Burton le fait remonter à
Aristote plutôt qu’au déluge pour "expliquer" qu’on retrouve des
navires au sommet des Alpes. Ce n'est qu'une nouvelle occasion de
faire appel à Bruno.
Pour prolonger la réflexion sur ces phénomènes étranges, et
fascinants comme tels, Burton dégage en effet, à partir d’une série
d’exemples géologiques, une figure de "monde renversé", autre
thématique centrale dans les poétiques maniéristes et baroques. C'est
l'occasion d'évoquer avec quelle facilité "les puissances d’en haut"
pourraient retourner le monde "comme meules de foin pendant la
moisson, de haut en bas ou de bas en haut: comme nous retournons les
pommes sur elles-mêmes devant le feu". En bon géographe, encore
que livresque, et obsédé des antipodes comme tout le siècle, il ajoute
que "le Pôle se retrouverait sous la ligne de l’équinoxe, et ce qui est en
zone torride basculerait dans le cercle arctique ou antarctique"108.
–––
107
Anatomie, op. cit., p. 218: "Or whether that be true which Jordanus Brunus scoffs
at, that if God did not detain it, the sea would overflow the earth by reason of his
higher site, and which Josephus Blancanus the Jesuit in his interpretation on those
mathematical places of Aristotle, foolishly fears, and in a just tract proves by many
circumstances, that in time the sea will waste away the land, and all the globe of the
earth shall be covered with waters".
108
Ibid., p. 220: "The whole world belike should be new moulded, when it seemed
good to those all-commanding powers, and turned inside out, as we do haycocks in
harvest, top to bottom, or bottom to top: or as we turn apples to the fire, move the
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
31
"Giordano Bruno et Robert Burton"
Ce n’est toutefois que pour mieux revenir à la pluralité des
mondes selon Bruno et bouleverser jusqu’à l’image emblématique de
tous les bouleversements que fut l'image du "monde à l'envers" pour
les poétiques maniéristes et baroques: "s’il y a une infinité de mondes,
et que chaque étoile fixe soit un soleil entouré de ses planètes (comme
Bruno et Campanella en concluent), trois ou quatre mondes se
télescoperaient en un seul, ou alors un monde éclaterait en quatre
nouveaux, comme il plairait à ces puissances"109. Son adhésion aux
observations de Kepler et de Galilée sur les planètes satellites de
Jupiter, Saturne, Vénus, ne font que le tenter plus avant d’accepter la
thèse de Bruno, d’autant qu’elle s’inscrit dans une filiation par le livre
qui lui donne "autorité", Burton le rappelle: "[ce] "fut la thèse
soutenue en leur temps par Pythagore, Aristarque de Samos, Héraclite,
Épicure, Melissos, Démocrite, Leucippe, à savoir qu’il existe une
infinité de mondes, de terres, et de systèmes in infinito aethere"110.
Une figure le séduit, Démocrite, qui a obsédé les arts et la
littérature de l’âge baroque au point qu’il choisit d'en faire son
pseudonyme pour s’adresser à son lecteur dans une longue préface
censée perpétuer l’incognito d’une édition à l’autre, bien qu’il ait
dûment signé son œuvre en postface lors de sa première publication,
en 1621, pour que nul n’en ignore. Or, ce masque de Démocrite, fût-il
ironiquement rajeuni par Burton en "Démocrite junior", a servi aux
moralistes de l’antihumanisme, tout au long du XVIe siècle et au
début du XVIIe, dès lors qu’il s’agissait d’ironiser – ironie à portée
éthique et métaphysique – sur la vanité de toute entreprise humaine
pour mieux débusquer la "misère" de l’homme et mettre en garde
contre la curiositas par quoi Adam commit le premier péché, poussé
par l’invincible appétit de connaissance111.
––––––
world upon his centre; that which is under the poles now, should be translated to the
equinoctial, and that which is under the torrid zone to the circle arctic and antarctic
another while, and so be reciprocally warmed by the sun".
109
Ibid., pp. 220-221: "or if the worlds be infinite, and every fixed star a sun, with his
compassing planets (as Brunus and Campanella conclude) cast three or four worlds
into one; or else of one world make three or four new, as it shall seem to them best."
110
Ibid., pp. 227-228: "We may likewise insert with Campanella and Brunus, that
which Pythagoras, Aristarchus, Samius, Heraclitus, Epicurus, Melissus, Democritus,
Leucippus maintained in their ages, there be infinite worlds, and infinite earths or
systems, – in infinito aethere".
111
Voir à ce propos la mise en forme poétique de cette idéologie conservatrice sinon
répressive dans Nosce Teipsum, poème de sir John Davies sans doute écrit vers 1590;
voir la note 10 supra.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
32
Gisèle Venet
Pierre Boaistuau, en 1558, dans la dédicace de son Théâtre du
Monde à l’ambassadeur d’Écosse, souligne le paradoxe constitutif de
l’homme de la "misère": il va "si bien masqué et déguisé, qu’il se
descognoist soy mesme". La méconnaissance de la vanité d'être soi
n’arrête pourtant en rien la libido sciendi de qui veut courir à sa perte:
"ny l’espesseur de la terre, ny la violence et profondité de la mer, ny
l’amplitude et estendue de l’air, ny l’ardeur ou distance du Soleil, ny
les cours et revolutions tant des cieux que des astres, ne peuvent
retenir ou empescher la célérité de son esprit, qu’il ne recherche
l’essence, nature, et ressort de tout ce qui est contenu en l’univers112."
Lorsque Boaistuau, à la manière de Burton plus tard, s’adresse à son
"Amy lecteur" pour qu’il fasse lui-même "anatomie" de ce "théâtre de
la misère" et médite sur la "vanité des vanités" de l’Ecclésiaste, il
prévoit un chapitre entier pour l’y aider: "le ris de Démocrite"113.
Montaigne à son tour radicalise la figure de Démocrite114, et toujours
dans le contexte antihumaniste d’une critique de la "misère".
Le moraliste chrétien qu’est aussi Burton, par le biais des
humeurs et dans le même courant antihumaniste, ne pouvait que se
situer dans la même lignée: il décrit les travaux de Copernic, de
Galilée, de Kepler, de Campanella, de Vanini, de Bruno, comme
d’inacceptables "paradoxes" qui placent leurs auteurs au nombre de
cette "troupe de Cyclopes ou de géants, en guerre contre les dieux115",
ceux que perdra leur appétit de savoir. À ce titre, il ne peut imaginer
meilleure cure pour lui-même et meilleure protection contre les
dangers de l’athéisme que d’avancer "si bien masqué et déguisé" en
adoptant lui-même "le ris de Démocrite". Et pourtant, à la manière
aussi des maniéristes et des baroques, il pourrait bien pratiquer l’art du
détournement: au moment où Burton l’adopte pour lui-même, au
début du XVIIe siècle, le masque de Démocrite est bel et bien en train
de devenir le masque du libertin érudit, celui qui se dissocie
radicalement de l'homme de la "misère" quitte à passer pour "pourceau
d'Épicure".
Très tôt dans sa préface, Burton exprime sa perplexité devant
ce choix impossible entre les deux fonctions antinomiques de ce
masque qu’il juge nécessaire – "je n’aimerais pas être découvert" –
mais dont il veut s’expliquer – "et d’abord de ce nom de Démocrite" –
sachant qu’il ne peut le faire qu’en récusant paradoxalement les
–––
112
Le Théâtre du Monde (1558), op. cit., p. 41.
Ibid., p. 46, 49.
114
Essais, I, 50, "Democritus et Heraclitus".
115
Anatomie, p. 361: "A company of Cyclops or giants, that war with the gods".
113
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
33
"Giordano Bruno et Robert Burton"
paradoxes mêmes auxquels il a recours et qui l’obsèdent: "de crainte
que l’on ne s’y méprenne et que l’on ne s’attende de ce fait à lire une
pasquinade, une satire, quelque parodie de traité (comme je l’aurais
fait moi-même)". En moraliste chrétien, il redoute l’amalgame, mais
en praticien de la nouvelle épistémè, il en voit le danger: ce pourrait
être en effet "quelque opinion prodigieuse, ou tout autre paradoxe116
sur le mouvement de la terre ou sur les mondes infinis, in infinito
vacuo − dans un vide infini, issus de la collision fortuite de particules
solaires117, autant d’opinions défendues par Démocrite et professées
par Épicure et Leucippe leur maître, avant d’être récemment reprises
par Copernic, Bruno et quelques autres"118.
Autrement dit, il se rêve en un Démocrite qu’il ne pourra pas
être s’il veut rester dans les murs de l’orthodoxie anglicane à Oxford,
tout aussi attachée que Rome aux principes aristotéliciens malgré les
mathématiciens éclairés qui s’y trouvent. Et pourtant Démocrite il
faudra qu’il soit s’il veut continuer les investigations qui mobilisent
son attention et la "force de son imagination", force qu'il connaît bien
pour l'avoir "anatomisée" dans l'un de ses chapitres. Il a beau vitupérer
"les imposteurs" dont la coutume bien établie est "de publier toutes
sortes de fictions insensées et impudentes sous le nom du noble
philosophe que fut Démocrite", il adopte lui-même la façon de ces
"faussaires" qu’il dénonce et "qui signent du nom de Praxitèle une
statue qu’ils viennent eux-mêmes de sculpter"119.
Est-il encore besoin de préciser que, dans ce jeu avec ses
propres masques, Burton emprunte à des auteurs multiples les
éléments qui dénoncent les emprunteurs de toutes mains? Il a beau
réaffirmer, toujours dans ce contexte qui voudrait légitimer le choix de
son masque, qu’il n’a pas l’intention d’user de son nom autrement que
Pierre Besse, en 1615, n’en usait dans son Democritus Christianus,
lorsqu’il s’en expliquait en sous-titre – "c’est-à-dire le Mespris et
moquerie des vanités du monde" –, il en abusera de fait. Au contact de
ses fréquentations de mathématiciens, il n’est devenu "faussaire" que
–––
116
Ce "paradoxe" des nouvelles perceptions du monde figure déjà dans la comédie
latine de Burton, Philosophaster, IV, 2, jouée en 1618.
117
Écho de Lucrèce, De la nature, qui expose la philosophie d’Épicure et sa théorie
atomique du monde au livre 2, v. 62 et sqq, et la perception d’un monde en
mouvement à l’infini qui en découle, v. 90-95.
118
Anatomie, op. cit., p. 62: "some prodigious tenet, or paradox of the earth's motion,
of infinite worlds, – in infinito vacuo, ex fortuita atomorum collisione –, in an infinite
waste, so caused by an accidental collision of motes in the sun".
119
Ibid.: "all which Democritus held, Epicurus and their master Lucippus of old
maintained, and are lately revived by Copernicus, Brunus, and some others."
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
34
Gisèle Venet
pour être meilleur "passeur" d’idées nouvelles, abordant avec sérénité
la relativité de la perception, voire de la pensée, et admettant à la fois
les philosophies les plus antagonistes et la démarche de l’incertitude
chez les plus grands.
Non sans une insolente fausse candeur, Burton feint de
s’étonner: "Bien que ces étoiles paraissent proches de nous, elles en
sont infiniment distantes, et donc, per consequens, il y a une infinité
de mondes habitables: quel est l’obstacle?"120 Ce qui ne l’empêche
pas, bien que mathématicien mais en bon baroque, de compléter
l’observation empirique non par des calculs mathématiques mais par
une métaphysique héritée de Bruno via un autre épicurien d’Oxford,
non moins sulfureux: "Pourquoi une cause infinie (ce qu’est Dieu) ne
produirait-elle pas des effets infinis, pour suivre Nicholas Hill dans sa
Philosophia Democritea?"121 Et cela, se sent-il contraint d’avouer,
quand bien même "Kepler ne veut rien entendre des mondes infinis de
Bruno, ni des étoiles fixes comme autant de soleils avec leurs planètes
autour"122.
La perspicacité conjuguée à la possibilité de penser le multiple
qu’il a acquise au contact de tous ne le fait pas reculer devant le
paradoxe qu’il y a à souligner chez Kepler à la fois la maîtrise d’une
science, l’astronomie, cautionnée par les plus exacts calculs
mathématiques, et celle d’une pratique littéraire impliquée dans une
esthétique, la fiction. Il perçoit clairement le sens d’un indispensable
recours à l’esthétique pour concilier l’inconciliable, voire penser
l’impensable d'une théorisation qui se cherche encore dans la
contradiction: "le même Kepler, entre sérieux et fiction, entre ses
perspectives ou Dioptrice et sa Géographie lunaire123, tant dans sa
–––
120
Anatomie, op. cit., p. 218: "Though they seem close to us, they are infinitely
distant, and so – per consequens –, there are infinite habitable worlds: what hinders?"
121
Ibid., p. 228: "Why should not an infinite cause (as God is) produce infinite
effects? as Nic[holas Hill – Democrit[ea] philos[ophia] – disputes". Nicholas Hill,
tenant de l’atomisme épicurien (mort en 1610), avait été chercheur au collège de St
John, à Oxford. Il publie deux œuvres aux titres provocateurs, Philosophia Epicurea
et Philosophia Democritea. À son propos, Mersenne, encore aristotélicien en 1624,
écrivait : "au bout du compte, ils sont tous hérétiques".
122
Ibid., pp. 228-229.
123
Mentionnée dans la Discussion avec le messager, et publiée dans le Songe
(Somnium, seu opus posthumum de astronomia lunaris) qui circule en manuscrit dès
1611 mais n’est imprimé qu’après sa mort, en 1634.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
35
"Giordano Bruno et Robert Burton"
Conversation avec le messager des astres que dans son Songe, semble
d’accord en partie avec ces théories et en partie opposé"124.
Une intuition affûtée l’a donc rendu sensible à la pertinence
épistémologique de la "fiction", le Songe fonctionnant dès lors même
à ses yeux comme "mensonge vrai". Comme il avait pratiqué, à travers
l'œuvre protéiforme d'un Bruno, l'art du dévoiement de l'écriture pour
mieux accéder à la pensée du Nolain, et à travers elle à une pensée
conciliatrice du multiple et de l'un, fût-elle encore vécue comme un
"paradoxe", Burton, qui déjà avait su s'inventer le style détourné de la
digression, se rend à cet art du détournement de la "vraisemblance"
qu'est la fiction, celle des voyages intersidéraux, loin de tout référent
repérable, mais pour un supplément de vérité. Grâce aux jeux
spéculatifs avec ces arts de "l’invraisemblable", la fiction baroque,
comme le style pluriel des maniéristes, exerce le pouvoir de
transgresser canons et codes mais pour mieux débusquer les confins
d’une nouvelle réalité et accéder à une nouvelle épistémè elle-même
encore en plein mouvement, une épistémè du mouvement inscrit au
cœur du monde, au cœur des choses, et au cœur des mots, une
épistémè baroque. N’offrait-elle pas par les subterfuges de l'écriture la
possibilité même d’une nouvelle relation au monde, la reconnaissance
d’un monde autre dont les anciens canons aritotéliciens ne pouvaient
rendre compte? Ne contenait-elle pas la promesse d’un "nouveau
ciel", d’une "nouvelle terre", pour parodier les rêves d’une autre
fiction écrite pour le théâtre, l’Antoine de Shakespeare qui déjà, pour
exprimer l’exubérance d’une affectivité qu’aucun "canon" ne pouvait
contenir, parodiait ce souhait de l’Apocalypse dans Antoine et
Cléopâtre125, tragédie baroque s’il en fût?
Chez Burton tout autant que chez Bruno, la préséance
singulière accordée à la démarche littéraire la désigne comme mode
exploratoire d’un nouveau modèle imaginaire du monde, comme
accès paradoxal aux nouveaux modèles mathématiques ou
–––
124
Anatomie, op. cit., p. 229: "Kepler (I confess) will by no means admit of Brunus's
infinite worlds, or that the fixed stars should be so many suns, with their compassing
planets, yet the said Kepler between jest and earnest in his perspectives, lunar
geography, & – somnio suo, dissertat[io] cum nunc[io] sider[eo] –, seems in part to
agree with this, and partly to contradict; for the planets, he yields them to be
inhabited, he doubts of the stars".
125
Antony and Cleopatra, I, I, 17. Antoine répond à Cléopâtre qui cherche la limite de
l'amour: "Then must thou needs find out new heaven, new earth", Tragédies, éd. JeanMichel Déprats et Gisèle Venet, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 2002,
II, p. 724.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
36
Gisèle Venet
métaphysiques qui tentent d’en reformuler la perception. Autrement
dit, cette préséance donnée au style, cette re-modélisation des styles et
des héritages littéraires familiers qui obsèdent Bruno comme Burton et
les apparentent à leurs contemporains maniéristes et baroques, nous
contraignent à redonner à travers eux à la littérature, au phénomène
esthétique, et en particulier à cette singularité du baroque et du
maniérisme, son statut de métaphore épistémologique, au sens où
l'entendait Umberto Eco dans L'œuvre ouverte, comme si une force de
conceptualisation était là en œuvre dans la forme même que
s’imposent des auteurs par leurs choix d’écriture et la remodelait à son
tour, et cela avant même qu’une formulation plus explicite des
concepts puisse se faire jour qui donnerait accès à une pensée
scientifique pleinement assumée, objet de la philosophie des sciences.
Il s’agit bien de reconnaître à l’esthétique son plein statut
d’épistémologie en acte dont trop d’études "culturelles" ou de pure
épistémologie scientifique voudraient la dissocier.
Gilles Deleuze, dans Le Pli, sous-titré Leibniz et le baroque,
reproduit au début de son étude les trois lignes courbes par lesquelles
Paul Klee, en 1924, figurait un art de l'aléatoire sans direction
spécifique et posant les fondations de sa théorie de l'art moderne,
contemporaine des expériences esthétiques du Bauhaus. Deleuze
choisit d'en faire dériver l'aspect générique du baroque: "Le trait du
baroque, c'est le pli qui va à l'infini". Il en infère une théorie de la
courbure propre à révéler une philosophie de l'étirement "baroque"
chez Leibnitz, l'exact contemporain de Newton, et comme lui publiant
à l'extrême fin du 17e siècle. Analysant plus avant les rapports entre
pli et "texture" chez Leibnitz, et insistant sur la "manière dont une
matière se plie", il livre ce raccourci saisissant: "d'où le concept de
maniérisme dans son rapport opératoire avec le baroque", pour
rebondir à nouveau sur une analyse des principes de la philosophie
baroque fondée sur une omniprésente esthétique du pli, de la pliure, de
la "texture". Sans vouloir entrer dans une polémique sur les dates ou
les méthodes de choix des exemples fondateurs qui mettraient en
question les conclusions de ce livre par ailleurs très stimulant et très
éclairant sur Leibnitz, voire sur l'omniprésence de la ligne courbe, de
l'inflexion, du retournement dans l'esthétique et la pensée du baroque
très tardif auquel il s'intéresse, il nous semble pourtant que Giordano
Bruno, par ses dates, sa centralité dans la crise de l'Epistémè, et le
choix des outils esthétiques qu'il s'est lui-même choisis pour proposer
des solutions à la crise de la pensée européenne, est le mieux placé de
tous les philosophes des 16e et 17e siècles pour apparaître comme le
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
37
"Giordano Bruno et Robert Burton"
philosophe du Baroque, celui qui a pensé et exprimé la crise baroque
dans sa totalité, par les moyens mêmes de l'esthétique baroque.
Burton, l'encyclopédiste de cette période de crise, ne s'y était pas
trompé.
____________________
COMPLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES
Figurent ici, en complément des références données en notes de bas de page, les œuvres et
ouvrages consultés et exploités (dont toutes les introductions et préfaces aux éditions et
traductions) pour formuler les synthèses et analyses de notions utilisées dans cet article, mais non
explicitement cités.
1. Sur Bruno et Burton :
* Sources
BRUNO, Giordano, Œuvres complètes, édition bilingue, sous la direction de
Yves Hersant et Nuccio Ordine, Paris, Les Belles Lettres, 9 vol.
BURTON, Robert, The Anatomy of Melancholy, Thomas C. Faulkner, Nicolas
K. Kiessling, Rhonda L. Blair (eds.), préf. de J. B. Bamborough,
appareil critique de J. B. Bamborough et Martin Dodsworth, Oxford,
Clarendon, 6 vol., 1989-2000.
BURTON, Robert, L’Utopie ou la République poétique (Démocrite Junior au
lecteur, extrait de Anatomy of Melancholy), trad. Louis Évrard, préf.
Jean Starobinski, Obsidiane, L’Âge d’Homme, 1992.
BURTON, Robert, Anatomie de la Mélancolie, trad. Bernard Hoepffner et
Catherine Goffaux, préf. Jean Starobinski, postface Jackie Pigeaud,
Paris, Corti, 2000, 3 vol.
* Ouvrages critiques
DAGRON, Tristan, Unité de l'être et dialectique chez Giordano Bruno, Paris,
Vrin, 1999.
DAGRON, Tristan, et VÉDRINE, Hélène, éds. Mondes, formes et société selon
Giordano Bruno, Paris, Vrin, 2003 (recueil d'articles).
GATTI, Hilary, Giordano Bruno and Renaissance Science, Ithaca, Cornell
University Press, 1999.
HALLYN, Fernand, La Structure poétique du monde: Copernic, Kepler, Paris,
Editions du Seuil, 1987.
ORDINE, Nuccio, Le Seuil de l'ombre. Littérature, philosophie et peinture
chez Giordano Bruno, Paris, Belles Lettres, 2003.
VÉDRINE, Hélène, La Conception de la nature chez Giordano Bruno, Paris,
Vrin, 1967.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
38
Gisèle Venet
2. Sur maniérisme et baroque :
ARASSE Daniel, La Renaissance maniériste, Paris, Gallimard, 1997.
DUBOIS, Claude-Gilbert, Le Maniérisme, Paris, PUF, 1979.
DUBOIS, Claude-Gilbert, Le Baroque: profondeurs de l'apparence, Paris,
Larousse, 1973.
DUBOIS, Claude-Gilbert, Mots et règles, jeux et délires: études sur
l'imaginaire verbal au XVIe siècle, Caen, Paradigme, 1992.
LÉVY, Tony, Figures de l'infini. Les mathématiques au miroir des cultures,
Paris, Editions du Seuil, 1987.
MATHIEU-CASTELLANI, Gisèle, Anthologie de la poésie amoureuse de l'âge
baroque, 1570-1640, Paris, Union générale d'édition, 1978.
PELEGRÍN, Benito, Figurations de l'infini. L'âge baroque européen, Paris,
Editions du Seuil, 2000.
RAYMOND, Marcel, La Poésie française et le Maniérisme (1546-1610),
Genève, Droz-Minard, 1971.
RAYMOND, Marcel, Baroque et Renaissance poétique, Paris, Corti, 1985.
ROUSSET, Jean, Anthologie de la poésie baroque française, Paris, Armand
Colin, 1968.
ROUSSET, Jean, La littérature de l'âge baroque en France: Circé et le paon,
Paris, Corti, 1989.
ROUSSET, Jean, Dernier regard sur le baroque, Paris, Corti, 1998.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Vision baroque, vision maniériste
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI
Université de Paris 7 – Denis Diderot
Nous voici cordialement invités à "tonner contre" les
catégories du baroque et du maniérisme, et je me réjouis que ce
colloque ouvre un débat contradictoire ; mais il ne m’appartient guère
de jouer ici le rôle de l’accusateur , et si je dois jouer, à l’occasion,
celui de l’accusé, je ne m’adonnerai pas aux délices du repentir,
sincère ou feint. Le recours à ces termes a bien souvent été critiqué,
mais le plus souvent a priori ; et s’ils sont déclarés anachroniques, ne
peut-on en dire autant des termes de classicisme et de romantisme ?
Leur substituer les catégories d’ "asianisme" et d’ "atticisme" est un
geste élégant, mais tout aussi anachronique. On peut certes convenir
que, transférées du domaine des arts à celui de la littérature, les
notions de baroque et de maniérisme ont parfois perdu de leur clarté,
au point d’être quasiment confondues, comme si leur opposition à
l’esthétique dite classique suffisait à les jumeler: leur utilité paraît
cependant peu contestable, si l’on veut discerner dans la production
littéraire d’une époque — pour la France les années 1570-1640 — des
esthétiques concurrentes, qui renvoient à des visions du monde
différentes : car si voir autrement, c’est voir autre chose, comme le
posait Wölfflin1, voir autrement, c’est écrire autrement, et le style, on
le sait bien au moins depuis Proust, "est une question non de technique
mais de vision"2.
–––
1
H. Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, trad. C. et M. Raymond,
Club des Éditeurs, 1961, en particulier pP. 13-18, Pp. 25-33 (les modes de vision) ;
voir sur ce point Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, Corti,
1953, pp. 25 et suiv..
2
Proust, Le Temps retrouvé, in À la recherche du temps perdu, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, tome III, 1956, p. 895.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
40
Gisèle Mathieu-Castellani
Encore convient-il, évidemment, de définir les notions en
disposant de critères suffisamment précis pour que l’analyse ait
quelque rigueur ; mais puisque ce colloque nous invite, non point à
redéfinir des catégories, mais à mettre au jour les apports des diverses
pratiques, je tenterai d’évaluer la fécondité de la distinction entre
maniérisme et baroque. Il m’a semblé que le recours à ces notions
éclaire trois aspects de la problématique littéraire : d’abord la qualité
différentielle du style, de la "manière", de la façon, intimement liés
aux modalités du discours tenu ici et là ; ensuite, la représentation du
"paysage" que dessinent ces œuvres, l’appréhension du monde
extérieur, de la "nature", comme du monde intérieur propre à l’artiste,
puisque les traits différentiels de ces discours sont en relation avec une
idéologie particulière, une "philosophie", bien différentes ici et là ;
enfin, la nature de l’Eros, car si l’Eros baroque est hanté par les
figures violentes de l’hybris, l’Eros maniériste, sexuellement
ambivalent, est hanté par les délicates figures de l’inversion.
Style baroque, style maniériste
Bien qu’ils soient fort éclairants, les critères thématiques et
structurels ne distinguent sans doute pas suffisamment le baroque du
maniérisme. Aussi faut-il considérer les modes de dire, les stratégies
discursives, la visée du discours, et M. Raymond a fait heureusement
intervenir la notion d’un "maniérisme rhétorique"3: il observait que le
discours maniériste maintient toujours une relation d’incertitude, et ce
trait le distingue bien, en effet, du discours baroque, toujours
énergiquement assuré, toujours en quête de crédibilité.
Cette différence éclaire le contraste entre deux styles: une
poétique de l’énergie, de la fureur , celle de Sponde ou d’Aubigné ;
une poétique des "petits desseins", et de la fantaisie4, celle de
Desportes ou de Théophile ; là une parole forte, assurée, ici une parole
incertaine, une langueur énervée. Le discours baroque asserte sans
modaliser, il est catégorique et impératif. Il cherche l’efficace d’une
parole qui entend à la fois persuader et convaincre : "Donne force à
–––
3
M. Raymond, La Poésie française et le Maniérisme (1546-1610 ?), Paris, DrozMinard, 1971, Introduction, p. 27.
4
Théophile: "Je veux faire des vers qui ne soient pas contraints, / Promener mon
esprit par de petits desseins…", Elégie à une Dame, in Œuvres poétiques, éd. Guido
Saba, Classiques Garnier, Paris, Bordas, 1990, p. 106, v. 139- 140.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
41
"Vision baroque, vision maniériste"
ma voix, efficace à mes vers"5. Le locuteur, en position magistrale,
entend emporter l’adhésion de l’allocutaire, une adhésion à la fois
intellectuelle et affective, agir sur les émotions et les passions, comme
le recommandait Cicéron, pour pouvoir mener à sa guise, quo velit,
l’auditeur qu’il s’agit de soumettre. Pour assurer sa maîtrise, il lui faut
émouvoir :
Nous sommes ennuyés de livres qui enseignent, donnez-nous en
pour émouvoir, en un siècle où tout zèle chrétien est péri, où la
différence du vrai et du mensonge est comme abolie…6
Lorsqu’il prête cette demande aux lecteurs, Aubigné met en lumière la
visée de l’artiste baroque : émouvoir, certes, puisqu’on est "ennuyé"
par le livre qui enseigne, mais é-mouvoir, faire bouger l’auditeur, pour
mieux donner à entendre le vrai ; loin de renoncer à enseigner, il veut
enseigner autrement, en adressant le discours de la vérité aux
émotions de l’auditeur, du lecteur ; le discours baroque est celui de
quelqu’un qui croit, et qui veut faire croire. "Crois-moi", dit le poète
baroque, comme Chassignet : "Crois-moi, la mort nous suit à toute
heure, à tout pas." Et son message entend délivrer une assurance :
Venez à gorge ouverte en l’eau de mes discours
Puiser contre la mort un assuré secours. 7
Car l’intention didactique s’affiche avec force, chez Aubigné, chez
Chassignet, chez Sponde :
Apprends même du Temps […]
Mortels, chacun accuse, et j’excuse
Le tort qu’on forge en votre oubli. Un oubli d’une mort
Vous montre un souvenir d’une éternelle vie.
hé ! commence d’apprendre
Que ta vie est de Plume, et le monde de Vent. 8
–––
5
A. d’Aubigné, Les Tragiques, livre VII, Jugement, in Œuvres, éd. Weber, Paris,
Gallimard, 1969, p. 215 (v. 8).
6
A. d’Aubigné, Aux Lecteurs, préface des Tragiques, ibid., p.3.
7
Chassignet, Le Mespris de la Vie et Consolation contre la Mort, éd. H. J. Lope,
Paris, Droz-Minard, 1967, s. XLVII, p. 68, et s. I, p. 31.
8
Sponde, Œuvres littéraires, éd. A. Boase, Genève, Droz, 1978, Stances de la Mort,
p.251, v. 97 ; Sonnets sur le mesme subject (dits "Sonnets de la Mort"), s. I, p. 253, et
s. VIII, p. 260.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
42
Gisèle Mathieu-Castellani
Sponde achève volontiers un sonnet, d’amour ou de mort, sur une
maxime fortement frappée :
Savez-vous bien que c’est le train de cette vie ?
La fuite de la Vie et la course à la Mort.
Qu’en la guerre d’Amour une âme bien nourrie
Emporte tout l’honneur emportant le profit.
A gagner un beau bien on gagne une louange,
Mais on en gagne mille à ne le perdre point.9
Le discours pose le locuteur en position magistrale d’enseignant,
l’allocutaire en position d’enseigné, docile à la parole qu’il a pour
mandat d’écouter :
Je viens à vous, des deux fidèle messager,
De la gêne sans fin à qui ne veut changer,
Et à qui m’entendra, comme Paul Ananie,
Ambassadeur portant et la vue et la vie.10
Le locuteur est toujours en quête d’efficace, soucieux d’assurer sa
maîtrise sur un destinataire qu’il s’agit de "posséder". Comment
d’ailleurs le discours pourrait-il ne point être assuré, puisqu’il émane
du Logos divin, qu’il est parole de Vérité ?
Le discours maniériste ne cherche ni à convaincre, ni à
émouvoir; il est sceptique: il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et,
comme l’observait Odette de Mourgues, il manque de conviction11.
L’énoncé est questionnant, problématisant toute assertion. C’est que le
sujet lui-même doute, il doute de posséder la Vérité, ne trouvant dans
le monde qui l’entoure que de confuses images, il doute de lui-même
et de son identité, toujours mal assurée :
Je ne sais qui je suis, je ne me connais point. 12
Je fais mille desseins, je tiens mille propos,
–––
9
Ibid., Sonnets sur le mesme subject , s. IV p 256 ; Les Amours, s. X, p. 58 et VIII , p.
56.
10
Aubigné, Jugement, éd. cit., p. 215, v. 23-6.
11
Odette de Mourgues, O Muse fuyante proie…, Paris, Corti, 1962, p. 15.
12
Desportes, Diverses Amours, éd. V.E. Graham, Paris, Droz-Minard, 1963, p. 136, v.
41.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
43
"Vision baroque, vision maniériste"
Et rien ne dure ferme en ma vague pensée.13.
Et au lieu d’une "voix brusque et forte", comme celle de Nuysement14,
ou celle d’Aubigné, il fait entendre une voix faible aux sons assourdis,
à peine audibles : "Ma triste voix se perd en l’air…"15 Théophile, le
meilleur représentant du maniérisme littéraire français, évoque sa
"languissante veine", "les tristes sons rimeurs, d’un style qui se
traîne", l’inspiration venue d’une "Muse faible et sans haleine,/
Ouvrant sa malheureuse veine", "des vers languissants"16. Au delà de
l’excusatio propter infirmitatem, il faut lire dans ces aveux le choix
d’une autre poétique, qui n’est plus celle de la fureur, mais celle de la
"fantaisie" et du "caprice".
Certes le discours baroque d’un Sponde, d’un Chassignet, est
parfois moins assuré qu’il ne le dit, qu’il ne le croit ; et le discours
maniériste d’un Théophile, d’un Tristan, est parfois plus assuré qu’il
ne le dit, qu’il ne le croit. Mais la couverture rhétorique déclare ici
l’incertitude, là la certitude ; les modalités de l’énonciation diffèrent :
d’un côté "un discours régentant et assévérant", de l’autre "un style
nubileux et douteux" qui "ne prescrit rien à certes", "une forme
d’écrire douteuse en substance".17
Aussi, tandis que le discours baroque affiche hardiment son
assurance, recourant si volontiers aux formules gnomiques, aux
maximes fortement frappées, comme chez Sponde, le discours
maniériste affiche tout aussi hardiment son incrédulité : sensible au je
ne sais quoi, le maniériste goûte l’énonciation problématique, peutêtre, il me semble que.... Le "je ne sais quoi", non so che, est
maniériste , dit Hocke, qui établit une chaîne : " Le métaphorisme = le
–––
13
Id., Elégies, éd. V.E. Graham, Droz-Minard, 1961, XIV, p. 105, v. 44-5.
"Si je chante ces vers d’une voix brusque et forte …", s. CI, in Clovis Hesteau de
Nuysement, Œuvres Poétiques, éd. R. Guillot, Genève, Droz, 1994, p. 315.
15
Théophile. Au Roi sur son exil, éd. cit., p. 6, v. 33 ( souvenir d’Ovide exilé en pays
barbare, et de ses plaintes dans les Tristes et les Pontiques).
16
Théophile, éd. cit., Elégie, p. 194, v. 11-12, et 42 ; Prière de Théophile aux poètes
de ce temps, p. 293, v. 85-6.
17
Ce sont les formules de Montaigne pour caractériser le style de Platon "quand il fait
le législateur", ou celui des oracles, ou des philosophes qui poursuivent "un dessein
enquérant plutôt qu’instruisant", Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, II. XII
p. 512, p. 586, p. 509.
14
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
44
Gisèle Mathieu-Castellani
transfert = la dissimulation accroît le désir"18, et il ajoute que
l’ "indéfini" "fait pressentir quelque chose de fascinant dans ce qu’on
cache". Quand le poète maniériste dit "je crois", loin d’afficher une
conviction assurée, il dit seulement un vague sentiment, l’expression
d’une croyance toute personnelle, un trait de subjectivité. Ne
cherchant ni à enseigner, ni à persuader, il se soucie seulement de
plaire, de séduire. Du côté du baroque, un "réalisme" qui vise à
frapper de stupeur, à étonner, à donner l’illusion de réel ; du côté du
maniérisme, un "antinaturalisme", un "subjectivisme", qu’ont bien
soulignés les historiens de l’art, Friedlander et Hocke19. Ces discours
s’inscrivent dans deux visions du monde bien différentes, l’une
tragique, l’autre sceptique. L’art baroque, qui est pour M. Raymond
celui d’un âge militant, celui de la Réforme et de la Contre-Réforme,
s’inscrit en effet dans une vision tragique du monde, d’un monde dans
lequel agit la transcendance : sans transcendance, pas de tragique20.
C’est précisément cette absence qui distingue le maniérisme: il est
l’expression d’une philosophie sceptique, d’un rationalisme sceptique
qui, de Montaigne, le père des libertins, à Théophile, s’écarte des
dogmes et du surnaturel, au nom de "la nature", de la nature nue de
l’homme nu :
J’approuve qu’un chacun suive en tout la nature :
Son empire est plaisant et sa loi n’est pas dure. […]
Je pense que chacun aurait assez d’esprit
Suivant le libre train que nature prescrit.
Heureux, tandis qu’il est vivant,
Celui qui va toujours suivant
Le grand maître de la nature.
[…] quant à moi, je l’abjure,
Et ne reconnais pour tout que ma nature.21
–––
18
G.R. Hocke, Labyrinthe de l’Art fantastique, trad. de l’allemand Die Welt als
Labyrinth (1957) par C. Heim, Paris, Editions Gonthier, 1967, p. 213 ; sous-titre : Le
Maniérisme dans l’art européen, p. 213.
19
Walter Friedlaender ( 1873-1966), Maniérisme et Antimaniérisme (1925 et 1929,
éd. angl. 1953), Paris, Gallimard, 1991 (trad. J. Bouniort), pp. 24 et 28, Hocke, op.
cit., p. 17.
20
H. Gouhier, Le théâtre et l’existence, Paris, Aubier, 1952, "Tragique et
transcendance", p. 33-47.
21
Théophile, éd.cit., Satire première , p. 128, v. 85-6, et p. 131, v. 175-6 ; Ode XVII
p. 70, v. 1-3 ; A M. du Fargis, p. 125, v. 65.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
45
"Vision baroque, vision maniériste"
Ici point d’autre certitude qu’incertaine. A la différence des baroques,
pour qui, dit M. Raymond, "la Création naturelle est toute pénétrée de
surnaturel", car "l’Esprit s’incarne" et "le Royaume est présent hic et
nunc", les maniéristes font le pari de l’incroyance ; que l’art
maniériste se définisse par son antinaturalisme alors qu’il revendique
l’autorité de la nature n’est paradoxal qu’en apparence: c’est au nom
précisément de sa nature, et du "libre train" qu’elle prescrit, que
l’artiste prétend donner "libre cours", un cours sinueux, à ses
fantaisies, "les plus folles et qui / lui / plaisent mieux", comme dit
Montaigne, et s’écarter des normes dites naturelles. La poésie
maniériste joue de la relation d’incertitude qui s’établit non seulement
entre l’œuvre et son lecteur, mais aussi entre l’écrivain et son discours
, entre le sujet et le monde, dont il ne perçoit que des reflets mouvants.
Deux univers s’affrontent : dans l’un s’affirme la présence
d’une transcendance, dans l’autre l’homme ne connaît d’autre loi que
celle d’une nature qui se confond avec son être singulier. C’est
pourquoi l’apparente similitude des thèmes et des motifs,
l’inconstance, la métamorphose, le déguisement, est un leurre : le
baroque déteste l’inconstance, le maniériste l’adore ! L’un attend
impatiemment "la fin du mouvement et la fin du désir"22, l’autre se
plaît à être cette créature muable comme le monde qu’il s’enchante de
voir bouger autour de lui. Pour l’un la loi est la Loi , et même s’il ne
se soumet pas sans débat, il ne saurait s’y soustraire, car en elle est le
salut ; pour l’autre il n’est d’autres lois que celles que dicte sa nature,
d’autres normes que celles que l’individu tient pour siennes. Ainsi les
notions de baroque et de maniérisme restent efficaces pour définir une
esthétique fondée sur une éthique, et plus généralement sur une vision
du monde, tragique ou sceptique, qui déclare le partage entre foi et
agnosticisme, entre croyance et incroyance, entre certitude et
incertitude.
Paysage baroque, paysage maniériste
C’est bien une vision du monde qui s’inscrit dans l’élection d’un
"style". Le trait marquant du baroquisme n’est-il pas cette continuité
qui fait saisir l’univers et ses objets, le monde des hommes, et le sujet,
au sein d’un espace qui ignore les limites et gomme les contours?
–––
22
A. d’Aubigné, Jugement, éd. cit., p. 224, v. 394.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
46
Gisèle Mathieu-Castellani
Celui du maniérisme n’est-il pas le discontinu, le fragmentaire ? Chez
le poète baroque, Aubigné, Sponde, Nuysement, une vision globale et
indifférenciée du continu ; chez le poète maniériste, Desportes,
Théophile, Tristan, un regard myope qui grossit démesurément le
détail au détriment de la vision d’ensemble23. L’univers imaginaire du
maniériste privilégie les flottements, les reflets, les mirages ; son âme
flotte, et le monde autour de lui flotte, comme le visage de l’aimée :
Je tremble en voyant ton visage
Flotter avecque mes désirs… 24
Les miroirs flottants emblématisent un mode de vision sensible aux
reflets, aux muances, aux indécisions, dessinant un univers glissant,
où seul un "miracle" pourrait fixer le changement :
Je sais que ces miroirs flottants
Où l’objet change tant de place,
Pour elle devenus constants
Auront une fidèle glace.25
Hocke, s’intéressant à la peinture maniériste d’un Pontormo, d’un
Rosso Fiorentino, d’un Parmesan, voit dans leurs œuvres "un monde
flottant", cependant que "la forme statique tend à se dissoudre dans le
style dit "sinueux" ( serpentinata)"26.
La vision, troublée, confuse, tend en effet à devenir onirique :
L’ombre de cette fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendants
Paraissent être là — dedans
Les songes de l’eau qui sommeille. 27
Cependant que l’œil baroque est heureusement "ébloui de rayons",
l’œil maniériste craint ces rayons qui éblouissent, ces vifs éclats qui le
blessent, comme lorsque Sylvie "jette l’éclat de ses yeux noirs", "un
feu dans l’eau" :
–––
23
Voir Luciano Erba, "Visione miope e seicentismo", Aevum, 1956 ; et O. de
Mourgues, O Muse, fuyante proie…, op. cit., p. 16.
24
Tristan, Le Promenoir des deux amans, in Les Plaintes d’Acante et autres œuvres,
éd. J. Madeleine, Cornely et Cie Editeurs, 1909, p. 61, v. 85-6.
25
Théophile, éd. cit. La Maison de Sylvie, Ode X, p. 301, v. 101-4.
26
Hocke, Le Labyrinthe…, op. cit., p. 29.
27
Tristan, Le Promenoir des deux amans, éd. cit., p. 58, v. 13-16.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
47
"Vision baroque, vision maniériste"
Quelque vigueur que nous ayons
Contre les éclats qu’elle darde,
Ils nous blessent, et leurs rayons
28
Eblouissent qui les regarde.
Le maniériste redoute l’ardeur du soleil, s’identifiant volontiers à ces
fleurs que sont devenus Clytie, Ajax, Adonis, et Narcisse, passés "des
lois de l’Amour sous celles de Flore" :
Piqué secrètement de leur éclat vermeil,
Un folâtre Zéphyr à l’entour se promène ;
Et pour les garantir de l’ardeur du soleil,
Les évente de son haleine.29
Une esthétique de la discrétion, du secret, convient à qui ne goûte la
violence que si elle est "confuse", le bruit que s’il est "confus", le
soleil que s’il est "discret"30 , comme l’amant:
Je crains d’être aperçu, j’ai peur d’être écouté ;
Il faut que je me taise et que je dissimule. 31
Le paysage baroque dit le violent discord, toujours au bord de la
rupture, l’enflure, la crevaison, comme chez Aubigné :
L’air, noirci de démons ainsi que de nuages,
Creva des quatre parts d’impétueux orages ;
Les vents, les postillons de l’ire du grand Dieu,
Troublés de cet esprit retroublèrent tout lieu...32
Chez Sponde :
Les vents grondaient en l’air, les plus sombres nuages
Nous dérobaient le jour pêle mêle entassés,
Les abîmes d’enfer étaient au ciel poussés,
–––
28
Théophile, La Maison de Sylvie, éd. cit., p. 304, v. 69, v. 21, et v. 91-4.
Tristan, Les Plaintes d’Acante, p. 15, v. 108-9 et 127-130.
30
Théophile: "Une confuse violence / Trouble le calme de la nuit" , Le Matin, éd. cit.,
p. 52, v. 41 ; Tristan : "Tandis qu’un bruit confus règne avec la lumière …", L’Amant
discret, éd. cit., p.73 ; Théophile: "Dans ce parc un vallon secret / Tout voilé de
ramages sombres, / Où le Soleil est si discret / Qu’il n’y force jamais les ombres…",
La Maison de Sylvie, Ode III, p. 306, v. 1-4.
31
Tristan, L’amant discret, Stances, p. 73, v. 10.
32
Aubigné, Vengeances, éd. cit., p. 212, v. 1045- 8 et 1051-2.
29
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
48
Gisèle Mathieu-Castellani
La mer s’enflait de monts, et le monde d’orages […].
Outrage au ciel, mais soudain vengeance. La Terre se hérissa
d’épines, le Ciel se rouilla, le Feu vomit de flottantes fumées, les
Fleuves s’enflèrent jusqu’aux nues, et se crevèrent jusqu’aux
abîmes, les Airs s’amassèrent en orages et s’éclatèrent en
foudres…33
Ou chez Nuysement :
Que tous les Eléments s’efforcent de leur nuire,
Que la Terre s’abîme, afin de les détruire,
Que des enfers hideux les gouffres flamboyants,
Que du Chien trois-têtu les gosiers aboyants,
Que des Antres affreux les cavernes horribles,
Que des fières Fureurs les vengeances terribles,
Que des fleuves mortels les flots envenimés,
Que des fourneaux ardents les ventres allumés ,
….
Et bref que ce qui est aux Enfers de terreur,
De tourment, et d’effroi, punisse leur erreur ! 34
Le paysage maniériste écarte toute violence, et Borée est trop insolent
pour qu’on ne le force pas à la retraite :
Quand le ciel lassé d’endurer
Les insolences de Borée
L’a contraint de se retirer
35
Loin de la campagne azurée…
Il reste incertain ; s’opposant à l’éclatante lumière baroque, les faibles
lueurs maniéristes ne donnent que des ombres incertaines :
Les rayons du jour égarés
Parmi des ombres incertaines
Eparpillent leurs feux dorés… (ibid., v. 101-3)
–––
33
Sponde, Les Amours, éd.cit., s. XXVI, p. 74 ; et Méditations sur les Psaumes, Ps.
XIV, p. 98.
34
Clovis Hesteau de Nuysement, Les Gémissemens de la France,éd. cit., p. 138 (vers
401-412) : malédiction contre les rebelles qui "sous le manteau sacré d’une religion"
(v. 347) ensanglantent la France lors des guerres civiles.
35
Théophile , La Maison de Sylvie, éd. cit., p. 321, v. 91-4.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
49
"Vision baroque, vision maniériste"
Et nulle empreinte ne saurait marquer durablement un paysage
fuyant :
Comme la branche au gré du vent
Efface et marque sa peinture. (ibid., v. 109-10)
L’esthétique maniériste est celle du caprice, à la fois
manifestation d’une humeur , privilégiant la liberté individuelle : "Ce
que veut mon caprice à ma raison déplaît"36, et catégorie esthétique,
privilégiant la négligence, l’improvisé, le libre élan de l’imagination,
accueillant, comme dans les essais de Montaigne, "les discours fortuits
qui tombent en la fantaisie". Le capricieux, le sinueux, caractéristiques
de la grottesque, présentés comme l’envers d’un art raisonnable de la
contrainte, comme la marque d’insoumission au principe d’autorité,
sont les heureux produits d’une imagination en liberté ; chimères et
monstres fantasques, folles rêveries, condamnées par Horace et la
tradition "classique", reçoivent droit de cité, comme l’allure à sauts et
à gambades, le décousu :
Je ne veux point unir le fil de mon sujet,
Diversement je laisse et reprends mon sujet.
[…]
La règle me déplaît, j’écris confusément.37
Le décousu, revendiqué par Montaigne : "Je prononce ma sentence par
articles décousus…"38 , caractérise chez Théophile à la fois un
imaginaire, une vision, et un style, refusant la contrainte, préférant le
confus au raisonnable.
L’artiste maniériste, dit Hocke, "a besoin d’inhibitions, de
dissimulation, de cachettes, de masques, de complications"39;
l’artificiel, l’antinaturel marquent la création maniériste. Il y a là
comme un apparent paradoxe, car l’artificiel, l’antinaturel, voire la
dissimulation et le masque, s’inscrivent dans un "art poétique" qui se
réclame de la nature… Mais il s’agit moins, en fait, de naturaliser
–––
36
Théophile, Satire première, p. 127 , v. 42.
Elégie à une dame, p. 105, v. 115-6 et v. 119.
38
Montaigne, Les Essais, éd. Villey-Saulnier, Paris, PUF, 1965, III. XIII, p. 1077 ;
"ces petits brevets /les essais/ décousus comme des feuilles sibyllines…" ( III. XIII, p.
1092) ; "La science que j’y cherche y est traitée à pièces décousues." ( II. X, p. 413)
39
Hocke, op. cit., p. 213.
37
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
50
Gisèle Mathieu-Castellani
l’art, comme le souhaitait Montaigne, que d’artificialiser la nature,
plus exactement d’inclure dans la notion de nature l’artifice, ce que
"les autres" disent contraire à la nature.
J’avais suggéré de voir dans Pygmalion et Narcisse les
emblèmes du baroque et du maniérisme. Tandis que Pygmalion, plein
de confiance dans les dieux, leur demande d’animer la statue née de
ses doigts, Narcisse, toujours épris de l’erreur délicieuse, continue aux
Enfers de se mirer dans les eaux du Styx pour y contempler son reflet
désirable. Pygmalion fait du vrai avec du faux, et, homme de la
croyance, il rivalise avec le démiurge pour feindre, fabriquer, créer :
"l’effet Pygmalion" travaille le discours baroque, qui veut croire et
donner à croire. Narcisse est le héros de la vaine semblance, du vano
desio, de l’illusion qui triomphe du réel:" l’effet Narcisse" travaille le
discours maniériste, qui s’attache à faire semblant, à proposer des
simulacres, et s’éprend des ombres délicates.
Nombre de traits distinguent en effet les deux esthétiques : le
rapport au langage, que l’énonciateur fasse entendre une parole de
vérité, ancrée dans le logos divin, ou qu’il ajoute à ses assertions une
nuance d’indétermination ; le rapport au monde, que l’artiste entende
en restituer de vives images, une "vive représentation", travaillant les
effets de réel, ou qu’il construise de précieux simulacres, donnés pour
tels. Ainsi en va-t-il avec La Plainte écrite de sang de Tristan :
Ces vers sont de ma flamme une preuve évidente,
Et tous ces traits de pourpre en font voir la grandeur :
Cruelle, touche-les pour en sentir l’ardeur,
Cette écriture fume, elle est encore ardente. 40
Ecrite de sang, la plainte ? Ecrite d’encre, évidemment, car le pourpre,
le sang, sont figurés en leur absence.
La qualité de l’activité de mimésis diffère, ici représenter le
réel, là représenter une représentation, un déjà représenté ; et surtout la
relation au destinataire, qu’il s’agit soit de persuader, de forcer à voir
et à croire, soit de laisser dans l’incertitude, le doute, le suspens. Le
maniériste entend exalter l’artificiel, l’anti-naturel, l’anormal, dans la
vie, dans l’art ; l’auteur "maniéré", selon Curtius, prétend dire les
choses "anormalement" : "Au naturel, il préfère l’artificiel,
–––
40
Tristan, éd. cit., Sonnet, p. 108.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
51
"Vision baroque, vision maniériste"
l’alambiqué ; il veut surprendre, étonner, éblouir"41. Si l’art de la
pointe est, comme il le montrait, typiquement maniériste, et non point
baroque, n’est-ce pas qu’il n’a pas pour visée de convaincre, mais de
frapper par son ingéniosité, de déconcerter ? L’ingéniosité est à la fois
en effet marque d’esprit, et indice de ruse, et elle aime à se manifeste
dans la dissimulation ; Montaigne loue "l’invention de cet ancien
peintre" (Timanthe) qui, "ayant épuisé les derniers efforts de son art",
eut l’ingénieuse idée, faute de pouvoir représenter l’extrême douleur
d’Agamemnon devant le sacrifice de sa fille Iphigénie, de le peindre
"le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvait représenter
ce degré de deuil" : voici un art de la ruse, comme chez Pline, la
source de l’anecdote, où la principale qualité reconnue au peintre était
l’ingenium, l’ingéniosité42. "Lorsque la dissimulation l’emporte sur la
manifestation, il en résulte un maniérisme" dit Hocke43. Et il rappelle
les sept figures symboliques du Trattato delle acutezze (1639) de
Peregrini : le merveilleux, l’ambigu, l’aberrant, la métaphore obscure,
l’allusion, l’ingénieux, le sophisme. Le maniérisme met en œuvre une
esthétique du déguisement. Théophile, dont la poétique explicite prône
la franchise et le refus de toute feinte, avoue pourtant, à la faveur
d’une composition pour un ballet de cour où il est censé céder la
parole à Liancourt, le charme de la dissimulation :
Si pour un beau dessin il se faut déguiser,
Si le secret d’amour a besoin qu’on le couvre,
On ne me saurait accuser
D’être aujourd’hui le seul qui dissimule au Louvre.44
Dans le travestissement même, se dit le goût du travesti. Et si le secret
d’amour exige la couverture, n’est-ce point parce qu’il met en jeu un
autre Eros ?
Eros baroque, Eros maniériste
–––
41
E.R. Curtius, "Le maniérisme", in La littérature européenne et le Moyen Age latin,
trad. J. Bréjoux, Paris, P.U.F., 1956.
42
Montaigne, Les Essais, I. II, éd. Villey-Saulnier , PUF, 1965, p. 12 ; Pline: "Nam
Timanthi vel plurimum adfuit ingenii.", Histoire Naturelle, XXXV- 73.
43
Hocke, op. cit., p. 212.
44
Théophile, Le Déguisé, Pour Monsieur le Premier, éd. cit., p. 242, v. 21-4.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
52
Gisèle Mathieu-Castellani
L’Eros baroque diffère de l’Eros maniériste , car l’objet
d’amour est le produit d’un "étayage" différent : l’amant baroque,
Aubigné, Sponde, Beaujeu, se heurte à l’Autre, tout dissemblable,
veut le posséder sans nier sa différence, et s’il cherche dans l’univers
du mythe des modèles de passion sacrificielle, c’est le trio des
martyrs, Sisyphe, Tantale, Ixion, qui se présente à son imagination, ou
Actéon, mutilé et déchiqueté par ses propres chiens, image de ses
désirs furieux : "Je suis cet Actéon de ses chiens déchiré !"45 Le
poète-amant maniériste craint toute violence, qu’il fait rimer
volontiers avec insolence, et qu’il souhaite vaincue par le silence.
Incertain de lui-même et de son propre sexe, il est attiré par le même :
il s’éprend, comme le Narcisse de P. de Tyard, de sa sœur jumelle, ou
de sa propre ombre, ou d’une dame déguisée en garçon, ou plutôt d’un
garçon tout semblable à une fille, et ses héros sont Ganymède,
l’aimable giton de Jupiter, Hyacinthe, ce joli garçon dont deux dieux
se disputèrent les faveurs, ou Hylas, aimé d’Hercule, ou Endymion,si
peu viril, possédé par Diane tandis qu’il dort d’un éternel sommeil…
Son rêve le plus insistant est celui de métamorphose en fleur, en fleur
languissante et penchée, qui porte son désir de féminité fragile :
Dieux ! que ne suis-je entre ces fleurs
Si vous devez un jour m’arroser de vos pleurs !46
Pour célébrer l’ami-amant sans craindre les foudres de la censure, au
reste plus vigilante dans les premières décennies du XVIIe siècles que
dans la seconde moitié du XVIe siècle, le maniériste emprunte
volontiers à la fable les fameux couples d’amis liés par "l’amitié
réciproque" — tel est alors le nom de l’homosexualité masculine pour
ceux qui la louent, tandis que ceux qui la fustigent comme Aubigné ou
Tallemant des Réaux l’appellent sarcastiquement "l’amour sacrée":
Oreste et Pylade, Patrocle et Achille, Hercule et Thésée47, et, bien
entendu, Nisus et Euryale, figureront ainsi dans les "troupes d’amants"
des Etats du Soleil de Cyrano48. Damon et Pythie, Chéréphon et
–––
45
Sponde, Les Amours, éd. cit., s. V, p. 53.
Tristan, Les plaintes d’Acante, p. 15, v. 111-2.
47
C’est Héraclès qui délivra Thésée enchaîné aux Enfers en compagnie de son ami
Pirithoos.
48
L’intertexte mythologique autorise Cyrano à inventorier et à présenter sous un jour
favorable tous les écarts: l’inceste (Myrrha et son père), le transsexualisme (Iphis
devenue garçon pour épouser sa belle compagne Yante), l’auto-érotisme (Narcisse),
l’hermaphroditisme, la bestialité(Pasiphaë éprise d’un taureau), le "végétalisme" (
Artaxerce amoureux fou d’un platane auquel il s’unit sexuellement). Et il ajoute la
46
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
53
"Vision baroque, vision maniériste"
Socrate, Hoppie et Dimante, Hector et Nestor figurent dans l’"Elégie
pour une Dame énamourée d’une autre Dame" de Tyard, où la
célébration des amours lesbiennes, rivalisant avec les amours viriles,
"vaut pour" un éloge de celles-ci :
Notre amour servirait d’éternelle mémoire
Pour prouver que l’amour de femme à femme épris
Sur les mâles amours emporterait le prix.
Un Damon à Pythie, un Enée à Achate,
Un Hercule à Nestor, Chéréphon à Socrate,
Un Hoppie à Dimante, ont sûrement montré
Que l’amour d’homme à homme entier s’est rencontré. 49
Lorsque Desportes déplore la mort des mignons de Cléophon 50, il
n’omet évidemment pas d’évoquer les couples d’amants, Achille et
Patrocle, Pylade et Oreste, Hercule et Thésée :
Qu’on ne me vante plus l’amitié vengeresse
Du preux fils de Thétis, sûr rempart de la Grèce :
Ni le feu saint et beau dont Pylade est forcé
Quand il offre à mourir pour Oreste insensé.
S’éteigne le beau nom d’Hercule et de Thésée…
Damon-Quélus et Lycidas-Maugiron, aimés de Cléophon-Henri III,
deviennent ces "Achilles nouveaux, deux aimables Printemps", qui
s’aimaient "uniquement" :
[…] ce n’était qu’un vouloir,
En eux un seul esprit deux corps faisait mouvoir. (v. 23 -4)
Que le choix de certains héros soit l’indice de cet "autre
amour" est attesté par le sort réservé à Orphée : tandis que les
sexualité de groupe : au Royaume des Amoureux, où est organisé un séminaire
d’amants, le jeune mâle reçoit pour femmes "dix, vingt, trente ou quarante filles de
celles qui le chérissent", mais "le marié cependant ne peut coucher qu’avec deux à la
fois"…
49
Ed. cit., p.246, v. 56-62. Damon et Pythie ( Pythias) : deux philosophes liés par une
vive amitié ; Chéréphon : compagnon et disciple de Socrate dans Les Nuées
d’Aristophane ; Hoppie ou Hoplée et Dimante ou Dimas ou Dymas : amis cités dans
La Thébaïde de Stace. Damon et Pythias, Oreste et Pylade sont cités pour leur ardent
amour réciproque dans le Commentaire du Banquet de Marsile Ficin, "Oratio
secunda", éd. R. Marcel, Paris, Les Belles-Lettres, 1956, p. 158.
50
Desportes, Adventure Seconde, in Elégies, éd. V.E. Graham, Paris, Droz-Minard, p.
221.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
54
Gisèle Mathieu-Castellani
maniéristes, comme Tristan et Théophile, le célèbrent à l’envi, les
baroques semblent hésiter à invoquer son patronage, lui préférant celui
d’Amphion. C’est que, selon Ovide, Orphée aurait "inventé la
pédérastie" après la perte de son Eurydice : "Ce fut lui qui inventa de
transférer le désir amoureux sur de jeunes garçons."51 Les poètes, les
artistes et les érudits de la Renaissance le savent bien, même si nous
l’avons (un peu) oublié : Politien dans sa Favola d’Orfeo fait
prononcer au musicien, renonçant à l’amour des femmes, une étrange
profession de foi"52, où il déclare vouloir désormais ne plus avoir de
commerce amoureux qu’avec des jeunes garçons , comme Jupiter
jouissant au ciel du beau Ganymède, Phébus jouissant sur terre
d’Hyacinthe, Hercule amoureux d’Hylas. Et une gravure de Dürer "La
mort d’Orphée" porte cette inscription "Orphée le premier pédéraste".
Du Bellay s’en prenant à un ennemi (peut-être à Louis le Roy, dit
Regius, le traducteur du Banquet) lance cette pointe venimeuse :
Tu penses que je n’ai rien de quoi me venger,
Sinon que tu n’es fait que pour boire et manger :
Mais j’ai bien quelque chose encore plus mordante.
Et quoi ? l’amour d’Orphée ?
Lorsque le poète, comme Tristan, choisit un illustre modèle parmi les
figures mythologiques des musiciens, préférer Orphée à Amphion
témoigne allusivement de ses goûts. Une autre "ruse" du discours
homosexuel consiste à écrire un poème "au nom d’une dame", ce qui
permet de détailler les charmes d’un bel adolescent. Ainsi Théophile,
sous couvert de laisser la parole à Thisbé, demandant à un peintre le
portrait de Pyrame son amant, se donne loisir de vanter les charmes
d’un jeune garçon :
Il a dedans ses yeux des pointes et des charmes
Qu’un tigre goûterait […],
–––
51
"Ille (…) fuit auctor amore / In teneros transferre mares" Ovide, Métamorphoses,
liv. X, v. 83-4. Selon Apollodore, c’est un autre musicien, Thamyris, qui fut "le
premier mâle qui aimât d’autres mâles" , lorsqu’il s’éprit du bel Hyacinthe,
Bibliothèque , trad. J.-C. Carrière et B. Massonie, Paris, Les Belles Lettres, 1991, I. 3.
16, p. 29.
52
Le mot est de Chamard, citant — sans oser les traduire ! — quelques vers de
Politien pour commenter l’allusion à "l’amour d’Orphée" dans le sonnet LXV des
Regrets de Du Bellay, cité ci-dessous (in Œuvres poétiques, tome II, Droz, 1934, p.
102).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
55
"Vision baroque, vision maniériste"
mais d’un garçon présenté sous une figure féminine ; pour peindre
Pyrame, en effet,
Il ne faut que peindre l’Aurore
Sous l’habit d’un jeune garçon.
Double travestissement : le garçon se présente sous les traits de
l’Aurore, mais d’une Aurore en habit masculin. Comme si la féminité
n’était adorable que sous les traits d’un éphèbe! Et si l’amante propose
ensuite l’amant pour modèle de beauté masculine, encore est-ce pour
peindre Hyacinthe, un héros bien peu viril, aimé tendrement
d’Apollon, le dieu Soleil :
Connais-tu les lys et les roses,
En sais-tu faire les portraits,
En un mot sais-tu tous les traits
De toutes les plus belles choses ?
Si tu voulais peindre Hyacinthe
Pour le faire voir au Soleil,
Tu peindrais Pyrame…
L’amant maniériste est séduit par le travesti, comme Tristan, disant
bien curieusement à sa dame :
Bien que ta froideur soit extrême,
Si dessous l’habit d’un garçon
Tu te voyais de la façon,
Tu mourrais d’amour pour toi-même.53
Qui parle ici ? Un amant fasciné par un homme-femme, aimant le
déguisement qui trouble les identités sexuelles. Il célèbre ainsi "la
venue de Madame sortie de Nancy vêtue en cavalier" :
Est-il vrai que Madame, ou plutôt ce bel Ange,
Ait passé jusqu’à nous malgré tant de hasards
Sous un habit de Mars ? 54
Ce bel Ange : si tant de poèmes de Tristan et de Théophile nomment
l’objet d’amour un ange, n’est-ce point que son sexe est indécis ? Ni
homme, ni femme, l’ange est neuter, ou bien encore uterque, comme
–––
53
54
Tristan, Le Promenoir des deux amans , éd. cit., p. 60, v. 73-6.
Sur la venue de Madame… , éd. cit., p. 91.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
56
Gisèle Mathieu-Castellani
cet Hermaphrodite, célébré par P. de Tyard, qui a heureusement "les
deux sexes ensemble"55.
"Dis-moi quelle figure mythologique te hante, je te dirai qui tu es" : si
l’on applique cette règle, simple mais efficace, on verra se dessiner les
deux visages d’Eros ; dans la littérature baroque, les figures de la folie
hétérosexuelle, Pygmalion, Actéon, et de l’hybris, Ixion, Sisyphe,
Tantale ; dans la littérature maniériste, les figures délicates des
éphèbes et des héros aimés des dieux, et métamorphosés en fleurs,
comme Hyacinthe, Adonis, ou Ajax, ou de celui qui eut "les deux
sexes ensemble", Hermaphrodite, ou de celui qui était amoureux de
lui-même, Narcisse.
La poésie maniériste est alors bien proche de la peinture
maniériste italienne (Pontormo, Vinci, le Parmesan) que présente
Hocke dans son essai56 : l’inversion témoignerait de la volonté de
réunir ce qui est contradictoire, de "trouver dans l’ ’unisexué’ ce qui
est normalement réservé au bisexué"57: l’éphèbe, dont Antinoüs
devient le modèle, se présente comme une discordia concors, une
synthèse des sexes réunis. L’éros maniériste illustre les divers motifs
de l’inversion : homo- ou bi-sexualité, sodomie, "autisme" (autoérotisme) ; hermaphrodites et androgynes fascinent pareillement la
peinture et l’écriture maniéristes, cependant que, comme chez le Saint
Jean de Vinci, le sexe devient une énigme…
On ne saurait cependant exclure la "mixité" d’œuvres qui
semblent se partager entre ces deux "postulations"58. Si Aubigné,
Sponde, Nuysement, Chassignet, sont baroques, et Desportes,
Théophile, Tristan maniéristes, une œuvre comme celle de Jodelle
semble échapper à une définition stricte. Baroque par sa voix rude et
forte, par son esthétique de la fureur, par la violence de ses
représentations, cette poésie est aussi maniériste par sa fragmentation,
le privilège accordé au détail au détriment de la structure d’ensemble.
–––
55
P. de Tyard, Douze Fables de Fleuves ou Fontaines, éd. G. Mathieu-Castellani, in
Œuvres Complètes, sous la dir. d’Eva Kushner, tome I Œuvres poétiques, Champion,
2004, "Epigramme de Salmace", p.625.
56
G. R. Hocke, op. cit., en particulier p. 20-32, et p. 209-10.
57
Ibid., p. 192.
58
Voir sur ce point Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque ?", in XVIIXVIII Bulletin de la société d’études anglo-américaines des XVII° et XVIII° siècles, n°
55 , novembre 2002, pp. 7-25, et le texte de sa communication au colloque recueilli ici
même.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
57
"Vision baroque, vision maniériste"
Reste sans doute à considérer ces catégories esthétiques, si
étrangères au classicisme, comme des "indicateurs", et, sans soumettre
à des critères rigoureux des textes qui engendrent leurs propres
normes, à admettre que, si un genre naît d’une certaine utilisation du
discours, comme le disait P. Valéry, une esthétique se définit aussi par
un certain usage du langage. Lequel renvoie à une vision du monde,
déterminée par une croyance, qui peut être une incroyance.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les
arts visuels ? L’itinéraire de Jean Rousset
Jean-Pierre MAQUERLOT
Université de Rouen
D’abord un grand merci à Gisèle Venet qui m’a gentiment
forcé la main en m’offrant, comme sur un plateau, le sujet de cette
communication tout en me laissant le soin de l’écrire… Je m’étais ces
dernières années quelque peu éloigné du maniérisme et de ses
problèmes ; j’étais revenu de mon coup de foudre des années 1980 qui
m’avait conduit à quelques intrépidités, comme d’associer au
maniérisme le nom de Shakespeare, au moins pour un petite partie de
sa production théâtrale1. Je ne me voyais donc pas intervenir dans un
colloque aux côtés de spécialistes plus avertis que moi de l’actualité
du maniérisme et du baroque littéraires. D’un autre côté, le titre du
colloque : "tonner contre" était porteur d’orages possibles
(souhaitables ?) que je ne voulais rater à aucun prix, de sorte que la
sonnerie du téléphone acheva de me décider quand, au bout du fil, une
voix amie, délicieusement autoritaire, me prévint : " je t’ai trouvé un
titre qui t’ira très bien".
Poussé malgré moi hors du nid, j’avais encore la possibilité de
modifier le plan de vol qui m’était fixé, ce que je fis, suite à la
relecture du livre de Didier Souiller La littérature baroque en
Europe2. Ce travail pénétrant m’incita à reprendre ma réflexion sur le
maniérisme, à l’étendre au baroque, avec, par voie de conséquence,
l’obligation de ne plus, cette fois-ci, me limiter à une approche
picturale mais d’inclure l’architecture dans le champ de la
comparaison ; d’où, finalement, le titre retenu pour cette
–––
1
Shakespeare and the Mannerist Tradition, a Reading of Five Problem Plays,
Cambridge, Cambridge University Press, 1995.
2
Paris, P.U.F., 1988.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
60
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
communication qui prévoit également une réflexion méthodologique
sur l’œuvre de Jean Rousset.
Un mot, d’entrée de jeu, sur la nouveauté du livre de Souiller.
Constatant que depuis la redécouverte de l’art baroque à la fin du
XIXe siècle, la détermination des critères du baroque littéraire s’est
faite à partir des arts visuels – prioritairement l’architecture et la
sculpture – D. Souiller veut rompre avec ce dogme méthodologique
pour accomplir ce qu’il appelle, ambitieusement, une "révolution
copernicienne" dans la position du problème : il s’agit de "se priver
délibérément de l’histoire de l’art"3 comme outil de référence obligé
pour tout repérage du baroque littéraire et de lui substituer l’histoire
tout court, entendue comme une discipline plurielle incluant aussi bien
l’histoire des événements que celle des mentalités, des idées, des
formes et des contenus de la littérature ; dans cette nouvelle
perspective, les beaux-arts ne seraient plus la figure stellaire au centre
de la configuration baroque mais une planète comme les autres (au
même titre que la littérature, la musique, le théâtre, la danse, etc.)
gravitant autour de cet astre central que serait l’histoire, disons plus
précisément le noyau des forces historiques au travail en un lieu et un
temps donnés.
S’agissant de l’espace ouest-européen et de la période choisie
par l’auteur, à savoir les huit décennies qui vont de 1570 à 1650, la
conjoncture est globalement celle d’une crise dont l’ouvrage identifie
les aspects politiques, économiques, sociaux et idéologiques. Sur ce
point particulier, D. Souiller n’innove pas ; pourquoi le ferait-il dans
la mesure où ses analyses se nourrissent de travaux aussi fiables que
ceux de P. Chaunu, F. Braudel, J. Delumeau, P. Ariès, M. Vovelle et
d’autres encore ? Dès lors, sur la base d’une étude comparée des
littératures nationales et de leurs affinités, s’esquisse l’image d’un
imaginaire littéraire baroque à l’échelle européenne, c’est-à-dire un
compendium d’attitudes, de représentations mentales, de schémas de
pensée, de croyances, d’archétypes plus ou moins récurrents ; c’est
cette matrice idéologique qui, à son tour, génère une thématique
littéraire, un répertoire de formes, une écriture, lesquels fondent le
style baroque en littérature. Le travail de D. Souiller me suggère deux
observations, du point de vue méthodologique qui ici m’intéresse :
–––
3
Ibid. p. 13.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
61
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
1. les analyses qui nous sont proposées enrichissent
incontestablement notre connaissance du baroque littéraire européen
(et français en particulier) sans qu’aucune d’elles n’infirme ou ne
contredise les conclusions générales qui découlaient naguère d’une
approche traditionnelle, c’est-à-dire soumise, en quelque sorte, au
primat méthodologique du baroque visuel dans l’élaboration du
baroque littéraire ;
2. cette refondation du baroque littéraire sur un socle
historico-idéologique, laquelle évite le piège de rapprochement
douteux entre le visible et l’écrit, n’aurait assurément pu voir le jour
sous le travail des pionniers qui, on le sait, avaient choisi le fil
d’Ariane du baroque visuel pour s’aventurer dans la terra incognita du
baroque littéraire.
Pourquoi suis-je tenté, à ce stade, d’évoquer l’itinéraire d’un
de ces pionniers, Jean Rousset ? Parce que sa démarche qui le fait
élaborer les critères du baroque littéraire à partir de l’architecture et de
la sculpture (très secondairement la peinture) révèle une attitude
complexe, voire complexuelle : d’un côté, Rousset n’imagine pas
pouvoir se passer de la référence plastique mais, de l’autre, il organise
la confrontation entre beaux-arts et littérature sur un mode qui suggère
déjà, en 1954, un secret désir de s’affranchir du primat
méthodologique énoncé plus haut. Tentons de déconstruire la méthode
de J. Rousset en relisant son ouvrage fondateur : La littérature de
l’âge baroque en France, Circé et le paon 4. Rousset commence par
s’intéresser au ballet de cour, au théâtre à machines qui préfigure
l’opéra, à la pastorale dramatique, à la tragi-comédie, marginalement à
la tragédie – pour autant qu’elle est pourvoyeuse d’effets
spectaculaires et horribles –, avant de terminer les deux premières
parties du livre sur la poésie. De ce corpus émerge la thématique
devenue célèbre de la métamorphose, de l’inconstance, de la mobilité,
du déguisement et de l’ostentation. On remarquera que, tout au long
de cette enquête initiale, architecture et sculpture occupent une place
fort réduite, comme si elles étaient, pour ainsi dire, tenues à distance.
À ce stade qui est celui de l’exploration par un "littéraire" de l’univers
du ballet, de certaines formes théâtrales soigneusement sélectionnées
et de la poésie entre 1580 et 1670, le mot de "baroque" n’apparaît que
très rarement, presque jamais appliqué aux productions étudiées par
l’auteur mais presque toujours associé, par le biais d’allusions très
–––
4
Paris, José Corti, 1954.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
62
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
brèves, à l’œuvre du Bernin, du Tintoret et de Rubens. Quand, en de
rares occasions, l’œuvre de ces artistes "s’invite" au détour d’analyses
littéraires, c’est toujours de manière fugace, sur le mode de la notation
ponctuelle, plus allusive que démonstrative. Il faut attendre la
troisième partie de l’ouvrage pour que Rousset, au chapitre VII,
aborde frontalement la question du "baroque dans les beaux-arts", et
ce en moins de vingt pages. Comme toujours, chez ce brillant
professeur qui ne conçoit pas de passer d’une partie à l’autre de son
exposé sans une transition thématique et/ou formelle, c’est un motif
ou un thème, en l’occurrence celui de l’eau vive, à la fois célébré par
les poètes dont il vient d’être question et mis en scène par les
ordonnateurs de ballets, qui assure la liaison avec l’eau ruisselante des
fontaines berninesques. Après quoi vient une courte description de
façades et d’intérieurs d’églises baroques suivie de quelques lignes sur
la peinture du Tintoret. Les analyses du baroque visuel sont, à ce
stade, volontairement embryonnaires comme pour détourner
l’attention du lecteur de la fonction qui leur sera dévolue à l’étape
suivante du raisonnement. Dans le chapitre VIII intitulé "D’un
baroque littéraire", on comprend enfin que les beaux-arts étaient en
réalité convoqués pour fournir "les caractères essentiels de l’œuvre
baroque qui peuvent si l’on schématise, se ramener à quatre :
l’instabilité […] ; la mobilité […] ; la métamorphose […] ; la
domination du décor […]" 5 ; d’où le constat attendu que "les thèmes
fondamentaux de l’architecture et de la peinture baroques sont
également ceux qui alimentent tout un ensemble d’œuvres littéraires
contemporaines ; entre les mythes, les mobiles et les moyens
d’expression des unes et des autres, le parallélisme est évident"6.
Effectivement, entre le relevé de conclusions découlant d’un examen
de la littérature, du théâtre et de la fête de cour et les quatre critères
dégagés à partir de l’architecture et de la peinture, la convergence est
parfaite au point qu’on peut parler ici de tautologie. Et l’on voit mieux
pourquoi les développements consacrés à l’œuvre berninoborrominienne, et à la peinture du Tintoret et de Rubens n’avaient
nullement besoin d’être plus étoffés : leur objet n’était pas de nous
apprendre sur le style baroque quoi que ce soit que nous ne sussions
déjà, grâce au ballet de cour, au théâtre et à la poésie. Qu’attendait
Rousset de son "excursion" du coté des arts visuels ? Que ceux-ci
fonctionnent comme une simple instance de nomination d’un
phénomène déjà appréhendé dans ses formes et ses contenus mais sur
–––
5
6
Ibid. pp. 181-2.
Ibid. p.183.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
63
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
un autre terrain que celui des beaux-arts. Loin de produire de la
connaissance, les œuvres plastiques dites baroques ne sont ici qu’un
outil de reconnaissance, la pierre de touche qui permet à l’orfèvre
d’identifier le métal ; disons pour filer la métaphore et, surtout, être
plus précis : l’or baroque au sein de l’alliage, car Rousset est trop
avisé des choses de l’art et de la littérature pour se risquer à un
étiquetage univoque donc forcément réducteur. Il admet, en
particulier, la nature composite et ambiguë des plus grandes œuvres
qui sont aussi les plus rebelles à la classification ; ainsi dans les
chapitres suivants, il préfèrera parler de "notes" ou d’ "accents"
baroques chez Malherbe et Corneille, d’un baroquisme peut-être "à
demi manqué" dans Les larmes de Saint-Pierre de Malherbe 7, d’un
"théâtre contradictoirement chargé de Baroque et d’antibaroque" à
propos du Corneille des grandes tragédies8. Tout se passe comme si,
méfiant des dangers et des dérives de la "confrontation directe" entre
arts du visible et arts du langage, Rousset s’évertuait à minimiser le
rôle du baroque visuel dans la formation de l’idée du baroque
littéraire. On ne part pas de l’architecture du Bernin, on la rejoint,
comme si la littérature ne faisait que traverser, presque fortuitement, le
champ des arts plastiques pour le quitter presque aussitôt, dès lors que
ceux-ci ont permis de cautionner un ensemble de conclusions
acquises. En apparence, il s’agit d’un "détour par les formes visuelles"
pour reprendre l’expression de l’auteur dans un article postérieur de
treize ans à La littérature de l’age baroque et intitulé "Adieu au
Baroque"9 ; en apparence, il s’agit d’une déviation momentanée, à miparcours d’une trajectoire qui se déploie en milieu littéraire. Mais, en
réalité, ce prétendu "détour" n’est rien d’autre qu’un retour aux
origines présenté en trompe-l’œil, un artifice de composition qui
voudrait masquer l’inavouable et, selon moi, l’inévitable primat
méthodologique du visuel, dès qu’on parle du baroque.
Mais poursuivons le travail de déconstruction. Les premières
lignes de l’ouvrage sont éclairantes : "À l’origine lointaine de cet
essai, il y eut une sorte de coup de foudre devant la féerie décorative et
mouvante du Zwinger de Dresde et le merveilleux ensemble de
façades et de coupoles qui dominaient la grande boucle de l’Elbe"10.
–––
7
Ibid. p. 202.
Ibid. p. 218.
9
Publié dans L’Intérieur et l’extérieur, Essais sur la poésie et le théâtre au XVIII°
siècle, Paris, José Corti, 1968.
10
La littérature de l’age baroque, p. 7.
8
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
64
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
Tout porte à croire que ce coup de foudre n’a pas été un feu de paille
sans lendemain mais qu’il fut entretenu par une réflexion sur les
formes de cette architecture, réflexion elle-même alimentée ou
confortée par diverses lectures. Rousset avait-il lu les
Kunstgeschichtliche Grundbegriffe dans le texte original de 1915, ou
dans la traduction française que ses concitoyens genevois Claire et
Marcel Raymond venaient de publier en 195311? Toujours est-il qu’il
connaît les cinq couples de catégories antithétiques qui, selon
Wölfflin, différencient le style classique de la Renaissance du style
baroque qui lui succède12. Rousset connaît tout autant la tentative à
demi infructueuse de Marcel Raymond pour adapter les critères
wölffliniens à la littérature13. Ce n’est donc pas un esprit innocent qui
aborde les textes, mais un esprit disposé à trouver dans ce corpus, non
pas ce qu’il y met car Rousset n’invente rien, mais ce qu’il vient y
chercher, à savoir une thématique en consonance avec les formes qu’il
a déjà observées dans l’architecture baroque et qu’il a vu confirmées
par ses lectures. Relisons ce qu’il écrivait plus tard, en 1968, dans un
article intitulé "Esquisse d’un bilan" :
Nous pouvons avoir besoin de cadres organisateurs ou de schémas
historiques pour fixer et ordonner la réalité à saisir ; mais ces cadres
et ces schémas ne se confondent pas, ne devraient pas se confondre
avec cette réalité ; ils ne sont pas les œuvres ni les hommes ; ils ne
sont que des verres oculaires, des instruments d’investigation. Mais
une nouvelle catégorie, dans la mesure où elle est une nouvelle
vision, nous prête un nouveau regard.14
C’est bien avec ce nouveau regard formé au contact du baroque visuel
que Rousset abordait le ballet de cour, un certain théâtre et la poésie.
Mais pourquoi, demandera-t-on, s’évertuer ainsi à mettre à jour le
non-dit qui sous-tend la démarche par ailleurs féconde de Jean
Rousset ? Pour indiquer qu’à ce stade encore débutant de la recherche
baroquiste, aucun discours sur la littérature ne pouvait faire
l’économie de ce que Marcel Raymond reconnaissait comme un
–––
11
Sous le titre : Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Paris, Plon, 1953.
La note 1 du chapitre VIII précise que ces critères "ne sont pas sans avoir beaucoup
aider à l’élaboration de ce que nous proposons", p. 286.
13
Voir “Baroquisme et littérature”, in La profondeur et le rythme, Paris, Arthaud,
1948 ; M. Raymond revient sur cette question dans Baroque et Renaissance poétique,
Paris, José Corti, 1955. L’ouvrage dédié à J. Rousset "Maître en Baroquie" paraît un
an après La littérature de l’âge baroque en France.
14
Publié dans L’intérieur et l’extérieur, p. 247.
12
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
65
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
"préalable à l’examen du baroque littéraire"15, mais que les esprits les
plus clairvoyants pressentaient, simultanément, les dérapages
méthodologiques que les comparaisons simplistes ou simplettes entre
les beaux-arts et la littérature allaient occasionner, au risque de
discréditer pour longtemps la catégorie du baroque appliquée au
théâtre ou à la littérature.
Avons-nous changé tout cela ? Je n’en suis pas si sûr et je
crains que le baroque littéraire n’ait conquis son autonomie qu’auprès
de celles et ceux qui sont déjà convertis à sa cause. Une fois de plus,
Rousset s’avère éclairant. Par deux fois, il nous mène au bord d’une
découverte capitale pour la compréhension du baroque mais qui ne
sera finalisée que plus tard. Voici ce qu’on lit dans le chapitre V à
propos de Jean de Sponde :
Sponde n’est pourtant pas le poète de l’eau et du vent ; cette poésie
serrée, dure, abstraite, ne leur fait une place que pour s’en
débarrasser […] ; elle est toute tendue vers l’immuable. Son
mouvement propre est fait de cette tension entre ce qui se meut et ce
qui ne se meut pas.16
Deux chapitres plus loin, l’auteur regarde la fontaine des Quatre
Fleuves au centre de la place Navone et voici ce qu’il retient :
[L]e passage de la pierre rectiligne17 à la pierre naturelle, puis aux
formes vivantes des végétaux, des animaux, des figures, enfin au
ruissellement de l’eau : passage du lisse au déchiré, de la droite à la
courbe, du solide au liquide ; le règne des formes stables glisse au
règne des formes mouvantes.18
Or cette idée du passage d’un état à un autre est comme abandonné en
cours de route ; on ne la retrouve pas dans le reste du livre, sans doute
parce qu’elle ne s’intègre pas à la thématique du baroque, laquelle ne
prévoit pas, à ce stade, le rapport dialectique entre le mouvant et le
fixe, l’éphémère et le stable. Mais la question surgit : pourquoi ne pas
avoir creusé cette idée ? La réponse est dans un article de 1968 "SaintYves et les poètes"19 où il apparaît que c’est faute d’avoir
–––
15
in Baroque et Renaissance poétique, première de couverture.
La littérature de l’âge baroque, p. 119.
17
Il s’agit de l’obélisque.
18
Ibid. p. 163.
19
Publié dans L’intérieur et l’extérieur.
16
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
66
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
suffisamment questionné l’architecture baroque avant tout autre chose
que Rousset était, pour ainsi dire, passé à coté de ce qui nous semble
aujourd’hui l’une des clefs du baroque, quel que soit l’art considéré.
Dans cet article trop peu connu, mais ici sans détour ni trucage ni
faux-semblant, l’auteur revisite des lieux familiers ; il ne se limite plus
aux façades et ne se contente plus de noter la prééminence du décor
sur la structure ; il écrit :
J’entre d’abord à Saint-Yves de la Sapience : la nef – zone inférieure
symbolisant traditionnellement le monde terrestre ou "sublunaire" –
apparaît au premier regard étrangement trouble et mouvementée,
zigzagante, travaillée par le heurt des droites et des courbes.
Suit une dizaine de lignes consacrées à la description de "l’instable, de
la dispersion et du conflit" ; après quoi Rousset poursuit :
Mais que le regard obéisse aux grandes verticales qui […] jaillissent
du bas de la nef vers le haut de la coupole, il montera de la
pénombre à la lumière, du mouvant au fixe, du multiple à l’Un, vers
le cercle parfait du lanternon […]. Ce parcours inscrit dans les
formes architecturales entraîne le contemplateur à […] opérer en lui
même ce passage du trouble à la sérénité, de la multiplicité du
sensible à l’unité du sacré. 20
À quelques pas de là, la fontaine des Quatre Fleuves est, à son tour,
revisitée mais cette fois avec un regard de bas en haut qui épouse la
trajectoire naturelle de l’œuvre baroque ainsi que la révèlent
l’architecture, la sculpture et la peinture :
La richesse de sens, la beauté d’un ouvrage tel que la fontaine des
Quatre Fleuves est sans doute dans la multiplicité chatoyante des
mouvements qui s’entrecroisent autour de ce centre immobile, de ce
mât dressé vers le ciel au dessus de leur tourbillonnement.21
Abordant alors deux textes, un poème de Drelincourt (poète mineur de
la seconde moitié du XVIIe siècle) intitulé Sur les Fontaines et les
Rivières, et un extrait de l’oraison funèbre d’Anne de Gonzague,
Rousset observe "une commune dialectique qui disperse pour réunir",
un "même mouvement qui se fractionne et se gonfle, suivi d’une
–––
20
21
Ibid. pp. 258-59.
Ibid. p. 260.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
67
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
spectaculaire volte-face qui découvre un point fixe"22. Ainsi,
tardivement mais sûrement, Rousset met à jour une dynamique interne
à l’œuvre, les linéaments d’une figure structurelle légitimement
transposable à la littérature. Ayant moi même constaté combien le
maniérisme peut ressembler au baroque sur le strict plan thématique –
ce que Claude-Gilbert Dubois appelle la "topique"23 – j’ai acquis la
conviction qu’un simple répertoire de thèmes ou de sujets ou même de
formes prises isolément ne suffit pas à différencier les deux styles qui,
pourtant, à bien des égards, s’opposent ; d’où l’intérêt de cette
découverte lointainement pressentie dans La littérature de l’âge
baroque mais qui ne trouve sa formulation correcte que grâce à une
lecture plus fine, plus profonde, plus experte de l’architecture, et
qu’aucune de nos observations contemporaines n’est venue infirmer.
Ouvrons cependant une parenthèse qui a valeur de mise en garde :
évitons de voir nécessairement dans cet élan qui structure le texte et
l’édifice baroque – tout comme d’ailleurs la composition picturale –
une montée vers Dieu ou l’affirmation d’une transcendance d’ordre
métaphysique ; les arts baroques sont riches de réalisations profanes
mais, dans tous les cas, on y décèle, plus ou moins bien réalisée, la
trace d’un parcours, la marque d’une aspiration au dépassement, d’un
appel vers un ailleurs ou un au-delà, les signes d’une énergie tendue
vers le sublime. En littérature, le mouvement baroque s’accommode
de thèmes et de situations variées, mais on le reconnaîtra à ce qu’au
terme d’un itinéraire plus ou moins chaotique, semé d’erreurs,
d’accidents, de fausses pistes, d’illusions, se découvre ce "point fixe"
dont parle Rousset, ce "dénouement" qui n’est pas l’apanage du seul
théâtre mais auquel le théâtre, il est vrai, confère une visibilité
particulière. Ainsi, pour prendre quelques exemples connus de tous et
empruntés à Shakespeare, l’apothéose baroque peut être l’éclair de
lucidité du roi Lear après l’égarement de la raison, l’accession à
l’amour du prochain après les convulsions de l’orgueil bafoué et de
l’ego martyrisé, comme ce moment extraordinaire où Lear éprouve
concrètement, en lui-même et chez son semblable, la misère radicale
de l’homme nu ; ce peut être le fantasme ultime de Cléopâtre qui vit sa
mort comme un orgasme charnel et une union spirituelle avec son
amant, expérience sublime qui relègue au rang du dérisoire et du
contingent les reniements, les revirements, les bouffées de désir et les
joutes querelleuses qui scandent le quotidien d’Alexandrie ; ce peut
être la fuite sans retour de Timon d’Athènes dans une misanthropie
–––
22
23
Ibid. p.265.
Voir Le maniérisme, Paris, P.U.F., 1979, pp. 193-211.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
68
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
radicale, absolue, qui veut se perpétuer au delà de la tombe après les
mondanités de la vie patricienne, les démonstrations lassantes et
répétitives d’une munificence ostentatoire, les accès de fureur tout
aussi ostentatoires provoqués par l’ingratitude des "amis", laquelle
s’inscrivait en creux dans la folle générosité du donateur.
Emboîtant le pas à Jean Rousset, j’ai tenté il y a une dizaine
d’années, mais avec un succès très relatif, de situer la confrontation
entre la peinture maniériste italienne et le théâtre de Shakespeare sur
un terrain plus solide que la ressemblance thématique, à savoir celui
de la structuration de l’image peinte et du texte dramatique24. J’ai cru
pouvoir discerner dans les deux formes d’art un fonctionnement non
pas identique mais analogue, articulé autour de deux principes
fonctionnels, la disparité et le décentrement, eux-même commandés
par une volonté esthétique singulière : "montrer l’art"25. Je pense que
cette proposition peut encore nous aider à mieux cerner certains
aspects importants du style maniériste à condition sans doute de lui
adjoindre d’autres facteurs de structuration qui viendraient utilement
enrichir et complexifier le modèle. Si incomplète qu’elle soit, cette
amorce de définition transgénérique du maniérisme doit beaucoup à
l’étude des arts plastiques en Italie, depuis l’avènement du style
anticlassique à Florence vers 1520-30 jusqu’au rayonnement
transfrontalier de ce maniérisme codifié, académique, de la seconde
moitié du siècle par le truchement duquel le style Renaissance s’étend
à l’Europe occidentale sans que l’Italie ait véritablement pu imposer
hors de ses frontières les normes de sa Renaissance classique encore
appelée haute Renaissance. C’est bien la version maniériste du style
Renaissance qui dispute au gothique sa prééminence à l’échelle de
l’Europe occidentale26.
–––
24
Dans Shakespeare and The Mannerist Tradition.
“Per mostrar l’arte”: la réponse de Vasari à Francis de Médicis pour expliquer au
prince le choix de figures vues d’en bas et traitées en raccourci, dans les fresques du
Palais Vieux de Florence ; l’anecdote est citée par John Shearman dans Mannerism,
Harmondsworth, Penguin, 1967, p. 53. Dans le baroque aussi, l’art s’exhibe mais cet
étalage ne se donne jamais comme une fin en soi. Le baroque ne se préoccupe pas au
premier chef de faire passer l’artiste pour un virtuose : il est trop occupé à convaincre,
à émouvoir, à susciter l’adhésion à la vérité qu’il dévoile. Le maniérisme est
narcissique ; il fait retour sur lui-même, s’absorbe et absorbe son public dans la
contemplation de ses propres performances.
26
Le meilleur ouvrage actuellement disponible sur le maniérisme (peinture, sculpture,
architecture) est celui de Daniel Arasse et Andréas Tönnesmann : La Renaissance
maniériste, Gallimard, Paris, 1997.
25
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
69
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
L’intérêt de ce témoignage personnel est qu’il me ramène à
Jean Rousset et à sa méthode. Au chapitre VII de son livre qui, on le
sait, traite essentiellement d’architecture, deux développements
portent le même titre "De la Renaissance au Baroque" et se donnent
pour visée de comparer deux types de fontaines et deux types
d’intérieurs de bâtiment ; la première comparaison porte sur les
fontaines de style Renaissance qui ornent les jardins de la villa d’Este
à Tivoli et les fontaines berniniennes qu’on voit à Rome ; l’autre
concerne l’ancienne Sacristie de San Lorenzo à Florence construite
par Brunelleschi et le vestibule de la Bibliothèque – également à San
Lorenzo – plus connue sous le nom de Bibliothèque Laurentienne et
due à Michel-Ange. S’agissant de la seconde comparaison, le doute
s’insinue dans l’esprit de Rousset quant à savoir si cet étrange
vestibule avec son célèbre escalier donnant accès à la bibliothèque, est
bien représentatif du baroque qu’il est censé illustrer, par opposition
au style incontestablement Renaissance de la sacristie ; et Rousset
conclut que non. L’œuvre de Michel-Ange serait, tout au plus, une
"amorce de baroque" 27 mais d’un baroquisme fort différent de celui
auquel nous ont habitués les réalisations berniniennes et
borrominiennes. Rousset s’interdit même de qualifier le vestibule de
"pré-baroque", épithète qu’il utilise, par ailleurs, à propos d’un édifice
également problématique : l’église de Gesù à Rome. On mesure ici à
la fois la sûreté de vision de l’observateur genevois, grand connaisseur
du baroque, et son incapacité à désigner de façon satisfaisante cette
anomalie architecturale et décorative que constitue le vestibule de
Michel-Ange. Dans les années 1950, l’idée d’une architecture
maniériste était encore fort peu répandue, y compris chez les
spécialistes, beaucoup moins acceptée, en tout cas, que l’idée d’une
peinture ou d’une sculpture maniériste. Or sans ce chaînon manquant
dans l’évolution des styles en architecture, on ne pouvait considérer le
vestibule de Michel-Ange que comme un caprice purement individuel,
une frasque esthétique sans précédent ni conséquence. Peut-être eût-il
suffi, pour sortir de cette impasse, que sans quitter Florence, Rousset
poussât la porte de l’église San Stefano et s’avançât vers le maîtreautel à la rencontre d’un autre escalier, dessiné, celui-là, par Bernardo
Buontalenti en 1574 et, à bien des égards, ressemblant à celui que
Michel-Ange avait conçu une quinzaine d’année avant. De la même
façon, l’idée d’une fontaine maniériste aurait pu venir de la
contemplation de la fontaine de Neptune achevée vers 1575 et due à
Bartolomeo Ammanati, qu’on peut voir à proximité du Palais Vieux.
–––
27
La littérature de l’âge baroque, p. 171.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
70
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
Face à ces réalisations, on prend conscience de ce qui
distingue le maniérisme du baroque et de l’erreur qui consiste à nier la
spécificité du maniérisme au profit de je ne sais quel "pré-baroque".
Cette prise de conscience qui ne peut s’effectuer qu’au contact des arts
visuels aurait sans doute conduit J. Rousset à corriger son
interprétation de Montaigne et de ces poètes, héritiers de Ronsard et
de Garnier, qui s’appellent D’Aubigné, Sponde ou Hardy, tous rangés
abusivement sous la rubrique réductrice de "pré-baroque". À propos
de Montaigne et des Essais, assemblage fortuit de "grotesques et corps
monstrueux" (selon les mots mêmes de l’auteur repris par Rousset),
celui-ci émet l’hypothèse peu crédible que l’œuvre est "à l’image d’un
certain désordre premier de l’esprit que l’art ne conduit pas encore",
d’où il conclut que les Essais correspondraient à un état "prébaroque" et seraient "une sorte de chantier où prennent vie les
éléments qui pourront composer l’œuvre baroque"28. Posons la
question : et si cette confusion que Rousset situe en amont de l’art
était – plus vraisemblablement – un savant et beau désordre soumis à
une volonté artistique forte, mais aux antipodes de l’intention
unifiante du baroque, révélatrice, en tout cas, d’une conscience aiguë
du style ? Cette question que nous avons le devoir de poser en 2005,
grâce à notre familiarité (relative) avec l’esthétique maniériste, qui
reprocherait à Rousset de ne pas l’avoir posée en 1954 ?
Dans le chapitre précédent, au début d’un exposé sur
Malherbe, Rousset avait stigmatisé les poèmes de jeunesse comme les
"pires sous-produits ronsardiens"29, sans qu’on sache si les "sousproduits" en question sont des imitations du Ronsard plutôt classique
des Amours et des Odes ou du Ronsard des Hymnes dont Marcel
Raymond, en 1964, devait décrire avec bonheur la tonalité
maniériste30. J’avoue ici que mes faibles clartés ronsardiennes et
malherbiennes m’interdisent de trancher. Quoi qu’il en soit,
l’évolution stylistique de Malherbe donne à penser que son
classicisme tant vanté n’est pas un héritage de la Pléiade mais plutôt
l’aboutissement d’une auto-discipline en matière d’écriture, d’une
ascèse difficile, à partir de tendances maniéristes et baroques. À
l’époque, Rousset n’envisageait évidemment pas la possibilité d’un
maniérisme littéraire ; aussi ne discerne-t-il dans la poésie du jeune
–––
28
Ibid. p. 236.
Ibid. p. 196.
30
Voir “Ronsard et le maniérisme”, conférence prononcée à Tours en 1964,
reproduite dans Être et Dire, Neufchâtel, La Baconnière, 1970, pp. 61-112.
29
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
71
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
Malherbe que des indices pré- ou proto- baroques. Au début des
années 1970, la situation avait changé ; profitant des avancées de
l’histoire de l’art, le maniérisme pouvait alors, sous la plume des plus
audacieux, se proposer comme une catégorie au moins expérimentale
dans le domaine de la littérature ; ainsi Marcel Raymond discernait
dans Les larmes de Saint-Pierre (1587) un assemblage disparate, une
"belle chimie"31 d’éléments maniéristes combinés à des éléments prébaroques, ce qui paraît à l’amateur que je suis assez conforme à la
réalité.
Ma dernière observation concerne les rapports entre baroque
et préciosité évoqués à la fin du livre. Une chose est frappante : la
description que fait Rousset de la préciosité qui fleurit en France
autour des années 1630-40 recoupe largement les descriptions
actuelles du maniérisme qui éclôt au siècle précédent. Citons quelques
passages significatifs :
[L]e Baroque imagine et invente ; la Préciosité réduit l’invention à
l’ingéniosité, à la prouesse […] c’est un art d’allusions et de mots
de passe, de variation sur un thème reçu, une littérature à partir de la
littérature […] le Baroque enlève, la Préciosité donne à deviner ;
dans les deux cas, l’effet peut être le même : la surprise ; et c’est un
de leurs points de rencontre.
D’où la conclusion – inévitable à cette époque – selon laquelle "le
Précieux est l’amenuisement du Baroque"32. Il apparaît maintenant
plus satisfaisant de voir dans le style précieux non pas un baroquisme
anémié mais une résurgence tardive du maniérisme. Comme le
maniérisme, la préciosité est un art "di maniera"mais dans un registre
étriqué, sur un mode volontiers frivole et mondain, à l’intention d’une
coterie.
Demandons-nous, en conclusion, contre quoi il faut tonner
puisque nous sommes venus pour cela. Tonner contre le baroque
littéraire est un combat d’arrière-garde : la catégorie est admise,
considérée comme éclairante, jusque dans les jurys de concours.
Tonner contre une approche du baroque littéraire via les beaux-arts,
sous prétexte que nous avons largement dépassé le stade des premiers
défrichements ? On peut y consentir dans la mesure où la recherche a
–––
31
Voir La poésie française et le maniérisme, 1546-1610 (?), Genève, Droz, 1971, p.
40.
32
La littérature de l’âge baroque, pp. 241-42.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
72
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
mieux à faire que d’enfoncer des portes ouvertes et dans la mesure
aussi où nous sommes perpétuellement guettés par des comparaisons
faciles, fallacieuses et improductives. Je revendique pourtant la
nécessité de nous référer encore au baroque visuel, à titre de
vérification ou de confirmation, dans les cas où l’application de la
catégorie fait problème ; ce recours peut éviter de regrettables
confusions avec le maniérisme. Faut-il tonner contre le maniérisme
littéraire sous prétexte que ses critères sont encore insuffisamment
précis malgré l’admirable travail de Claude-Gilbert Dubois en
littérature et le non moins admirable travail du regretté Daniel Arasse
en peinture ? Sûrement pas ; bien qu’encore sur le métier, la définition
pour l’heure incertaine du maniérisme en littérature et au théâtre a déjà
montré une certaine efficacité heuristique. Contrairement à ce que
pensait Dubois en 1969, quand il publiait son anthologie de la poésie
baroque33 et qu’il ne pense plus aujourd’hui, le maniérisme n’est pas
une modalité du baroque, mais une modalité du style Renaissance,
lequel ne se réduit pas à un type de classicisme ni en littérature, ni au
théâtre, ni dans les arts visuels. Superficiellement, une œuvre
maniériste peut, effectivement, ressembler à une œuvre baroque mais
il faut dépasser ce point de vue et discerner en elle la spécificité de son
caractère maniériste qui ne se confond pas avec un pré-baroque, un
baroque naissant ou inabouti. Malgré ses zones d’ombres et son droit
de cité encore contesté au sein de la république des lettres, le
maniérisme aide l’angliciste que je suis à penser l’écart qui sépare
Edmund Spenser et John Donne, La tragédie espagnole de Thomas
Kyd et l’Hamlet de Shakespeare, et plus loin en aval, du coté du
baroque, entre une pièce aussi inclassable que Mesure pour mesure de
Shakespeare et n’importe quelle tragi-comédie guarinesque de John
Fletcher, annonciatrice du plein baroque qui ne s’épanouit qu’avec
Dryden et ses contemporains. Si pénétré qu’on soit des idiosyncrasies
anglaises discernables dans les œuvres produites sous Elisabeth,
Jacques Ier et Charles Ier, on ne peut faire l’impasse sur la question de
savoir comment elles s’inscrivent dans le champ de la culture ouesteuropéenne. Les catégories de maniérisme et de baroque ont aussi cet
intérêt théorique et méthodologique de nous persuader que la
spécialisation par discipline – au demeurant indispensable – n’est pas,
ou ne devrait pas être, prétexte au cloisonnement. Encore faut-il
manier ces catégories avec précaution sous peine de les discréditer.
C’est pourquoi, s’agissant du maniérisme littéraire toujours à la
recherche de son autonomie, je réserverai mes foudres à quiconque
–––
33
La poésie baroque, 1560-1600, Paris, Larousse, 1969.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
73
"Baroque et maniérisme : pertinence d’une approche par les arts"
prétendrait l’affranchir prématurément de la tutelle encore nécessaire
et, à bien des égards, bénéfique de l’histoire de l’art.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Circé après Jean Rousset :
du corps maniériste à la théâtralité baroque
Didier SOUILLER
Université de Bourgogne (Dijon)
Jean Rousset fut assurément un initiateur pour toute une
génération de l’après-guerre, lasse des conventions lansoniennes sur le
XVIIe s. français qui régnaient encore dans les années 50 et 60. Avec
lui, la notion de baroque entrait dans la littérature française du siècle
"classique" et un nouveau regard sur le baroque se trouvait légitimé,
du moins en ce qui concerne la littérature française. En effet, La
littérature de l’âge baroque en France (Corti, 1954) faisait de Circé
(avec le paon) une des deux figures susceptibles d’incarner les deux
pôles d’un imaginaire baroque partagé entre la métamorphose et
l’ostentation. Circé, la magicienne homérique, introduit à un monde
où "tout se meut ou s’envole, rien n’est stable, rien n’est plus ce qu’il
prétend être, les frontières entre la réalité et le théâtre s’effacent dans
un perpétuel échange d’illusions et la seule réalité qui demeure est le
flot des apparences cédant à d’autres apparences …" (p. 30). Pour
mener son enquête, le critique s’appuyait sur le ballet de cour français
où la magicienne servait d’argument, depuis le fameux Ballet comique
de la reine Louise, toujours cité en référence1. Cependant, ne peut-on,
un demi-siècle plus tard, tenter de répondre à la question que Jean
Rousset lui-même posait au spectacle de l’omniprésence de la
magicienne? "Cette présence obsédante de Circé dans le ballet de cour
n’autorise-t-elle pas à faire de la fée des métamorphoses l’un des
mythes de l’époque? N’agit-elle pas à la manière d’un centre de
rayonnement? Elle suscite autour d’elle des figures complémentaires
ou analogues, elle entraîne dans son sillage une escorte de masques et
de funambules qu’elle revêt de vent, de flammes, de miroirs, de tous
les symboles du mouvement, elle révèle des forces sourdement à
–––
1
Voir H. Prunières, Le ballet de cour en France, première édition: 1914.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
76
Didier Souiller
l’œuvre que sans elle on discernerait mal, elle donne un corps et un
visage à tout un monde qui se cherche" (p. 31).
Ces "forces" cachées, dans un monde qui cherche des
représentations nouvelles pour un imaginaire en voie de constitution
progressive, conduisent à s’interroger d’abord sur la forme et la
signification de Circé (pour reprendre deux termes associés par ce
même Jean Rousset), afin de mieux comprendre les raisons de
l’extension de la figure de la magicienne dans l’espace et le temps,
c’est-à-dire sans se limiter à l’espace français ni au temps baroque
(encore faudrait-il savoir au juste à quelles limites correspond
l’époque baroque …). Ce faisant, on pourra tirer profit de l’extension
récente de la recherche à de nouveaux domaines et, notamment, de la
mise en relation de la littérature avec la musique (la fête de cour
précède le développement à l’échelle européenne de l’opéra): Circé la
séductrice possède une voix qui en fait la protagoniste de nombreux
drames lyriques. Mais la magicienne règne également sur un espace:
un palais somptueux et, aussi, un jardin qui devient le lieu symbolique
de l’expression d’une philosophie mettant particulièrement l’accent
sur une conception anti-idéaliste de la valeur et sur la possibilité d’une
existence dans le monde. La peinture, enfin, offre le moyen de suivre
les représentations de Circé, non plus à partir du texte homérique,
mais à partir de sa réactualisation dans l’épopée romanesque de la
Renaissance avec Boiardo, mais surtout l’Arioste et Le Tasse.
Ainsi espère-t-on apporter sinon de nouveaux critères, du
moins de nouvelles références dans le cheminement du maniérisme au
baroque et son prolongement rococo — pour s’étonner, sans tonner.
Il y a, en quelque sorte, une généalogie de Circé: la
magicienne change de nom, mais pas de fonction, comme le prouve la
permanence des invariants de ce qu’il faut bien nommer le mythe
littéraire de Circé.
Est-il bien nécessaire de rappeler en détail qui était la Circé
d’Homère et quels étaient, à l’origine, ses attributs, que la tradition
littéraire moderne va reprendre et amplifier? L’aventure d’Ulysse qui
la concerne est rapportée dans l’Odyssée au chant X, v. 209 et
suivants.
–––
2
Sur ce point, on se permet de renvoyer à notre Le Baroque en question, in
Littératures classiques, n°36, printemps 1999.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
77
"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
Circé, tout d’abord, comme dans tout récit mythique grec, a
une généalogie qui fournit la clef symbolique du personnage: elle est
déesse, fille du Soleil et de Perséis, elle-même fille d’Océan; signe
d’une double nature contradictoire qui allie la quête lumineuse de
savoir et la profondeur obscure de l’insaisissable, également
représentée par Protée, dieu marin et maître de la métamorphose. Elle
est également la sœur d’Æétès, le roi de Colchide, gardien de la
Toison d’Or, ce qui fait d’elle la tante de Médée, la redoutable
magicienne, et de Pasiphæ, l’épouse de Minos, sur laquelle pèse la
malédiction d’Aphrodite. Phèdre, on le sait, fille de Minos et de
Pasiphaé appartient à une famille dont les femmes ont le sang
bouillant, pour utiliser une métaphore chère à l’Hippolyte de Racine.
En résumé, la généalogie de Circé la situe sous le double signe de la
passion amoureuse et d’un savoir magique qui triomphe par les
apparences.
La signification de l’épisode est clairement placée sous le
signe de la métamorphose, celle qui met en valeur les passions
animales des victimes de la magicienne: les compagnons d’Ulysse
sont impitoyablement transformés en pourceaux, eux qui s’adonnent
sans réfléchir aux joies de la table de Circé et par la gourmandise
desquels la catastrophe arrivera sur l’île du Soleil; d’autres prisonniers
prennent la forme significative de bêtes sauvages. Une seconde
métamorphose, tout aussi spectaculaire, mais d’ordre psychologique,
concerne la magicienne elle-même: sous l’influence de l’amour, elle
passe de l’hostilité masquée à l’égard d’Ulysse à la passion pour cet
être d’exception dont les dieux lui avaient annoncé la venue et qui
résiste victorieusement aux charmes puissants des philtres qui lui ont
été servis. On le sait, sur le chemin du palais, Hermès était apparu à
Ulysse pour lui remettre une fleur magique capable de le prémunir
contre les potions que devait lui administrer Circé: conformément à
l’anthropologie classique occidentale (dont l’origine est grecque
précisément), le triomphe sur les passions dépasse les simples forces
humaines, incapables de vaincre par elles-mêmes un désir qui
submerge invariablement la raison. Le pessimisme augustinien, qui
prévaudra avec la fin du XVIe siècle, lors de la généralisation et de
l’intériorisation d’une image culpabilisante de la créature, y trouvera
son compte en récupérant l’exemple de l’aventure d’Ulysse; le plus
intelligent des hommes, sans le secours de la grâce, ne pourrait faire
son salut! Ce même héros se fait d’ailleurs attacher au mât de son
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
78
Didier Souiller
navire pour pouvoir écouter impunément les sirènes, autre figure
féminine dont le charme est proprement irrésistible…
Ovide (Métamorphoses, XIV, 1-74 et 246-440) donne toute
son ampleur au personnage de Circé. La figure de la magicienne ne
disparaît pas totalement du champ de la littérature occidentale avec le
Moyen-Age qui, à sa manière, n’ignora nullement l’épopée antique,
mais l’interpréta d’un autre point de vue. Les jardins trop séduisants
où règnent les enchanteresses constituent des éléments nécessaires du
parcours féerique et allégorique du chevalier mis à l’épreuve d’une
longue errance : Richard Wagner ne s’y trompera pas, qui puisera
dans les sources médiévales pour le Venusberg de Tannhauser et qui
fera venir son Parsifal au milieu des filles-fleurs du château maléfique
de Klingsor (Parsifal, deuxième acte). Cependant, avec la
Renaissance italienne, le personnage de la magicienne connaît une
nouvelle fortune, au moment précis où est consciemment continuée la
tradition de l’épopée antique, genre le plus prestigieux et consacré
comme tel par les arts poétiques du temps et ce, jusqu’à Voltaire au
moins.
À l’évidence, le Roland furieux de l’Arioste (achevé en 1532)
constitue le chef-d’œuvre de la littérature italienne de la Renaissance,
à l’apogée de son classicisme et avant le basculement dans un
maniérisme consécutif à l’ébranlement multiforme né du sac de Rome
de 1527. Dans ce roman épico-chevaleresque, Circé s’appelle Alcine
et la narration de ses amours avec Roger occupe les chants VI, VII et
VIII. Dans le chant X, Roger a réussi à fuir Alcine en passant par une
région désertique, avant de livrer la bataille finale et victorieuse contre
les troupes de la magicienne.
C’est encore un lieu commun de l’histoire de la littérature
italienne que d’opposer l’Arioste et le Tasse, non seulement en ce qui
concerne la conception de l’épopée et le glissement vers le romanzo,
mais pour tout ce qui touche l’atmosphère morale, le retour du
religieux et, en un mot, le passage d’une civilisation (la Renaissance
italienne a gagné toute l’Europe) vers une autre (le baroque, qui fait
suite au maniérisme finissant, avec le retour du sacré). La Jérusalem
délivrée n’échappe pas à cette mutation, tandis que l’humour et la
liberté de l’Arioste laissent la place à la fois à la volonté d’écrire une
épopée chrétienne édifiante et à la culpabilisation systématique de la
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
sensualité et des ornements littéraires. On sait jusqu’à quelle extrémité
cette volonté de rigueur a pu mener le Tasse.
Dans la Jérusalem délivrée, Circé se nomme désormais
Armide: fille d’un redoutable magicien au service du camp musulman,
elle joue un rôle considérable dans le poème en détournant de son
devoir le plus vaillant des chrétiens, Renaud, dont la présence est
nécessaire pour que Jérusalem soit prise par les Croisés. Une première
esquisse se trouve au chant X (strophes 60-68), avec la description du
château d’Armide et de ses prodiges, ce que précise le chant XIV: en
fait, le château n’est qu’un seuil qui mène aux îles Fortunées et c’est
là que les compagnons de Renaud, partis à sa recherche, devront le
poursuivre: là dans un éternel avril, son amant coule avec elle une vie
pleine de mollesse et de voluptés.
L’évocation de l’abandon dans le jardin merveilleux d’Armide
débouche sur l’image du miroir, invitation à un retour lucide sur soi
pour Renaud et à une méditation sur la transparence et la lucidité. Il ne
s’agit plus seulement d’aller au-delà des apparences des choses, mais
d’atteindre à la connaissance de soi, lorsque l’amour est présenté
comme un piège qui enferme dans la passion pour mieux aveugler.
Alors, l’impossible miroir de l’amour (elle ne voit qu’elle en ellemême et lui ne se voit qu’en elle), s’anéantit devant le bouclier de
diamant apporté par les deux messagers; miroir de vérité dans lequel
Renaud peut se contempler et découvrir sa déchéance en une salutaire
prise de conscience (20-30). La leçon devient claire: il faut apprendre
à sortir du jardin des délices de ce monde par une ascèse dont le
résultat pourrait bien être un équivalent poétique de la connaissance
ignatienne de soi, grâce à des "exercices spirituels".
Cette supériorité de la production italienne au XVIe s. ne
saurait dissimuler la rapide affirmation de la littérature élisabéthaine,
qui ne concerne pas seulement le théâtre, mais le domaine toujours
prestigieux de l’épico-chevaleresque. The Faerie Queene de Spenser
(1589-1596) offre, avec le portrait d’Acrasie, un nouvel avatar de
l’antique Circé. Au livre II, chant XII, l’épisode du Bosquet des
délices, parcouru, visité et saccagé par le valeureux et vertueux
Guyon, accompagné par Pèlerin (le double déchiffreur), présente tout
aussi significativement un autre exemple de jardin, où abondent les
références culturelles chères au maniérisme. Les allusions à
l’iconographie de l’époque, riche en images venues de la mythologie,
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Didier Souiller
et l’excellente connaissance de l’Arioste et même du Tasse, prouvent,
s’il en était besoin, combien les élites élisabéthaines étaient au fait de
la production italienne la plus immédiatement contemporaine.
La littérature du Siècle d’Or, au XVIIe siècle, n’échappe pas
non plus à l’influence de la figure de Circé, qui se déploie désormais
dans un cadre plus nettement allégorique, où le didactisme de la
Contre-Réforme espagnole se donne libre cours. Qu’il s’agisse d’un
récit philosophique ou d’un roman d’éducation, il importe peu ici,
mais l’œuvre de B. Graciàn, El Criticòn (1651-1653), donne le nom
de Falsirena à sa Circé, suivant là une autre source italienne. Dans
L’Adone (1623) de Marino (chants XII et XIII), la magicienne
Falsirena accueillait déjà Adonis dans son palais; repoussée, elle le
changeait en oiseau et c’est à Hermès qu’il incombait de le
remétamorphoser en homme. Déjà, le chap. 8 de la première partie du
Criticòn évoquait Artemisia, qui, à l’inverse de Circé, changeait les
bêtes en hommes, de façon à figurer clairement le processus de
civilisation. Falsirena, quant à elle, est une courtisane experte et
intrigante de la Cour, pur produit du projet misogyne de l’auteur, pour
qui "mieux vaut la méchanceté de l’homme que le bien de la femme".
De cette “reine du faux” (falsi - rena) à la Falirena de
Calderòn, il y a une nette continuité symbolique que souligne la
proximité des noms utilisés. Le jardin de Falirena (1679) est une
zarzuela romanesque inspirée de l’Arioste, c’est-à-dire une sorte de
petit opéra en deux journées, conçu pour un public aristocratique;
Falerina, fille de Merlin, sert de prétexte à faire revivre pour la scène
lyrique les principaux personnages du Roland furieux, mais elle
permet aussi d’associer les prestiges de la métamorphose, liés à Circé
et à ses jardins, au tout nouveau genre musical qui se déploie dans le
cadre de mises en scènes fastueuses avec d’étonnants changements de
décors. En définitive, la zarzuela de Calderòn offre un bel exemple de
la survivance de la figure de Circé et de ses avatars dans le grand
spectacle baroque de cour en Europe; le dramaturge espagnol,
d’ailleurs, parfaitement conscient du sens symbolique de cette
aventure d’Ulysse, y aura consacré trois œuvres où se mêlent les
prestiges de la musique et de la mythologie: El golfo de las sirenas,
Los encantos de la culpa, El mayor encanto, Amor.
Dans la mesure où une des caractéristiques du mythe de Circé
consiste en la représentation d’un amour dangereux et furieusement
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
sensuel, comme pour mieux conduire le protagoniste masculin à
prendre conscience de son asservissement et à tenter de fuir, le récit
apparaît lié à un certain nombre de significations littéraires qui
invitent les poètes, à partir de la Renaissance, à se servir aussi d’autres
silhouettes prestigieuses qui sont autant de doubles. Les avatars de
Circé aux Temps Modernes sont également les héritiers des célèbres
abandonnées de la littérature antique: Ariane et Médée, puis Didon.
Autant de figures féminines où le désespoir engendre la fureur et peut
aboutir à la destruction ou à l’autodestruction, à la manière d’Alcine et
d’Armide vaincues. Dotée d’une belle voix, ayant pour nièce Médée,
Circé demeure celle qui, au propre et au figuré, transforme les
hommes en pourceaux: Horace, significativement, en fait une
meretrix, i. e. une prostituée (Epitres, I, 2).3 Dans la Jérusalem
délivrée, le chant IV présente la magicienne sans cacher la cohérence
du dessein poétique du Tasse: "elle veut, par ses doux propos, par son
beau visage, surpasser les enchantements de Circé ou de Médée".
Très vite, la tradition (tant picturale qu’opératique),
s’appuyant avant tout sur l’œuvre du Tasse, a isolé quelques passages
particulièrement frappants des amours de Renaud et Armide, qui vont
susciter autant de scènes-clefs ou de tableaux:
- au chant XIV a lieu la célèbre métamorphose amoureuse
d’Armide devant Renaud endormi: venue pour le tuer, elle
s’immobilise: Mais quand elle a fixé sur lui son regard …
alors, elle s’arrête incertaine4. Retournement du mythe: la
magicienne n’exerce plus son art sur les autres, mais elle est la
victime de la métamorphose. Scène d’émotion, mais aussi
d’introspection où se déploient les possibilités du chant.
- lors de la fuite des amants vers les îles Fortunées, le palais
d’Armide devient le refuge du couple, loin du monde; séjour
délicieux où Renaud oublie tous ses devoirs de chevalier
croisé (XVI), jusqu’à ce que lui soit tendu le fameux miroir de
diamant où il se voit tel qu’il est devenu: véritable objet
sexuel sur lequel veille jalousement une magicienne
dévoratrice. La peinture rivalise ici avec la musique pour
–––
3
Voir P. Brunel, Dictionnaire des mythes féminins, Paris, Monaco: Éditions du
Rocher, 2002, p. 418 et sq.
4
Traduction A. Desplaces.
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Didier Souiller
évoquer ce monde de plaisirs et la splendeur des corps
enlacés.
- la métamorphose du héros, revenu à la raison lorsqu’il peut
enfin se voir tel qu’il est, entraîne sa fuite, mais aussi la fureur
et le désespoir d’Armide, qui, constatant son impuissance à
reconquérir son amant, préfère la destruction de son palais,
symbole des amours passées. Dernière confrontation entre les
amants, mais aussi prétexte à une "scène finale" qui permet de
recourir à tous les prestiges de l’utilisation des "machines".
La tradition s’attarde sur ces trois moments caractérisés par
deux métamorphoses inversées (vers la passion, vers la raison), plutôt
que sur les deux épisodes qui concluent, dans l’épopée italienne, les
amours de Renaud et Armide:
- la forêt magique et le myrte, d’où jaillit une Armide qui tente
inutilement d’empêcher Renaud de l’abattre (XVIII), épisode
plus rarement repris sur la scène lyrique, à l’exception du
librettiste de Haydn (Armida, 1784).
- la fuite d’Armide vaincue, au moment de la prise de Jérusalem.
Renaud la rejoint: elle se soumet et le Tasse laisse entendre
qu’elle se convertira (XX); il y a là un flou qui a stimulé les
auteurs de livret, toujours soucieux de ménager (surtout au
XVIIIe s.) une fin heureuse et conforme à l’attente du public,
quitte à sacrifier la magicienne, sa force de caractère et sa
cohérence psychologique.
Dès lors, après cette esquisse, une première réponse peut être
fournie à la question posée par Jean Rousset: pourquoi Circé? Le
personnage permet de développer deux aspects de la magicienne qui
correspondent à deux grandes caractéristiques de la civilisation
européenne:
-
le theatrum mundi: Circé est le metteur en scène d’un lieu
illusoire et trompeur, un pur décor (le palais et son jardin)
voué à la célébration de l’amour, mais elle est aussi l’acteur
hypocrite5 qui trompe Ulysse et ses compagnons avec sa voix
–––
5
On connaît le sens étymologique d’hypocrite, l’acteur en grec.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
doucereuse. Comédie amoureuse au cours de laquelle la
magicienne ne joue plus, mais exprime une passion sincère,
telle un autre Saint Genest
-
la nécessaire culpabilisation des sens dans la société
européenne post-tridentine: Circé est femme plus que
magicienne (à la différence du magicien traditionnel, vieil
homme, c’est-à-dire sage et asexué, sur le modèle de l’Atlan
de l’Arioste et de l’Alcandre de l’Illusion comique) et son
échec a valeur d’enseignement moral. Lors de la seconde
acculturation chrétienne (qui s’étend sur l’Europe à la fin du
XVIe s. et une bonne part du siècle suivant contre le prétendu
paganisme de la Renaissance), Circé et ses avatars sont
clairement rattachés à une sexualité "coupable": dans
l’Odyssée, au contraire, Hermès recommande à Ulysse de ne
pas refuser la couche de la déesse. D’ailleurs, selon les textes
post-homériques, de cette relation naquirent plusieurs enfants
dont Telegonos, qui tua son père sans le reconnaître durant
une razzia ultérieure à Ithaque.
Là est peut-être la raison de la fortune que connut Armide
bien plus qu’Alcine dans la littérature et les beaux-arts en Europe, à
partir de la fin du XVIe s. Alcine s’inscrivait dans une perspective
"païenne" de célébration de la liberté érotique à laquelle les héros de
l’Arioste sacrifiaient bien volontiers: une fois Alcine démasquée, les
aventures amoureuses continuent. Le personnage d’Armide est
beaucoup plus important: il marque à la fois le triomphe de la
sensualité et sa condamnation au nom des idéaux religieux et de
manière conforme à la reprise en main qui suit le Concile de Trente.
Suivre le mythe de Circé et ses avatars, c’est aborder de
nouveaux territoires, autres que la littérature; c’est également suivre
l’évolution du goût et contribuer à l’esquisse d’une périodisation
esthétique. Le charme de la voix de la magicienne assure, en effet, la
transition du ballet de cour à l’opera seria. Car l’enchanteresse séduit
par de mélodieuses paroles, tout autant que sa demeure est le lieu du
déploiement des prestiges de ce monde et d’un appel à tous les sens,
selon une signification symbolique comparable à celle de la scène
ultime du mythe littéraire de don Juan: le banquet où surgit la statue.
Logiquement, celle qui est si habile metteur en scène est aussi
l’organisatrice d’une fête qui repose sur la réunion de tous les arts:
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Didier Souiller
elle a sa place dans cette conception "baroque" de l’opéra qui, bien
avant Wagner, tend vers "l’œuvre d’art totale".
Faire chanter Circé? Tout semble l’y convier: déjà les
compagnons d’Ulysse sur le seuil du palais de la magicienne
"entendent Circé chanter à belle voix" (chant X). Nicole Lauraux
observe d’ailleurs6: "si la beauté est aux déesse, aux femmes
appartient la voix en tant qu’elles sont mortelles. Or, à plusieurs
reprises, l’Odyssée parle d’une theos audéessa … Circé et Calypso
sont qualifiées de deinè théos audéessa: "terrible déesse à la voix
humaine"… Il faut donc faire avec le texte d’autant que l’expression
juxtapose en un superbe oxymoron l’être-dieu, la voix humaine et le
féminin. Ainsi, en deux déesses mineures s’affrontent le divin et la
femme, en une contiguïté dont le désaccord entre les genres (une
terminaison féminine, deiné, une de forme masculine, théos, un
féminin, audéessai) suggère qu’elle dissimule de l’inconciliable".
De cet inconciliable et de ce prestige de la voix, l’opéra va
pouvoir s’emparer pour nourrir le caractère du personnage et pour
justifier le recours à la musique. Trois épisodes ont particulièrement
retenu l’attention des compositeurs:
-
la scène où Armide renonce à tuer Renaud offre une occasion
sans équivalent pour développer ces contradictions
"oxymoriques" du caractère de la magicienne: en jouant non
seulement sur les possibilités du livret, mais sur les contrastes
successifs des affetti au sein au sein du chant et de la musique.
La structure tripartite de l’aria de l’opera seria fait ainsi se
succéder trois moments psychologiques consacrés
successivement à la détermination meurtrière, à l’émoi devant
le bel endormi et, enfin, à un retour hésitant au dessein
premier ou à l’abandon au désir;
-
le jardin des délices et la parfaite union des amants permet
l’évocation sensuelle de ces plaisirs que la morale religieuse
condamne. On pourra d’ailleurs s’abandonner d’autant plus
volontiers à ce tableau musical ou visuel trop séduisant que ce
bonheur est déjà menacé: Renaud et Armide sont espionnés,
–––
6
"Qu’est-ce qu’une déesse?", in Histoire des femmes en Occident, t. I, sous la dir. de
G. Duby et M. Perrot, Perrin, Paris, 2002, "tempus", p. 50.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
puis surpris, par les chevaliers chargés de raisonner Renaud et
de le ramener au camp.
-
Les imprécations ultimes de la magicienne, abandonnée et
impuissante à triompher des nouvelles résolutions de Renaud,
introduisent deux affetti fort appréciés dans l’opéra: la fureur
et la folie, qui précèdent un finale attendu pour le déploiement
des effets spéciaux procurés par les machines: la
métamorphose du somptueux palais baroque en désert et la
fuite de la magicienne dans les airs, à la manière de Médée.
Ces trois séquences font coïncider la présence des avatars de
Circé sur la scène lyrique avec le triomphe des formes et des thèmes
baroques. On en jugera aisément par un exemple emprunté aux
prestiges du règne de Louis XIV, comme pour mieux témoigner de la
coexistence à Versailles de ce que l’on classe traditionnellement dans
les catégories séparées du "baroque" et du "classique". Du 7 au 14 mai
1664, Les Plaisirs de l’Ile enchantée donnent leur nom à une fête
donnée dans les jardins de Versailles et dont la relation officielle fut
imprimée par Félibien, sur ordre de Louis XIV, et complétée par le
récit d’un témoin, M. de Marigny. Le thème retenu est celui de
l’enchantement des chevaliers dans le jardin merveilleux; l’île
d’Alcine figure au milieu du grand étang et sa destruction, ainsi que
celle du palais de la magicienne, est l’apogée du spectacle: Vigarani
avait bâti le palais qui s’embrasa et disparut dans un grand feu
d’artifice, représentant la rupture de l’enchantement après la fuite de
Roger.
De Vivaldi (1727) à Haydn (1784), de Lully (1686) à Gluck
(1777), Armide, plus encore qu’Alcine, traverse les principales scènes
lyriques de l’Ancien Régime: il serait fastidieux d’en dresser la liste7
et on choisira pour la clarté de la démonstration le livret de Quinault,
dans la mesure où il servit à Lully comme à Gluck, au commencement
et à la fin de cet opéra français des XVII et XVIIIe s., compris par
opposition à l’opéra italien et avant l’opéra romantique.
La philosophie propre au jardin des délices de la magicienne
s’exprime dans le chœur des nymphes et des bergers qui
–––
7
Une esquisse de cette évolution européenne se trouve dans notre "Métamorphoses de
Circé: de l’épopée à l’opéra baroque", in Littérature et musique, sous la dir. de L.
Richer, CEDIC, Université de Lyon III, 2005, pp. 273-286.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Didier Souiller
accompagnent le sommeil de Renaud, avant l’entrée de celle qui pense
encore à l’assassiner:
Ah! quelle erreur! quelle folie!
De ne pas jouir de la vie!
C’est aux jeux, c’est aux Amours
Qu’il faut donner les beaux jours8.
Proclamation anti-idéaliste qui s’oppose aux valeurs traditionnelles
non seulement de la religion, mais de la société aristocratique: auprès
d’Armide, en effet, Renaud ne s’abandonne pas seulement à la chair,
il oublie l’au-delà et ses promesses pour l’ici-bas; homme d’épée, il
sacrifie son devoir de soldat et son honneur à l’amour. Ce contraste
permet de situer la réécriture du mythe d’Armide à l’opéra dans la
sphère de la dramaturgie baroque, dont c’est un des procédés les plus
fréquents que d’opposer (un temps) morale traditionnelle et valeurs de
l’immanence par le jeu contrasté des maîtres et des valets bouffons
comme le gracioso du théâtre du Siècle d’Or. Ce dernier n’est jamais
un simple faire-valoir des maîtres ou un bouffon seulement en mesure
de faire rire le parterre: il est invariablement le porte-parole d’une
philosophie qui se moque des valeurs transcendantes pour privilégier
la jouissance et le bonheur sans souci du lendemain. Dans cette
perspective, il ne s’agit plus seulement pour Renaud de l’oubli de soi,
mais du refus de l’aliénation éthique.
La scène suivante (II, 5) mériterait d’être citée intégralement
afin d’être étudiée en détail. Renaud, endormi, Armide monologue et
passe par différents états contrastés. La magicienne surgit sur la scène
tenant un dard à la main:
Enfin, il est en ma puissance,
Ce fatal ennemi, ce superbe vainqueur,
Le charme du sommeil le livre à ma vengeance.
Je vais percer son invincible cœur.
Ce discours conquérant s’interrompt bientôt, tandis qu’Armide est en
proie à une métamorphose (autre élément caractéristique de la
"psychologie" dramatique baroque) qu’explicite la didascalie: Armide
va pour frapper Renaud, et ne peut exécuter le dessein qu’elle a de lui
ôter la vie.
–––
8
II, 4, v. 268 et s., éd. Buford Norman des Livrets d’opéra de Philippe Quinault, t. II,
Société de Littératures Classiques, Toulouse, 1999, p. 266.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
Quel trouble me saisit! Qui me fait hésiter?
Qu’est-ce qu’en sa faveur la pitié me veut dire?
Effort de lucidité impossible, puisque désormais coexistent en elle
deux élans contradictoires:
Frappons … Ciel! qui peut m’arrêter?
Achevons … je frémis! Vengeons-nous … je soupire!
[…] Plus je le vois, plus ma vengeance est vaine,
Mon bras tremblant se refuse à ma haine.
Après un ultime sophisme où l’amour-propre tente de se sauver,
Qu’il m’aime au moins par mes enchantements,
Que, s’il se peut, je le haïsse.
Armide a recours à son art pour satisfaire son désir:
Venez, secondez mes désirs,
Démons, transformez-vous en d’aimables Zéphyrs.
Je cède à ce vainqueur, la pitié me surmonte 9.
La scène finale présente significativement Armide seule, après le
départ (hésitant) de Renaud, qui va répétant "trop malheureuse
Armide" et emmené malgré lui par les deux chevaliers, qui craignent
"un objet trop aimable". La magicienne sort d’un évanouissement,
pourtant bien susceptible de susciter la pitié, et voit se succéder en elle
la division interne ("Tout perfide qu’il est, mon lâche cœur le suit") et
un transport de rage qui produit une sorte d’hallucination:
Traître, attends…, je le tiens… je tiens son cœur perfide.
Que dis-je? où suis-je? hélas! Infortunée Armide!
Où t’emporte une aveugle erreur?
Seul demeure un sentiment d’autodestruction qui lui fait anéantir par
des démons le palais "enchanté" qui abrita ses amours 10.
Dans la mesure où il s’agit, pour nous, de justifier ici, grâce au
personnage de la magicienne, les catégories usuelles de l’esthétique, il
n’est pas indifférent d’observer qu’Alcine et Armide disparaissent très
–––
9
Op. cit., pp. 266-267.
Op. cit., pp. 286-287.
10
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Didier Souiller
vite de la scène européenne avec la double révolution, esthétique et
politique, de la fin de l’Ancien Régime. La magicienne issue des
textes homériques et des épopées italiennes du XVIe s. prenait déjà un
autre aspect avec la fin des Lumières et de l’esthétique rococo qui
accompagna le grand essor européen de l’opéra.
Dans Orlando Paladino de Haydn (1782), la liste des
personnages se partage encore entre silhouettes comiques (Pasquale,
Eurilla, Rodomonte) et héros conformes à la tradition épique (Alcina,
Medoro, Angelica), Roland participant des deux catégories. Mais le
livret donne à Alcina un rôle d’harmonisation; la magie lui confère
une puissance supérieure, qui règle les destinées individuelles en
favorisant les amoureux contre la folie furieuse de Roland, avant de le
guérir. Medoro reste fidèle, mais se montre assurément plus apte à
l’amour qu’aux exploits guerriers: il faudra qu’Alcina le guérisse de
ses blessures pour le rendre à une Angélique en pleurs et au bord du
suicide… La magicienne se trouve maintenant placée dans un au-delà
de l’humanité et de la passion, ce qui annonce le rôle de Sarastro dans
La Flûte enchantée. Cette Alcina présente un rêve d’harmonie qui
tranche avec le rôle de la magicienne, source de chaos et d’illusion,
dans le récit de l’Arioste: Haydn lui fait conduire Roland auprès de
Caron et boire l’eau du Léthé, afin de perdre le souvenir de son amour
furieux. Apaisé, le héros retrouve ses armes et illustre
symboliquement la représentation du dépassement des passions.
Il est donc tentant de relier la figure de la magicienne à
l’esthétique du spectacle baroque qui accompagna la société d’Ancien
Régime: ostentation, somptuosité et attrait de la métamorphose. À
partir du moment où l’évolution du goût vers le romantisme s’orientait
vers l’exaltation "réaliste" du passé et la mise en scène de l’aventure
individuelle, la reprise d’un schéma convenu n’intéressait plus, avec
sa magicienne située dans un cadre merveilleux et consacré par la
tradition. Il n’est sans doute pas de meilleur exemple de cette mutation
que la production de Rossini, qui donna en 1817 un opera seria
consacré à l’héroïne du Tasse: son Armida (assez fidèle aux grandes
lignes du récit épique) marquait un retour au passé et au goût baroque:
"la présentation luxueuse, digne des extravagances baroques,
n’empêcha pas le public napolitain de dédaigner l’ouvrage. La carrière
ultérieure de l’œuvre ne se révèle guère brillante; après une dernière
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
production à Budapest, en 1838, elle s’arrête pour plus d’un siècle"11.
Les grands succès de Rossini sont associés à d’autres sources.
Prolongeant les premières représentations de Circé dans la
fête de cour, l’opéra entraîne une dépossession de la figure féminine
issue de l’épopée, où la femme était à la fois épreuve sur la route du
protagoniste et intermédiaire nécessaire pour rencontrer les Morts.
Désormais, la reprise de la magicienne donne lieu à une récupération,
à la fois dans le domaine politique, dans la mesure où elle permet
l’exaltation de la gloire du souverain régulateur des "humeurs" du
corps politique, et dans le domaine éthico-religieux. Récupération très
dépendante de l’anthropologie instaurée par le Concile de Trente:
d’Ulysse à Renaud, elle illustre la nécessité d’un néo-stoïcisme
chrétien de la maîtrise des passions et du refoulement orchestré par
une raison qui parvient à s’imposer, comme dans le finale de La Vie
est un songe de Calderòn. La réduction du personnage incarné par
Circé trouve son aboutissement dans le rituel de l’opera seria (avec
ses arias obligées, où s’expriment avec virtuosité les affetti) et dans le
grand spectacle attendu de la représentation d’une magicienne qui
requiert la métamorphose du jardin des plaisirs et la disparition brutale
du palais d’Alcine / Armide: mise en scène "baroque" où la faillite du
désir doit éclater spectaculairement aux yeux de tous. Le personnage
créé par le Tasse occupe alors une position historique et idéologique
privilégiée.
S’il s’agit de chasser une trouble complaisance avec
l’abandon au plaisir de Roger / Renaud, c’est bien parce que le mythe
de Circé évoque l’idée d’un paradis sensuel, loin du principe de réalité
et du poids des idéologies aliénantes et ressassant la nécessité du
refoulement. Le palais de la magicienne demeure associé au fantasme
d’un monde où tout est luxe, calme et volupté, suscitant images
scéniques à l’opéra et de nombreuses représentations dans le domaine
de la peinture.
Le récit homérique ne situe pas Circé dans un jardin, mais
dans un palais splendide et isolé. Le thème (à venir) de la nature
maîtrisée et ordonnée par le savoir magique se trouve déjà esquissé
dans la valeur attachée au paysage parcouru par Ulysse. Pour parvenir
au palais de la déesse, il doit traverser une épaisse forêt, obscure et
–––
11
P. Kaminski, Mille et un opéras, Fayard, 2003, p. 1335.
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Didier Souiller
menaçante, qui contraste avec la splendeur soudaine de la demeure de
Circé où retentit la musique.
Dans le Roland furieux de l’Arioste, les chants VI à VIII
concernent la description de la progression vers le territoire d’Alcine
où Roger va tomber dans le piège de l’amour. Comme dans l’œuvre
d’Homère, l’accès est difficile et se fait par une région âpre et
sauvage; on découvre enfin la superbe cité d’Alcine, protégée par de
hautes murailles d’or ou, insiste curieusement l’Arioste, qui
paraissent de l’or massif; de somptueuses richesses et l’abondance des
joyaux, attirent le regard, malgré une nouvelle restriction du poète:
Que ces diamants soient feints ou factices, leur éclat trompe l’œil. La
perfection atteinte par les êtres monstrueux de garde et les objets du
décor devient alors suspecte, car elle renvoie à une volonté impie de
rivaliser avec la nature, voire de la refaire. Il en est ainsi des doubles
d’Alcine, les jeunes filles qui servent ou accueillent le héros: elles
sont si belles … que les dieux seuls contemplent des charmes si
parfaits. Quant à l’apparition d’Alcine, les plus grands peintres ne
pourraient imaginer de beauté plus parfaite (VII).
Cette fois, la magicienne est sise en son jardin, dont
l’atmosphère et les éléments constitutifs renvoient clairement à
l’iconographie contemporaine; on songe au Titien pour la bacchanale
et la fête champêtre des habitants de la cité: sur le penchant d’un
coteau ou sous les ombrages, ceux-ci se livrent aux jeux et à la danse,
tandis que d’autres, plus heureux, cherchent les bois touffus et le
mystère pour jurer à l’objet aimé une flamme éternelle12. Le jardin
d’Alcine devient ainsi à la fois une sorte de jardin des délices et une
prison dorée où se perd toute vertu guerrière; il fournit au poète
l’occasion d’un développement promis à une belle postérité: le portrait
du guerrier avili au milieu des plaisirs ou, si l’on préfère, la reprise du
thème d’Héraclès auprès d’Omphale. Dans la Jérusalem délivrée,
c’est dans les îles Fortunées que les compagnons de Renaud, partis à
sa recherche, devront le poursuivre: là dans un éternel avril, son
amant coule avec elle une vie pleine de mollesse et de voluptés.
À la manière d’Ulysse, les deux guerriers débarqués sur une
île mystérieuse devront, pour accéder au palais d’Armide, parcourir un
paysage hostile, semé d’embûches qui se révèlent autant d’épreuves
allégoriques: animaux monstrueux mis en fuite par la verge d’or,
–––
12
Traduction Philipon de la Madelaine.
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
fontaine du rire, qui provoque la mort etc. (XV, str. 45 et s.). Un lac
entoure le palais de la magicienne, comme pour renforcer le
symbolisme de l’île, tout autant refuge des plaisirs à l’écart du monde
que séparation-enfermement. Et le discours des deux jeunes filles
rieuses et lascives qui accueillent les voyageurs vient, comme un écho
de celui de la sirène, rappeler un mythe païen: … “Ici est le port du
monde…on y goûte ce plaisir que l’antique humanité goûtait, libre,
aux siècles d’or”. Cette fois encore, le tableau idéal pourrait bien
n’être qu’une flatteuse illusion pour mieux faire oublier la vraie nature
d’Armide en vampire qui vole l’âme de son amant: Et ses regards
avides, qui se paissent ardemment de ses charmes, le dévorent et le
consument. Elle s’incline sur lui, et promène ses doux baisers de ses
yeux à ses lèvres. Telle est d’ailleurs sa mission, puisque Jérusalem ne
peut être prise qu’avec le concours du héros chrétien. Le jardin se
prête aussi au voyeurisme des deux guerriers envoyés pour rappeler sa
mission à Renaud; cachés dans le feuillage, ils observent: Armide
étendue sur l’herbe et Renaud dans ses bras … passent sous le même
toit, en ces jardins des nuits enchantées.
La description du jardin de la magicienne révèle aisément que
son plan est allégorique. Le jardin séparé est figure du labyrinthe du
monde: il en est l’aboutissement et le couronnement, après une
errance dont le parcours géographique n’est que la métaphore d’un
itinéraire spirituel. Le monde pour l’homme est une énigme et un
piège: il importe d’en trouver le sens, de résister aux agressions et aux
tentations en faisant le choix du bon itinéraire. D’où cette
complaisance à rappeler un héros mythologique à la fois symbole
incarné de l’humanité souffrante, mais appelé aussi à séjourner auprès
des dieux: Hercule, au carrefour du vice et de la vertu ou oublieux de
lui-même aux pieds d’Omphale… La magicienne étant liée depuis les
origines au domaine de la métamorphose, son jardin doit logiquement
se révéler comme le royaume de l’illusion et du paraître, ce qui lui
confère une signification philosophique certaine. L’héroïsme de
l’éthique aristocratique du défi, le mépris ascétique du monde et la
condamnation chrétienne de l’abandon aux sens réduisent le jardin à
n’être plus que cette belle ombre dansante qui captive l’attention des
prisonniers de la caverne platonicienne et les empêche d’apercevoir la
lumière du Beau, du Vrai et du Bien.
Le jardin de Circé, enfin, s’ordonne selon les exigences du
développement rhétorique de la vieille opposition art contre nature. La
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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magicienne, à l’évidence, possède un savoir maléfique et son jardin la
représente dans la mesure où il cherche fondamentalement à pervertir
l’ordre sacré du monde. Ce dernier trait fait des avatars de Circé des
doubles du révolté luciférien, en lutte contre le créateur et partagés
entre le désir de refaire le monde et celui de le détruire. Armide a
inversé le sens du jardin paradisiaque originel de la Genèse :
désormais la femme y triomphe, non plus seulement en tentatrice
fatale au genre humain, mais en reine du lieu et en magicienne toutepuissante. Le jardin édénique n’est plus celui de l’interdit, mais celui
de la jouissance pour une humanité affranchie de la malédiction du
péché. Si le jardin inverse l’ordre de la Création, il fait de Circé (et de
ses doubles) une émule du révolté tragique contre l’ordre divin: elle
appartient bien au monde de la fin du XVIe s. et du début du siècle
suivant qui met en scène des héros tels que le Burlador, Richard III ou
Faust. Tous doivent périr d’une fin spectaculaire et exemplaire.
Cette possible comparaison avec le théâtre permet enfin de
comprendre pourquoi Circé et ses avatars ne sont pas seulement des
personnages de l’épopée et du romanzo. La magicienne envahit, par le
biais de la fête de cour, l’opéra et l’imaginaire des jardins; elle rejoint
la logique des grandes créations dramatiques du théâtre "baroque";
elle devient enfin un sujet privilégié pour les peintres. Suivre alors les
représentations picturales de Circé, de la Renaissance aux Lumières,
c’est encore une autre façon de mettre à l’épreuve les catégories
esthétiques du maniérisme, du baroque et au-delà, de cette ultime
évolution du baroque dans le rococo. La magicienne n’est pas
seulement un prétexte pour construire un vaste décor scénique ou
pictural, elle est aussi un corps féminin fantasmé qui permet aux
peintres de donner une forme à l’idéal de beauté d’une époque.
Depuis le début du XVIe siècle, on observe un progressif
surgissement de la figure de la magicienne dans la peinture
européenne: d’abord Circé, dans quelques œuvres de la Renaissance
dite "classique"; puis le maniérisme s’empare d’Alcine pour la resituer
dans la célébration des fastes des palais princiers. La fortune
d’Armide est immédiate dès la fin du XVIe s. et dure presque deux
siècles: l’évolution du goût en peinture accompagne logiquement celle
de la littérature et de la scène lyrique. Seul le romantisme s’en
détournera pour mettre au premier plan les figures de Médée ou de
lady Macbeth. On signalera seulement un regain d’intérêt à la fin du
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
XIXe s. où la magicienne se voit associée à quelques figures
féminines "décadentes"13.
Cette belle continuité dans l’iconographie depuis la
Renaissance permet, tout d’abord, de dégager quelques épisodes qui
ont la faveur des peintres et qui rejoignent bien souvent les choix
opérés par les auteurs de livrets d’opéras:
-
la magicienne dans son jardin, au milieu de ses amants
métamorphosés; l’arrivée au palais de Circé /Alcine: ces deux
scènes semblent convenir particulièrement au XVIe s.
Puis, tandis que la version "moderne" par Le Tasse du mythe de Circé
l’emporte dans le goût contemporain:
-
Renaud menacé par Armide progressivement conquise par
l’amour;
-
Renaud et Armide dans le jardin merveilleux et sous l’œil
(ambigu) des deux envoyés chargés de ramener le
protagoniste dans le droit chemin de son devoir;
-
Armide abandonnée sous l’œil d’un Renaud plus ou moins
rongé par le remords;
-
Armide seule, mais furieuse et destructrice: cette vision se
prête plus à la représentation sur la scène lyrique: en peinture,
elle tend à devenir une seconde Médée.
Comme lorsqu’il s’était agi de l’opéra, devant le grand nombre des
peintures consacrées à la magicienne durant les trois siècles qui
précèdent le romantisme, il n’est pas question d’établir ici un relevé
exhaustif, ni même de se cantonner à un seul pays, en ignorant une
évolution du goût qui n’est compréhensible qu’à l’échelle européenne.
On se propose de se limiter à quelques exemples retenus pour leur
caractère particulièrement révélateur des jalons de cette évolution
esthétique.
–––
13
Voir par ex. l’esquisse de Gustave Moreau, musée Gustave Moreau, Paris; se
reporter à M. Dottin –Orsini: Cette femme qu’ils disent fatale, Grasset, 1993.
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Les exemples appartenant à ce que l’on nommera, pour
simplifier, la "Renaissance classique" sont peu nombreux et
concernent évidemment la seule Circé, puisqu’on ne peut prendre en
compte l’influence du Roland furieux de l’Arioste que sur le tard14.
C’est ainsi que Dosso Dossi (1479-1542), le vénitien élève de
Giorgione et ami de l’Arioste, compose pour la cour de Ferrare des
scènes inspirées de la fiction où se mêlent mythe et littérature. Il
propose, aux environs de 1515, une Circé et ses amants (National
Gallery, Washington): on en retiendra d’abord le soin apporté au
paysage, conformément aux efforts de l’école de Giorgione à la même
époque. Egalement l’exaltation du corps féminin "vénitien", tel qu’on
le retrouve dans les tableaux de Giorgione et du premier Titien;
l’intégration du personnage dans une nature harmonieuse où les
animaux présents ont l’air de se fondre en oubliant leur origine
humaine; l’accent mis sur le livre, signe de la puissance de la
magicienne qui maîtrise les secrets de la nature: autant de
caractéristiques de cet humanisme optimiste qui accompagne la
Renaissance avant l’étape maniériste. Un deuxième tableau du même
Dosso Dossi (Rome, Galerie Borghèse) est consacré à Circé (ou peutêtre à Mélisse, magicienne du Roland Furieux); bien que daté de la
même période, il amplifie les caractères du tableau précédent en
insistant sur la puissance et la splendeur princière de la magicienne.
Image en accord avec la fiction de l’Arioste, reflet du milieu
aristocratique et humaniste de la cour de Ferrare.
Une peinture anonyme de la fin du XVIe siècle, d’après l’une
des cinquante-huit fresques du Primatice (conçues vers 1540) qui
ornaient la galerie d’Ulysse à Fontainebleau, se trouve toujours au
musée du château de Fontainebleau: elle représente, suivant les
principes de l’esthétique maniériste, Ulysse protégé par Mercure des
charmes de Circé (n° inventaire 1995.9). En effet, on est frappé
d’emblée par quelques beaux exemples de jeu avec la perspective, de
contraposto dans l’attitude d’Ulysse ou de récupération systématique
de la musculature à la manière de Michel-Ange, mais, pour ne
s’attacher qu’à la figure de Circé, elle est présentée, dans son palais
qui ouvre sur des jardins, de face, le buste nu selon le schéma
maniériste consacré de "la dame à sa toilette"; à ses pieds, des
animaux sauvages, tandis que d’autres personnages renvoient aux
–––
14
Commencé vers 1504, le Roland Furieux paraît dans une première version en 1516
et dans sa version définitive en 46 chants en 1532.
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
compagnons d’Ulysse et constituent les éléments nécessaires à la
représentation d’un banquet princier "à l’antique".
Les Carrache, en témoins à la fois de la transition entre les
deux siècles et aussi du début de l’influence du Tasse sur la peinture
européenne, proposent, sous le pinceau de Ludovico en 1583, un
Renaud et Armide (collection Farnèse inventaire Q 360), dont le
luminisme annonce le XVIIe siècle tout en conservant le contraposto
maniériste de l’attitude de Renaud. La lumière se concentre sur une
Armide aux gestes précieux et Renaud, peint selon le modèle du
guerrier maniériste, se contente de tenir le miroir où la magicienne
contemple sa chevelure.
À la grande école rubénienne et "baroque" de peinture se
rattache le tableau de Van Dyck Armide passant au cou de Renaud
endormi une couronne de fleurs (Baltimore Museum of Art): la
magicienne fait du guerrier son esclave. L’accent n’est pas mis sur la
lutte intérieure, mais sur le dynamisme du désir, illustré par le
mouvement d’ensemble de la composition (transversale, en forme de
tornade née de l’onde et de la sirène tentatrice du premier plan). Van
Dyck suit fidèlement le texte du Tasse (XIV, 57 et sq.): "il regarde et
voit au milieu du fleuve une vague qui se replie et roule sur ellemême. Peu après surgit une blonde chevelure …" Cette nouvelle
sirène endort de son chant le héros et c’est alors qu’a lieu la célèbre
métamorphose amoureuse d’Armide: "des troènes, des lys et des roses
qui fleurissent sur ces plages charmantes, elle compose, avec un art
inconnu, des chaînes douces mais puissantes". Armide est représentée
accomplissant le mouvement par lequel elle enchaîne Renaud, mais
c’est le corps nu de la sirène au premier plan (son double?) qui est mis
en valeur.
Si l’on peut mettre au cœur du classicisme français, depuis ses
lointaines origines dans L’Astrée, le désir de connaissance et de
représentation des passions dans leur coexistence conflictuelle, le
Renaud et Armide de Poussin (Londres, Dulwich Picture Gallery)
constitue un jalon, même si la datation en demeure controversée (vers
1630). Certes, Renaud endormi est par la disposition de ses jambes
quelque peu redevable encore à la virtuosité maniériste, mais l’accent
est mis sur Armide, saisie dans l’instant où, un poignard à la main,
elle va frapper le héros: la lumière porte moins sur sa poitrine nue que
sur son visage. Un amour retient son bras et, comme dans le poème du
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Tasse, elle s’attarde à contempler le visage de celui qu’elle pensait
devoir haïr à mort.
À l’opposé de l’analyse française, une œuvre très originale de
Cecco Bravo (vers 1650, collection particulière) présente une des
rares représentations d’Armide sorcière et destructrice, plus proche de
Médée que des charmeuses raffinées du XVIIIe s. Cecco Bravo (16071661) annonce plutôt les interprétations du romantisme: héritier du
ténébrisme, il met l’accent sur les forces obscures qui secondent cette
émule de Lady Macbeth appuyée sur un monstre et désignant sans
doute l’amant qui l’a abandonnée.
Incontestablement, le Siècle des Lumières, qui a beaucoup
illustré les amours de Renaud et d’Armide (de Boucher15 à
Fragonard), a été sensible à l’érotisme et au pouvoir de la passion sur
un couple désormais plus raffiné que tragique, plus rococo que
baroque. Nul plus que Tiepolo n’a mieux mis en valeur cet aspect, car
les épisodes les plus fameux de la Jérusalem l’ont inspiré à plusieurs
reprises.
La Pinacothèque de Munich, d’une part, possède deux
tableaux Renaud et Armide et Renaud abandonne Armide qui
proviennent de la Résidence de Würzburg (1751-1753): le paysage et
les éléments architecturaux occupent encore une certaine place dans le
premier, tandis que le second, de tonalité plus claire, insiste sur
l’effondrement de Renaud qu’un de ses compagnons doit soutenir
devant une Armide implorante; la ligne directrice du mur de gauche
conduit le regard vers un horizon plus brumeux et lumineux où se
trouve la fatale embarcation qui doit emmener le héros. D’autre part,
la National Gallery de Londres possède des Variations sur la
Jérusalem délivrée (1755) dont on retiendra un Renaud se regardant
dans son écu qui insiste sur cet instant du remords et de la conscience
de soi. À l’Art Institute de Chicago se trouve un cycle de quatre toiles
consacrées à Renaud et Armide et datées de la même période (1755).
Elles se caractérisent par leur luminosité et plus de simplicité dans le
décor, sans doute pour insister sur l’expression des seuls personnages:
Renaud charmé par Armide (la magicienne lui apparaît sur son char);
Renaud et Armide surpris par Hubald et Charles; Renaud abandonne
Armide (cette fois, le guerrier revêtu de toutes ses armes se tient
debout et regarde seulement Armide, tandis qu’un de ses compagnons
–––
15
Renaud et Armide, Musée du Louvre.
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"Circé après Jean Rousset : du corps maniériste à la théâtralité baroque"
lui désigne le navire qui l’attend à l’opposé); Renaud et l’ermite.
L’histoire des deux amants fournit enfin l’argument des fresques de
l’une des salles de la Villa Valmarana près de Vicence (1757), la salle
de la Jérusalem Libérée: Armide enlève Renaud endormi, Renaud et
Armide surpris par Hubald et Charles, Renaud a honte de son passé
(traitement très proche de celui du tableau de la National Gallery) et
Renaud abandonne Armide La simplicité du traitement de cette
dernière fresque (concentrée selon une logique triangulaire qui part
d’Armide suppliante au sol vers Renaud incliné vers elle et les deux
compagnons qui l’entraînent) marque un achèvement dans la
méditation de ces grands moments de l’œuvre du Tasse:
paradoxalement, Tiepolo semble renoncer aux prestiges de la
rhétorique décorative et seul l’encadrement rocaille crée un
contrepoint pour intégrer les fresques dans l’ensemble somptueux et
baroque de la villa.
Tandis que la deuxième moitié du siècle se détache de
l’esthétique rocaille (ou rococo) pour passer par une sorte de néoclassicisme, l’histoire de la magicienne devient plus démonstrative et
marque un épuisement de l’inspiration. On citera l’Armide tentant de
se tuer de Giuseppe Bottani (Florence, Galerie des Offices, 1766):
Armide est présentée dans une attitude très théâtrale (les yeux tournés
vers le ciel, une flèche prête pour se percer le sein), au moment où
Renaud victorieux survient et l’arrête (Le Tasse, XX, 120 et s.).
Attitude qui la rapproche de Didon ou de Lucrèce et vise à édifier,
mais oublie la sensualité de l’histoire des amants pour susciter une
émotion appuyée et plus proche des effets recherchés par un Greuze et
la nouvelle sensibilité larmoyante du siècle. Clôture d’un cycle? On
serait d’autant plus conduit à répondre positivement que la tentative
de suicide d’Armide achève la Jérusalem.
On le voit, suivre Circé et ses avatars dans la littérature, la
peinture et la musique, de la Renaissance aux Lumières, revient plutôt
à dresser un programme de recherche diachronique, comparatiste et
pluridisciplinaire. Du moins, peut-on insister sur la pertinence du
choix de cette figure par Jean Rousset et sur l’existence d’un véritable
"mythe de Circé". C’est la plasticité du modèle mythique qui lui
permet de s’adapter au point de devenir une référence dans l’analyse
des catégories esthétiques dont la généralité suscite si souvent la
controverse. Il y a une magicienne maniériste, mettant en valeur la
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Didier Souiller
figure féminine dans le cadre des festivités de cour; Armide prend
bientôt le relais en incarnant la maîtrise des apparences par la
métamorphose (baroque) assumée et subie, car exercée tout autant sur
les autres que sur elle-même. La fragilité d’Armide participe alors de
la fragilité du sujet baroque, à l’image de l’admirable Othello devenu
une bête destructrice et aveugle. En même temps et soulignant par là
la coexistence du baroque et du classicisme au sein du XVIIe siècle
(et souvent dans le même pays…), la magicienne se prête en tant que
grande amoureuse à l‘analyse des passions qui retient l’attention de la
dramaturgie "classique" française comme des mélodrames de
Métastase. Ces passions, sous le nom d’affetti, constituent la matière
où se déploie la virtuosité du musicien et du chanteur, à l’apogée de
l’opéra au XVIIIe siècle. Avant de devenir un prétexte pictural et
décoratif ou l’inépuisable source de livrets, la magicienne demeure
une figure féminine prestigieuse: fascinante et officiellement
condamnée, Circé est bien le fantasme d’une époque qui s’y
abandonne d’autant plus volontiers que, comme Renaud, elle sait
qu’elle devra y renoncer pour retourner à une réalité bien moins
enchanteresse. Circé, Alcine, Armide voient les caractéristiques de
leur représentation évoluer tout en restant fidèles aux invariants du
mythe littéraire: cette continuité d’une figure permet de justifier, sinon
de renforcer, nos tentatives de définition des différents moments de
l’évolution esthétique européenne: oui, après la Renaissance
"classique", il y a une Circé maniériste, qui laisse la place à une
Armide baroque.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque :
sur la figure et le mouvement, entre rhétorique et arts visuels
Bertrand ROUGÉ
Université de Pau et des Pays de l'Adour
"Oh, to vex me, contraries meet in one" (John Donne)
L'oxymore, entre histoire et esthétique
Spirale, ellipse, courbes et contre-courbes, illusion, vertige
sont des traits — formels, stylistiques ou thématiques — qui
qualifient habituellement le style baroque. Evoquant une vision
presque orientale de l'impermanence, ils sont souvent rapportés, soit
au mouvement, soit à la métamorphose, et ne sont pas sans poser des
problèmes de périodisation1. Ainsi, pour ne citer que deux exemples,
bien avant la période dite baroque, comme le souligne Daniel Arasse,
Léonard de Vinci assimile la peinture à la philosophie, car elle "traite
des mouvements des corps dans la vivacité de leurs actions"2, et puis,
selon Michel Jeanneret, "la sensibilité métamorphique prêtée au
baroque est déjà largement répandue de 1480 à 1600"3.
–––
1
Cet article est une version adaptée, pour les besoins du colloque "Baroque/s et
maniérisme/s littéraires : tonner contre?", d'un texte précédemment rédigé pour le
colloque "Rhétoriques des arts, IX : Oxymores", organisé à l'Université de Pau, au
mois de décembre 1998, dont les actes sont à paraître aux Publications de l'Université
de Pau à l'automne 2006. On trouvera ici des développements spécifiques sur le
Maniérisme et le Baroque. Dans l'autre version figureront des analyses sur des aspects
qui ne concernent pas les périodes maniériste et baroque (notamment autour du Pop
Art et de la question de la postmodernité), ainsi que des développements plus précis
sur Aristote, Quintilien et la théorie de la métaphore. Je remercie chaleureusement
Gisèle Venet et Line Cottegnies de m'avoir invité à faire figurer ici ce texte.
2
Daniel Arasse, Léonard de Vinci. Le rythme du monde, Paris, Hazan, 1997, p. 32.
3
Michel Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de
Vinci à Montaigne, Paris, Macula, s.d, p. 10.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans
autorisation.
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Bertrand Rougé
Il semblerait donc que mouvement et métamorphose soient
significativement présents dans les deux "périodes". C'est pourquoi, je
n’aborderai pas ici (de front) la question de ce qui distinguerait
Maniérisme et Baroque. En revanche, je souhaiterais explorer une
question qui, me semble-t-il, les concerne tous deux… Une question
qui, à vrai dire, à travers le problème du mouvement et de la
métamorphose, touche au cœur de toute réfléxion sur l'art et
l'expression.
"Je ne peins pas l’être, je peins le passage" (Essais, III,2). À
bien des égards, Montaigne définit le problème. Le problème de
Léonard ou de Vermeer (le "passage" de la figure dans le fond et du
fond dans la figure)4, mais aussi le problème maniériste et/ou baroque
du mouvement. Comment "peindre" le passage ? "Peindre", c’est-àdire, aussi bien, sculpter, bâtir, écrire, composer. Bref, comment
donner forme fixe en un lieu donné — ou comment donner lieu en
une forme fixe — au mouvement ou à la métamorphose ? Comment
"mettre en mouvement sous les yeux" ce qui est là, immobile? C’est
un problème d’invention et de composition du lieu (en même temps
qu’un problème d’invention et de composition du moi).
Pour décrire les formes fixes suggérant le mouvement (ou la
métamorphose) — que ce soit en peinture, en sculpture, en
architecture ou en musique, et tout particulièrement dans les périodes
qui nous intéressent —, on évoque généralement des phénomènes
plastiques d’élongation, d’inflexion, d’ondulation, de torsion dont on
fait remonter l’origine aux artistes maniéristes du XVIe siècle. Mais
suffit-il d’allonger ou d’étirer un cercle renaissant pour en faire une
ellipse baroque, de vriller un corps pour que s’impose l’impression
maniériste de mouvement spiralé ascendant ? L’évolution des styles
est-elle le fruit d’une simple manipulation des formes, productrice
d’une expressivité plastique propre? La torsion d’un corps figuré dans
l’"instant prégnant" suffit-elle à "évoquer" le mouvement de torsion
dans son moment dynamique, et l’effet ne serait-il que le résultat d’un
–––
4
Sur le sfumato de Vinci en rapport avec le mouvement ou le rythme du monde, voir
Arasse (Léonard, pp. 120-21); sur le passage du fond à la figure chez Vermeer et son
rapport avec le sfumato comme manière de créer, selon la formule de Chastel, un "état
diffus d'émergence", voir Daniel Arasse, L'Ambition de Vermeer, Paris, Biro, 1993,
pp. 160-62; pour une analyse sur la ligne de contour comme pli et dépli, non sans
rapport avec les questions abordées ici, voir Bertrand Rougé, "Le ressort et l'autre
versant, ou le (dé-)pli de l'œuvre", Figures de l'art 1, n° spécial "Plis", janvier 1995,
pp. 77-86.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
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"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
don d’observation associé à une maîtrise technique du medium ? L’on
pourrait, à la rigueur, se contenter de cette "explication" si l’on s’en
tenait aux arts visuels, mais comment une forme fixe s'allonge-t-elle?
et puis comment, alors, analyser formellement ces aspects du
mouvement — essentiels, semble-t-il, à la définition du Baroque (et
du Maniérisme) — quand on parle de littérature ou de musique ?
Comment étirer un mot sur la page ou vriller une phrase ? Bref, dans
l’analyse transartistique de ces questions, comment concilier plasticité
et composition ?
Si l’on se tourne vers la littérature, on constate qu’une
caractéristique formelle souvent relevée pour ces périodes — et avec
les mêmes chevauchements de périodisation du Baroque et du
Maniérisme — est l’utilisation des figures de la contradiction. Jean
Rohou les voit dominer "la poésie française des années 1556-1610"5,
mais on les trouve en abondance aussi bien chez Pétrarque que chez
Shakespeare, et elles se situent au principe même de ces "métaphores
baroques" que Jean Rousset définit comme des "accouplements
inhabituels d’où naît la surprise"6. C'est cette même logique
contradictoire que relevait justement Eugenio d'Ors, à propos
d'exemples plastiques :
Partout où nous trouvons réunies en un seul geste plusieurs intentions
contradictoires, le résultat stylistique appartient à la catégorie du
Baroque. L'esprit baroque, — pour nous exprimer à la façon du
vulgaire, — ne sait pas ce qu'il veut. Il veut, en même temps, le pour
et le contre. […] Il bafoue les exigences du principe de contradiction.7
Or, symptomatiquement, afin d'illustrer ce propos, et avant de
mentionner l'inévitable Sainte Thérèse du Bernin, il lui faut en passer
par un Noli me tangere du Corrège ("La Madeleine, Seigneur, à tes
pieds implore. Tu l'attires et tu la refuses en même temps. Tu lui tends
la main, en lui disant : Ne me touche pas") et L'Evanouissement de
Sainte Catherine du Sodoma ("heureuse et vaincue, heureuse parce
que vaincue") — tableaux de la première moitié du XVIe siècle qu'il
décrit comme "ancêtre[s] de tant de baroqueries voluptueuses".
–––
5
Jean Rohou, Le XVIIe siècle, une révolution de la condition humaine, Paris, Seuil,
2002, p. 109.
6
Jean Rousset, La Littérature à l’âge baroque. Circé et le paon, Paris, Corti, 1953, p.
188.
7
Eugenio d'Ors, Du Baroque. 1935, version française A. Rouart-Valéry, Paris,
Gallimard, 1968, p. 29.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
102
Bertrand Rougé
Dès lors, s’interroger sur cette longue période aux contours
flous, où il semble parfois difficile de démêler Maniérisme et
Baroque, peut consister à explorer la manière dont s’articulent
passage et contradiction, métamorphose et antithèse, continuité
plastique et contiguïté de la composition, tant dans les arts visuels
qu’en littérature. Et, pour mieux cadrer notre enquête et tenter de
cerner le problème sous sa forme la plus élémentaire, je propose de
concentrer notre attention sur l’oxymore, exemple simple, voire
brutal, de la composition des contraires, reconnu baroque (mais aussi
bien maniériste) dans ses rapports avec le mouvement, tant en
littérature que dans les arts visuels — du moins si l’on en croit, par
exemple, les associations de la courbe et de la contre-courbe, de l'eau
et du feu, du clair et de l’obscur8.
–––
8
Il importe sans doute de préciser ici que le présent article procède d'une réflexion
engagée à partir d'un travail sur l'ironie ("Ironie et répétition dans deux scènes de
Shakespeare") qui a donné lieu à d'autres développements ("Des citations
renversantes"). Le travail sur Shakespeare, relisant l'analyse de René Girard sur "la
crise du Degree", suggérait dans une note finale que, si l'ironie du "théâtre dans le
théâtre" (Hamlet) ou de l'oraison funèbre (Jules César) signifiait quelque chose, ce
pouvait être la prise de conscience du désordre d'un monde hors de ses gonds, un
monde soumis à la "sédition", à la fois encore médiéval et déjà moderne. Or, si le
recul critique permet la distanciation ironique, étageant les contraires dans une
perspective apparemment remaîtrisée et annonciatrice — voire fondatrice — d'un
nouvel ordre et du sujet moderne, l'oxymore, juxtaposant brutalement les contraires,
au lieu de les faire se succéder dans l'esprit comme le fait la remise en ordre ironique,
est la figure par excellence, monstrueuse et scandaleuse, de cette plongée désarmante
dans le désordre insoluble du monde et le désarroi de la langue. Ainsi pourrait se
dessiner une histoire qui, de l'imitation renaissante des Anciens à la distanciation
réflexive et ironique du sujet moderne, passerait par cette période trouble où
l'oxymore exprimerait sous des formes variées (par exemple, la forme plastique du
contrapposto) l'opposition irrésolue des contraires, c'est-à-dire ce qui, faisant l'objet
du désarroi pour un homme plongé dans le monde, devra être dépassé par le sursaut
réflexif de la subjectivité ironique et moderne. L'un des objectifs de cet article est de
contribuer à étayer cette hypothèse. (Une autre approche de la même question consiste
à traiter de l'essor contemporain du portrait et de l'autoportrait, voir "La réserve et
l'espacement"). Cf. Bertrand Rougé, "Ironie et répétition dans deux scènes de
Shakespeare : Crise du Degree ou tournant du mischief?" Poétique, 87 (septembre
1991), pp. 335-356, republié dans une version augmentée dans "La crise du second
degré : ironie et répétition, Renaissance et Modernité dans Jules César et Hamlet",
Q/W/E/R/T/Y 4 (octobre 1994), pp. 79-95; voir aussi "Des citations renversantes",
Citer l'autre, éds. Marie-Dominique Popelard, Anthony Wall, Paris, Presses de la
Sorbonne Nouvelle, 2005, pp. 71-86, et "La Réserve et l'espacement : l'origine du
sujet moderne et la perspective ironique (Autour de l'Autoportrait au miroir convexe
de Parmigianino)", Annales de l'Université de Savoie, 24 (1998), pp. 75-86.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
103
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
Mais l'oxymore n'est pas l'apanage des XVIe et XVIIe siècles.
A travers lui, se posent des questions plus pérennes qui ont trait à l'art,
et tout particulièrement à la question de la figure. On trouvera un
exemple particulièrement parlant d'oxymore plastique dans Target
with Four Faces (1955), de Jasper Johns. Dans un commentaire qui
ne nous éloigne finalement pas beaucoup des questions baroques, Leo
Steinberg avoua avoir été frappé par ses qualités inconciliables de
Hereness et de Thereness9. Cette œuvre, construite sur une série
d’oppositions binaires — vue et toucher, peinture et moulages, plan et
relief, œil et aveuglement, distance et proximité —, repose sur la
superposition oxymorique des contraires, que Johns élabore
volontairement et que Michael Fried, alors greenbergien doctrinaire,
dénonçait d’une expression qui pourrait joliment définir l’oxymore :
"a yoking of incompatibles"10. Or, une fois que l’on prend conscience
de ce "montage" ou de ce "composto" à la Bernin, la question qui se
pose à nous est de savoir ce qui s’est ainsi constitué de la
juxtaposition. S’agit-il d’un monstre fabuleux, sirène ou centaure ?
Ou bien s’agit-il d’une réelle figure, d’un lieu producteur d’effet,
voire d’un lieu pour l’art : plus précisément, d'un lieu pour l’émoi de
l’art ? Ce tableau est emblématique. Tout se joue sur la ligne de
partage et de jonction : là où la cible jouxte les moulages, et où l’œil
touche sans les toucher les visages aveugles. Tout est une question de
jointure, dans l'oxymore. Mais que se passe-t-il à cette jointure ? On
explorera la possibilité que se définisse là le lieu où l’oxymore figure
et suscite le mouvement. On explorera l'hypothèse que l’oxymore
définit là le lieu de la figure comme lieu pour (et par) le mouvement,
c’est-à-dire aussi comme lieu où nous sommes amenés à nous
éprouver nous-mêmes dans et par le mouvement. Appelons cela
l’émoi.
Resitué dans la période dont traite le colloque, cela pourrait
signifier que l’oxymore serait au principe de cette fonction essentielle
de l'art baroque selon Yves Bonnefoy : "la construction d'un lieu pour
la présence à soi-même"11. J'ajouterai que la présence à soi-même
dont il s'agit de construire le lieu implique déjà qu'il y ait eu
mouvement, à tout le moins l'espacement nécessaire au retournement
sur soi. Elle suppose un mouvement de retournement-espacement
–––
9
Leo Steinberg, "Contemporary Art and the Plight of its Public" [1960], Harper's
Magazine (mars 1962), pp. 31-39, reporiduit in Other Criteria. Confrontations with
Twentieth-Century Art, Londres, Oxford University Press, 1972, pp. 3-16.
10
Michael Fried, "New York Letter", Art International (février 1963), pp. 60-63.
11
Yves Bonnefoy, Rome, 1630 [1970], Paris, Flammarion, 1994, p. 31.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
104
Bertrand Rougé
constitutif du lieu-même de la présence à soi. L'indissociabilité du
mouvement, de la présence à soi et du lieu serait l'enjeu principal de
l'oxymore12. L'enjeu est historique, si on le considère sous l'angle
suggéré par Bonnefoy — qui vise à définir le Baroque, mais qui a
aussi un rapport certain avec la question de la subjectivité moderne —
, il est esthétique, si on le considère sous l'angle de notre rapport à
l'œuvre — ou à la figure. Commençons par aborder la question du
lieu.
"Tonner l'un tout contre l'autre", ou la "contraposition"
D'emblée, par sa formation, l'oxymore se présente sur la page
comme une figure de l'espace. Contentons-nous d'une définition
minimale : juxtaposition de termes contraires ou contradictoires.
L'oxymore est une com-position, un composto à la Bernin (comme le
tableau de Johns). Il faut insister, comme Lausberg, sur la proximité
du montage13 — montage "cut", comme on dirait au cinéma14. Cette
proximité (celle de Target with Four Faces, par exemple) met l'accent
sur la question majeure de l'oxymore, qui en fait peut-être le comble
de toute figure : la question de la juxtaposition (ou de la composition)
— et de ce qui s’opère par cette juxtaposition, et dans le lieu de cette
juxtaposition.
Approprié aux arts visuels, l'oxymore est figure de
construction (d’un lieu) dans l'espace. Il ne mêle pas le noir et le
blanc — ce qui ne donnerait que le gris. Posant les contraires côte à
côte, il les rehausse par contraste. Au delà de la juxtaposition (qui est
composition d'un lieu), il y a effet réciproque — et ceci tire l’oxymore
du côté de l’expérience visuelle et spatiale plutôt que du côté de la
linéarité successive de la langue. Les deux termes associés font bloc,
presque image. Ils sont parfois reliés par un trait d’union dont l'effet
–––
12
Sur cette question, voir Rougé, "La réserve et l'espacement",
Dans sa définition de l’oxymore, Lausberg insiste sur la notion de proximité : "the
closely tightened syntactic linking of contradictory terms into a unity which, as a
result, acquires a strong contradictive tension". Cf. Heinrich Lausberg, Handbook of
Literary Rhetoric. A Foundation for Literary Study [1960, 1973], éds. David E.
Orton, R. Dean Anderson, traduction Matthew T. Bliss, Annemiek Jansen, David E.
Orton, Leiden, Brill, 1998, § 807 (je souligne). Comme si l’oxymore était d'autant
plus oxymorique qu'il manifesterait la plus grande proximité des contradictoires.
14
Même si le montage cinématographique, successif, ne ménage pas la co-présence
des termes et ne peut guère être oxymorique (le seul cas potentiellement oxymorique
au cinéma serait peut-être la juxtaposition d'images contradictoires).
13
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
105
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
est d'interrompre la successivité linéaire de la lecture, en ouvrant la
possibilité du retour en arrière, en obligeant le lecteur à considérer les
deux termes, non plus dans la succession, mais dans un va-et-vient
entre les contraires juxtaposés par lequel se dégagent un lieu et un
temps de pause. Bref, l'oxymore est figure de contraposition. Posant
un terme "tout contre" son contradictoire, il les dresse et les adosse
"l'un contre l'autre" pour former une figure qui ne s'écoule pas, mais
qui fait face et interroge. Une figure qui incline au doute.
Le paradoxe oxymorique, qui consiste à réunir des contraires
dans le cadre circonscrit d'une même, unique figure, pose donc la
question de l'ensemble formé de l'un et l'autre contraposés, du rapport
d'altérité dans un même lieu, de la manière dont s'articule la
discontinuité des incompatibles dans la continuité d'une même figure.
Mais d'emblée d'autres questions se posent. Qu'est-ce qui, ainsi, arrête
la lecture ou le regard, et fait face? Que signifie ce "faire face"?
Comment et où se joue l'ensemble de cet être-ensemble oxymorique?
Comment se définit la continuité locale constitutive d'une figure de la
contiguïté, dont les éléments accolés jamais ne se mêlent — figure de
la contiguïté qui néanmoins doit garder la continuité de la figure?
Ce serait l'enjeu de l'oxymore : la possibilité de l'êtreensemble des contraires, de l’être-ensemble dans la différence
insoluble ("tonner ensemble" dans le "détonner contre", comme dans
la dissonance baroque) — et la "solution" de cet insoluble peut-elle
faire l’économie du mouvement ? Plutôt que la question des
contraires — qui sont le plus souvent culturellement prédéterminés,
fixés, voire figés —, l'oxymore poserait donc diversement celle de
l'être-ensemble, ou de l’être-en-mouvement oxymorique : quand,
comment, et où le "côte à côte" de la juxtaposition devient-il la
contraposition dynamique du "l'un contre l'autre", du "tonner l’un tout
contre l’autre" ?
Or, si ces enjeux sont en partie rhétoriques, la dimension
plastique de la contraposition oxymorique l’indique clairement, ils
sont aussi esthétiques. Et s’il est une figure plastique qui associe
contraposition et mouvement et peut faire figure de solution de l’un
par l’autre, c'est le contrapposto — dont découlent ces oxymores
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
106
Bertrand Rougé
plastiques que sont la flamme serpentine du Maniérisme et ses
multiples amplifications ou traductions baroques15.
Le contrapposto, ou l'oxymore plastique
Ce déhanchement puis cette torsion du corps à l'antique
réapparaissent dans l'art du XVIe siècle, sous l'influence du torse du
Belvédère, connu dès le début du XVe siècle mais alors négligé, et
d'un torse de Discobole, découvert en 151316. À considérer la
sculpture comme un discours, le contrapposto, par la variété des
poses données aux divers membres du corps, manifeste plastiquement
la varietas rhétorique. En même temps, il com-pose des contraires en
une figure unique. La tête inclinée dans un sens, les hanches dans
l'autre, une jambe tenue droite, l'autre fléchie composent un équilibre
global constitué d'asymétries et d'oppositions locales. Or, le terme
contrapposto ne sert pas uniquement dans le domaine des arts
plastiques pour décrire une certaine pose des figures, il est également
utilisé pour décrire les figures rhétoriques préférées de Pétrarque17,
généralement regroupées sous le nom d'antithèse et comprenant
l'oxymore.
Dérivé du latin contrapositus qui traduit le grec antithèse, le
contrapposto comprend donc toutes ces figures antithétiques qui, soit
en littérature, soit en sculpture, soit en peinture, "com-posent" des
contraires, mais le plus souvent dans la perspective d'une résolution
de la contradiction en faveur de l'une des thèses et au détriment de
l'autre. Le contrapposto, au sens d’antithèse, s’opposerait donc, bien
qu'il semble avoir vocation à l'inclure, à la simple juxtaposition
irrésolue des contraires que constitue l'oxymore. Et l’oxymore serait
contraire aux objectifs esthétiques du sculpteur, qui sont l'unité,
l'harmonie et l'équilibre. Pourtant, comme nous allons le voir, le
contrapposto est bien oxymorique.
Dans son De Pictura de 1435, sous l'influence de la
rhétorique classique, Alberti décrit la varietas de peinture dans des
–––
15
Par exemple, les courbes et contre-courbes qui animent horizontalement les façades
baroques peuvent se lire comme un traduction architecturale de la forme serpentine
des peintres maniéristes.
16
Cf. David Summers, "Contrapposto : Style and Meaning in Renaissance Art", The
Art Bulletin, LIX/3 (September 1977), pp. 336-361, p. 336.
17
John Shearman, Mannerism, Harmonsworth : Penguin, 1984 [1967], p. 83.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
107
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
termes qui laissent imaginer des compositions au moins discrètement
contrastées, sur le modèle de l'inaequabilis varietas qui, selon
Cicéron, doit "entremêler le primordial et le secondaire, le simple et le
complexe, le clair et l'obscur, le gai et le triste, l'incroyable et le
vraisemblable"18. Sur ce modèle, Alberti recommande de varier les
couleurs (201-203), mais aussi de contraster le placement et les
mouvements des personnages (181). En même temps, il condamne les
excès auxquels de telles recommandations poussent certains peintres,
excès qui, moins d'un siècle plus tard, deviendront précisément la
marque du style maniériste, une des manifestations majeures de cette
licence artistique qui, mêlée de furor divine, constituera l'inspiration
de l'artiste et suscitera l'"invention" furieuse des peintres19. Ces excès
condamnés par Alberti consistent en des "mouvements trop violents"
(motus nimium acres) et prennent la forme de ces figures qui semblent
pour lui l'acmé irréaliste de la distorsion car "la poitrine et les fesses
s['y] présentent au regard en même temps, ce qui est impossible à
faire et très indécent à voir". Ces figures, qui lui paraissent les
symptômes d'un "talent trop fougueux de l'artiste" dont l'effet est
l'absence "de grâce et de douceur" (185), sont précisément ce qui doit
nous arrêter, car Alberti décrit ici ce qui deviendra le contrapposto.
S'il juge ce type de figure irréaliste, c'est qu'elle propose la vision
simultanée de ce qui n'est pas normalement visible et physiquement
réalisable en un même temps, dans un même lieu, par un même corps
continu. Présenter ainsi au regard "la poitrine et les fesses" revient à
juxtaposer ces contraires ou ces incompatibles que sont l'avant et
l'arrière, le dos et la face, sous la forme de ce qui, du coup, devient
effectivement un oxymore : la juxtaposition violente et inconvenante
des contraires qui s'ajointent brutalement et "sans lien" ("dissolutus").
Or, la dissolutio, en rhétorique, est exactement le contraire de la
compositio20. Juxtaposer ne serait pas composer.
Ce qu'Alberti condamnerait dans le contrapposto
outrepassé serait donc sa dimension brutalement oxymorique —
–––
18
De Partitione Oratoria cité par Summers, "Contrapposto", p. 349.
Voir Summers, ibid., p. 358, et Ernst Kris et Otto Kurz, L'Image de l'artiste :
légende, mythe et magie. Un essai historique, t.rad. M. Hechter, Paris, Rivages, 1987,
pp. 78-93.
20
Cf. Michael Baxandall, Michael, Giotto and the Orators. Humanist Observers of
Painting in Italy and the Discovery of Pictorial Composition, 1350-1450 [1971],
Oxford, Oxford UP, 1988, pp. 136-37. Si bien que le contrapposto violent, comme
l'oxymore, serait cette figure paradoxale qui, tout en posant ensemble ne composerait
pas.
19
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
108
Bertrand Rougé
nuisible à l’équilibre, à l’harmonie et à la composition. C'est sans
doute pourquoi il utilise l'adjectif acer (pointu, âpre, autant que
violent) pour décrire la violence excessive de ce mouvement. Il
semble ainsi vouloir antithétiquement évoquer la modération que
requièrent les rhétoriciens classiques, et notamment Quintilien, dont
l'Institution oratoire fut pour lui une influence majeure.
Mais si l'autorité de Quintilien a pu justifier la condamnation
albertienne du contrapposto "outrepassé" (ou oxymorique), c'est
étrangement un autre passage du même Quintilien qui, un siècle plus
tard, aurait inversement permis, entre autres à Vasari et à Lomazzo,
d'"autoriser" l'emploi de cette figure21. Dans ce texte historiquement
important, où Quintilien mentionne le Discobole que les artistes
italiens venaient de découvrir, le contrapposto et l'oxymore sont
étroitement associés à la définition même de la figure22.
Flexus, motus, locus : le contrapposto et la figure comme oxymore
Immédiatement après avoir donné en exemple le célèbre
Agamemnon de Timanthe, Quintilien explique qu'il ne croit pas à des
règles rhétoriques immuables mais qu'il faut toujours avoir pour
objectif double et parfois contradictoire et "la bienséance et l'intérêt
de la cause". Prenant l'exemple de la sculpture et de la peinture, il
montre qu'il convient souvent, par souci d'efficacité expressive, de se
soustraire aux contraintes rigides de la tradition et de la bienséance, et
donc, dans une certaine mesure, comme Timanthe, de faire preuve
d'"invention" dans la formation des figures, voire que cette invention,
qui peut aller jusqu'à la déviation de la norme et donc jusqu'à la
déformation, est fondamentalement constitutive de la figure.
–––
21
Shearman, pp. 81-91, notamment pp. 84-85. Sur l’emploi maniériste de l’oxymore
en littérature, sculpture et peinture, et notamment sur le phénomène du "double
oxymoron croisé" et de la figure serpentine, voir aussi Antonio Pinelli (cite
notamment Bembo, Vasari, l’Arétin, Michel-Ange et Jean Bologne), in La Belle
Manière. Anticlassicisme et maniérisme dans l'art du XVIe siècle [1993], trad. B.
Arnal, Paris, Livre de Poche, 1996, pp. 189-206.
22
Le rapport entre le texte d'Alberti et le passage de Quintilien fait l'objet d'une
analyse dans l'article de Summers, "Contrapposto".
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
109
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
Il est souvent utile, écrit-il, et parfois convenable [decet]23, de modifier
[mutare] l'ordre établi par la tradition, comme on le voit dans les
statues et les tableaux où les vêtements, les expressions et le maintien
varient. Un corps rigide [rectus], en effet, n'a que fort peu de grâce : le
visage de face, les bras le long du corps et les pieds joints feront une
œuvre raide de la tête aux pieds. Mais la torsion [flexus : la courbe, la
courbure, la flexion] et, pour ainsi dire, le mouvement [motus] donnent
l'impression d'une sorte d'action et d'animation; de même, les mains ne
sont pas toujours représentées dans la même position et il y a mille
sortes d'expressions pour les visages. Certains personnages sont en
pleine course, d'autres sont assis ou allongés; ceux-ci sont vêtus, ceuxlà sont nus et d'autres sont à moitié vêtus et à moitié nus. Quoi de plus
tourmenté [tordu : distortum] et de plus élaboré [elaboratum :
travaillé] que le célèbre Discobole de Myron? Pourtant, qui
désapprouverait cette œuvre parce qu'elle n'est pas assez rigide [rectus
: académique, qu'elle ne suit pas la droite règle] démontrerait sa
méconnaissance de l'art, car ce sont la nouveauté et la difficulté qui
méritent les plus grands éloges.
C'est justement le même effet de grâce et de plaisir [delectatio : de
séduction] que produisent les figures, qu'elles soient de pensée ou de
mots. Car elles dévient en quelque manière de la droite ligne [de la
règle académique : Mutant enim aliquid a recto] et manifestent cette
vertu qui consiste à s'écarter de l'usage vulgaire (consuetudo).24
Quintilien oppose ici ce qui est de l'ordre immobile et figé du rectus
(règle, académisme, convention, tradition, usage, ligne droite, raideur)
à ce qui, relevant du flexus (distortum, mutare, motus, delectatio),
"produit" le mouvement, la grâce et le plaisir, comme si la torsion de
la figure ajoutait aux fonctions d'information et de démonstration de
la rhétorique (docere et probare), ces vertus esthétiques et
expressives qui achèvent de persuader par le mouvement, le plaisir et
l'émotion (movere, delectare, flectere). Le flexus du Discobole, plus
que la simple courbure ou flexion d'un torse, est donc en même temps
ce mouvement (motus) qui constitue la figure comme figure et
emporte l'adhésion, c'est-à-dire ce qui, émouvant et séduisant par sa
–––
23
Cf. l'indécence condamnée par Alberti qui est le contraire même de ce qui est
convenable : "indecentissimum visu est". Cf. Alberti, De la peinture (1435), trad. J.-L.
Schefer, Paris, Macula, 1992 (texte latin et trad. française), p. 184.
24
Inst. Orat. II, xiii, 8-11. Pour la traduction de ce passage, je me suis appuyé sur le
texte latin et la traduction (lacunaire en II, xiii, 10) établis par Jean Cousin
(Quintilien, Institution oratoire, trad. J. Cousin, 7 vols, Paris, Belles Lettres, 19751980), mais surtout sur les traductions anglaises de Butler (citée en partie par
Summers, p. 337), de Baxandall (Giotto and the Orators, pp. 18-19) et de Shearman
(art. cit., pp. 84-85), toutes trois plus satisfaisantes que la première.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
110
Bertrand Rougé
flexion, fléchit ou infléchit le spectateur25. Le mouvement de torsion
ou de déviation constitutif de la figure est donc ce qui justifie le flexus
ou le contrapposto, c'est-à-dire, très précisément la figure oxymorique
condamnée par Alberti — comme s'il arrêtait son éloge de l'antithèse
au seuil de l'oxymore.
Or, cette notion de mouvement réapparaît de manière
insistante dans cet autre passage de l'Institution oratoire (IX, i, 1-2)
où Quintilien, soulignant la difficulté qu'il y a à distinguer les figures
des tropes, rappelle que ces derniers sont nommés "mouvements"
(motus), soit parce qu'"ils impriment au style un certain renversement"
(quod vertant orationem) soit parce qu'ils sont eux-mêmes "le résultat
d'une certaine (dé)formation" (formati quodam modo). Autrement dit,
les tropes "renversent ou bouleversent le discours" (vertant) le
subvertissent par le simple effet de leur mouvement. Ce qui
caractérise la figure ou le trope est donc le flexus en tant qu'il est
manifestation du motus, sous la forme de cette rotation bouleversante
par laquelle la rectitude académique de l'usage se trouve subvertie,
cette même rotation qui donne au Discobole — et donc au
contrapposto — son énergie.
Le tour, la tournure ou le tournoiement de la figure, dont le
flexus du Discobole est la manifestation plastique et que Quintilien
tente de rendre par l'emploi récurrent des verbes vertere, mutare et
flectere, n'est donc que le tropos lui-même, formé à partir du verbe
trepein signifiant à la fois "tourner" et "former" et dont il essaie de
rendre les divers sens. Mais que signifie "tourner", renverser,
tournoyer, voire tourner sur soi-même dans un mouvement de torsion
ou d'inflexion? En fait, cela signifie "se mouvoir".
–––
25
Les fonctions de l'éloquence sont habituellement définies par ces cinq verbes :
docere, probare, movere, delectare, flectere. Summers, qui fait aussi l'analyse du
contrapposto en rapport avec Alberti et Quintilien, décrit ainsi les divers exemples
maniéristes qu'il mentionne : "They are in such violent movement as simultaneously
to display front and rear. When thus described, the figures embody an antithesis,
which, as we shall see, was a major form of rhetorical, of poetic, and, in the
Renaissance, of pictorial ornament" (p. 339). Il est à noter que, tout au long de son
long et passionnant article, Summers parle fréquemment d'antithèse, mais à aucun
moment ne mentionne l'oxymore. Ceci peut sans doute s'expliquer par le fait que
l'oxymore n'était pas répertorié en tant que tel à la Renaissance, mais il n'en demeure
pas moins que l'oxymore n'est pas l'antithèse, et c'est sur cette base que l'on peut
essayer de pousser plus loin les analyses de Summers. Par exemple, c'est peut-être
cette différence qui expliquerait la réticence d'Alberti à l'égard des "mouvements trop
violents" : il accepterait l'antithèse, mais la refuserait quand elle "tourne" à l'oxymore.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
111
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
Si, là où il y a figure ou trope, il y a bien flexion, renversement
et torsion — quelque chose qui semble répondre à la même
description que la flexion ou la torsion du contrapposto —, c'est en
fait parce qu'il y a, ou parce qu'il y a eu mouvement, voire mouvement
"violent" dans le cas de l'oxymore et du contrapposto "outrepassé",
ceux-ci devenant dès lors le comble de la figure ou du trope. Et
Quintilien lui-même y insiste :
Le trope [. . .] est le transfert [tralatus] d'une expression de sa
signification naturelle et principale à une autre, afin d'orner le style,
ou, selon la définition de la majorité des grammairiens, le transfert
d'un lieu où l'expression a son sens propre dans un autre où elle ne l'a
pas [dictio ab eo loco in quo propria est tralata in eum in quo propria
non est] (IX, i, 4).
Décrivant la figure et tentant de l'opposer au trope en
soulignant sa dimension transformative (aussi présente dans le mot
grec tropos), il ne peut éviter d'évoquer à nouveau la distance : "en
revanche, la 'figure', comme on peut l'entendre d'après le nom luimême, consiste à donner au langage une forme éloignée [conformatio
remota] de l'expression commune et spontanée". Curieusement, la
forme est donc "éloignée" (remota) de l'usage. Comme l'indique la
résurgence du motus dans remota, tout comme le trope, qui est "le
transfert d'un endroit à un autre", la figure est le résultat d'un
déplacement26.
Dès lors, ce qui se manifestait à travers l'opposition du rectus et
du flexus, n'était pas tant l'opposition du droit et du courbe ou du
rigide et du souple que l'opposition du statique et du mobile,
valorisant le mouvement même et, plus précisément encore, ce qui,
dans le mouvement de courbure ou de flexion, est le principe
constitutif de la figure : à savoir le transfert ou le transport d'un lieu à
un autre — voire la confrontation d'un avant et d'un après. La torsion,
la tournure ou la forme ne sont donc pas ce qui engendre la figure;
elles sont plutôt le résultat, l'effet ou la manifestation d'un
mouvement, d'une translation, d'un transfert ou d'un transport d'un lieu
à un autre : ce qui nous indique qu'il y a, ou qu'il y a eu mouvement.
–––
26
La définition que Quintilien donne de l'hyperbate est à cet égard exemplaire : "elle
transporte un mot ou une partie de mot de sa place normale à une autre, qui lui est
étrangère [a suo loco in alienum]" (IX, i, 6).
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
112
Bertrand Rougé
Si le trope et la figure sont une certaine manière de "tourner"
les mots et le discours, de les faire pivoter ou de les tordre jusqu'à ce
qu'ils présentent simultanément en un même lieu leur face habituelle
et une face inhabituelle et donc autre, sous la forme paradoxale d'une
juxtaposition de contraires, c'est qu'ils sont l'effet d'un mouvement —
et qu'à ce titre, ils sont aptes à "rendre" le mouvement. Ainsi, le flexus
du Discobole, comme le contrapposto, n'est que la manifestation
arrêtée en un lieu unique, mais visible, du motus. C'est le flexus ou le
contrapposto qui "mettent sous les yeux" le mouvement.
Or, "mettre sous les yeux", peindre, "faire image" ou "faire le
tableau de", traduisent l'effet de la métaphore tel qu'Aristote le décrit
dans la Rhétorique; et "mettre sous les yeux" ou "devant les yeux",
c'est aussi faire que l'inanimé s'anime et c'est bien là, selon
l'expression de Ricœur, non pas "une fonction accessoire de la
métaphore, mais bien le propre de la figure" (49). La métaphore étant
la figure globale de tous les transferts figuratifs du même à l'autre, ces
transferts peuvent bien sûr aller jusqu'au contraire — a fortiori s'il est
question de mouvement.
Le lieu et le mouvement : Aristote
Il nous faut donc en revenir à la question du mouvement de la
métaphore et, dans le contexte qui est le nôtre — celui des
"mouvements violents" du contrapposto —, il s'agira de prendre cette
notion de mouvement au sens propre. Afin d'élucider la nature du
motus de Quintilien, il nous faut maintenant nous tourner vers
Aristote, mais non pas tant vers sa Rhétorique ou sa Poétique, où l'on
trouve effectivement des développements sur la métaphore et
l'antithèse, que vers sa Physique, et en particulier son Livre IV, en
partie consacré à la question du lieu.
En effet, Aristote justifie d'emblée l'étude du lieu par l'existence
du mouvement : "aucune recherche ne serait instituée sur le lieu s'il
n'y avait pas une espèce de mouvement selon le lieu"27. Non
seulement, pour lui, "le plus général et principal mouvement [kinésis]
–––
27
Aristote, Physique, IV, 211a12 (Physique, I-IV, trad. H. Carteron [1926], Paris,
Belles Lettres, 1996). "Le problème du lieu ne se poserait pas pour lui s'il n'y avait pas
mouvement local, c'est-à-dire changement de lieu" (cf. Bréhier, Histoire de la
philosophie. Tome I : Antiquité et Moyen-Age [1931], 1938, Paris, PUF, 1981, p.
186).
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
113
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
est le mouvement selon le lieu (dans notre terminologie, le transport
[phora])" (Physique IV, 208a); mais encore, c'est bien le mouvement
qui permet en quelque sorte de débusquer le lieu et qui par là même
en rend l'étude nécessaire, puisque
Que donc le lieu existe, on le connaît clairement, semble-t-il, au
remplacement : là où maintenant il y a de l'eau, là même, quand elle en
part comme d'un vase, voici de l'air qui s'y trouve et, à tel moment, une
autre espèce de corps occupe le même lieu . . . là où il y a maintenant
de l'air, là il y avait tout à l'heure de l'eau. (Physique IV, 208b)
Or, s'il est clair que le lieu ne peut être occupé simultanément par une
chose et une autre — son contraire —, en revanche, il apparaît que le
mouvement (kinésis) — ou le changement (métabolè), car Aristote
emploie indifféremment les deux termes —, qu'il soit qualitatif (c'est
l'altération, d'une couleur à une autre par exemple), quantitatif (c'est
l'augmentation ou la diminution) ou bien local (de haut en bas ou d'ici
à là; c'est la phora), que "tout mouvement", donc, "a lieu entre des
contraires"28, car, partant d'un état initial (par exemple, blanc, petit ou
haut) il aboutit à un état terminal (noir, grand ou bas) qui est son
contraire.
Si bien que, si la figure "met sous les yeux" le mouvement et
si le mouvement est déplacement (phora) entre des contraires, dès
lors, toute figure doit peindre ou évoquer les contraires qui constituent
l'état initial et terminal de ce mouvement. Autrement dit, toute figure
est fondamentalement oxymorique. Ou du moins, elle possède un fond
ou une orientation (archè/telos) essentiellement oxymorique qui en
constitue l'essentielle énergie (énergeia), au sens où Aristote précise
que "les mots peignent [mettent les choses sous les yeux], quand ils
signifient les choses en acte"29. "Or l'acte est le mouvement"30.
–––
28
Bréhier, p. 182. "Il a pour point de départ la privation d'une certaine qualité et pour
point d'arrivée la possession de cette qualité [. . .] D'autre part, privation et possession
doivent appartenir à un sujet qui ne change pas pendant le devenir" (Bréhier, p. 183).
29
Rhétorique III, 11, 1411b 24-5; cité par Ricœur, p. 50. Traduit aussi ainsi :
"J'entends par "mettre une chose devant les yeux" indiquer cette chose comme
agissant" (Trad. Ruelle/Vanhemelryck 337).
30
1412 a 12; cité par Ricœur, in La Métaphore vive (Paris : Seuil, 1975), p. 50. Si l'on
récapitule, le lieu n'a d'existence que par le mouvement, celui-ci n'étant à son tour que
"l'entéléchie de ce qui est en puissance . . . par exemple de l'altéré, en tant qu'altérable,
l'entéléchie est altération; de ce qui est susceptible d'accroissement et de son contraire
ce qui est susceptible de décroissement [. . .], accroissement et diminution; [. . .] ; de
ce qui est mobile quant au lieu, mouvement local" (201a 9ss).
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
114
Bertrand Rougé
Ainsi, le Discobole "met sous le regard" un flexus, un pli. Il
rend visible un mouvement, non pas en l'arrêtant ou en le figeant dans
son instant le plus prégnant — comme le ferait un instantané
photographique judicieusement choisi —, mais en le composant de
manière oxymorique, à mi-chemin des contraires qui le bornent. On
pourrait dire, par exemple, que le Discobole est ainsi figuré dans un
mouvement dont le début est la possession et la fin la privation du
disque. Cependant, il nous donne à voir, non pas le mouvement luimême — la sculpture reste immobile —, mais son résultat figuré, le
flexus, de la même manière qu'une figure n'est figure que par la
torsion qu'elle a imposée à l'usage, par le flexus auquel elle a soumis
le rectus.
Si donc la flexion du corps est bien une manière pour le
sculpteur d'occuper dynamiquement l'espace, donnant ainsi
l'impression fausse que c'est la souplesse plastique qui "exprime" la
dynamique du mouvement, paradoxalement, cette flexion n'est que
l'effet de surface d'un flexus — d'un pli — qui, lui, est plutôt la mise à
plat du mouvement par laquelle le sculpteur a juxtaposé ou ajointé
l'avant et l'après, le début et la fin. Plutôt qu'une courbe dynamique
dont l'élan évoquerait le mouvement, le flexus est le point d'inflexion
d'un corps tendu entre deux états ou instants contraires
contradictoirement juxtaposés en lui — de telle manière qu'il n'est
plus un corps, à proprement parler, mais bien une figure. Toute
l'énergie de la figure se joue donc dans ce lieu où les contraires
s'articulent.
Il faut donc bien prendre conscience que la tridimensionnalité
de la sculpture cache le flexus oxymorique, voire que le flexus
figuratif s'y trouve comme volontairement occulté. C'est bien le flexus
de la figure qui produit l'effet. En effet, je ne suis pas appelé à tourner
autour du Discobole ou des statues de Jean Bologne parce que ce sont
des objets tridimensionnels — après tout un kouros, dans sa frontalité,
est aussi en trois dimensions —, mais parce que leur flexus m'y invite.
Et il m'y invite parce qu'il est l'oxymore composé du "mouvement
arrêté". Ceci ne signifie pas qu'il est mobile et immobile à la fois (la
statue ne bouge pas et cet oxymore-là n'est que l'effet de ma
description), mais bien que son flexus ou son pli figure l'articulation
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
115
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
de l'avant sur l'après, la jointure des contraires qui font le
mouvement31.
Le pli, l'espacement, le chiasme : le lieu du corps
Après le détour par Quintilien et Aristote, on comprend mieux
les termes dans lesquels, bien que la "bienséance" lui fasse condamner
les excès oxymoriques du contrapposto, Alberti recommande que la
peinture inclue le mouvement. On comprend aussi l'importance des
mots qu'il choisit et qui, à travers ou par-delà la référence directe au
motus et au locus de la rhétorique de Quintilien, renvoient aussi sans
doute, via la Rhétorique, à la phora, à la kinésis, à la métabolè et au
topos de la Physique d'Aristote, comme dans ce passage où il énumère
tous les changements aristotéliciens, selon la quantité, la qualité et le
lieu : "l'on dit, en effet, que les corps se meuvent en plusieurs façons :
ils grandissent ou rapetissent, passent de la santé à la maladie ou,
inversement, de la maladie à la santé, ils changent de lieu, et l'on dit
encore que les corps sont mus par d'autres causes du même genre".
Après quoi, nous ramenant immédiatement à la peinture, il enchaîne
ainsi :
Pour nous autres peintres qui voulons exprimer les affects de l'âme par
les mouvements des membres, laissons de côté toute autre discussion,
et traitons seulement de ce mouvement qu'on dit accompli lorsqu'il y a
eu changement de lieu [cum locus mutatus sit]. . . . Je désire que tous
ces mouvements soient dans la peinture [ce qui est bien une manière de
reprendre au compte de l'art de peindre le "mettre sous les yeux"
d'Aristote concernant la métaphore]; que certains corps se dirigent vers
nous, que d'autres s'éloignent d'ici, certains à droite, d'autres à gauche,
et que certaines parties de ces mêmes corps soient aussi dirigées vers
les spectateurs, que d'autres reculent, que certaines s'élèvent et que
d'autres tendent vers le bas.32
–––
31
A ce propos, on pourrait rapprocher de l’exemple du Discobole proposé par
Quintilien, celui de l’Héraklès perdu d’Apelle, dont Pline, admiratif, nous dit qu’il
était "vu de dos mais représenté de telle façon que la peinture — chose très difficile
— montre également le visage" (Histoire naturelle XXXV, 94 ; voir Pinelli 2212n15). Il va de soi que nous sommes ici aussi au cœur de la question du Paragone,
qui, tout en traitant de questions voisines et parfois semblables — par exemple,
comment la peinture peut-elle concurrencer la capacité de la sculpture à figurer
simultanément l’avant et l’arrière ? —, n’est pas exactement la problématique
développée ici.
32
Alberti, p. 181.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
116
Bertrand Rougé
Ce qu'Alberti décrit ici en termes antithétiques, ce sont les
composants d'oxymores plastiques qui ont pour fonction d'animer
l'inanimé, de donner du mouvement par la composition — et même la
juxtaposition — des contraires. Mais là où il réprouve la surcharge et
conseille de distendre l'oxymore, les maniéristes annuleront
l'intervalle [vacuum] qu'il conseille de maintenir entre les figures
(171), notamment "en juxtaposant immédiatement, sur la surface, le
plus proche et le plus lointain"33 — resserrement de la composition
dans le plan qui a pour effet de produire une juxtaposition
oxymorique des contraires, comme dans la Visitation de Pontormo à
Carmignano et dans la Madone au long cou du Parmesan, où le
lointain jouxte le proche et le petit jouxte le grand34.
Ainsi, de même que la tridimensionnalité de la sculpture
cachait le flexus du Discobole, l'emploi aéré de la perspective
recommandé par Alberti tendait à dissoudre et à cacher l'oxymore
essentiel de la figure ou de la composition35; inversement, les
maniéristes, longtemps méprisés pour leurs excès de virtuosité, ont
paradoxalement tenté ce resserrement de la figure et de la
composition autour de son cœur oxymorique, autour de cette jointure
problématique des contraires où se scelle la figure. Et le fait que le
style maniériste tende à projeter la profondeur sur la surface et à
abandonner l'étagement des plans au profit de leur juxtaposition
contradictoire sur la surface du tableau est à mettre sur le compte de
cette parfaite logique oxymorique, qui est aussi une logique de la
figure — et du lieu.
Or, il est dans la logique de la figure de susciter une lecture :
son flexus, loin de n'être que le simple vestige ou reliquat visible du
mouvement est également le pli dans lequel le spectateur est invité à
lui-même se mouvoir et s'impliquer. Ainsi, la gravure de l'Hercule
Farnèse de Hendrick Goltzius, datée de 1592-1593, reproduit la
–––
33
Arasse, "Peinture", in Daniel Arasse et Andreas TÖNNESMANN, La Renaissance
maniériste, Paris, Gallimard, 1997, pp. 281-416, p. 407.
34
Il s'agit là des exemples donnés par Arasse. Sur la composition de la surface, la
forme serpentine, la forme amphore et d'autres caractéristiques stylistiques de la
peinture maniériste, voir son excellente synthèse, "L'unité du style" ("Peinture", pp.
397-416).
35
On peut en effet considérer que ce qui se joue oxymoriquement au niveau du
mouvement de la figure, se joue, à un niveau différent, dans la composition narrative
de la storia — l'effet des mouvements contraires fût-il, dans ce dernier cas,
proprement narratif ou de pure varietas.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
117
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
"disposition paradoxale"36 et oxymorique du Pontormo et du
Parmesan. Goltzius y juxtapose le proche et le lointain, le grand et le
petit, le haut et le bas, le dos et la face, le centre et l'excentré, l'art et
la vie, la pierre et la chair, le nu et l'habillé, le divin et l'humain,
l'antique et le moderne. Il oppose avec humour la force tranquille à la
faiblesse inquiète et curieuse, la désinvolture assurée de l'athlète et
l'expression admirative et béate des badauds un peu gringalets. Ce qui
se compose là sur un mode ironique, et presque comique — que
regardent exactement les deux hommes ébahis? —, c'est l'intimité d'un
face à face. Par la juxtaposition des contraires et le jeu sur l'avers et
l'envers, se crée un visible dialogue, ou du moins — car le contenu de
ce dialogue nous échappe — du vide se dégage entre les figures, à la
manière dont se déploie la spatialité picturale chinoise, sans le
moindre recours à la perspective, l'espace ainsi rendu visible n'étant
autre que l'espace de la relation esthétique37, le pli oxymorique et
secret dans lequel nous sommes amenés à percevoir l'existence d'une
profondeur et d'un mouvement qui, bien qu'eux-mêmes invisibles en
tant que tels, sont là rendus présents figurativement, c'est-à-dire, par le
flexus qui articule l'un sur l'autre les multiples contraires de ce
feuilleté d'oxymores38.
–––
36
Arasse, "Peinture", p. 407.
Cette lecture est renforcée par le fait que l'on s'accorde à voir dans les deux
personnages de spectateurs aux pieds de la statue d'Hercule des portraits de Goltzius
lui-même et de son beau-fils, Jacob Matham. Cf. Stephen H. Goddard, "Goltzius
Working Around Tetrode".In Stephen H. Goddard et James A. Ganz, Goltzius and the
Third Dimension, Williamstown, MA, Sterling and Francine Clark Art Museum,
2002, pp. 3-45, p. 36. De plus, cette gravure fait partie d'un série de trois, réalisée en
1592 et publiée en 1597, ayant pour objet la sculpture antique : les deux autres sont
l'Apollon du Belvédère et Hercule et Téléphos. Or, l'Apollon du Belvédère est
également représenté avec, à ses pieds, un artiste le crayon à la main, dans une
composition tout à fait semblable à celle de l'Hercule, ce qui signifie clairement que
l'objet explicite — et réflexif — de cette série de gravures est bien le regard expert de
l'artiste sur l'art des anciens, autrement dit la question de la relation esthétique sous sa
forme la plus aboutie : le dialogue entre l'artiste moderne et ses modèles anciens. Le
contenu référentiel vient ici confirmer ce que la structure oxymorique de la
composition met manifestement en œuvre sous nos yeux.
38
Une études des œuvres de Goltzius sous l'angle de l'oxymore et du contrapposto
serait extrêmement éclairante, tant du point du vue esthétique que du point de vue
historique, Goltzius (1558-1617) se situant à l'articulation, non seulement des deux
siècles, mais encore des deux "styles", et plus encore peut-être, comme Shakespeare,
de deux epistémè (même si, dans ce dernier cas, les périodes concernées ne sont plus
tout à fait les mêmes). Il faut ajouter que les gravures très oxymoriques de Goltzius,
figurent des hommes dans des contrapposti extrêmement outrés, dont on a souvent
voulu trouver les modèles dans les bronzes d'un sculpteur flamand, Willem Danielsz
van Tetrode (v.1525-1580), lui-même élève de Cellini à Florence, puis assistant de
Guglielmo Della Porta, et donc bien formé aux contrapposti maniéristes (Goddard, p.
37
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
118
Bertrand Rougé
Ainsi, le contrapposto — plus oxymorique que serpentin —,
ne relèverait pas tant de la ligne — ondoyante, dynamique ou souple
— que d'un certain mode de cet espacement par lequel une profondeur
se réserve dans la surface, mouvement par lequel, notamment, si l'on
suit les analyses de Daniel Arasse, l'espace d'un for intérieur se laisse
deviner au-delà de l'impassibilité glacée des portraits maniéristes du
Pontormo, du Parmesan ou de Lotto39. De la même manière, dès 1533,
le dispositif oxymorique des Ambassadeurs, par lequel le spectateur
était incité à résoudre des points de vue et des significations
contradictoires (point de vue frontal/point de vue latéral, vie/mort, icibas/au-delà, etc.) amenait celui-ci à découvrir qu'un espace se trouve
effectivement logé, comme en réserve, dans l'épaisseur nulle du plan
pictural : non pas tant cet espace fictif, illusionniste, anamorphique,
qui se déploie, caché, dans ou derrière le tableau, que l'espace
insoupçonné d'une relation esthétique plus dense et plus complexe
avec l'œuvre — celle-ci étant composée comme une figure alliant des
contraires.
Mais cet espacement est double, car le point d'inflexion de
l'oxymore est aussi le point d'entrée dans le tableau. Lorsque, sur la
ligne de jointure où les contraires se jouxtent, le contrapposto "met
sous nos yeux" le flexus de la composition figurée, il dégage bien un
espace, mais il ne le fait qu'en impliquant le spectateur et en creusant
le pli de sa complicité — par exemple, lorsque je suis appelé à
projeter mon propre regard dans l'intervalle des regards entrecroisés
d'Hercule et des badauds40. Ou bien encore lorsque je me mets en
mouvement pour aller chercher le point de vue d'où l'anamorphose des
Ambassadeurs se redressera. Ici intervient le véritable mouvement
que l'oxymore suscite dans une œuvre elle-même toujours immobile.
C'est la vertu de réversibilité du flexus oxymorique qu'il est à la fois le
"mouvement arrêté" de la figure (la figure ne bouge pas) et l'origine
du mouvement réel du spectateur — mouvement imprimé au
spectateur dans son propre espace, mental pour la figure littéraire et
pour la peinture en général, mais aussi souvent physique et corporel
5). On notera, par ailleurs, que Goltzius a aussi produit plusieurs gravures de points
de vue différents sur le Torse du Belvédère (voir Goddard, p. 38-9).
39
voir Arasse, "Peinture", p. 459ss, Rougé, "La réserve et l'espacement".
40
Où il apparaît que la perspective n'est pas la seule méthode dont la peinture dispose
pour fonder son espace d'énonciation.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
119
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
pour bien des exemples de peinture ou, a fortiori, pour la sculpture41.
D'où l'intérêt d'en passer par une théorie physique du mouvement et
du lieu. L'oxymore est la figure par excellence, parce que, juxtaposant
les contraires, elle pose nécessairement les conditions du mouvement,
puisqu'il n'y aurait de mouvement, selon Aristote, que d'un contraire à
l'autre. Elle suscite l'exploration de l'espace ainsi ouvert par la figure
et provoque l'authentique motus — ou espacement — par lequel notre
corps ainsi localisé de spectateur met en évidence le lieu invisible de
l'œuvre, qui ne serait autre que le lieu de notre propre corps "mis sous
nos yeux" — ou plutôt, "mis sous nos pas".
Si, comme l'écrit Bergson, la conception aristotélicienne
"ensevelit l'espace dans les corps"42, c'est bien à travers ces mêmes
corps que l'espace s'exhume à nouveau. Pour reprendre la formule de
Pierre-Antoine Fabre, le lieu, réellement invisible par définition, a
pour caractéristique de "n'apparaître que sous les espèces de son
autre : le corps qu'il localise" (115). Mais la présence du corps en son
lieu n'y suffit pas.
Certes, pour Aristote, il n'y a de lieu que d'un corps — mais
d'un corps en mouvement, puisque "tout n'est pas dans le lieu, mais
seulement le corps mobile"43. Il n'y a donc de lieu face à l'œuvre
immobile que de notre corps de spectateur lui-même (mis) en
–––
41
Sur ce sujet, il faut relire le chapitre IV des entretiens de Paul Gsell avec Rodin, in
Auguste Rodin, L'Art. Entretiens réunis par Paul Gsell, Paris : Bernard Grasset,
1911. Intitulé "Le mouvement dans l'art", il est consacré à des questions évoquées ici.
On y trouve notamment cette affirmation de Rodin que "le mouvement est la
transition d'une attitude à une autre" (p. 47) et que "le statuaire contraint, pour ainsi
dire, le spectateur à suivre le développement d'un acte à travers un personnage" (p.
48). On y lira également la comparaison entre la photographie, d'une part, et la
sculpture et la peinture, d'autre part (notamment à travers l'exemple de La course
d'Epsom, de Géricault), et cette idée que, au regard de la représentation du
mouvement, "c'est l'artiste qui est véridique et c'est la photographie qui est menteuse;
car dans la réalité le temps ne s'arrête pas" (p. 52). En effet, Rodin précise : "je crois
bien que c'est Géricault qui a raison contre la photographie : car ses chevaux
paraissent courir : et cela vient de ce que le spectateur, en les regardant d'arrière en
avant, voit d'abord les jambes postérieures accomplir l'effort d'où résulte l'élan
général, puis le corps s'allonger, puis les jambes antérieures chercher au loin la terre.
Cet ensemble est faux dans sa simultanéité; il est vrai quand les parties en sont
observées successivement et c'est cette vérité seule qui nous importe, puisque c'est elle
que nous voyons et qui nous frappe" (pp. 52-53).
42
Cité par Pierre-Antoine Fabre, Ignace de Loyola : le lieu de l'image, Paris,
Vrin/EHESS, 1992, p. 115.
43
Physique 212 b 28; je souligne.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
120
Bertrand Rougé
mouvement, et c'est ce lieu que le contrapposto et l'oxymore "mettent
sous nos pas".
Dès les Ambassadeurs, la découverte de l'espace en réserve
dans la surface est le résultat de mon mouvement d'un point de départ
à un point d'arrivée contraire que l'on peut lire en termes de
possession et privation d'images, de révélation et d'occultation
chiasmées de la mort et de la vie (phénomène que l'on retrouvera à
divers niveaux dans toute vanité baroque). Le mouvement est donc
double et le dispositif chiasmé — à la manière des doubles
oxymorons croisés analysés par Pinelli44. Quand je regarde le tableau
de face, le crâne est distordu et illisible, quand je le regarde de côté,
ce sont les ambassadeurs qui disparaissent. Et le lieu de mon
espacement, physique autant que mental, s’éprouve dans le
mouvement de l’un à l’autre.
C'est un dispositif semblable qui troubla Leo Steinberg dans
Target with Four Faces. Les deux termes de l'oxymore sont
simultanément visibles, mais ils me sollicitent "à contre" : lorsque je
suis à la distance de visée requise par la cible ("Thereness"), je suis
hors de portée tactile des moulages ("Hereness") — et inversement,
lorsque je suis à proximité tactile, la distance visuelle me manque.
"Mis sous nos yeux" sur le même plan, comme liés par un trait
d'union, ils forment un flexus oxymorique qui renverse et renforce
leur (et notre) rapport à l'Ici et au Là, qui lance notre propre
mouvement de l'un à l'autre — et inversement —, et met ainsi cet
espacement "sous nos pas", tant et si bien que nous pouvons
physiquement éprouver l'effet de la figure.
Comme Aristote remplissant et vidant ses amphores, Johns et
Holbein mettent à nu la question du lieu et exploitent cet aspect
majeur de l'oxymore qu'est l'espacement — non sans rapport avec le
chiasme merleau-pontien45. Leur dispositif ne pose pas tant la
question du lieu de l'œuvre (ou du mouvement dans l'œuvre) qu'il
incite le spectateur à se mouvoir face à elle — et ainsi à s'émouvoir.
La jointure des oxymores — de la cible et des visages, du crâne et des
ambassadeurs —, comme le flexus du contrapposto, met le spectateur
en émoi. Elle ne représente pas le mouvement, elle le suscite.
–––
44
Pinelli, p. 194-200.
Voir Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible suivi de Notes de travail, éd.
Cl. Lefort, Paris : Gallimard, 1964, pp. 172-204.
45
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
121
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
Ainsi s’opère l’espacement : l’oxymore me jette dans la
perplexité de mon lieu propre, car celui-ci ne saurait être révélé que
par un mouvement, celui de ma perplexité réflexive à la croisée des
contraires. Bref, il apparaît bien que la figure, dont l'oxymore exhibe
le modèle, comme l’art, n’a pour but que "la construction d’un lieu
pour la présence à soi-même"46, mais cette présence ne peut
s'éprouver que par le mouvement — ou l'émoi. Peut-être au sens où
l'entend Michel Serres quand il écrit : "y a-t-il un centre, n’y en a-t-il
pas ? et ceci quel qu’il soit ? Posez cette question en tous lieux,
géométrie, mécanique, cosmologie, morale, gnoséologie, etc., vous
vous trouverez en plein cœur de la méditation classique et de son
émoi"47. Il en irait de même avec l’oxymore : y a-t-il une synthèse des
contraires, n’y en a-t-il pas, un point de vue permet-il de les concilier
ou d’en percevoir l’équilibre possible ? Tel est l’émoi qu'il suscite : il
anime le spectateur, le met en mouvement et, le mettant à l’épreuve,
l’amène à s’éprouver lui-même48.
Le rapport que ces questions entretiennent avec l'ironie
apparaît dans cette contraposition proposée par Shakespeare, lorsque,
dans Jules César, il met cet impeccable oxymore dans la bouche d'un
citoyen qui soudain découvre l'ironie de l’oraison funèbre prononcée
par Antoine. Introduisant une nuance temporelle, et donc de
mouvement, nécessaire à l'espacement contrappostique, rendant
compte du chemin par lui désormais parcouru — de la compréhension
littérale au doute, puis du doute à la complicité ironique — tout en
exposant la structure parfaitement oxymorique et simultanée de
l'énoncé initial, ce dernier s’exclame : "They were traitors :
honourable men!"49
Au-delà de la juxtaposition irréductible des contraires,
l'oxymore ouvrirait donc chez le destinataire l'espace nécessaire au
retour sur soi : moment critique et réflexif qui, à travers la question du
sujet, occupe centralement toute la période considérée. Et puis,
comment, en effet, peindre autrement le passage qu'en en juxtaposant
–––
46
Bonnefoy, p. 31.
Michel Serres, Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris : PUF,
1982 [1968], p. 654.
48
Sans doute, faudrait-il examiner sous cet angle tous les phénomènes d'hybridité
explorés par les artistes maniéristes et baroques. On songe notamment aux grotesques
et à la rocaille. Sur ce sujet, voir ici-même quelques remarques en conclusion.
49
Je me permets de renvoyer ici aux analyses de "Ironie et répétition".
47
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
122
Bertrand Rougé
les bornes contraires…? C'est pourquoi, après avoir insisté sur le
motus et le locus, il conviendrait de conclure sur le flexus50.
Flexus : humour baroque et réflexivité ironique
Alberti, Quintilien, Aristote, Jasper Johns… Le parcours peut
paraître nous avoir éloignés du Baroque — et du Maniérisme.
Pourtant, la question du mouvement évoque les débats de la physique
du XVIIe siècle. La centralité et la nature du flexus dans l’oxymore
nous renvoie aussi, sans doute, aux thèses de Deleuze sur les "deux
étages" du Baroque, sur le pli et sur le point d’inflexion — faut-il les
relier à la contraposition? Si ces réflexions sur l’oxymore et le
contrapposto sont fondées, elles peuvent avoir une incidence sur la
lecture que l’on fera de styles qui les emploient "à outrance".
Aristote ensevelissait le lieu dans les corps, disait Bergson. Le
Bernin ensevelit les corps dans les plis. Qu'il s'agisse de la
Bienheureuse Louise Albertoni ou de Sainte Thérèse, le corps absenté
de ses saintes extatiques disparaît dans une efflorescence de plis.
Mais que nous dit et nous masque à la fois toute cette agitation
immobile d'étoffes de marbre, sinon le flexus? Sans doute l'état de
passage où se jouxtent sans mélange le là-haut et l'ici-bas, la brûlure
et la glace, le plaisir et la douleur, la lumière brûlante et aveuglante
d'en-haut venant dématérialiser et rendre visible le marbre froid d'enbas. Une contraposition oxymorique dont tout le dispositif de
présentation, le bel composto de la chapelle Cornaro, dans l'église de
Santa Maria Della Vittoria, inspiré du théâtre, avec les loges latérales
où figurent les donateurs spectateurs, ne fait que souligner ou orner
d'un pli supplémentaire et superflu — usurper en somme — ce qui est
la fonction propre de la contraposition oxymorique dont le théâtre
pourrait n'être qu'une des manifestations possibles : donner lieu à la
figuration. C'est-à-dire, en toute théâtralité, faire en sorte que la figure
advienne comme figure et "mette sous les yeux", mais cela signifie
aussi donner lieu au corps du spectateur, donner lieu au sujet, et donc,
dans une large mesure peut-être, en élaborer la figure, la rendre
possible, voire nécessaire dans le dispositif : une figure dont le
spectateur, ainsi élevé à la subjectivité, ne peut, dès lors, que se tenir
réflexivement à distance.
–––
50
Nom donné par les romains à ce virage décisif et critique que négociaient les
conducteurs de chars lorsque, dans le Circus Maximus, ils doublaient la borne
nommée meta…
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
123
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
On l'a vu, le flexus, à la jonction des contraires juxtaposés, est
l’articulation majeure de la figure — qu'elle soit oxymore, métaphore
ou contrapposto. Il est au principe même de la contraposition, car il
est la jointure, le point d’inflexion du pli. Autrement dit, ce n'est pas
dans la plasticité de la flamme serpentine, dans l'ondulation plus ou
moins féminine des formes — fût-ce la ligne de beauté chérie par
Hogarth, fût-ce une quelconque réaliste torsion de la figure mimant
l'élan ou en donnant l'illusion —, ce n'est pas dans la prolifération des
plis ou des volutes, dans leur surcharge désordonnée de contenu
thématique (fantastique, merveilleux, extatique, monstrueux ou
grottesque), dans le factice oxymore de leur mobilité immobile, qu'il
faut trouver le principe du contrapposto oxymorique amplifié par le
Baroque; c'est dans l'articulation espaçante du flexus à la jointure
brutale de la contraposition. C'est cette articulation que le Bernin ne
cesse de mettre en scène dans son "bel composto" : la contraposition
programmée, le collage ou le montage, "cut" mais non sans
turbulences, de l'architecture et de la sculpture (parfois aussi de la
peinture), bref, ce qu'on appelle la composition, jouant du processus
oxymorique de la figuration, ou d'accès à la figure, également mis en
œuvre au niveau inférieur de la figure sculpturale par l'accollement,
par exemple, du haut et du bas, dans le cas des extases, ou de l'avant
et de l'après, dans la métamorphose de Daphné.
Si le Baroque, après le Maniérisme, s’inscrit dans cette
lecture, alors il n’est pas uniquement le mouvement vertigineux que
l’on décrit souvent en restant trop près du contenu thématique qu'il
manipule, il n'est pas cette aspiration universelle qui emporte le
monde et ses habitants impuissants dans son tourbillon de
métamorphoses, de mirages ou de songes. Au-delà de ce que
suggérerait la simple lecture tératologique d'un oxymore fabuleux,
versant dans la grotesque et l'imaginaire débridé, il serait, bien au
contraire, l’occasion et le lieu donnés au spectateur, donc à l’homme
— et à sa raison —, de faire retour sur sa propre perception, la
possibilité ironique d’asseoir le sujet face au monde en ouvrant, au
delà du doute, l’espace de sa réflexivité.
L'efflorescence des plis et l'hybridité étrange des oxymores ne
cachent pas un monde inquiétant et fabuleux, qui serait celui du
songe, et notamment du songe de la raison, où le moi se dissoudrait.
Le Baroque est sans doute moins qu'on ne se l'imagina longtemps cet
art du brouillage des limites et "d'un souverain tumulte", ainsi que le
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
124
Bertrand Rougé
note Panofsky51. Bien au contraire, ces problématiques zones de
contact, constitutives de la figuration-même, ces charnières ou ces
"fêlures" mystérieuses et efficaces où les contraires tendent à
s'ajointer sont très explicitement, et même hyperboliquement,
signalées, balisées, soulignées, volontairement hypertrophiées et
exposées au regard, proprement mises en scène et exploitées par les
formes plastiques et littéraires de l'époque : elles ne sont autres que le
lieu-même de la figuration, c'est-à-dire, le lieu de la connaissance
rendue possible pour un sujet distancié et critique.52
–––
51
Erwin Panofsky, "Qu'est ce que le baroque?", in Trois essais sur le style, trad. B.
Turle, Paris, Le Promeneur, 1996, pp. 33-107, p. 37. Panofsky ajoute, pour distinguer
le Baroque du Maniérisme que "le phénomène baroque, à ses débuts, se résume à une
réaction contre l'excès et la complication, réaction suscitée par un désir de clarté, de
simplicité naturelle, voire d'équilibre" (p. 38). Je ne souscris pas ici à cette volonté de
dissocier le Baroque du Maniérisme : Panofsky est très critique à l'égard du
Maniérisme, même si les analyses qu'il en fait, chargées négativement, pourraient
souvent s'appliquer au Baroque, et dans des termes qui rejoindraient presque Deleuze.
Ainsi, lorsque le Christ descendant aux limbes, de Bronzino, devient, à ses yeux "un
champ de bataille où s'affrontent des forces contradictoires, emmêlées dans un tension
infinie" (p. 44). Plutôt que d'entériner ce rejet un peu raide du Maniérisme, il me
semble, au contraire, utile d'étendre au Maniérisme l'idée que se fait là un travail de
clarification et d'élaboration, de mise en ordre et de localisation (de la figure et de tout
ce qui vient avec elle), plutôt que d'un simple relâchement, trahissant ou engendrant
un quelconque désordre. Ceci irait d'ailleurs encore plus loin dans le sens de Panofsky
lui-même, tel, du moins, que le décrit Irving Lavin, lorsqu'il analyse l'essai sur le
baroque comme préfigurant "tout un pan de la pensée historique ultérieure en incluant
le baroque dans une évolution permanente du monde occidental qui ne cesse qu'avec
la période industrielle et l'apparition de la culture de masse" ("introduction", p. 17).
Si, comme l'écrit encore Lavin, Panofsky considère que "le baroque, de ce fait, ne
serait pas le déclin de la Renaissance (à l'époque où il écrivit ce texte, devait se
rappeler plus tard Panofsky, le mot "baroque" était encore employé comme un terme
d'opprobre) mais son aboutissement" ("Introduction", in Panofsky, pp. 11-31, p. 16; je
souligne), il devient alors plausible de considérer que le Maniérisme est une phase
essentielle de cette continuité, a fortiori si l'on considère que, ici encore selon les
termes de Lavin, "Panofsky décrit le baroque comme le paradis retrouvé de la haute
Renaissance, mais hanté et animé par la conscience intense d'une dualité sous-jacente"
(ibid., p. 16). Où, en effet, trouve-t-on l'émergence manifeste de cette "dualité sousjacente" sinon dans le Maniérisme?
52
À ce propos, il est intéressant de noter que le thème du "souverain tumulte" de
Panofsky va dans le même sens, puisqu'il est bien à considérer comme un contenu
thématique distinct de ce qui est véritablement mis en œuvre sur le plan figuratif. Ce
que j'analyse en termes de figuration (au sens de "mise en figure" et de dispositif de
"mise sous les yeux") et que j'explore à travers la figure emblématique de
l'oxymore/contrapposto rejoint assez bien ce que Lavin décrit, dans ce qui suit, de la
thèse de Panofsky : "Panofsky nous offre bien plus qu'une fulgurante suite
d'associations d'idées lumineuses : le thème sous-jacent du 'souverain tumulte',
comme il l'appelle, n'annonce rien moins qu'une nouvelle phase de l'histoire de
l'humanité. Définir une époque historique en termes d'état psychologique, définir cet
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
125
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
C'est sur ce point essentiel qu'il convient d'insister pour
conclure. Dans les dernières pages de "Qu'est-ce que le baroque?",
Panofsky développe une analyse plutôt inattendue sur l'humour
baroque. Cet humour découlerait d'une réflexivité fondamentale,
nécessairement en rapport avec l'essor du sujet moderne, et qu'il décrit
ainsi :
L'émotion de l'être baroque est parfaitement authentique (ou, du
moins, elle peut l'être chez les grands maîtres) mais elle ne pénètre pas
son âme tout entière. Non seulement il ressent mais il est encore
conscient de ressentir. Son cœur palpite d'émotion, mais sa conscience,
forte de son 'savoir', s'élève au-dessus des contingences. […] cette
fêlure est la conséquence logique de la situation historique et
constitue, du reste, les fondements mêmes de ce que sont, pour nous,
l'imagination et la pensée 'modernes.' (95)
Cette "conscience nouvelle", que Panofsky voit émerger dans l'essor
baroque et qu'il analyse comme une perte de l'innocence doublée
d'une capacité à "transcender ses réactions et ses émotions" (95),
aurait donné naissance, selon lui, à deux types d'attitudes. Les
attitudes qu'il qualifie de négatives sont : la sentimentalité, lorsque
l'individu prend conscience de ses sentiments et s'y complaît; et la
frivolité, lorsqu'il prend conscience de ses sentiments mais les tient à
distance dans une attitude de dénigrement sceptique53. En revanche
deux autres attitudes, positives celles-là, découleraient de cette
"conscience nouvelle" : la première est une attitude critique
débouchant sur une méthode de pensée, et, bien entendu, Panofsky
mentionne ici le Cogito, en soulignant d'ailleurs la capacité de
Descartes à manifester "une grande ironie face à lui-même" (96); la
seconde, à mes yeux la plus importante, car elle inclut la première, est
l'humour, dont Panofsky nous dit précisément ceci :
état comme une affectivité consciente d'elle-même, et définir cette conscience de soi
affective comme particulièrement moderne : c'est là, à mes yeux, un acte inégalé
d'imagination et d'intuition historiques" ("introduction", p. 19; je souligne). A ceci
près, peut-être, que j'atténuerais la référence à l'"état psychologique" pour mettre
l'accent sur la nécessité de décrire le dispositif figuratif et son émergence comme à la
fois — indissociablement, peut-être — condition et manifestation de cet état réflexif
moderne désormais devenu possible.
53
Panofsky note, à ce propos, qu'"il y a une touche de frivolité, déjà notée par les
contemporains, dans l'ange de la Sainte Thérèse en extase du Bernin" (p. 95).
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
126
Bertrand Rougé
Le sens de l'humour, tel qu'il apparaît chez Cervantès ou chez
Shakespeare, et qui ne se limite ni à l'esprit ni au comique, repose sur
le fait qu'un homme qui prend conscience que le monde n'est pas
exactement ce qu'il devrait être ne cède pas à la colère et ne se croit
pas lui-même indemne de toutes les laideurs, de tous les vices ou de
tous les travers, petits ou grands, qu'il observe autour de lui.
[…] L'humoriste, grâce à cette conscience qui le maintient à distance à
la fois du monde et de lui-même, est capable, en même temps, de
considérer les défauts objectifs de l'existence et de la nature humaine,
c'est-à-dire l'hisatus antre la réalité et les postulats éthiques et
esthétiques, et de dépasser subjectivement cet hiatus (le sesn de
l'humour étant donc une qualité réellement baroque) dans la mesure où
il comprend qu'il est le résultat d'un imperfection universelle, voire
métaphysique, inscrite dans l'organisation de l'univers. (96)
Or, ce que Panofsky appelle ici humour n'est autre, en fait, que le
dispositif ironique54. Celui-ci est susceptible de mises en œuvre
diverses, qui vont de l'humour au sarcasme, mais toujours il se fonde
sur cette mise à distance réflexive qui, par exemple, constitue la
séquence du Cogito cartésien. Le doute réflexivement dépassé n'est
autre que le processus ironique par lequel un énoncé ou une image —
contradictoires, monstrueux ou hybrides — se trouvent "résolus" par
une translation du point de vue, fût-elle physique, mentale ou
conceptuelle, par laquelle, effectivement, l'épreuve de notre
subjectivité est, métaphoriquement ou non, "mise sous nos pas".
Mais, on le conçoit immédiatement, ces hybrides et ces
monstres peuvent prendre de multiples formes. La caricature en est
une, que Bernin semble introduire en France lors de son voyage de
1665 mais dont les figures grotesques de Léonard constituent des
préfigurations plausibles; les êtres hybrides des grotesques en sont
une autre, ainsi que la rocaille; une autre encore serait cette tache
méconnaissable au premier plan des Ambassadeurs, à laquelle on doit
associer toutes les images anamorphiques; mais on pourrait aussi y
ajouter les images à double lecture, dont celles d'Arcimboldo, par
exemple, ou bien encore toutes les formes de jeux de mots et d'esprit,
de satire et de calembour55. Toutes ces formes s'élaborent, comme
–––
54
Il me paraît important de noter, à ce propos, que Panofsky, mentionnant la méthode
cartésienne comme exemple de l'attitude critique positive de l'époque, ne peut
justement s'empêcher de souligner la capacité auto-ironique de Descartes. Il me
semblerait, à ce titre, utile de proposer une relecture de Descartes, de sa méthode et du
Cogito au crible de l'ironie.
55
Il est intéressant de noter, à ce propos, que lorsque Chantelou rapporte comment le
Bernin introduisit en France la caricature — à la fois le mot, d'origine italienne, et,
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
127
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
l'ironie, autour du principe de la contradiction — notamment la
contradiction de l'usage — et visent à susciter, de prime abord, le
doute.
Le monstrueux fait rire. C'est le cas de la caricaturale Vieille
femme de Quentin Metsys (1513), elle aussi sans doute dérivée de
figures grotesques léornardiennes. Mais ce rire n'est pas une explosion
irréfléchie56. Bien au contraire, le monstrueux, d'abord, lui aussi, fait
douter. Comme l'anamorphose ou le miroir déformé, il introduit la
différence — et donc la distance — d'un stade réflexif. A la fois, je
suis et je ne suis pas le monstre. Je ne le suis pas en réalité, mais je
pourrais l'être figurativement. Mais il faut bien qu'il y ait un Je qui se
tienne ainsi à distance. On le voit, la caricature, l'humour, l'ironie et le
grotesque se trouvent réunis dans un dispositif où les contraires
s'accouplent et s'entremêlent "sous nos yeux" pour donner naissance
au doute et susciter la réflexivité "sous nos pas"57. Le "souverain
semble-t-il, la notion même de "portrait chargé" —, l'anecdote est immédiatement
associée à un calembour. Lors d'une brève séance de pose qui lui est accordée pour
travailler au buste du Roi, le Roi est accaparé par son entourage et le Bernin, se
plaignant de ne pouvoir travailler convenablement "a dit en riant : 'Ces messieurs-ci
ont le Roi à leur gré toute la journée et ne veulent pas me laisser seulement une demiheure; je suis tenté d'en faire de quelqu'un le portrait chargé.' Personne n'entendait
cela; j'ai dit au Roi que c'étaient des portraits que l'on faisait ressembler dans le laid et
le ridicule. L'abbé Butti a pris la parole et a dit que le Cavalier était admirable dans
ces sortes de portraits, qu'il faudrait en faire voir quelqu'un à Sa Majesté, et comme
l'on a parlé de quelqu'un de femme, le Cavalier a dit que Non bisognava caricar le
donne che la notte" (Paul Fréart de Chantelou, Journal de voyage du Cavalier Bernin
en France, éd. Milovan Stanic, Paris, Macula, L'insulaire, 2001, p. 127). On ne peut
s'empêcher d'associer les formes ici introduites par le Cavalier Bernin à un certain
comportement de liberté individuelle, nul doute lié au statut de l'ironiste.
56
Il ne peut l'être, car l'humour spontané et intégrateur n'existe pas. Il n'est qu'un
fantasme bien-pensant qui, s'imaginant l'ironie nécessairement négative et
destructrice, rêve d'un humour débarrassé de toute dimension critique. Or, la structure
critique de l'ironie est commune à tout ce continuum qui va de l'humour au sarcasme.
C'est la raison pour laquelle il convient de relire attentivement le passage de Panofsky
sur les attitudes positives et négatives découlant de la "conscience nouvelle" du
Baroque. La distinction qu'il y fait entre critique, ironie et humour, n'est pas opérante,
du moins comme distinction. Ce que nous devons relever dans ses propos c'est au
contraire, comment, malgré lui, il souligne là une grande continuité qui est celle de la
réflexivité ironique et critique, bref, celle de la subjectivité en acte.
57
- On rejoindrait ainsi en substance ce qu'écrit Bonnefoy dans l'importante note 22
de Rome, 1630, intitulée "Le baroque et l'illusion", où il commente ses propres pages
26 à 29 sur la quadratura, l'illusion et le trompe-l'œil : "Disons que la conscience
'baroque' accepte l'illusion comme telle et en fait la donnée fondamentale avec quoi il
s'agit, non de se résigner au néant, mais de produire de l'être. […]. Le bien baroque
n'est pas le contraire du mal, mais celui du doute" (p. 151; je souligne).
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
128
Bertrand Rougé
tumulte", vertigineux et repoussant à la fois, règne et s'ordonne,
produit l'émoi et le recul, pour donner naissance au sujet réflexif, à la
fois plongé dans le monde et distant58.
L'oxymore et le contrapposto, sont de tels monstres
contradictoires et hybrides destinés à nous mettre en mouvement. Et
ce mouvement "mis sous nos yeux" en figure n'est pas une simple
illusion de mouvement pour tromper nos sens, ni le fruit dérisoire
d'artifices techniques visant simplement à éblouir nos yeux en rendant
en apparence mobile ce qui demeure immobile ou en feignant
d'animer l'inanimé. Ce mouvement "mis sous nos yeux" en figure est
au contraire ce qui, en fin de compte, "met réellement sous nos pas"
l'espace et le mouvement mêmes de notre propre subjectivité, dite
"moderne"59.
–––
58
On retrouve cette même distinction dans l'une des pièces emblématiques du théâtre
baroque. Dans l'Illusion comique, où se mêlent merveilleux et trompe-l'œil, tout le
dispositif théâtral mis en œuvre par Corneille pour tromper efficacement le spectateur
— à vrai dire, un redoublement sur scène du trompe-l'œil théâtral —, se révèle in fine
devoir fonctionner non sur le mode du trompe-l'oeil mais comme une opération de
détrompe-l'œil, mettant sous les yeux du spectateur les mécanismes mêmes de la
représentation et de l'illusion. La réflexivité du dispositif apparaît encore mieux si l'on
décrit son effet comme une manière de mettre sous les yeux du spectateur, ses yeux
mêmes. Pour une analyse du dispositif ironique de l'Illusion comique voir mon article
"L'ironie,
ou
la
double
représentation",
Lendemains.
Vergleichende
Frankreichforschung, 50 (Berlin, 1988), pp. 34-40.
59
Pour faire suite aux questions de mon introduction, l'oxymore et le contrapposto
posent donc bien une question historique et une question esthétique. Simplement, il se
trouve que les deux sont intimement liées, la question historique de la naissance de la
subjectivité moderne étant fondamentalement une question esthétique : comment et à
partir de quand commence-t-on de s'éprouver comme sujet réflexif? C'est, me semblet-il, autour de cette question que ces quelques pages essaient de proposer des pistes de
réflexion. Si Panofsky semble vouloir dater du "baroque" l'essor de cette nouvelle
conscience moderne dont ce qu'il appelle l'humour serait un élément clé — et l'on
imagine que la date de publication du Discours de la méthode n'est pas sans effet sur
ce choix —, il me semble, en revanche, que la piste des oxymores et du contrapposto
pourrait permettre de faire remonter à des périodes bien antérieures les premières
manifestations de la subjectivité réflexive. Nul doute que tout le maniérisme est
traversé par ces interrogations. Mais il est fort probable qu'il faille remonter plus tôt
encore, à la Renaissance et à ses causes, comme le laisseraient peut-être entendre les
remarques de conclusion de Panofsky. En effet, quoique plaidant pour une rupture
historique que semblent imposer les formulations explicites du Cogito, il ne peut
s'empêcher de défendre la thèse de la continuité de ce qu'on pourrait appeler une
"Renaissance longue" : "En résumé : le baroque ne marque pas le déclin, et encore
moins le terme de ce que nous appelons Renaissance. C'est, en fait, le second temps
fort de cette période et, en même temps, le commencement d'une quatrième époque
que l'on peut qualifier de "Moderne" (avec un 'M' majuscule). […] La Renaissance, si
on la considère comme l'une des trois grandes époques de notre civilisation (avec
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
129
"Oxymore et contrapposto, Maniérisme et Baroque"
l'Antiquité et le Moyen Age), […], s'étend bien au-delà de la fin du XVIe siècle. Elle
dure, grosso modo, jusqu'à la mort de Goethe, jusqu'à la période où furent construites
les premières voies de chemin de fer et les premières usines" (pp. 103-104). Arrivé en
ce point, Panofsky ne peut pas ne pas tenir compte du temps qui le voit écrire son
essai. Evoquant "les forces antihumaines et antinaturelles qui semblent déterminer
notre époque — la force des masses et des machines — et dont nous n'avons pas
encore décidé si elles sont la marque d'un dieu ou d'un diable inconnus jusqu'ici", il
conclut que "c'est l'avènement de ces nouvelles forces, et non pas le mouvement
baroque, qui marque le terme véritable de la Renaissance ainsi que le début de notre
propre époque moderne, notre époque qui se cherche, sur le plan vital comme sur le
plan artistique, et que nous devrons laisser aux générations futures le soin de nommer
et de juger, pour peu qu'elle ne mette pas un terme à toutes les générations" (p. 104).
A en juger par l'histoire du texte de cette conférence (rappelée par Lavin, pp. 27-29),
ces dernières phrases peuvent aussi bien faire référence au contexte politique
européen des années 30 et à la montée des totalitarismes, qu'au contexte de Guerre
Froide et de menace atomique de la fin des années 50 et du début des années 60,
période à laquelle Panofsky aurait retrouvé et retravaillé ce texte oublié pour en faire
une nouvelle conférence qui finalement ne sera jamais donnée. Quoi qu'il en soit, on
pourrait lire dans ces dernières lignes une préfiguration de ce que sera un certain
postmodernisme, mettant fin à tout modernisme. Pour ma part, je m'en explique
ailleurs, je soutiendrais plutôt que nous sommes toujours aujourd'hui dans la
continuité de cette longue phase moderne et réflexive qui trouve sa source en même
temps que la Renaissance, et je suggérerais, non seulement que nous y sommes
toujours mais qu'il est souhaitable que nous y restions, faute de quoi nous risquerions
de perdre le sujet avec la réflexivité, la distance avec l'ironie, la liberté avec l'individu.
© Etudes Épistémè, 9 (printemps 2006).
La "maniera" de Montaigne :
quelques traits, et leur sens
Géralde NAKAM
Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
"Tonner contre" ? Sûrement pas moi ! J’ai essuyé quelques
foudres pour avoir, dès les années 19701, présenté et précisé le
Maniérisme de Montaigne dans ce grand courant esthétique de son
temps, et plus encore, curieusement, pour avoir, plus tard, observé
qu’en France la poésie maniériste atteint sa perfection chez Maurice
Scève, dans sa Délie. L’appellation était tenue pour infamante ! Il est
vrai qu’elle culbutait pas mal d’idées reçues.
Héritière de l’anti-italianisme du calvinisme, redoublé du rejet
de toute la période des Valois, d’une part, de l’autre, corsetée dans une
certaine idée, fort réductrice, du "classicisme" du XVIIème siècle, la
France reste, aujourd’hui encore, méfiante à l’égard du Maniérisme2 ,
et le tout dernier pays d’Europe à reconnaître et à comprendre cette
catégorie esthétique essentielle à la Renaissance3. Il faudrait se
demander pourquoi, au contraire, celle du "Baroque"4 a joui chez nous
d’un succès immédiat, voire délirant, et d’un engouement général
depuis un demi-siècle : une véritable déferlante. Le très beau Circé et
–––
1
Dans mon étude sur "Julien l’Apostat et Alcibiade" (1973), étude reprise, avec les
corrections nécessaires, dans Montaigne, La Manière et la matière, Paris, Klincksieck,
1992; réédition Champion 2006. Je prie le lecteur de m’excuser de m’appuyer dans le
présent travail sur ce livre, ainsi que sur Le Dernier Montaigne, Paris, Champion,
2002. Voir en particulier, pour le premier, la partie IV, "L’art et l’adieu", et pour le
dernier, le chap. VI "La dernière main", et toute la deuxième partie, "L’ Ecriture des
Essais".
2
J’y mets à dessein une majuscule.
3
Voir le tout récent ouvrage, au titre explicite, de Patricia Falguières, Le Manièrisme,
une avant-garde du XVIème siècle, Découvertes, Gallimard, 2004. Rappelons aussi
les grands spécialistes du Manièrisme que sont John Shearman, Charles Sterling,
Sylvie Béguin, André Chastel, et plus récemment Giuliano Briganti, etc. Pour la
poésie française, Marcel Raymond reste irremplaçable.
4
J’y mets à dessein des guillemets.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
132
Géralde Nakam
le Paon de Jean Rousset, d’une grande nouveauté à son heure5, n’en
est certainement pas la seule explication. Certes, cet ouvrage apportait
une véritable libération, et par rapport au cadre étroit de la critique
littéraire, et par rapport à ce "classicisme" abusivement doctrinaire.
Mais ne serait-ce pas aussi que ce "baroque", en effaçant le
Maniérisme honni (dont il recouvre pourtant chez Jean Rousset un très
large pan), redonnait à "la fille aînée de l’Eglise", inconsciemment
peut-être, des raisons de se plaire en son sein ? La séduction exercée
par le "baroque" et le phénomène de mode qui en découle,
mériteraient assurément une étude sociologique. Je vais m’attirer
d’autres foudres, et me trouver, comme un illustre maître, "gibelin aux
guelfes et guelfe aux gibelins". Mais, je dois le confesser, la catégorie
du "baroque" me gêne, car ses contours sont trop flous, et je refuse le
"tout baroque", qui sévit depuis trop longtemps déjà, surtout en
France, je le répète, où il a, au demeurant, remplacé l’impérialiste
"tout classique".
Donc, ne pas "tonner contre", mais, c’est indispensable, exiger
quelque rigueur scientifique : j’entends historique et esthétique.
Rappelons d’abord que le terme de "maniera" est né à la Renaissance
même, en 1550, sous la plume du premier historien d’art des Temps
Modernes : Giorgio Vasari. Celui de "baroque", ne voit le jour qu’à la
fin du XIXème siècle, inventé par le critique Heinrich Wöllflin, en
1888. Qu’il soit éclairant et opératoire, je n’en doute pas, à condition
de le définir, autant que faire se peut6. Il faut donc situer ces
mouvements esthétiques (comme tous les autres) dans la durée, et,
principalement, selon deux axes : celui de l’Histoire, et celui de
l’histoire de l’art.
De cette dernière relève un phénomène révolutionnaire,
spécifique de la Renaissance et surtout du Maniérisme : la naissance
d’un personnage des Temps Modernes, l’artiste, la conscience qu’il a
désormais de sa vérité intérieure originale, et de la conception qui
habite son génie propre, le "disegno interno". Ces caractères,
essentiellement, définissent, chez Vasari, la "maniera nuova", la
"bella maniera moderna" dans l’art italien, de Vinci à Michel Ange.
De l’Histoire relèvent l’évolution du Maniérisme, né d’une crise
intense et vécue comme telle, puis qui s’abâtardit, comme toute chose
–––
5
Ouvrage devenu, tout en gardant son charme, contestable sur plusieurs points. Je ne
m’étendrai pas ici sur cette question.
6
Car, tout de même, en français, "baroque" signifie bizarre, et même biscornu.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
133
"La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens"
neuve et forte, et la naissance du "baroque", qui va s’épanouir au
XVIIème siècle, en particulier dans la peinture et la musique. C’est
l’Histoire, celle de l’Église, des Églises, au cœur de la violence du
XVIe siècle, qui assombrit le Maniérisme et accentue son dramatisme
inné. C’est elle qui le détruit. Le grand tournant, la source idéologique
de l’antimaniérisme, c’est le Concile de Trente, d’où naît la ContreRéforme, mère, elle, de ce qu’on appellera le "baroque". J’entends
encore William Christie, expert s’il en est, en matière de "baroque"
musical, rappeler, avec raison, que le plein baroque est l’expression de
l’Église triomphante.
Au diable les catégories, d’ailleurs, franchement, devant la
beauté de l’œuvre ! Mais si l’on y recourt pour tenter d’en pénétrer le
secret, il faut avant tout différencier ces classifications, puis tenir
compte, évidemment, des glissements et décalages, des superpositions
et chevauchements, des transitions, et… de la singularité du génie
créateur.
Appliquées à Montaigne, les appellations de "maniera" et de
Maniérisme n’ont rien de saugrenu. Lui-même insiste sur "la manière
de dire", sur sa "façon" propre, sur la spécificité de son être et sur la
singularité radicale de son livre. Pour le présenter, il recourt souvent et
volontiers aux beaux-arts. C’est bien un trait maniériste que cette mise
en relation de l’écriture avec les arts plastiques, sculpture, peinture,
architecture, notamment.
La pensée et sa poétique sont étroitement liées, la "manière"
de l’œuvre reste indissociable de son contenu. La palissade ? Voire.
Peut-être aurait-on évité sur Montaigne et sur ses dires d’affreuses
contre-vérités et d’horrifiques contresens, si l’on avait davantage
reconnu et respecté sa "manière", cette étrangeté de ses formes (à
commencer par celle de l’essai lui-même) où se traduit la plus extrême
audace de la pensée7.
Pour illustrer ce propos, j’irai du plus extérieur, "l’ornement",
essentiel dans l’art maniériste, au plus profond, le "moi", ou mieux le
sujet, son psychisme, et sa pensée. Précisons-le dès l’abord,
–––
7
Depuis si longtemps, mais encore aujourd’hui, on parle à l’étourdie pour qualifier
Montaigne de : pensée fragmentée, voire fragmentaire, de décousu, de rapiéçage, de
dérive, et aussi on insiste pour le dire : conservateur, nonchalant, prudent et sceptique,
ou encore abstentionniste, et même catholique intransigeant voire doctrinal …
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
134
Géralde Nakam
"l’ornement", n’est pas la fioriture, il n’est jamais gratuit, ni chez
Montaigne, ni chez aucun des grands Maniéristes du siècle. L’œuvre
maniériste est saturée de sens, pénétrée d’intentions et d’allusions à
déchiffrer, figurées par de multiples symboles, des plus érudits aux
plus quotidiens, que matérialisent les "ornements". Songeons
seulement à la Galerie François 1er à Fontainebleau, œuvre de
Primatice et du Rosso, et particulièrement aux fresques du Rosso. Le
Maniérisme authentique –ceci n’est pas un paradoxe- est refus de la
facilité.
I
Dans le très scandaleux Sur des vers de Virgile (Essais, III,5),
Montaigne réplique à la critique en la devançant, en s’exposant
sciemment à elle :
Quand on me dit, ou que moi-même je me suis dit : Tu es trop épais
en figures (…) Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu
te joues souvent ; on estimera que tu dis à droit (sérieusement) ce
que tu dis à feinte.8
De ces "figures", les préférées sont la paronomase et le concetto. Ses
"feintes" : l’humour, la surprise, et cette sprezzatura recommandée par
Balthazar Castiglione : l’élégance de ne pas se prendre au sérieux, une
aisance foncière dans la modestie, un faire-semblant de "nonchalance"
(au sens ancien) et de désinvolture, qui est tout le contraire,
évidemment, de l’insouciance, de l’indifférence ou de la négligence,
mais plus que tout de la suffisance du puissant ou du pédant, de leurs
dires péremptoires et de leur morgue.
Les cliquetis de mots de Montaigne sont porteurs de sens,
voire du sens principal du texte. Je n’en prendrai qu’un exemple parce
que j’ai l’intention d’y revenir. Vers la fin de son dernier chapitre, De
l’Expérience, Montaigne rapporte, peut-être peu avant de mourir, qu’à
chacun de ses mouvements, ses reins saignent :
–––
8
III,5, B,C, Paris, PUF, 1964, p. 875. Je cite toujours dans cette édition, dite VilleySaulnier, en rappelant en particulier la strate et l’âge du passage : A = 1580, B = 1588,
C = 1592 (posthume). Je modernise la graphie.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
135
"La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens"
C’est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de
mes rognons, et ma vie que je vide peu à peu […] comme un
excrément hormais (désormais) superflu et empêchant. (III, 13, C,
1095)
Montaigne joue le détachement, puis une sorte de dérision. Mais la
paronomase vie/vide exprime tout à la fois son amour de la vie, son
attention passionnée à la vie en tant que phénomène organique, et
cette idée d’une mort qui soit telle qu’il l’a depuis toujours désirée :
une perte progressive de la substance de la vie, jusqu’à ce qu’il ait
sans s’en rendre compte "passé l’eau", comme il dit ailleurs9. Qui
n’éprouve en la lisant son intensité dramatique ? Qui n’est ému par la
souffrance de Montaigne et son feint détachement ? Qui n’est
bouleversé par cette image de la vie comme un "excrément" devenu
tout simplement encombrant ?
Les concetti, généralement en fin d’essai, déclenchent une
surprise, tout en traduisant le plus audacieux de la pensée : telles les
pointes qui terminent De la liberté de conscience, ou De la
Physionomie, ou les derniers mots de De la Vanité : "le badin de la
farce".
Voyons la fin de Des Cannibales : "Tout cela ne va pas trop
mal, mais quoi, ils ne portent point de haut de chausses !" (I, 31, A,
214) N’est-ce pas intolérable, en effet ? Choquant au plus haut degré !
De toutes les feintes, pirouettes, paradoxes et autres jeux
ironiques de Montaigne, c’est apparemment le plus immédiatement
traduisible. Eh bien non, il a été compris comme un blâme de la nudité
et de l’impudeur, honnies par les Eglises chrétiennes et en particulier
par le tout récent Concile de Trente de l’Eglise romaine. Ce derrière
nu, quelle horreur !
Ce n’est pas lui qui choque Montaigne. Le rire de l’écrivain,
notons-le d’abord, l’impact comique de l’image, peuvent s’apparenter
à ce gag des jardins maniéristes : voici un banc, vous vous asseyez, et
soudain l’eau jaillit, voilà votre derrière trempé ! Mais en vérité,
l’Indien de Montaigne, innocent, véridique et révolutionnaire fait la
nique à l’Europe pudibonde, hypocrite, injuste10, et cruelle11 : cet
–––
9
"passé l’eau" : Essais, III, 13, C, 1092.
Relire la fin du chapitre Des Cannibales.
10
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
136
Géralde Nakam
Indien, ce Tupinamba, qui est aussi un des autoportraits de Montaigne,
nostalgique et révolté.
II
Voici quelques exemples de motifs, figures et factures
maniéristes, qui se retrouvent chez Montaigne : le labyrinthe, la
métamorphose, la belle courbe de la "serpentina", la marqueterie, la
grotesque. Tous ces exemples prouvent la vérité de ce trait déjà
mentionné, du "dialogue" de l’écriture avec les beaux-arts. C’est le
titre même des derniers chapitres de mon livre, Montaigne la Manière
et la Matière. Je ne rappelerai donc que brièvement les labyrinthes du
psychisme, les replis et détours de la pensée, la permanente
métamorphose de l’essai même ; la courbe "serpentine" dans le
déroulement de la phrase et la conduite du chapitre ; la marqueterie,
spécialité des peintres et ébénistes "perspectivistes" — Piero della
Francesca pour le studiolo du duc Federico de Montefeltro à Urbino,
Lorenzo Lotto pour les stalles de la basilique Santa Maria Maggiore
de Bergame, entre autres : c’est par ce terme que Montaigne
représente la "fantastique bigarrure" de son œuvre, son fascinant
puzzle.
Arrêtons-nous sur la grotesque : la plus évidente de ces
figures, la plus spectaculaire, la plus polysémique aussi. Montaigne
expose l’organisation de son livre I au début du chapitre De l’Amitié :
"Considérant la conduite de la besogne d’un peintre que j’ai, il m’a
pris envie de l’ensuivre etc."12 Le passage est bien connu. L’image
elle-même de la grotesque reprend le motif décoratif le plus à la mode
du Maniérisme. La grotesque est fantaisie, caprice de l’imagination,
certes, mais elle est aussi incertitude et inquiétude, car elle figure
l’hybride, voire le monstrueux. Benvenuto Cellini insistait dans Sa
Vie, écrite par lui-même, sur le sens de monstrueux13. Montaigne
––––––
11
Voir entre autres Des Coches.
Suite du texte : "Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroi, pour y loger
un tableau élaboré de toute sa suffisance ; et le vide tout autour, il le remplit de
grotesques, qui sont peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté.
Que sont-ce ici aussi à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de
divers membres, n’ayant ordre, suite ni proposition que fortuite ?"
13
Benvenuto Cellini précise : "Cette appellation de grotesques ne leur convient plus
[…]C’est donc le nom de monstres qu’il faut donner à ces ornements, et non celui de
grotesques." Sa Vie, écrite par lui-même, Paris, Julliard, 1965, 2 vol., t. 1, p . 129.
12
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
137
"La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens"
l’applique à ses Essais, par autodépréciation et avec humour : il va
encadrer de figures indéfinissables et risibles une grande œuvre
centrale. Comprenez que dans ce projet, ses "essais" encadreraient,
pour mieux le faire valoir, le texte majeur de son ami : De La
Servitude volontaire.
Montaigne "se joue" de lui-même et de nous. En profondeur,
c’est pourtant son esthétique même qu’il définit par cette image :
l’idéal poétique qu’il énonce, en poète, dans De la Vanité, sur le
modèle du Phèdre de Platon, la "fantastique bigarrure" et les
"muances" (mouvements, mutations) du texte :
J’ai passé les yeux sur tel dialogue de Platon, mi-partie d’une
fantastique bigarrure, le devant à l’amour tout le bas à la rhétorique.
Ils ne craignent point ces muances, et ont une merveilleuse grâce à
se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. (III, 9, B, C, 994)
"Ou à le sembler" : voilà la clé, et c’est Montaigne qui la donne. Il
faut, dans la lecture d’un essai, s’arrêter à "la force de l’imagination"14
de cette forme15 étrange, sinon monstrueuse, et énigmatique, ouvrir ce
"silène", et en pénétrer le (les) sens, en "diligent lecteur", qui sait, à
son tour, ne pas perdre le fil d’un texte qui va apparemment à
l’aventure.
III
Entre toutes les composantes, parmi tous les caractères que
Montaigne découvre et révèle dans le "moi"16, le plus étonnant, le plus
neuf, le plus riche aussi, est "l’étrangeté". C’est le mot que Montaigne
ne cesse de reprendre17. Etrangeté des grotesques, étrangeté d’un
––––––
Voir aussi sur le "monstrueux" de la grotesque Philippe Morel, Les grotesques. Les
Figures imaginaires dans la peinture italienne de la fin du XVIème siècle, Paris,
Flammarion, 1997.
14
Titre de l’essai, I, 21 De la Force de l’imagination.
15
Je veux dire "l’essai".
16
Je ne m’arrête pas ici sur des aspects essentiels et que j’ai traités ailleurs, tels que la
mélancolie, la perception du temps, et une étroite intimité avec (l’imagination de) la
mort.
17
Montaigne emploie "étrange", 40 fois ; "étrangeté", 27 ; "étrangetés", 2. Sans
compter "étrangement", ou "étranger". Voir R. E. Leake, Concordance des Essais de
Montaigne, Genève, Droz, 1981, 2 vol.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
138
Géralde Nakam
"enfant monstrueux", bête de foire et pourtant formé par la nature18, et
plus que tout, étrangeté de Montaigne :
On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps ; mais plus
je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne, moins je
m’entends en moi. (Des Boiteux, III, 11, B, 1029).
"Etrangeté", "bizarrerie", "folie" : c’est aussi toute l’entreprise des
Essais, tels que Montaigne les présente, notamment dans De
l’affection des pères aux enfants : "C’est le seul livre au monde de son
espèce, d’un dessein farouche et extravagant" (II, 8, A, C, 385.)
Etrange l’autoportrait, dans son projet même : l’idée de transposer en
écriture le dessin ou la peinture, de "se peindre de la plume" (II, 17, A,
653)19, redouble celle, aussi étonnante, de faire, de ces "peintures" par
l’écrit, des représentations de sa propre étrangeté, de l’obscure et
infinie complexité de l’être humain. Etranges, en conséquence, les
autoportraits successifs, au moins aussi nombreux que les chapitres du
livre : "peintures" multiples, qui font des Essais une chambre de
miroirs qui se réfléchissent l’un dans l’autre.
Étrange, par exemple, dans son parti-pris, celui de De la
Présomption, fait d’abord de dévalorisations de soi, jusqu’à
l’autodestruction, ce qui ouvre sur l’écrivain un mystère encore plus
entier et peut-être insondable. Plus étrange encore, véritable "silène",
je l’ai dit, celui que constitue De l’Expérience : s’y inscrit un
autoportrait physiologique et diététique d’un Montaigne vivant, qui va
comme appeler, en contrepoint, l’hypotypose de sa propre mort dans
son cours même, ou mieux, du travail de la mort dans son corps et
tandis qu’il écrit. C’est ce "ma vie que je vide", que j’ai cité plus haut :
cette dignité d’un mortel mourant, cette éblouissante leçon d’un grand
artiste, dans la peinture d’un travail réciproque de la vie sur la mort.
Cela évoque le propos de Paul Ricœur : "Je resterai vivant jusqu’à la
mort". Quel concetto, aussi dans ce mot !
D’une singularité radicale est le travail de l’essai-autoportrait :
il opère, à la façon d’un sculpteur, l’extraction du "sujet" hors d’une
gangue informe. Singulier enfin, ce livre unique, enfant de son auteur,
–––
18
Voir l’essai D’un Enfant monstrueux, II, 30.
On sait comment la vocation de Montaigne se révèle à lui lorsqu’il contemple
l’autoportrait de René d’Anjou, comme il le rapporte dans cet essai De la
Présomption.
19
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139
"La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens"
qui s’en révèle l’authentique créateur, comme l’explique le célèbre et
admirable passage de Du Démentir :
Moulant sur moi cette figure, il m’a fallu si souvent dresser et
composer pour m’extraire que le patron s’en est fermi20 et
aucunement21 formé soi-même. (II, 18, C, 665)
Encore un jeu du langage où tout est dit, que ce fermi/formé.
La singularité n’est-elle pas le thème-clé de l’œuvre ?
Montaigne fait voir un individu singulier, comme l’est chacun. La
différence est la loi de la nature et de l’art : voilà ce qu’il rappelle avec
insistance dans tout le début de De l’Expérience. Ses deux créations
absolues, l’essai, l’autoportrait, entre toutes singulières, procèdent de
ce noyau singulier qu’est l’être humain, et de la conscience aiguë
qu’en a Montaigne, étrange et étranger, et comme tel porteur, comme
chacun, du capital entier de l’humanité.
La singularité de la "maniera" — la singularité, caractère
premier du Maniérisme- ne sert-elle pas admirablement ce projet et
cette conviction ?
IV
Quant aux choix de la pensée, philosophique, religieuse,
politique, quant à ses audaces, à son défi presque permanent, aux
risques qu’elle encourt : les exemples abondent. Je n’en rappellerai
que trois : Montaigne refuse l’utilitarisme et toute la morale de
l’utilité, dont relève entre autres domaines, la Raison d’Etat, et lui
préfère "l’honnête", l’honneur, comme il le développe de façon très
nuancée, mais sans ambiguïté, dans De l’Utile et de l’honnête (Essais,
III, 1). Il ose faire d’un Apostat, l’Empereur Julien, le symbole de la
"liberté de conscience", comme l’annonce le titre même de l’essai
(Essais, II, 19) et prône l’efficacité d’une politique qui s’en inspirerait.
La licence et la transgression, qui affleurent en tant d’endroits du
texte, se manifestent effrontément dans Sur des vers de Virgile (III, 5),
dont l’érotique poétique se double d’une poétique érotique.
–––
20
21
Raffermi
D’une certaine façon.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
140
Géralde Nakam
Car foncièrement, c’est la théorie, le dogmatisme, "la
doctrine", comme il dit avec ironie ou mépris, c’est cela que
Montaigne rejette. N’est-ce pas le sens ultime de l’Apologie de R.
Sebond ? Rien n’est plus antidoctrinal que les Essais. Leur pédagogie
est toute maïeutique, et non pas didactisme.
Par son inachèvement, l’essai reste toujours ouvert. De façon
organique, puisqu’il se complète par étapes et s’écrit dans le temps, il
est le contraire même du définitif et du catégorique. Il ouvre toujours
d’autres perspectives, car sa recherche est, comme l’exige Montaigne
dans Des Boiteux, "enquêteuse, non résolutive"22.
La création même des Essais relève d’une déontologie de
l’indépendance, étrangère et hostile à la soumission du conformisme
et de la routine, il le revendique : "Qui suit un autre il ne suit rien,
voire il ne cherche rien" (De l’Institution des enfants, I, 26, C, 151).
Des ornements parlants, des grotesques siléniques, riches de
sens et d’étrange beauté, une étrangeté elle-même d’une immense
portée philosophique, existentielle, et une permanente nouveauté de la
pensée par son indépendance innée et affirmée, à tout cela va
s’opposer ceci : "A qui pourrait être utile la contemplation d’une
façade pleine de grotesques ?" C’est ce qu’écrit, en 1582, le Cardinalarchevêque de Bologne, Gabriele Paleotti.23
Ce refus emblématise le nouvel esprit : volonté de "l’utile",
définition de règles et de programmes artistiques et littéraires au
service de la morale chrétienne, affirmation rigoureuse des pouvoirs,
religieux, et politiques. L’Église catholique se défend contre la
Réforme protestante, et impose sa "Réformation". Contrainte, utilité :
c’est le reniement de la "maniera".
Ce "baroque"-là est tout entier démonstration. Il s’exhibe et
exhibe son programme, sa "doctrine". C’est pourquoi, me semble-t-il,
le baroque peut être à la fois, à première vue paradoxalement,
théoricien autoritaire et créateur de formes exubérantes, contenir aussi
–––
22
Essais, III, 11, C, 1030.
Dans son Discorso intorno alle immagini sacre et profane, cité par Patricia
Falguières, op. cit. , p. 149.
23
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"La "maniera" de Montaigne : quelques traits, et leur sens"
bien un Giordano Bruno24 qu’un Agrippa d’Aubigné, Le Bernin ou
Rubens, John Milton et Bach ou Haendel. Mais il se veut avant tout
discipline ou religion : c’est La Ceppède, et c’est Malherbe, ou
Philippe de Champaigne.
Il mène au "classique", qui rejette son exubérance, où se
manifestait encore la liberté de la Renaissance. Sa déclamation devient
la rhétorique sonore de Bossuet. Son aboutissement sera la négation
du "moi" : Pascal, mais aussi Alceste, révolté, risible et douloureux.
Le dernier avatar du Maniérisme décadent sera "la
préciosité" : "ridicule". Et la nouvelle "nature" sera normative. Le
grand historien d’art Ernst Gombrich affirme, peut-être en provocant
un peu, mais je n’en suis pas sûre, que le baroque se définit et
s’exprime dans la façade de Versailles, où s’affiche en représentation
un pouvoir absolu.
Montaigne affiche, lui, son indépendance. Sous des couleurs
subtilement retenues et un peu acides, dans des contours souples et
sinueux, il la décrit, dans cette déclaration de style et de pensée
"maniéristes". Je suis libre, dit-il :
Si je le suis au-delà de tout exemple moderne, ce n’est pas grande
merveille, tant de pièces de mes mœurs y contribuant : un peu de
fierté naturelle, l’impatience du refus25, contraction26 de mes désirs
et desseins, inhabileté à toutes sortes d’affaires, et mes qualités plus
favories27 : l’oisiveté, la franchise.28 (De la Vanité, III, 9, C, 969).
Autoportrait séduisant, pour la suprême élégance de sa modestie et de
l’humour qui l’accompagne, et pour ce qu’il exprime : l’honneur et la
fierté d’être soi-même, et libre.
–––
24
Je le précise : pour les formes proliférantes dans lesquelles s’énoncent, dans la
démonstration même et la théorie, une révolte et une liberté inouïes.
25
Montaigne supporte mal le refus (par fierté, et donc il ne demande pas pour ne pas
se voir refuser sa demande).
26
Il sait dominer et limiter ses désirs.
27
Favorites.
28
Liberté.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
La double nature de l’ordre.
Giordano Bruno et saint Augustin :
À propos de la Cabale du cheval pégaséen
Saverio ANSALDI
Université de Montpellier III – Paul Valéry
Dans un ouvrage désormais classique et à maints égards
magistral, La légitimité des temps modernes, Hans Blumenberg
affirme que Giordano Bruno et Nicolas de Cuse, "ne font pas époque,
aucun n’est fondateur d’une époque. Et cependant tous deux se
distinguent par la relation qu’ils ont face au seuil d’une époque. La
spécificité de leurs systèmes est fondée sur la façon dont ils sont
ordonnés au seuil d’époque. La différence la plus significative entre
les deux manières de se rapporter au seuil d’une époque se trouve dans
les positions de deux métaphysiciens spéculatifs face aux questions
liées à la réforme copernicienne. Ce qu’il y a de précopernicien chez
Nicolas de Cuse, dans la mesure où ce n’est pas encore moderne, est
tout aussi spécifique de son système de pensée que l’est, chez Bruno,
ce qu’il y a de postcopernicien, dans la mesure où il ne s’agit pas là
d’un assentiment pur et simple à une théorie astronomique, mais de la
volonté de l’élever au rang de fil directeur de la métaphysique
cosmologique et anthropologique. Tous deux, le Cusain comme le
Nolain, ont leurs arrière pensées inexprimées. Ce qui les distingue, ce
n’est pas le degré d’inexprimé mais le degré d’indicible, ou plus
précisément encore : le lien qu’ils entretiennent avec la possibilité de
"mettre quelque chose en langage". Que, pour l’un, ait encore été
possible ce qui devait devenir irréalisable pour l’autre – la conciliation
des opposés comme principe du monde, représentée par le salut dans
l’incarnation, ce n’était pas là une affaire de différence de foi ou de
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
144
Saverio Ansaldi
capacité à assumer le destin, c’était la différence entre ce qui était
encore historiquement possible et ce qui ne l’était plus"1.
Selon H. Blumenberg, ce qui est désormais indicible chez
Bruno est la puissance transcendante d’un Dieu se révélant dans le
monde. Blumenberg appelle cela la prise en compte de
l’autoépuisement de la puissance infinie de Dieu dans l’univers infini.
La puissance infinie de Dieu ne demeure pas une possibilité, en partie
inexprimée et toujours exprimable par une libre décision du créateur
— elle s’est complètement et totalement affirmée dans l’univers infini.
Ce qui entraîne deux conséquences : l’impossibilité de la christologie
— de l’Incarnation de la puissance divine à un moment donné de
l’histoire du monde — et une anthropologie problématique, c’est-àdire la difficulté, intrinsèque à la conception de l’autoépuisement de la
puissance divine dans l’univers infini, de fournir une définition
cohérente et stable de la nature humaine.
Je voudrais ici m’interroger sur ce que H. Blumenberg appelle
la possibilité de "mettre quelque chose en langage" de la part d’un
philosophe, autrement dit je voudrais mettre en évidence le degré
d’indicibilité qui caractérise la pensée de G. Bruno. Je voudrais ainsi
essayer de comprendre ce que la langue philosophique de Bruno ne
peut plus "dire" à partir précisément du seuil d’époque constitué par la
réforme copernicienne. C’est en effet dans cet "indicible", et non pas
dans cet "inexprimable", qui se trouve probablement la collocation
épochale de Bruno et par là même la possibilité de déterminer la
signification des catégories de "Baroque" et de "Renaissance".
Dans ce contexte, il est sans doute intéressant d’analyser la
problématisation brunienne de l’anthropologie par rapport à une
question précise, renvoyant à la notion théologique d’ordre. L’analyse
de cette notion permet de comprendre le rapport que la philosophie de
Bruno entretient avec une certaine théologie spéculative, en particulier
celle de saint Augustin. Pour illustrer cette problématique, il convient
de se rapporter aux œuvres morales de Bruno et plus spécifiquement à
la Cabale du cheval pégaséeen. C’est en effet dans cet ouvrage que
Bruno se livre à une confrontation approfondie avec la pensée de saint
–––
1
Cf. Hans Blumenberg, La Légitimité des temps modernes, Paris, Gallimard, 1999,
pp. 543-545.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
145
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
Augustin2. La Cabale est publiée à Londres en 1585, un an après
l’Expulsion de la bête triomphante, et elle fait partie des œuvres
"italiennes" du philosophe. Dans l’Expulsion de la bête triomphante et
dans la Cabale du cheval pégaséen, G. Bruno se propose de définir les
principes d’une réforme philosophique et morale de grande envergure,
permettant à l’humanité de s’émanciper de la religion chrétienne, et
notamment de la religion chrétienne dans sa forme extrême et
"décadente" : le protestantisme de Calvin et de Luther. Bruno tente
dans ces deux œuvres de répondre à ce qu’il considère comme une
condition de crise profonde affectant l’Europe de la fin du XVIe
siècle : une crise religieuse, philosophique, politique, économique et
sociale. C’est dire que Bruno cherche d’abord à élucider les causes des
guerres de religions3.
Dans l’Expulsion de la bête triomphante, Bruno met en
lumière les causes de cette crise qui affecte l’Europe de son temps : la
cause première, et sans doute la plus importante, réside dans la
destruction, opérée par le Christianisme, du lien entre la Nature et la
divinité. Avec la victoire de la religion chrétienne, Dieu s’est éloigné
de la nature. C’est-à-dire que la religion chrétienne est la religion de la
séparation et en même temps de la soumission de la Nature au pouvoir
transcendant d’un Dieu créateur. En termes philosophiques, la
"puissance absolue" de Dieu soumet la nature en vertu de sa
"puissance ordonnée", et cette soumission légitime le retrait de Dieu
de la nature. La nature est ainsi privée de la vie divine, et elle devient
par conséquent une réalité complètement inanimée. Aux yeux de
Bruno, cette séparation entre Dieu et la nature est davantage aggravée
par la médiation christique ; le Christ représente en effet la
légitimation définitive de cette séparation. La nature constitue ainsi la
seule et unique médiation entre Dieu et les hommes4.
Cette rupture entre la nature et la divinité est accentuée par les
protestants, notamment avec la théorie luthérienne de la grâce. Cette
théorie représente en effet pour Bruno le triomphe de l’inactivité, le
refus de s’engager dans la connaissance naturelle et dans la pratique
–––
2
Cf. Michele Ciliberto, La ruota del tempo. Interpretazione di Giordano Bruno,
Rome, Editori Riuniti, 1986.
3
Cf. à ce sujet, Alfonso Ingegno, La sommersa nave della religione. Studio sulla
polemica anticristiana del Bruno, Naples, Bibliopolis, 1985 et aussi Regia Pazzia.
Bruno lettore di Calvino, Urbino, Quattroventi, 1987.
4
Cf. M. A. Granada, Giordano Bruno. Universo infinito, unión con Dios, perfección
del hombre, Barcelone, Herder, 2002.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
146
Saverio Ansaldi
éthico-politique. Pour surmonter la crise et pour expulser la "bête
triomphante" de la culture européenne, il s’agit d’instituer une
nouvelle religion naturelle, calquée sur le modèle de la religion
naturelle des égyptiens. La vraie religion est la religion naturelle, la
religion philosophique qui permet de créer, à partir du lien originaire
entre Dieu et la nature, de nouveaux liens de civilisation et de progrès
entre les hommes. Il s’agit en définitive de la "religion naturelle" de
l’effort et de l’activité — de la vertu machiavélienne. Le modèle de la
vertu machiavélienne trouve ainsi sa légitimité dans la religion
naturelle comme condition de possibilité de la religion civile, la seule
en mesure de réformer et de remplacer la fausse reforme des
réformés5.
Dans la Cabale, Bruno approfondit davantage ces
problématiques, mais selon une perspective qui à première vue
renverse tous les solutions exposées dans l’Expulsion. Dans le Premier
Dialogue de l’œuvre, Bruno reconnaît la valeur de l’ignorance et de
l’asinité, c’est-à-dire de la passivité et de l’oisiveté. Il affirme en effet
que "savoir, c’est ignorer"6, et que la vraie sagesse consiste dans la
découverte de la vérité par l’ignorance. C’est dire que dans ce premier
dialogue, Bruno reprend la thèse célèbre de la docte ignorance
formulée par Nicolas de Cuse. C’est dans cette optique cusanienne
que Bruno fait l’éloge de l’ignorance : comme non-savoir
indispensable à la saisie, partielle et limité, de la vérité divine. Le
savoir humain de la divinité ne peut être qu’ignorance. C’est pourquoi
selon Bruno l’asinité possède un caractère céleste ou cabalistique : il
faut en effet que les hommes imitent et deviennent comme les ânes
qui, pour les cabalistes, sont les symboles de la sagesse divine. En
s’appuyant notamment sur le De occulta philosophia d’Agrippa,
Bruno affirme que "si l’âne est bien le symbole de la sagesse dans les
Sefirot divins, c’est parce que celui qui veut pénétrer les secrets et les
refuges cachés de cette sagesse doit nécessairement faire métier d’être
sobre et patient, avoir museau, tête et dos d’âne"7.
Dans cette perspective, Bruno énumère les genres possibles
d’ignorance ou d’asinité. Il existe par exemple l’ignorance des
–––
5
Cf. Michele Ciliberto, Giordano Bruno, Rome-Bari, Laterza, 1992.
Giordano Bruno, La Cabale du cheval pégaséen, in Œuvres complètes, t. VI, Paris,
Les Belles Lettres, 1994, p. 70 (Dorénavant nous citerons OC, II, suivi du numéro de
page).
7
Bruno, OC, VI, p. 60.
6
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
147
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
théologiens mystiques (celle de Denys l’Aréopagite), celle des
sceptiques pyrrhoniens ou encore celle des théologiens chrétiens,
"parmi lesquels l’homme de Tarse l’a d’autant plus magnifiée qu’elle
passe par une très grande folie auprès de tout le monde"8. C’est
précisément dans le cadre de l’analyse de l’asinité théologique
chrétienne que Bruno cite saint Augustin. "Le savant Augustin, tout
enivré par ce divin nectar, témoigne dans ses Soliloques que
l’ignorance, plutôt que la science, nous conduit à Dieu, et que la
science, plutôt que l’ignorance, fait notre perte. Pour figurer cela, il
veut que le rédempteur du monde soit entrée dans Jérusalem grâce aux
jambes et aux pieds des ânes, signifiant par anagogie dans la cité
militante ce qui doit s’avérer dans la cité triomphante"9.
À la fin du premier dialogue, Augustin représente aux yeux de
Bruno le modèle théologique incarnant parfaitement la docte
ignorance, celui pour lequel "il ne saurait y avoir au monde de
meilleure contemplation que celle qui nie toute science". En ce sens,
la morale augustinienne, fondée sur le refus de la curiositas et sur
l’acceptation de la part de l’homme de son ignorance essentielle
devant l’immensité divine, désigne la pratique la mieux adaptée pour
parvenir au salut et à l’obtention de la grâce. Pour accéder au royaume
des cieux, il faut que les hommes deviennent des ânes — c’est-à-dire
des ignorants. Ce n’est qu’en imitant l’âne cabalistique que les
hommes peuvent parvenir au salut et gagner ainsi l’immortalité. Bruno
entend par là souligner le fait que la connaissance humaine de la
divinité n’est jamais totale — elle est toujours "compliquée" par
l’ignorance, par l’ombre et la similitude, par le jeu complexe des
conjectures.
Dans le Deuxième dialogue de la Cabale, Bruno change
visiblement de problématique, sans pour autant délaisser la référence à
l’asinité. Bruno y décrit en effet les vicissitudes d’un âne volant ou
cheval pégaséen (au nom d’Onorio) — c’est-à-dire d’un âne céleste,
qui passe à travers différentes réincarnations, dont celle d’un âne
concret, d’un philosophe sceptique et même d’Aristote. Bruno se sert
ici du mythe pythagoricien de la métempsycose comme modèle fictif
et littéraire pour illustrer son propos. Que montre le cycle des
différentes réincarnations du cheval pégaséen ? En d’autres termes :
–––
8
9
Ibid., p. 74-76.
Ibid., p. 82.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
148
Saverio Ansaldi
que découvre l’âne Onorio au fil des différents passages sur terre en
tant que bête (âne concret) et homme ?
Qu’à partir de la même matière corporelle se font tous les corps et de
la même substance spirituelle se font tous les esprits. [Par
conséquent] que l’âme de l’homme n’est pas différente en substance
de celle des bêtes. L’âme de l’homme est semblable par son essence
spécifique et générique à celle des mouches, des huîtres marines, des
plantes et de tout ce qui est animé ou a une âme : comme il n’est pas
de corps qui, avec plus ou moins de vivacité et de perfection, n’ait
communication d’esprit en lui-même. Or cet esprit, par destin,
providence, ordre ou fortune, vient à se joindre tantôt à une espèce
de corps, tantôt à une autre ; et, en fonction de la diversité des
complexions et des membres, il vient à acquérir différents degrés et
perfections de l’esprit et d’opérations. De là résulte que cet esprit, ou
cette âme, qui était dans l’araignée et y avait une certaine industrie,
ces griffes et ces membres en tel nombre, quantité et forme, ce
même esprit, une fois atteinte la génération humaine, acquiert une
autre intelligence, d’autres instruments, aptitudes et actes.10
Voilà le premier enseignement de l’âne céleste : dans l’ordre productif
de la nature, les hommes ne possèdent aucune supériorité intellectuelle
sur les bêtes. L’âme appartient en effet à toutes les espèces vivantes,
car tous les êtres vivants sont dotés d’intellect. Bruno affirme même
"qu’il est possible que beaucoup d’animaux puissent avoir plus
d’esprit et un intellect bien plus éclairés que l’homme"11. L’homme
appartient ainsi à l’ordre de la nature, tant du point de la substance
spirituelle que de la substance corporelle. De ce point de vue, il ne
constitue pas une exception ontologique. Selon Bruno, en effet, si
l’homme, avec son esprit, pouvait se métamorphoser en serpent, il
deviendrait serpent à tous les effets.
Qu’est-ce qui constitue par conséquent la spécificité de la
nature humaine ?
Pour te persuader que c’est la vérité, considère les choses d’un peu
plus près et imagine par toi-même ce qu’il arriverait si l’homme
avait deux fois plus d’esprit, si l’intellect agent brillait en lui
beaucoup plus clairement qu’il ne brille et si, de surcroît, ses mains
se trouvaient transformées en deux pieds, tout le reste demeurant
dans son intégrité ordinaire ; dis-moi où pourrait subsister la relation
–––
10
11
Ibid, p. 92-94.
Ibid., VI, p. 96. Sur la même problématique, cf. ibidem, p. 26.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
149
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
entre les hommes ? Où seraient les institutions de doctrine, les
inventions de discipline, les congrégations des citoyens, les
structures des édifices et tant d’autres choses qui sont les signes de
la grandeur et de l’excellence humaines et qui font de l’homme le
triomphateur véritablement invaincu des autres espèces ? Tout cela,
à y regarder de près, ne renvoie pas tant à ce qu’il dicte l’esprit qu’à
ce que dicte la main, organes des organes12.
Bruno réinterprète ici la célèbre définition aristotélicienne de la main
comme organe des organes13 à la lumière d’une problématique qui le
conduit à la définition de ce qu’on pourrait appeler une "anthropologie
organique». Quels sont les caractères d’une telle anthropologie ?
D’abord, c’est le fait que l’homme ne possède aucune
supériorité intellectuelle et aucune dignité morale dans l’ordre naturel
des choses. Ce n’est pas l’âme (ou les âmes) qui façonnent la nature
humaine. Cette nature est en réalité déterminée par un organe
spécifique, par la main, car c’est la conformation organique du corps
qui désigne l’appartenance à une espèce vivante. Comment l’homme,
cette "nature" dotée d’une main, peut-il acquérir une dignité morale
dans l’ordre de la nature, comment peut-il devenir le triomphateur
véritablement invaincu des autres espèces ? À travers la connaissance
naturelle et la pratique, c’est-à-dire en construisant des liens de
civilisation. C’est par la constitution de ces liens complexes que
l’esprit de l’homme acquiert sa spécificité, c’est donc par l’usage de
l’organe de la main que l’esprit de l’homme peut réellement se
développer. La nature humaine parvient ainsi à la possession de sa
puissance — cognitive et pratique — à partir de l’usage de l’organe
qui désigne son appartenance spécifique à l’ordre naturel des êtres.
Cela signifie que la perfection de cette nature se fonde sur les
processus d’interaction perpétuels entre l’activité humaine et son
milieu — c’est-à-dire ce qu’il résulte de sa pratique. Bruno ne
reconnaît à l’homme aucune dignité naturelle, mais, en même temps,
c’est précisément en vertu de cette désubstantialisation de la nature
–––
12
Ibid., p. 96-98.
Voir Arisote, De Anima, III, 8, 432 a 1, Paris, GF Flammarion, 1993, p. 239 :
"L’âme ressemble à la main. La main, en effet, constitue un instrument d’instruments
et l’intelligence, de son côté, une forme de formes, ainsi que le sens une forme des
sensibles".
13
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
150
Saverio Ansaldi
humaine qu’il légitime sa dignité morale à partir de l’effort cognitif et
de l’activité14.
Quels sont les autres enseignements qu’Onorio a tirés de ses
voyages et des réincarnations sur la terre. Qu’est-ce que le cheval
pégaséen a appris lorsqu’il est incarné en Aristote ou en philosophe
sceptique ? Il a appris que ces philosophes et ces philosophies ont
détruit la philosophie naturelle — la vraie connaissance des
métamorphoses naturelles. Bruno considère ainsi Aristote comme
étant le principal responsable de la fin de la philosophie naturelle.
Voici en effet ce qu’affirme l’âne Onorio incarné en Aristote : "C’est à
cause de moi que la science naturelle et divine s’est éteinte, tout en
bas de la roue, alors qu’elle avait connu son apogée au temps des
Chaldéens et des pythagoriciens"15.
Ce qui est encore plus grave aux yeux de Bruno est le fait que
les hommes ont accepté ces philosophies d’une manière complètement
passive et sans les remettre en question. Les hommes, nourris
d’aristotélisme et de scepticisme, sont devenus réellement des bêtes,
des ânes à part entière ; ils renoncent à connaître et ils ne désirent plus
connaître, car ils estiment que toute forme de savoir est désormais
impossible. Ainsi leur science présumée n’est qu’ignorance de la
nature, c’est-à-dire ignorance du cycle infini de la métamorphose des
êtres, de l’ordre éternel de la vicissitude.
La Cabale du cheval pégaséen s’achève précisément sur cette
problématique, résumée par A. Ingegno en ces termes : "Comment
réaliser la coïncidence entre une ignorance qui se reconnaît comme
savoir suprême et un savoir qui finit par se révéler comme une pure et
simple ignorance" ?16. Autrement dit : comment connaître la nature
suivant les principes de la philosophie naturelle ou de la docte
ignorance ?
La réponse se trouve dans l’appendice à la Cabale, dans un
texte très court, très crypté et très cryptique, intitulé L’âne cillénique
–––
14
Cf. Nicola Badaloni, Giordano Bruno. Tra cosmologia e etica, Bari-Rome, De
Donato, 1988.
15
Bruno, OC, VI, p. 112.
16
Voir A. Ingegno, "L’Expulsion de la bête triomphante. Une mythologie moderne",
in Mondes, formes et société selon Giordano Bruno, textes réunis par T. Dagron et H.
Vedrine, Paris, Vrin, 2003, p. 80.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
151
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
ou l’âne de Mercure. L’âne de Mercure est celui qui conjugue la
science et l’ignorance, celui qui sait que la divinité est dans les choses
mais qu’elle ne sera jamais connue en raison de son infinité. Mais
comment fait-il pour posséder cette docte ignorance ? Réponse : parce
qu’il est à la fois homme et bête, parce qu’il est un âne avec des
mains. L’âne de Mercure est l’homme qui sait et qui n’oublie pas qu’il
aussi animal, et c’est en vertu de cette connaissance et de cette
mémoire qu’il peut connaître et trouver la divinité dans les choses.
L’"homme-âne" ne prétend pas abandonner l’ordre naturel des choses,
parce qu’il sait qu’il appartient nécessairement à cet ordre. En effet,
"l’âne de Mercure possède les attributs de l’animal et de l’homme, en
conservant ce que les hommes ont d’humain sans rien perdre de ce
qu’ils ont d’animal"17.
Ce n’est donc qu’à la fin que le sens de tout l’ouvrage
s’éclaire. Pourquoi Bruno s’oppose-t-il au Christianisme ? Parce que
le Christianisme a brisé le lien entre la nature et la divinité, en brisant
également le lien entre l’ignorance et la vérité, donc entre l’homme et
l’animal. Le christianisme a progressivement convaincu les hommes
qu’ils ne sont que des ânes (ce qui est vrai) mais il les a aussi
persuadés à rester des ânes en les empêchant de devenir des hommes.
La religion chrétienne a rendu non seulement les hommes oisifs et
incapables d’agir, mais elle les aussi transformés en des ânes concrets,
c’est-à-dire qu’elle les a rendu complètement et réellement ignorants.
Les hommes sont devenus des "bêtes" dont le seul organe qui
fonctionne est l’oreille, nécessaire pour écouter les ordres d’un Dieu
ineffable, qu’ils ne pourront d’ailleurs jamais comprendre. En ce sens,
l’âne chrétien ne sait pas "lier" la connaissance des choses naturelles à
la pratique, à l’activité finalisée au bien public et au développement de
la civilisation.
En effet, "ce sont les sots de ce monde qui ont fondé la
religion, les cérémonies, la loi, la foi et la règle de vie. Les plus grands
ânes du monde (ceux qui, privés de tout autre sentiment et de toute
doctrine, dépourvus de toute vie sociale et de toute coutume civile,
pourrissent dans l’éternelle pédanterie) sont ceux qui, par la grâce du
ciel, réforment la foi souillée et corrompue [...] ; ce ne sont pas ceux
–––
17
Voir Ingegno, "L’Expulsion de bête triomphante. Une mythologie moderne", op.
cit., p. 83.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
152
Saverio Ansaldi
qui, plein d’une curiosité impie, vont ou allèrent jamais poursuivre les
arcanes de la nature et calculer les vicissitudes des étoiles"18.
Non seulement la religion chrétienne a été fondée par des sots
et par des ânes, mais ceux qui prétendent aujourd’hui la réformer sont
doublement sots et ignorants. Ce qui est de toute manière clair pour
Bruno est le fait que les fondateurs de la religion chrétienne sont "les
pauvres d’esprit, les petits enfants, ceux dont les discours sont
puérils ; ceux qui, par mépris du monde, ont banni tout soin du corps
et de la chair qui entoure leur âme, cette chair dont ils se sont
dépouillés, qu’ils ont piétinée et jetée à terre, pour faire passer plus
glorieusement et triomphalement l’ânesse de son cher ânon"19.
C’est précisément dans le cadre de cette problématique que
Bruno s’oppose à saint Augustin. En effet, Augustin représente pour
Bruno le modèle de l’asinité chrétienne. Pourquoi Augustin
représente-t-il ce modèle ? Parce qu’Augustin et Bruno élaborent deux
conceptions différentes de l’ordre naturel en conférant par là même un
sens et un statut différents à la puissance humaine et aux formes
multiples de son affirmation.
Pour Augustin, l’ordre de la création se déploie en effet selon
la logique de la hiérarchie qui va du créateur suprême jusqu’aux plus
petites créatures en passant par l’homme. Dans cette hiérarchie,
l’homme occupe une place privilégiée : il est au-dessus de toutes les
autres créatures et au-dessous de son créateur. Il ne peut donc agir que
dans les marges de cette nécessité ordonnée. C’est là le fondement de
la morale augustinienne, synthétisée par la dialectique entre l’amour
de jouissance et l’amour d’usage. L’équilibre entre ces deux amours
ouvre la possibilité de la morale augustinienne, comme morale de la
liberté et du choix ultime entre le bien et le mal, appartenant toujours à
l’homme. On sait que cet équilibre, à lui seul, ne suffit pas pour
parvenir au salut – la grâce étant la condition ultime pour la réalisation
de cette possibilité20.
Chez Bruno, en revanche, on retrouve trois types d’ordre :
–––
18
Bruno, OC, VI, p. 34.
Ibid., p. 38.
20
Cf. Saint Augustin, Les Confessions, livre X ; sur la différence entre "amour
d’usage" et "amour de jouissance", cf. De Doctrina christiana, en particulier livre I.
19
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
1. l’ordre nécessaire de production naturelle, qui s’explique comme
nécessité de la vicissitude des choses. La nature s’exprime comme
matière et comme pensée, mais tandis que la pensée demeure toujours
la même (intellect agent universel), la matière s’individualise en des
corps, et c’est cette individuation corporelle, définie par la spécificité
des organes, qui permet de différencier les espèces vivantes. Cette
individuation organique est le résultat de métamorphose, de l’ordre
nécessaire et éternel des vicissitudes naturelles. L’homme est le
produit de cet ordre. Il s’agit d’un point crucial : en reprenant la
philosophie naturelle de Lucrèce, Bruno développe une ontologie de
l’appartenance des êtres finis au même ordre des choses, mais cette
appartenance n’implique nullement une uniformité et une
indistinction ; il ne s’agit pas d’un ordre uniforme mais d’un ordre
multiforme — celui de la métamorphose21.
2. L’ordre des espèces naturelles, qui dépend de la conformation des
organes. L’homme ne possède aucune destinée préfixée dans cet ordre
des espèces ; il peut en revanche s’en construire une par la pratique,
c’est-à-dire par l’usage de l’organe, la main, qui définit son principe
d’individuation. Dans l’ordre d’appartenance à la métamorphose, il
existe des points d’individuation qui sont déterminés par les
spécifications de la matière, par la formation des organes. C’est le
cycle infini de la métamorphose qui produit les organes, donc les
individus. Bruno développe une véritable anthropologie de l’organe :
en effet, du point de vue de l’esprit, l’homme est égal à une huître ou à
un serpent. C’est sans doute ici que réside le noyau véritable de la
pensée antichrétienne de Bruno. À la lumière de ces présupposés, il
est évident que l’opposition entre Bruno et Augustin concerne en
particulier la définition d’une anthropologie fondamentale : pour
Bruno, la notion de nature humaine n’est jamais prédéterminée, elle
n’appartient pas à un ordre hiérarchique — car l’ordre naturel de
production des êtres n’est aucunement hiérarchique.
3. L’ordre mondain qui peut dériver de l’utilisation de ces
configurations corporelles ; il s’agit de l’ordre de la morale. Or il est
clair que c’est la détermination de la place, de la fonction et de la
finalité de la nature humaine dans l’ordre naturel des choses qui
permet de trouver les principes de la morale. Que se passe-t-il en effet
lorsque une âme s’incarne en un homme ? C’est-à-dire : que l’homme
–––
21
Cf. L. Salza, Métamorphose de la physis. Giordano Bruno : infinité des mondes,
vicissitude des choses, sagesse héroïque, Paris-Naples, Vrin – La Città del Sole, 2005.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
154
Saverio Ansaldi
doit-il faire avec son corps, avec l’individuation corporelle que l’ordre
de la métamorphose naturelle lui a octroyé ? Il se trouve face à deux
possibilités : ou rester dans l’ignorance, rester un âne, comme les
chrétiens, les aristotéliciens et les sceptiques ou bien développer toutes
les potentialités inhérentes à sa nature et à son corps, comme l’âne de
Mercure. On retrouve ici la thématique de l’Expulsion : même dans
l’ordre nécessaire de la vicissitude universelle des choses, l’homme
peut construire un ordre humain22.
Mais il s’agit d’une possibilité et non pas d’une nécessité
inscrite dans l’essence de la nature humaine. La preuve en est que les
animaux sont probablement meilleurs que les hommes du point de vue
de l’intelligence naturelle. Ce que nous avons en plus par rapport aux
animaux n’est rien d’autre que la conformation de notre corps – la
possibilité d’utiliser la main. C’est donc par la pratique et par la
connaissance que nous pouvons constituer un ordre humain et définir
ainsi les principes d’une morale conforme à notre propre puissance
organique.
Ainsi, la morale de Bruno présuppose nécessairement son
anthropologie organique mais elle préfigure également les stratégies
de son dépassement culturel : le corps que nous sommes peut nous
permettre de construire et d’inventer des formes de vie pouvant
excéder l’ordre nécessaire de la nature. C’est là que réside la
possibilité, toujours incertaine, de déterminer les formes de la liberté
humaine. La morale brunienne est la morale qui réunit la vérité et
l’ignorance, la connaissance et l’asinité. Il s’agit de la morale de la
docte ignorance.
C’est dans cette optique que Bruno interprète quatre épisodes
de la Bible d’une manière totalement contraire à l’herméneutique
chrétienne et en l’occurrence augustinienne.
1. Le Paradis terrestre est une condition d’ignorance et d’asinité et non
pas de perfection anthropologique23. Il ne s’agit donc pas pour les
hommes de retrouver la condition du Paradis terrestre mais au
contraire de s’en éloigner le plus possible, l’état d’innocence naturelle
étant le véritable état d’ignorance de l’humanité. Or c’est précisément
–––
22
23
Cette thématique était déjà au centre de l’Expulsion de la bête triomphante.
Bruno, OC, VI, p. 40.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
155
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
cet état d’innocence que les protestants prétendent restaurer — en
invoquant un rapport direct entre le créateur et la créature.
2. Le geste d’Adam volant le fruit défendu de l’arbre de la science est
un acte de courage, comparable à celui de Prométhée24. Pour Bruno,
en effet, l’orgueil est la véritable passion de la connaissance :
"l’orgueil, qui s’enhardit à lever la tête vers le ciel, a été bel et bien
déraciné : car Dieu a élu les choses sans force pour confondre les
choses du monde"25. L’orgueil n’est donc pas le péché qui nous
éloigne de Dieu mais la première vertu nous permettant de retrouver
Dieu dans les choses. En ce sens, le péché originel ne peut pas exister,
car ce péché présuppose précisément un ordre supérieur auquel
l’homme est destiné par nature. En revanche, pour Augustin, nous
n’avons pas le droit de rester à l’état animal, parce que notre nature
appartient à un ordre supérieur. Mais nous devons nous émanciper de
cette condition sans orgueil, c’est-à-dire en restant humble, en faisant
preuve d’humilité devant le créateur. Le savoir humain ne peut jamais
prétendre remplacer la sagesse éternelle de Dieu. Une telle morale est
pour Bruno celle de l’asinité et de l’oisiveté. C’est la morale de
l’ignorance sans le savoir. C’est dire que pour Bruno la morale ne peut
pas faire l’économie de la curiositas, autrement dit de ce que Augustin
considère comme étant le véritable péché d’orgueil. Mais il y a plus.
En effet, a contrario, ce sont les augustiniens qui font véritablement
preuve d’orgueil car ils prétendent, par humilité, autonomiser
l’homme de l’ordre naturel des choses. Le véritable péché d’orgueil
consiste pour Bruno à croire que l’homme est la créature privilégiée
de Dieu – la plus proche de la divinité, alors que l’homme ne jouit
d’aucun statut et d’aucune dignité métaphysique au sein de l’ordre
naturel. Cette dignité ne peut être que le résultat, partiel et incertain,
de son effort culturel.
3. La tour de Babel, c’est-à-dire la multiplicité des langages, est la
preuve de la vitalité des connaissances et du désir de vérité des
hommes. La richesse culturelle réside dans la multiplicité des
langages, qui peuvent être créés et composés d’une manière
absolument libre. "Nous sommes libres d’appeler les choses comme il
nous plaît et de limiter à notre guise les définitions et le sens des mots,
comme l’a fait Averroès"26. Selon Bruno, toute tentative de réduire les
–––
24
Ibid., OC, VI, p. 80.
Ibid., OC, VI, p. 32.
26
Ibid., OC, VI, p. 80.
25
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
156
Saverio Ansaldi
connaissances humaines à l’unité, à un seul principe d’ordre, relève de
la pure et simple ignorance.
4. La nature humaine doit constamment se confronter à son animalité,
à la nature qui désigne son appartenance à l’ordre des choses – même
à l’animalité qui pourrait le conduire à sa perte. C’est pourquoi
l’homme peut et doit devenir serpent. L’esprit de l’homme est en effet
égal à celui du serpent. Ce qui différencie l’homme du serpent est la
constitution de son corps ; mais si l’homme ne se fait pas serpent, il ne
peut pas connaître sa spécificité. C’est cédant à la tentation du
contraire que l’homme découvre ce qu’il est et ce qu’il peut devenir.
En termes littéraires, l’homme doit "pactiser" avec le diable pour
parvenir à sa véritable "humanité".
Ainsi, pour G. Bruno, à la différence de saint Augustin, la
divinité n’est pas "donnée" à l’homme, mais elle doit être "construite"
par l’homme, par son activité, sa connaissance et sa "curiositas". La
signification la plus profonde de la morale brunienne réside
précisément dans la construction permanente de la divinité à partir de
la civilisation et de la culture que l’"animal-homme» produit en raison
de sa conformation corporelle. L’animal homme n’existe pas en
dehors d’un projet culturel et d’un contexte de civilisation fondé sur sa
nature organique. La possession de la main fait de l’homme un animal
« pouvant" excéder l’ordre naturel pour construire un ordre culturel.
Voilà pourquoi la construction de la divinité de la part de l’homme est
une construction "civilisationnelle" enracinée dans un principe
d’individuation naturelle et organique. Cette construction de la
divinité correspond ainsi à l’effort visant à l’appréhension de la
perfection de la nature humaine. La perfection de la nature humaine
n’est possible qu’à partir des pratiques, des institutions, des lois et des
coutumes qui forment la civilisation "humaine"27.
À la lumière de ces considérations, il apparaît que ce qui est
devenu indicible pour la langue philosophique de Bruno est la
signification éminemment théologique de la notion d’ordre —
symbolisée par les concepts de transcendance divine, de hiérarchie
cosmique et de dignité substantielle de la nature humaine. Cela ne
signifie pas pour autant que Bruno "sécularise" la notion d’ordre. Il
opère plutôt une mise en retrait de la théologie spéculative du domaine
–––
27
Cf. Fulvio Papi, Antropologia e civiltà nel pensiero di Giordano Bruno, Florence,
La Nouva Italia, 1968.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
157
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
philosophique désormais circonscrit par la réforme copernicienne.
Pour Bruno, le sens théologique de la notion d’ordre est devenu
indicible, car il s’agit d’une "parole philosophique" qui ne dit plus rien
d’affirmatif et qui n’appartient plus à sa langue philosophique. En
revanche, cette notion acquiert un autre sens, celui qui découle de la
réforme copernicienne : c’est celui de la métamorphose des êtres finis
dans l’univers infini. Par son travail spéculatif, Bruno opère ainsi une
transformation philosophique de la notion théologique d’ordre28.
De ce point de vue, Bruno n’est plus un penseur humaniste de
la Renaissance : la notion d’ordre ne renvoie pas à un soubassement
exclusivement théologique (comme chez Marsile Ficin, Pic de la
Mirandole ou Luther). Elle dit désormais "autre chose". Mais en
même temps, Bruno attribue un sens nouveau à cette notion dans le
contexte d’une tradition culturelle propre à la Renaissance, celle qui
fait référence à la pensée magique d’Agrippa, au lullisme, à
l’averroïsme de l’école de Padoue, au néoplatonisme florentin. En ce
sens, Bruno est encore un philosophe de la Renaissance. Sa langue
philosophique nomme une réalité nouvelle avec des mots anciens. À
cet égard, le rapport de Bruno avec le néoplatonisme est exemplaire29.
Peut-on dès lors affirmer que Bruno est déjà un philosophe
baroque ? Oui, en partie, parce qu’il utilise des concepts de
métamorphose, de mouvement, de variation de transformation pour
penser l’ordre naturel des choses. Mais pas tout à fait, parce que le
seuil indépassable de la réforme copernicienne ne représente pas
encore la condition nécessaire pour la formulation d’une théorie
scientifique fondée sur les mathématiques, comme chez Descartes30.
Il existe ainsi chez Bruno un double indicible quant à la notion
d’ordre : par rapport à la théologie d’origine augustinienne et par
rapport à la science moderne, c’est-à-dire par rapport aux principes
transcendants fondant la métaphysique et par rapport aux
développements mathématiques de la réforme copernicienne. Ce que
la langue philosophique de G. Bruno ne peut plus dire est la
–––
28
Cf. A. Ingegno, Cosmologia e filosofia nel pensiero di Giordano Bruno, Florence,
La Nouva Italia, 1978.
29
Cf. Tristan Dagron, Unité de l’être et dialectique : Giordano Bruno, Paris, Vrin,
1999.
30
Pour une interprétation plus "scientiste" de la pensée de G. Bruno, cf. H. Gatti,
Giordano Bruno and Renaissance Science, London, Cornell University Press, 1999.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
158
Saverio Ansaldi
transcendance éminente et hiérarchique de l’ordre divin, de l’ordre
mondain et de l’ordre humain ; et ce qu’elle ne peut pas encore
entièrement "dire" est la signification moderne de cette notion, telle
qu’elle se trouve par exemple chez Descartes.
On sait en effet que Descartes fait de la notion d’ordre le
soubassement de sa philosophie. L’ordre des raisons aboutit à la
découverte de l’idée de Dieu en tant qu’idée première, comme seule et
unique garantie de l’ordre du monde : chez Descartes, c’est justement
la théologie qui légitime l’arbre de la connaissance, c’est-à-dire la
fondation véritable de la réforme copernicienne et galiléenne.
Descartes, après Bruno, introduit à nouveau dans le champ
philosophique la notion augustinienne d’ordre, dans un sens
théologique et moral ; il suffit à cet égard de penser à la troisième
maxime de la morale par provision.
Descartes est ainsi, de ce point de vue, un philosophe baroque,
car il est obligé de faire appel à la théologie pour justifier sa
conception scientifique et mécanique du monde. Descartes reconnaît
la nécessité d’inclure l’ordre théologique dans la constitution de son
système à rationalité forte, mais à la différence de Bruno, il ne fait
plus référence à la tradition magique et hermétique pour illustrer les
caractères saisissants de cet ordre. Voilà pourquoi Descartes n’est plus
un philosophe de la Renaissance et il est, en partie, un philosophe
baroque. Mais Descartes n’est pas non plus un philosophe baroque
dans le même sens que Bruno, car on ne retrouve pas chez lui une
réflexion radicale sur la métamorphose, la variation, la mutation et le
multiforme. Dans cette optique, Descartes n’est pas non plus un auteur
baroque au même sens que Bathasar Gracián ou Góngora31.
En définitive, comment peut-on appliquer les catégories
épochales de Baroque et de Renaissance à un philosophe sui generis
comme Bruno ? D’une manière extrêmement précise et
contextualisée. Ces catégories sont utiles quand elles sont employées
de manière dynamique et ouverte, quand elles permettent de faire
fonctionner des dispositifs — comme celui de la signification d’une
notion théologique par exemple — nécessaires pour expliciter les
enjeux traversant les différents questionnements qui définissent la
spécificité d’un auteur. Elles sont utiles quand elles sont employées au
–––
31
Voir à ce propos Jean-Pierre Cavaillé, Descartes. La fable du monde, Paris, Vrin,
1992.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
159
"La double nature de l’ordre. Giordano Bruno et saint Augustin"
pluriel. Elles permettent ainsi de nous faire comprendre qu’il existe
des auteurs qui se situent, en même temps, au-delà et en deçà d’un
seuil d’époque — c’est-à-dire des auteurs qui travaillent avec des
matériaux hétérogènes transitant et passant d’une époque à l’autre.
Certains auteurs (et c’est le cas de G. Bruno) peuvent partager des
problématiques communes avec des auteurs d’une autre époque et
fournir néanmoins des réponses différentes de ceux-ci ; au même titre,
ils peuvent formuler des solutions semblables à des problèmes
différents.
Ces catégories permettent de comprendre qu’il n’y a ni fixité
ni rigidité dans les notions philosophiques — mais qu’il n’y a pas non
plus de confusion, d’opacité ou d’imprécision. Lorsque nous parlons
de "Baroque" ou de "Renaissance", nous n’avons pas affaire à un
espace clos, à une "couche uniforme" ou à un "texte unique" (selon la
définition célèbre de la Renaissance proposée par M. Foucault dans
Les mots et les choses32) mais à des frontières poreuses et perméables,
à une surface composée d’aspérités, habitée par des points de tensions,
traversée par des courbes à géométrie variable ; autrement dit, nous
sommes confrontés à un ensemble de composantes singulières et
différenciées que chaque auteur plie et transforme selon ses propres
exigences conceptuelles. C’est ainsi que, dans les variations multiples
de cette surface âpre et spongieuse, la langue philosophique d’un
auteur véhicule ses problématiques et formule ses solutions.
–––
32
Voir Michel Foucault, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966 (1992), pp.
49-58.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les
Sonnets de Shakespeare et
le Premier Livre des Amours de Ronsard
Louis PICARD
Université Paris VII - Jussieu
Le terme "pointe" par quoi la langue française désigne la fin
du sonnet, n’éclaire qu’imparfaitement ses enjeux. Il s’y entend
encore quelque chose de l’acumen latin, qui désigne l’acuité concrète
du glaive, ou celle, métaphorique, de la pénétration d’esprit. Mais ces
échos résonnent avec moins de force que dans le terme italien
acutezza, dont Perrigrini publiera le traité en 1639, ou que dans
l’agudeza espagnole qu’illustrera Gracián en 1648.
Il faut replacer la pointe dans la polysémie où les termes
anglais conceit, espagnol concepto et italien concetto inscrivent la
pratique de la fin du poème. Chute localisée; aboutissement d’un
mouvement d’ordre logique qui intéresse l’entier du poème et espace
privilégié d’un brillant de l’expression. Dans la pointe, la figura,
dispositif formel, rencontre le modus, mode de pensée. La pratique de
la pointe s’inscrit à l’intersection de plusieurs ordres, aux modes de
fonctionnement et aux exigences spécifiques.
On peut ainsi distinguer, au moins : un ordre poétique (qui
correspond à une exigence d’achèvement); un ordre générique (qui
met en relation la pointe avec des formes brèves plus ou moins
proches : sentence, devise, épigramme, inscription, proverbe, etc.); un
ordre topique (dont dépendent des situations et des motifs
privilégiées); un ordre sémantique (qui associe à la fin du poème une
prédilection pour les effets de sens marqués, de l’assertion au
paradoxe, qui entretiennent une relation serrée avec l’entier du
poème); et enfin un ordre tropologique, qui inscrit les précédents dans
un certain nombre de figures privilégiées aux contours affirmés. La
pointe mobilise l’ensemble des facultés auxquelles la rhétorique fait
© Etudes Epistémè, n° 9 (Printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
162
Louis Picard
appel : ingenium, talent qui se réalise dans une manière; judicium,
rencontre d’une pensée et d’une forme; enfin, il les offre à la memoria,
dans une maniabilité qui préserve de l’oubli.
Dès lors, la pointe est un précipité qui tient ensemble
résolution, transformation, concentration. C’est un moment
d’aboutissement d’ordre logique qui coïncide avec un mouvement de
cristallisation d’ordre formel; un moment d’art dans un monument
d’art où l’exigence de réussir la fin, respice finem, engage l’ensemble.
En ce sens, la pointe fonctionne comme révélateur des ressorts
de la manière poétique, qui s’y trouvent plus visibles à force d’être
plus serrés. Mais elle appelle dans le même temps une poétique
spécifique. Aussi, c’est sans doute dans la pointe que ressort avec le
plus de force et d’intensité la manière poétique.
Par "manière" et par "maniérisme", il s’agit de mettre l’accent
sur la spécificité d’un travail formel conscient de lui-même et de ses
moyens, sans préjuger de sa teneur ni qualifier son orientation. Ces
notions semblent particulièrement opératoires pour une poésie qui
vient après, celle d’un pétrarquisme second qui fait valoir une
singularité, ne vaudrait-elle que dans l’ordre de la prouesse, sur fond
de déjà connu. Pertinente, la notion l’est encore pour une poésie qui
emprunte la forme éminemment contraignante du sonnet, invitation
aux coups de force plus sensibles d’être, en quelque sorte,
miniaturisés, concentrés dans un espace réduit.
C’est aussi dans cette perspective qu’on est fondé à
rapprocher Le Premier Livre des Amours1 que Ronsard publie pour la
première fois avec le cinquième livre des Odes en 1552 et les Sonnets2
–––
1
Pierre de Ronsard, "Le Premier Livre des Amours", dans Œuvres complètes I,
édition établie, présentée et annotée par Jean Céard, Daniel Ménager et Michel
Simonin, Paris, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1993. Conformément
au principe de cette édition, le texte cité correspond au dernier état revu par Ronsard.
Pour les renvois ultérieurs, nous indiquerons uniquement "Ronsard", puis le numéro
de la page.
2
William Shakespeare, "Sonnets", présentés et traduits par Robert Ellrodt, dans
Œuvres complètes, édition bilingue. Tragicomédies II & Poésies, édition établie sous
la direction de Michel Grivelet et Gilles Monsarrat, Paris, Robert Laffont, coll.
Bouquins, 2002. Pour les renvois ultérieurs, nous indiquerons uniquement
"Shakespeare", puis le numéro de la page. La traduction utilisée dans les notes est
celle de Robert Ellrodt.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
163
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
de Shakespeare, dont la première édition date de 1609, mais dont la
rédaction intéresse les dernières années du XVIe siècle. Si pour
Ronsard il s’agit d’outrepasser sur son propre terrain le "petit sonnet
petrarquizé", la "mignardise d’amour"3 moqués par le "Au lecteur" des
Quatre Premiers Livres des Odes de 1550, la rupture avec les
conventions du genre qu’opère le canzoniere shakespearien construit
un rapport ouvertement polémique au pétrarquisme, qui vaut aussi
reconnaissance de dette. Il s’agit donc plutôt d’un contrepétrarquisme, où "contre" indiquerait à la fois la conscience de venir
après, la polémique et la rivalité avec le modèle, et contribue à ce
mouvement identifié par Marcel Raymond au terme duquel "le
contenu poétisé finit par avoir moins d’importance que la langue
poétisante"4, et dans lequel la référence première concerne déjà du
langage.
S’attacher, dans cette perspective à identifier et à décrire
quelques traits formels spécifiques d’une pratique de la pointe pour
essayer d’en dégager les enjeux, c’est reconnaître au travail de la
"langue poétisante" un pouvoir signifiant, qui relaie et relève des
contenus épuisés à force d’être poétisés, et esquisser les contours de ce
que pourrait être un régime maniériste de la signification.
Pour cela, nous essayerons tout d’abord de dégager
l’incidence de la pointe à l’ensemble du sonnet, incidence qui la
constitue en un opérateur privilégié de la signification. Celle-ci n’est
cependant pas sans mobiliser une poétique spécifique qu’il faudra
préciser ensuite afin d’indiquer en quoi ce maniérisme de la forme
peut déterminer un ordre spécifique du sens.
Respice finem : pratique de la pointe et art de la fin
Dans l’espace pourtant réduit du sonnet, les frontières de la
pointe restent incertaines. En effet, si la forme anglaise du sonnet
semble assimiler la pointe au distique final, celui-ci ne supporte pas
également selon les cas l’ambition conclusive; et si la forme française
du sonnet contribue à brouiller les lignes de partage en multipliant les
–––
3
Pierre de Ronsard, "Au lecteur", dans Œuvres complètes, éd. cit., p. 996.
Marcel Raymond, "Présentation", dans La Poésie française et le maniérisme, 15461610, textes choisis et présentés par Marcel Raymond, notes et index bibliographique
par A. J. Steele, Paris-Genève, Droz-Minard, 1971, p. 29.
4
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
164
Louis Picard
découpages possibles, la pointe n’en rythme pas moins un mouvement
d’achèvement. Dans tous les cas, la pointe, aboutissement d’une
progression linéaire ou configuration rétrospective et signifiante
d’éléments qui semblaient épars, paraît coïncider avec un moment
d’éclaircissement. Elle projette sur le sonnet la lumière d’une
résolution ou l’éclairage latéral d’un déplacement.
La structure du sonnet détermine en partie le statut de la
pointe. Celle du sonnet des Sonnets doit être distinguée de celle du
sonnet des Amours.
Dans l’Angleterre élisabéthaine, la forme la plus répandue du
sonnet, et qui est celle travaillée par Shakespeare, organise quatorze
vers de dix syllabes en trois quatrains à rimes alternées suivis d’un
distique, la rima baciata recommandée par Dante. Cette structure, qui
fait disparaître le sizain pétrarquiste, isole nettement les deux derniers
vers, et invite à y lire un jeu distinct. Si les effets pointus ne sont pas
réservés au distique, son statut de strophe détachée tend à le séparer de
l’ensemble dont il dépend, et qu’il achève.
Le sonnet du Premier livre des Amours est constitué de
quatorze décasyllabes, qui composent deux quatrains à rimes
embrassées suivis d’un sizain, qui rappelle les tercets pétrarquistes
mais qui peut être lu comme un distique à quoi fait suite un troisième
quatrain de rimes inédites et embrassées. De strophe à strophe, entre
quatrains et sizain, quatrains et tercets, quatrains et distique, une
structure à deux, trois ou quatre temps est possible, parfois
simultanément.
À la pointe localisable du sonnet shakespearien répond et
s’oppose la pointe diffuse du sonnet des Amours, qui ne peut recevoir
une définition stable en termes structurels.
Néanmoins, des effets de composition permettent de
distinguer plusieurs moments dans le sonnet.
Ceux du Premier Livre des Amours sont fréquemment
structurés par des effets anaphoriques. Le deuxième tercet du sonnet
CLXXVI5 se distingue des strophes qui précèdent par l’absence du
–––
5
Ronsard, p. 117.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
165
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
marqueur négatif "Ny" à l’attaque de chaque vers. La rupture de
l’effet attendu contribue à isoler les trois derniers vers, et ce d’autant
plus qu’ils assurent la complétude syntaxique de l’ensemble. La pointe
est alors à la fois retardée et attendue. Dans le sonnet XLIX, le
premier vers des quatrains s’ouvre sur l’adresse "Amour, Amour"
tandis que le premier vers des tercets s’ouvre sur "Ainsi".
On remarque un phénomène similaire dans le sonnet LXVI6
de Shakespeare qui s’ouvre sur "Tired with all these…" avant de
dévider un "And" anaphorique avec quoi tranche le distique qui fait
retour à l’attaque initiale : "Tired with all these". Mais plus que cette
prédilection pour l’itératif, le recueil manifeste un goût pour les arêtes
logiques marquées. Dans le sonnet LXI7, le contraste joue entre les
questions des deux premiers quatrains, introduites par "Is it" en début
de strophe et la réponse apportée par le troisième "It is", dont le
distique tire la conséquence. Ailleurs, chaque strophe du sonnet XXX8
s’ouvre sur un connecteur logique et temporel : "When", "Then",
"And" puis "But". On voit comment un même mouvement est déroulé
jusqu’à son comble tout au long des quatrains pour mettre en valeur le
revirement inattendu proposé par le distique final.
La pointe prend donc son sens dans deux types de
mouvements : l’un qui opposerait tendance à la répétition à l’identique
et introduction plus ou moins brutale d’un élément nouveau qui la
conjure9; l’autre qui serait du côté d’une progression dramatisée et
linéaire, qui culmine lorsque la complétude syntaxique est retardée
jusqu’au dernier moment (ce qui est un trait plus spécifiquement
–––
6
Shakespeare, p. 826.
7
ibid., p. 820.
8
ibid., p. 790.
9
Pour les enjeux de cette question pour le sonnet français, voir : Francis Goyet, "Le
sonnet français, vrai et faux héritier de la grande rhétorique", dans Le Sonnet à la
Renaissance, des origines au XVIIe siècle, sous la direction d’Yvonne Bellenger,
Paris, éd. Aux amateurs de livres, 1988, pp. 31-41. Les quatrains seraient du côté de la
"répétition balladique", tandis que les tercets seraient du côté de l’apprentissage de la
"nouveauté". Michel Jourde a montré ce que cette conception bipartite conserve le
souvenir des hypothèses selon lesquelles le sonnet garderait "la trace du passage d’une
forme vocale indépendante (une chanson de huit vers) à une forme purement écrite, le
sizain se présentant comme une "invention d’art" sans lien avec une forme
préexistante" (Michel Jourde, "L’Imaginaire et l’histoire : la situation du sonnet en
France vers 1550", dans Histoire & Littérature au siècle de Montaigne. Mélanges
offerts à Claude-Gilbert Dubois, Genève, éd. Droz, 2001, pp. 313-325).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
166
Louis Picard
ronsardien, comme dans le sonnet LXXXIX10). Dans tous les cas, la
pointe possède une dimension d’achèvement, à la teneur contrastive
plus ou moins marquée.
Mais coexistent avec ces formes visibles d’architecture, qu’on
peut aussi bien renvoyer à la structure binaire expositio rei / conclusio
epigrammatis qu’au balancement de l’ode (à la strophe répond une
antistrophe et le trait final imite l’épode), d’autres structurations plus
discrètes. Celles des réseaux d’images ou de motifs, qui interfèrent
avec les mouvements logiques. Il en va ainsi dans le sonnet XLIV de
Shakespeare :
If the dull substance of my flesh were thought,
Injurious distance should not stop my way;
For the, despite of space, I would be brought
From limits far remote where thou dost stay.
No matter then although my foot did stand
Upon the farthest earth removed from thee;
For nimble thought can jump both sea and land
As soon as think the place where you should be.
But ah, thought kills me that I am not thought,
To leap large lengths of miles when thou art gone,
But that, so much of earth and water wrought,
I must attend itme’s leisure with my moan,
Receiving naught by elements so slow
11
But heavy tears, badges of either’s woe.
–––
10
11
Ronsard, p. 69.
Shakespeare, p. 804.
Si ma chair, inerte substance, était pensée,
La nuisante distance ne m’arrêterait pas,
Car malgré l’étendue je serais transporté
Des extrêmes confins jusqu’au lieu où tu es.
Alors n’importerait que mon pied fût posé
Sur le coin de la terre le plus distant de toi,
Car l’agile pensée peut franchir terre et mer
Dès qu’elle pense à l’endroit où elle veut se trouver.
Mais ah! penser que je ne suis pensée me tue!
Toi parti, je ne pourrai franchir tant de lieues,
Mais, composé surtout de terre et d’eau, devrai
Au service du temps gémir de sa lenteur,
D’éléments si pesants ne recevant rien d’autre
Que des pleurs, lourds insignes de leur peine commune.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
Dans cette pièce, une rêverie de la fluidité euphorique du corps qui
annulerait la séparation d’avec l’aimé, se heurte à un retour de
l’épaisseur concrète. La fiction heuristique du sonnet, à partir du "if"
initial, ne parvient pas à imposer durablement sa vertu redescriptive
qui inverse la charge des signes dans un mouvement de négation du
donné. L’enthousiasme du renversement qui fait se dévider les
conclusions ("if" au vers 1; "should not" au vers 2; "for then" au vers
3; "then" encore au vers 5; et enfin "for" au vers 7) est arrêté par un
"but" adversatif au vers 9 qui disqualifie ce mouvement en réfutant
l’hypothèse initiale : "If… were" devient "I am not". On a donc affaire
à un paralogisme à supposition niée qui est voué à affirmer ce qu’il
veut tenir à distance, comme en témoigne également l’abondance des
termes qui marquent la concession ("despite of" au vers 3, "no matter"
et "although" au vers 5). Si la conclusion à proprement parler intéresse
les six derniers vers qui ne forment qu’une seule phrase, elle procède
en plusieurs temps qui sont autant de paliers d’un mouvement de
concentration. Le "but" initial du vers 9 pose un retournement d’ordre
pathétique ("thought kills me") qui opère un décrochage. Le "but"
logique du vers 11 introduit la réfutation de l’hypothèse de départ et
achève le mouvement logique du poème. Enfin, le distique opère un
retour pathétique à soi qui culmine dans l’exhibition du reliquat de
l’argumentation : "naught… but", "rien d’autre que" la diatypose, cette
hypotypose de faible volume du vers 14. Pour résumer, le "but" du
vers 9 annonce une conclusion logique que relance le "but" du vers 11
en une déploration dont le "but" du vers 14 opère la concentration.
Quand l’impossibilité logique condamne la rêverie compensatoire,
seuls subsistent alors ("naught… but") les charmes d’une
complaisance doloriste qui organise ce reste en spectacle de soi.
La pointe confère donc aux structures logiques une valeur
spectaculaire, en les investissant d’une charge pathétique, comme en
témoigne la pluralité de sens et d’usages de "but" dans ces six vers,
qui scandent l’achèvement du mouvement logique dans une
déploration lyrique qui continue à s’y appuyer.
De même, le vers 14 du sonnet CXCIII12 du Premier Livre des
Amours s’achève sur la mention du "beau paradis" qu’est la poitrine
de Cassandre. Le terme final unit les motifs dispersés qui le
préparaient, et fait coïncider l’achèvement de la description, dans une
–––
12
Ronsard, p. 125.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
168
Louis Picard
perspective topique, avec la distribution, dans une perspective
épidictique, de la valeur maximale.
C’est donc bien une fonction d’achèvement qu’assume la
pointe.
Cette fonction qui l’inscrit dans la dépendance de l’ensemble
lui confère en même temps un statut détaché. Elle reprend du même
qu’elle ouvre vers de l’autre, et invite à lire le sonnet à la lumière d’un
ordre qui serait, plus que celui, statique, des oppositions, celui,
dynamique, d’un mouvement. C’est dans ce sens que Françoise
Graziani a rapproché le sonnet d’une structure syllogistique, en
rappelant, entre autres, un passage éloquent du Traitté de l’épigramme
et Traitté du sonnet (1653-1658) de Colletet qui fait du sonnet "un
raisonnement perpétuel, continué puissamment et nettement, jusques à
la fin, que l’on attend, et que l’on considère comme celle qui fait
presque toujours le bon, ou le mauvais destin de ce petit Poëme". Dès
lors, il faudrait reconnaître à la pointe, continue-t-elle, "une fonction
beaucoup plus dynamique que celle de la simple "chute",
puisqu’ "[elle] apparaît en réalité comme le véritable moteur et
l’élément déterminant, en tant que principe de condensation, de sa
structure"13.
Plus qu’avec un syllogisme en forme, il faut reconnaître dans
le sonnet une proximité avec le paralogisme14. Dans cette perspective,
la pointe ne prend son sens que par rapport à l’ensemble, qu’elle
résout et juge. La pointe tire les conclusions : "Doncques" ouvre le
second tercet des sonnets LXXXV15 ou CXLIV16 des Amours; "So" le
distique du sonnet LV17, "Therefore" celui du sonnet CII18. La pointe
–––
13
Françoise Graziani, "Le concetto dans le sonnet", dans Le sonnet à la
Renaissance…, op. cit., p. 109.
14
Comme le relève Pierre de La Ramée, c’est là le mode proprement poétique de la
logique : "l'usage du syllogisme entier est très rare, et presque toujours chez les
poètes, orateurs, et les auteurs suivant l'usage naturel, encore qu'ils traitent de
questions syllogistiques, néanmoins quelque partie du syllogisme est délaissée […]".
(Pierre de La Ramée, Dialectique, II (1555), texte présenté et modernisé par Nelly
Bruyère, Paris, Vrin, coll. De Pétrarque à Descartes, 1996, p. 73.)
15
Ronsard, p. 67.
16
ibid., p. 98.
17
Shakespeare, p. 814.
18
ibid., p. 862.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
169
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
peut aussi marquer un revirement, une volte-face inattendue qui met à
distance les propos antérieurs.
Le distique du sonnet XXX19 de Shakespeare, conjure la
méditation sur la fuite funèbre du temps par l’irruption de l’image de
l’aimé. Le vers 13 est le moment du décrochage imprévisible d’une
pensée qui cesse de s’appliquer à la "rememberance of things past" :
"But if the while I think on thee". De la même manière, le deuxième
tercet du sonnet CXC des Amours annule les images de répit
proposées plus haut :
Mais la fureur de celle qui me joint,
En patience une heure ne me laisse,
20
Et de ses yeux toujours le cœur me poind.
Car le plus fréquemment, la pointe opère autant par résolution de ce
qui précède que par introduction d’un élément nouveau. La continuité
compose avec du décrochage.
Les nombreuses identifications mythologiques opérées à la fin
des sonnets des Amours vont dans ce sens. Au dernier vers du sonnet
CXXIX21, le poète est "Or’un Pollux, et ores un Castor". Le sonnet
LXXVII est particulièrement intéressant à cet égard. Le premier
quatrain propose une généalogie du serpent, engendré par
"Gorgonne", le second quatrain fait retour à l’actualité amoureuse et
propose un tableau bucolique, "nous estions l’autre jour en une verte
place", que l’irruption d’un serpent dans le premier tercet anime en
une scène. Le second tercet en construit le commentaire, et fait ainsi
du tableau une vignette signifiante :
Tout le cœur me gela, voyant ce monstre infait :
Et lors je m’escriay, pensant qu’il nous eust fait
Moy, un second Orphée et elle une Eurydice.22
Retour aux motifs du premier quatrain; perspective épidictique qui
loue en identifiant aux modèles prestigieux; élargissement de la
perspective temporelle en faisant communiquer le quasi-présent
–––
19
ibid., p. 790.
Ronsard, p. 124.
21
ibid., p. 89.
22
ibid., p. 63.
20
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
170
Louis Picard
anecdotique au passé immémorial signifiant; car l’essentiel réside
dans l’éclairage latéral que propose le rapprochement final, sans
négliger ici la potentialité d’une ironie discrète.
Si la construction de semblables répondants mythologiques en
fin de poème ne se retrouve pas dans les Sonnets, leurs distiques n’en
offrent pas moins fréquemment des analogies et des rapprochements.
Ainsi, le distique du sonnet LXXVI s’ouvre sur "For as the sun…"23;
celui du sonnet XCIII par "How like Eve’s apple doth thy beauty
grow…"24.
L’analogie et, plus généralement, les rapprochements qu’offre
la pointe permettent à celle-ci de résoudre le sonnet, en compliquant
l’aboutissement logique d’ordre linéaire par une fulgurance poétique
d’ordre synthétique. En ce sens, reconnaître à la pointe un rôle
structurant et une dimension dynamique, c’est voir en elle du
programmé qui doit tenir de l’inattendu. À la fois motif emblématique
jusque dans sa concentration de l’ensemble du sonnet, et apogée dotée
d’une intensité spécifique, elle concentre et révèle la manière
poétique. Mise en scène d’un savoir-faire, la pointe organise de
manière privilégiée le maniérisme en spectacle, en mobilisant une
poétique spécifique.
Poétique de la pointe : quelques aspects
La proximité de la pointe avec d’autres genres et d’autres
formes souligne son double caractère d’intensité et d’autonomie. Une
des formes de cette autonomie passe par la revendication du statut
d’épigramme, entendue cette fois-ci au sens que lui donne Muret dans
son Commentaire des Amours : "Epigramme en grec signifie toute
inscription". Ainsi le dernier tercet du sonnet LXII du Premier Livre
des Amours renvoie au genre de l’inscription funéraire, qui parachève
le poème-monument :
CI DESSOUS GIST UN AMANT VANDOMOIS,
QUE LA DOULEUR TUA DEDANS CE BOIS
25
POUR AIMER TROP LES BEAUX YEUX DE SA DAME.
–––
23
Shakespeare, p. 836.
ibid., p. 852.
25
Ronsard, p. 56.
24
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
171
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
Le choix typographique de la majuscule souligne le statut distinct de
ces vers, dont le premier tercet renvoie l’inscription encore "avenir" à
un "poëte amoureux". Œuvre de poésie au sein de la pièce poétique, la
pointe est le lieu d’un surcroît et d’un renchérissement qui la
distingue.
Mais un tel décrochage peut également reposer sur d’autres
rapprochements. La pointe est conçue comme sur le modèle de
l’épiphonème, énoncé proverbial et sentencieux qui vient clore la
strophe. Sans entrer dans les distinctions entre proverbe (parcemia),
sentence (apophtegma) et bon mot (scomma)26, la pointe partage avec
ces catégories les vertus de brevitas et de varietas, concision et
nouveauté.
Dans le dernier vers du sonnet XCV27 de Shakespeare, "The
hardest knife ill used doth lose his edge", se reconnaissent les marques de
l’adage (article défini, présent de vérité générale, polyvalence
sémantique du concret à l’abstrait, rythme qui facilite la
mémorisation) que relève ici une possible lecture sexuelle.
Ailleurs, au sonnet XCIV, le distique illustre le tourniquet des
extrêmes en décalquant un proverbe :
For sweetest things turn sourest by their deeds :
28
Lilies that fester smell far worse than weeds.
C’est raccrocher l’expérience singulière à un savoir commun, mais
peut-être aussi esquisser une évaluation critique d’un matériel
poétique hérité, celui des fleurs de la rhétorique amoureuse.
Il en va de même pour le dernier vers du dernier des Sonnets,
"Love’s fire heats water, water cools not love"29. Sa position conclusive, à
l’échelle du sonnet comme du recueil, constitue ce vers en manière
–––
26
Voir Verdun-L. Saulnier, "Proverbe et paradoxe du XVe au XVIe siècles. Un aspect
majeur de l’antithèse : Moyen Age-Renaissance", dans Pensée humaniste et tradition
chrétienne aux XVe et XVIe siècles, actes du colloque de Paris, du 26 au 30 octobre
1948, Paris, éd. C.N.R.S., 1950, pp. 87-104.
27
Shakespeare, p. 854. "Mauvais usage émousse la lame la plus dure".
28
idem. "Le plus doux, corrompu, le plus aigre devient; / Lys pourrissant a senteur
pire que mauvais herbe."
29
ibid., sonnet CLIV, p. 914. "Feu d’amour chauffe l’eau, l’eau n’éteint pas l’amour."
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
172
Louis Picard
d’argument ultime, ce que souligne la mention qui l’introduit : "this by
that I prove". Le divers foisonnant et contradictoire du recueil se
trouve ironiquement rassemblé sous un énoncé sibyllin. L’instabilité
de sa signification en garantit le pouvoir évocateur.
Chez Ronsard, à l’exception des derniers vers des sonnets
CLXXVI30 ("Belle fin fait qui meurt en bien aimant") et CCXXV31
("Belle fin fait qui s’amende en aimant"), à la fois superposables et
irréductibles, car ils suivent un patron qui peut être reconduit et
accueillir des variables, la tendance est moins à l’adage qu’au tour
sentencieux. Ce dernier permet une intégration plus grande des termes
mêmes du sonnet dans une forme qui mime la nécessité. Ainsi les trois
derniers vers du sonnet XL, qui achèvent et dépassent la description
copieuse de la femme-paysage par la mention de sa perfection, que
légitime un énoncé sentencieux :
Le Ciel n’est dit parfait pour sa grandeur.
Luy et ce sein le sont pour leur rondeur :
Car le parfait consiste en choses rondes.32
L’assomption de l’élément féminin loué à l’empyrée des
représentations (le "Ciel" à quoi il est égalé, la qualité idéelle de la
"[perfection]", la plénitude dense de la "rondeur") a pour sol le
paysage évoqué par les quatrains, et pour médiation le tour
sentencieux. La tendance au sentencieux construit une tension : entre
un sens transcendant, à la fois illustré et révélé par le poème, et un
sens immanent dont le poème est la réalisation provisoire et précaire.
Les effets de sens reposent donc sur des stratégies formelles
spécifiques, que l’espace resserré de la pointe, terrain privilégié du
savoir-faire poétique, rend plus visible.
La pointe n’est d’ailleurs pas sans attirer l’attention sur ellemême. On retrouve, chez Ronsard et Shakespeare, les mêmes
invitations à la contemplation attentive, qui est appel à la
reconnaissance d’un coup de force. Dans le distique final de la pièce
XXVII des Sonnets,
–––
30
Ronsard, p. 117.
ibid., p. 142.
32
ibid., p. 45.
31
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
Lo, thus by day my limbs, by night my mind,
33
For thee, and for myself, not quiet find.
L’adresse directe met en jeu autant l’admiration pour la réussite finale
que la compassion pour le sujet lyrique consumé par l’absence. Elle
est l’élan initial à partir duquel s’ordonne en constructions parallèles
le contraste des termes antithétiques.
On retrouve des constructions similaires dans Le Premier
Livre des Amours. Ainsi au sonnet CLXXVIII34 : "Voyez, pour Dieu,
quelle peine je porte". Chez Ronsard, la pointe est souvent associée à
l’idée de supplément, qui outrepasse les coups de force des quatrains.
Ainsi le sonnet XLII35 où l’interrogation "Que dyray-plus?" au vers 10
ménage un palier entre les comparaisons pétrarquistes topiques des
quatrains et l’élargissement à la vignette allégorique, elle aussi
topique, des derniers vers. Les comparants statiques de la première
partie, repris résomptivement par les syntagmes moins marqués "son
front serein" (vers) 12 ou par "ses yeux" (vers 14), se trouvent ainsi
mis en mouvement, et envisagés dans leur efficace. Ailleurs, dans le
sonnet CLXXIV36, l’adresse aux "Amans", "voyez", détache une
pointe décalquée de Pétrarque qu’elle érige en prouesse littéraire
autonome et suffisante.
De la même manière que le sonnet joue du discontinu et de la
juxtaposition, la pointe convertit ce qui la rattache à l’ensemble dont
elle constitue l’apogée en unité qui offre sa plénitude suffisante à
l’admiration. La pointe est un "miracle", pour reprendre le terme du
sonnet LXV37.
La teneur élevée en figures de la pointe contribue à son
caractère miraculeux. L’enchevêtrement complexe des figures que
donne à lire la pointe peut être en partie démêlée par la loi poétique
dégagée par Gérard Genette selon laquelle : "toute différence porte
opposition, toute opposition fait symétrie, toute symétrie vaut
–––
33
Shakespeare, p. 786. "ainsi le jour mes membres, et la nuit mon esprit, / De ton fait
ou du mien, jamais n’ont de repos."
34
Ronsard, p. 118.
35
ibid., p. 46.
36
ibid., p. 116.
37
Shakespeare, p. 825.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
174
Louis Picard
identité"38. Ainsi le dernier vers du sonnet CXX de Shakespeare,
"Mine ransoms yours, and yours must ransom me"39, convertit, par la vertu
du chiasme, dans la positivité d’un mouvement réciproque les
souffrances mutuellement infligées.
De même, les deux vers du distique du sonnet CXLVII
s’opposent et se répondent :
For I have sworn thee fair, and thought thee bright,
40
Who art as black as hell, as dark as night.
Aux modalisations ("sworn", "thought") répond le tour assertif ("who
art"); au révolu de l’illusion et à la fugacité des apparences, l’actualité
du dessillement et la permanence d’une nature; aux adjectifs qui
marquent l’éclat ("fair", "bright") ceux qui marquent son
obscurcissement ("black", "dark"); aux constructions minimales du
vers 13, les expansions comparatives et hyperboliques ("as… as…")
qui chargent les termes négatifs d’une puissance d’évocation
supérieure en les marquant axiologiquement. "Hell" et "night" font
verser le discours, de l’ambivalence entre physique et moral sur
laquelle il se tenait, dans l’univocité d’une condamnation.
Dans Le Premier Livre des Amours, on peut noter la
prédilection pour les tournures distributives. Ainsi : "L’un mon
Laurier, l’autre ma Castalie" (sonnet CLXV41, vers 14), ou "L’un mon
ministre, et l’autre mon lien" (sonnet CCXXIV42, vers 14). Le tour
distributif peut marquer la coalescence de deux vers, comme au final
du sonnet C où il est dédoublé :
D’un mesme mal l’un et l’autre est bien aise,
43
Moy de mourir, et vous de me tuer.
–––
38
Gérard Genette, "L’Or tombe sous le fer" dans Figures I (1966), Le Seuil, coll.
Points, Paris, 1976, p. 37.
39
Shakespeare, p. 880. "La mienne [de faute] / La rachète et la vôtre tient lieu de
rançon."
40
ibid., p. 906. "Car je t’ai crue claire et belle, et l’ai juré, toi, / Noire comme l’enfer,
noire comme la nuit."
41
Ronsard, p. 111.
42
ibid., p. 141.
43
ibid., p. 75.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
175
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
Ce qui prime, c’est le travail formel de la symétrie, à partir duquel
toutes les relations, d’opposition ou d’identité, non seulement sont
possibles, mais encore se confondent. L’essentiel réside dans l’ivresse
de la mise en relation des termes, non le sens ou la teneur de cette
relation. Il en va de même dans le deuxième tercet du sonnet XXIV,
Ainsi je vis, ainsi je meurs en doute,
L’un me rappelle, et l’autre me reboute,
D’un seul objet heureux et malheureux.44
Chez Shakespeare également, les tournures distributives contribuent à
symétriser les oppositions : c’est-à-dire à la fois à les accuser et à les
bloquer, comme dans le dernier vers du sonnet XXXVIII45 ("The pain
be mine, but thine shall be the praise") ou pour le distique du sonnet
XLI46 ("Hers, by thy beauty tempting her to thee / Thine, by thy beauty
being false to me").
En règle générale, toutes les figures à quoi s’attache un
pouvoir formalisateur, ordonnateur, et structurant, sont privilégiées.
Par le chiasme, les constructions parallèles, les tournures distributives,
les antithèses, la pointe mobilise une poétique de la symétrie aux
arêtes marquées.
Mais ces mêmes figures ne sont pas identiquement mobilisées
chez Ronsard et Shakespeare. La coda shakespearienne, en règle
générale, ne tire pas l’usage dense des figures dans le sens d’une
différence qualitative. Aussi bien sur le plan de la forme que du fond,
elle est plutôt du côté de la reprise que de l’ajout, plutôt du côté de
l’interpretatio que de la frequentatio, du filage que du fulgur. Ainsi le
distique du sonnet XXVIII :
But day doth daily draw my sorrows longer,
47
And night doth nightly make grief’s strength seem stronger.
Ici, le "but" marque moins un revirement par rapport à ce qui précède
qu’il ne manifeste sous la forme du surcroît la permanence de la
–––
44
ibid., p. 37.
Shakespeare, p. 798. "Que la peine soit mienne, mais tienne la louange!"
46
ibid., p. 800. "La foi jurée : la sienne, par ta beauté conquise, / La tienne, puisque
envers moi ta beauté est traîtresse."
47
ibid., p. 788. "Mais le jour chaque nuit allonge mes chagrins / Et la nuit chaque nuit
renforce ma douleur."
45
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
176
Louis Picard
souffrance déplorée dans les quatrains. Le jeu des tours superposables,
des dérivations ("day", "dayly"; "night", "nightly"), de la proximité
phonique qui relève une différence sémantique ténue ("longer",
"stronger"), la conjonction "and" qui marque autant un rapport de
comble que de réversibilité entre les deux vers, la rhétorique de la
pointe mobilise ses effets en vue de produire de l’uni. Le jeu des
différences spécifiques ne s’autonomise pas en un contraste, elle
souligne du continu.
À l’inverse, le final ronsardien tend à exhiber une teneur
spécifique, différence à la fois quantitative et qualitative. Ainsi dans le
dernier vers du sonnet CXLIII48, où les charmes de la dame sont dits
suffire à faire "Planer les monts, et montaigner les plaines".
Autonomie du nominal — l’infinitif est le mode nominal du verbe —
qui immobilise hors de tout procès, opposition terme à terme,
chiasme, parallélisme syntaxique, dérivation réciproque de la forme
substantive à la forme infinitive qui culmine dans un néologisme, etc.
: la pointe est l’équivalent poétique de la merveille qu’elle offre à la
contemplation, et elle est le lieu privilégié du nouveau.
Cette tendance de la pointe à se faire merveille, que cette
merveille désigne une limite du sonnet, ou sa métonymie, son apogée
ou son motif, pose de nouveau la question du sens. Entre achèvement
d’un mouvement logique qui lui préexiste et pouvoir évocateur lié à la
densité des figures de rhétoriques, se joue la teneur en sérieux de la
pointe, qui radicalise le propos du sonnet.
Pointe et régime maniériste de la signification : quelques
perspectives
Les "petits sonnets pétrarquizés", quelles que soient les
modalités de ce pétrarquisme49, ne sont pas réputés valoir pour leur
–––
48
Ronsard, p. 98.
Voir François Lecercle, "Le texte comme langue. Cicéronianisme et pétrarquisme",
dans Littérature, n° 55, 1984, pp. 45 sq. Il relève cette tendance du Canzoniere "à se
muer en une langue dans la langue : coupée de la langue parlée, débarrassée de toute
véritable fonction référentielle, la pratique pétrarquiste cultivait jusqu’au vertige une
ars combinatoria syntaxique" (p. 52). Pierre Laurens va dans le même sens, en voyant
dans le pétrarquisme "non ce qu’il y a de plus personnel dans le Canzoniere, mais un
système d’images et de figures, "métalangage" fondé en grande partie sur l’œuvre de
Pétrarque, mais s’épanouissant plus tard, chez les strambottistes ou sonnettistes du
49
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
teneur en vérité. Ils ne proposent pas un savoir, mais la reconduction
d’un propos hérité, assumé par un intertexte flottant et formulé dans
des termes contraints. D’une part, le sonnet maniériste propose une
idéologie doxale qui ne questionne pas ce qu’elle reçoit, ou alors
autant que ce questionnement est déjà reçu. La charge antipétrarquiste des Sonnets, par exemple contre les "false compare"50, est
aussi une reprise du lieu commun pétrarquiste qui veut que la louange
fasse toujours, en dernier recours, défaut à l’objet. De plus, comme on
l’a vu, le distique shakespearien opère souvent un retour au consensus
gentium qui peut être envisagé comme un équivalent du syntagme
hérité que retravaille la pointe ronsardienne. D’autre part, cette
doxologie prend les apparences d’une paradoxologie. La prééminence
des figures qui symétrisent l’opposition déterminent la production
d’un sens non évident.
À l’issue du sonnet, il ne semble pas possible de troquer la
richesse verbale contre une signification stable. Véronique Denizot, en
s’attachant à mettre en évidence les ressorts d’une poétique de la
merveille chez Ronsard, souligne ainsi que, dans Le Premier Livre des
Amours, "l’effet lumineux et violent provoqué par la sentence est une
jouissance esthétique devant la prouesse langagière, plutôt que la
reconnaissance éblouie d’une vérité évidente clairement exposée"51.
Plus généralement, la pointe combine des effets d’assentiment et de
suspension.
Il en va de même dans le recueil de Shakespeare. Par exemple,
l’analogie présentée par le distique du sonnet LXXVI, qui revient sur
l’absence d’originalité des vers du poète pour la justifier :
Quattrocento et du Cinquecento italiens : Serafino, Tebaldeo, Cariteo, Pamphilo Sasso
et beaucoup d’autres, dont les œuvres composent les neuf volumes de l’Anthologie de
Giolito [1546-1550]." (Pierre Laurens, L’Abeille dans l’ambre. Célébration de
l’épigramme de l’époque alexandrine à la fin de la Renaissance, Paris, Les Belles
Lettres, coll. Les Formes du discours, 1989, p. 376) Ce mouvement se poursuit bien
sûr au-delà.
50
Shakespeare, sonnet CXXX, p. 890. "fausses métaphores".
51
Véronique Denizot, "Comme un souci aux rayons du soleil". Ronsard et l’invention
d’une poétique de la merveille (1550-1556), Genève, Droz, coll. Travaux
d’Humanisme et de Renaissance, 2003, p. 279.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
178
Louis Picard
For as the sun is daily new and old,
52
So is my love, still telling what is told.
La mise en place du motif solaire permet la construction d’une vérité
analogique, sur le patron explicatif "for as… so is". Mais le parcours
des pôles extrêmes esquissé au vers 13, du "new" au "old" dans
l’intervalle d’un même jour, qui rappelle aussi la sagesse du "rien de
nouveau" de l’Ecclésiaste, ne se superpose qu’imparfaitement avec
l’énoncé d’apparence tautologique du vers 14 : "still telling what is
told". L’expérience consensuelle du vers 13 éclaire sans l’épuiser
l’expérience singulière ("my love") du vers 14. "Still telling what is
told" : équivoque du verbe "[tell]", ici à la fois dire ce qui l’a déjà été,
et compter ce qui a déjà été recensé, les lieux discursifs des qualités du
jeune homme; équivoque de "still", à la fois persévérance
intempestive et constance admirable; équivoque enfin de l’ensemble
du syntagme, à la fois faillite de l’intention personnelle dans le lieu
commun, prouesse de l’ingenium qui le vivifie, et dimension
sacerdotale de l’œuvre, qui sacrifie à une nécessité d’ordre
transcendant. Au plus plat du consensus (l’analogie qui rabat
l’inconnu sur le connu, l’arrière plan d’une sagesse et d’une
expérience collectives, la tautologie) opèrent des intensités variables,
et indécidables, de signification.
On peut relever des phénomènes similaires dans le recueil de
Ronsard. Les quatrains du sonnet XC53 sont construits autour de
quatre adresses directes de deux vers chacune, à l’"œil", au "ris", à la
"larme" et à la "main". Le premier tercet fournit le nœud syntaxique
("je suis tant vostre… que" : cette strophe pivot achève la proposition
principale et ouvre la subordonnée) qu’achève le deuxième tercet : "ny
le temps, ny la mort…"
N’empescheront qu’au profond de mon sein
Toujours gravez en l’ame je porte
Un œil, un ris, une larme, une main.
Le dernier vers fonctionne comme un sommaire. Les destinataires
agissants des adresses des quatrains deviennent des objets construits
avec l’article indéfini qui introduit l’hésitation d’une distance. On est
–––
52
Shakespeare, p. 836. "Car, pareil au soleil, chaque jour jeune et vieux, / Mon amour
va disant toujours ce qui fut dit."
53
Ronsard, pp. 69 et 70.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
passé de la syntaxe à la parataxe. Le caractère nominal du vers tend à
l’abstraire de tout procès, pour lui conférer une signification d’ordre
litanique dont témoigne aussi le rythme calculé 2/2/3/3. Plutôt que de
la syntaxe, de la logique, ou de la temporalité, le sens dépend d’une
puissance d’évocation élevée à la puissance des associations possibles.
Eléments d’un blason discontinu, syntagmes miniaturisés jusqu’à
l’obtention d’une densité incisive (les termes du vers 14 sont ainsi
"gravez en l’ame"), réduction maniable qui s’adresse à la mémoire
pour lui offrir une configuration signifiante plutôt qu’un sens arrêté.
Le parcours au terme duquel le sonnet qui retombe sur lui-même est
en même temps introduction de différences ténues, qui, conjuguées,
offrent un spectacle merveilleux qui ambitionne d’être inépuisable. Il
y a dans les Amours une valeur superlative reconnue à la mention, qui
surpasse et contient l’analyse et le développement, et qui va de pair
avec une poésie du "parcours extensif" plus que de
l’approfondissement, pour reprendre la formule de Daniel Ménager.
C’est donc à l’idée de plénitude et d’auto-suffisance que renvoie la
pointe.
Il n’est pas étonnant que cette plénitude ait à voir avec les
moyens du paradoxe. Il ne s’agit pas seulement de sacrifier à une
topique, celle de la voluptas dolendi de Pétrarque, avec son cortège
d’insolubilia, ni de la simple souscription à une esthétique de la
maraviglia. On sait que le terme "paradoxe" recouvre à la fin de la
Renaissance une réalité multiple : forme logique, genre littéraire,
teneur admirable d’un fait ou d’une pensée. À cet égard, la pointe a
une affinité structurale avec les formations de type paradoxal. Car,
comme le remarque Rosalie Littell Colie, le paradoxe est "selfregarding, self-contained, and self-confirming", c’est un système
tourné vers lui-même et pleinement suffisant, qui ambitionne de
donner l’apparence d’une plénitude ontologique, "to give apperance of
ontological wholeness"54. C’est attirer l’attention sur le fait que la
pointe manifeste une signification immanente, que celle-ci prenne
l’autorité de la sentence ou passe par la violence du paradoxe.
Ce sens peut reposer sur la défense d’une proposition
provocante, qui heurte le sens commun, comme dans la tradition
bernesque ou à la manière des Paradossi d’Ortensio Lando de 1543
(traduits en français par Charles Estienne en 1553 et en anglais par
–––
54
Rosalie Littell Colie, Paradoxia Epidemica. The Renaissance Tradition of Paradox,
Princeton, éd. Princeton University Press, 1966, p. 518.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
180
Louis Picard
Anthony Munday sous le titre de The Defence of Contraries.
Paradoxes against common opinion et publiés en 1593).
Ainsi le distique du sonnet XXIX de Shakespeare :
For thy sweet love remembered such wealth brings
55
That then I scorn to change my state with kings’.
L’équivoque, car "state" désigne autant la disposition d’esprit que
l’état social, renforcée par la polysémie métaphorique de "wealth",
abondance matérielle et richesse spirituelle, soutient l’éloge paradoxal
d’une condition inférieure.
Les derniers vers du sonnet CLIX du Premier Livre des
Amours manifestent un semblable renversement des hiérarchies
admises :
Brief, d’un tel miel mon absinthe est si pleine,
Qu’autant me plaist le plaisir que la peine,
56
La peine autant comme fait le plaisir.
L’expérience singulière ("mon absinthe") est à ce point impérative
(l’intensif "si") qu’elle commande une remise à plat des hiérarchies
reçues. La loi d’équivalence, "autant" répété deux fois, que met en
pratique le chiasme ("plaisir" / "peine" / "peine" / "plaisir"), construit
un "[plaire]" qui distribue de la valeur de manière non critique.
Ailleurs, au sonnet XCIX57, c’est plus simplement le "Soleil" qui, de
"flambeau", devient ce vieil "Pastoureau champestre" invité à "[aller
se] cacher". C’est ici une variation polémique et ludique du principe
paradoxal.
Dans les Sonnets, le paradoxe peut se faire l’adjuvant d’une
rhétorique de la persuasion, comme dans le sonnet XVI58, où le
paradoxe du vers 13, "To give away yourself keeps yourself still",
permet de dégager un impératif : "you must".
–––
55
Shakespeare, p. 788. "Ton cher amour remémoré me rend si riche / Qu’à l’état d’un
monarque je préfère le mien."
56
Ronsard, p. 108.
57
ibid., p. 74.
58
Shakespeare, p. 776. "Vous donner, c’est garder toujours votre être même".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
181
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
Dans le lyrisme épidictique du Premier Livre des Amours, le
paradoxe atteste la prouesse poétique. Le dernier sonnet du recueil fait
vœu que
Soit pour jamais ce souspir engravé
59
Au plus sainct du temple de Mémoire.
La dimension monumentale et maçonnante (le "temple") doit
conjuguer avec de l’intangible, celui du "souspir", l’ineffable du "plus
sainct", et le souffle qui s’exhale doit être concentré ("engravé") dans
une profondeur (qu’indique le saint des saints) qui ne l’ensevelisse pas
: celle du dynamisme de la "Mémoire". Comme l’écrit Michel Jourde,
le "souspir engravé" "consacre la réussite de la transformation d’un
sentiment amoureux et du chant qu’il provoque en gravure, en
inscription : le sonnet n’a plus besoin de se faire lui-même
partiellement inscription, puisqu’il est affirmé que tous ceux du
recueil en forment une"60. L’inscription pointue est alors autant une
opération localisée qu’un horizon esthétique. C’est, en dernier recours
à l’agressivité de la brièveté paradoxale qu’il revient de mettre en
scène la prouesse poétique, et d’en être le véhicule privilégié.
Mais surtout, le paradoxe permet la construction de quelque
chose que l’on pourrait appeler la forme relative de la vérité. Le
sonnet XLIII61, qui s’ouvre sur le paradoxe accusé par l’hyperbole
"When most I wink, then do mine eyes best see", s’attache à le justifier,
comme en témoigne l’abondance de marqueurs logiques : "for", "but",
"then", etc. Dès lors le distique,
All days are nights to see till I see thee,
And nights bright days when dreams do show thee me.
valide, reconduit et déplace le paradoxe initial. Au terme du parcours,
on a deux énoncés absolus (les catégories génériques : "all days", "all
nights"; le présent de définition : "are") qui reposent sur du relatif :
celui de la subjectivité d’une expérience personnelle ("I", "me"), et
celui d’une circonstance ("till", "when"). La structure identique des
deux vers invite à monter en boucle les énoncés paradoxaux, dans la
–––
59
Ronsard, sonnet CCXXIX, p. 156.
Michel Jourde, art. cit., p. 307.
61
Shakespeare, p. 802. "Tous les jours me sont nuits quand je ne te vois point, / Et les
nuits des jours clairs quand tu parais en songe."
60
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
182
Louis Picard
chaîne chiasmique : "all days are nights… nights [are] bright days".
Cliché lyrique, certes, mais aussi déplacement d’accent : de l’essence
vers l’apparence, de l’absolu vers la circonstance, et de l’être vers la
manière. De la même manière que de nombreux sonnets conservent
l’empreinte du geste créateur, il s’agit ici de maintenir les conditions
de possibilité de la signification, la circonstance, fragile et flottante, le
point de vue subjectif, lui aussi susceptible d’un bougé, au cœur de
tout discours.
Les derniers vers du sonnet CIV des Amours témoignent
d’opérations semblables :
Amour trompeur, pourquoy me fais-tu croire
Que la blancheur est une chose noire,
62
Et que les sens sont plus que la raison!
Le renversement paradoxal de la table des valeurs est lui-même
envisagé paradoxalement. Le tour interrogatif dramatise l’emprise du
leurre à quoi l’on consent, et permet de tenir adhésion et critique dans
le même énoncé. Le vers 13 pose une illusion sensuelle qui n’est que
la conséquence et le symptôme d’un renversement plus profond qui
coïncide avec un effet de comble ("et que"). La faillite de la raison,
c’est que c’est la "[croyance]" qui distribue de l’existence, "[être]", et
la valeur qui indexe un jugement, "[être plus]". Au paradoxe d’une
croyance qui opère tout en se sachant invalide, correspond une
énonciation mixte, à la fois engluée dans les simulacres et les
contemplant du dehors. Là encore, toute énonciation se trouve amenée
à justifier de ses conditions de productions, et toute visée d’un absolu
à partir duquel juger ramenée au relatif d’un point de vue particulier.
De tels effets de sens sont étroitement liés à la spécificité
d’une poésie où la "langue poétisante" semble l’emporter sur le
"contenu poétisé". Si maniérisme il y a, sans doute est-il aussi, dans
cette perspective, ontologique.
En effet, et en guise de conclusion de ce parcours trop rapide,
on peut avancer l’idée que le gnomique brillant qui caractérise la
pointe serait la forme relative et spectaculaire de la vérité. Car si dans
le maniérisme le "contenu" est déjà et avant tout du texte, c’est
–––
62
Ronsard, p. 77.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
183
"L'Art de la manière et la pratique de la pointe dans les Sonnets…"
nécessairement que les opérations formelles qu’il met en œuvre
intéressent la signification.
Le travail virtuose de la forme donne lieu à des énoncés
travaillés par une tension : celle de la symétrie, qui ne bloque les
antagonismes que pour autant qu’elle ouvre aussi sur une réversibilité;
celle de l’achèvement, qui ne résout le sonnet que pour s’en détacher.
Cette tension peut se réaliser différemment. Elle rend compte
de la tendance de la pointe à se faire chez Ronsard spectacle qui
appelle le ravissement et chez Shakespeare proposition qui appelle
l’assentiment. Mais il s’agit des deux versants d’une même entreprise.
Celle qui d’une part ambitionne de faire verser le travail serré de la
forme du côté de l’expression d’une nécessité, et de l’autre de doter le
sens d’un caractère merveilleux.
Si "Brevity is the soul of wit" (Hamlet, II, 2, 91), c’est aussi
parce qu’une forme supérieure de compréhension réside dans les
effets de concentration. Cette supériorité est celle de la complication,
qui tient ensemble logique et pathétique, progression linéaire et
évidence synthétique, et qui reconnaît le caractère mêlé de toute
expérience. Dès lors, le spectacle des Amours est lourd de sens, et les
propositions shakespeariennes ne sont pas arrêtées.
Si la manière rejoint l’accident, la vicissitude, le contingent,
l’immanent et le relatif comme ce qui s’oppose à la substance, à la loi,
à la nécessité, à la transcendance et à l’absolu, le maniérisme est sans
doute cette pratique qui, dans des circonstances épistémologiques
précises, complique l’un de ces ordres par l’autre.
Sous le couvert jamais très éloigné du jocus serius, qui
désarme d’avance les interprétations, on peut avancer que la valeur
que le maniérisme confère au brillant tient autant à ce qu’il suppose
d’éclat hyperbolique qu’à ce qu’il implique de reflet précaire.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
"Unfortunate Travellers": translatio, travestissement et
maniérisme littéraire chez Marlowe et Nashe
Marie-Alice BELLE
Université de Paris 3- Sorbonne Nouvelle
Dans la lettre dédicace de sa traduction du De Officiis de
Cicéron (1565), l’humaniste Nicholas Grimald attribue à l’orateur
romain l’honneur d’avoir introduit la philosophie grecque à Rome:
"[he] was the first, and the chief that ever cladde Lady Philosophy in
Romain [sic] attire"1. La métaphore vestimentaire recouvre ici
plusieurs réalités: celle, d’abord, de la translatio studiorum, transfert
du savoir de la Grèce à Rome, ("Lady Philosophy in Romain attire"),
mais aussi, à la Renaissance, de l’Italie à la France et à l’Angleterre:
dans cette même préface, Grimald compare en effet la réception de sa
propre traduction à l’accueil qui serait fait au sénateur romain s’il
venait à visiter le sol anglais2. Il s’agit aussi bien sûr de la traduction
des textes classiques dont Grimald se fait l’instrument, entreprise dont
il se vante indirectement en faisant l'éloge de Cicéron. Enfin, les
ornements latins qui viennent habiller la philosophie grecque font
référence au style de l'orateur latin, que le traducteur se doit d’imiter,
ou de transposer en déployant les richesses de la langue vernaculaire.
Ce que la métaphore révèle par ailleurs, c’est la conception
néoplatonicienne du langage sur laquelle reposent ces trois processus
si intimement liés: selon les théories de l’école de Florence dont on
retrouve des traces dans les traités de rhétorique, les préfaces de
–––
1
Nicholas Grimalde, M. T. Ciceroes Three Bookes of Duties, éd. G. O’Gorman,
Londres, Associated Universities Press, 1990, p. 39. Cicéron avait en effet traduit en
latin le Timée de Platon.
2
"…even so such a noble Counseler of England seemeth moste meete to receive so
noble a Senatour of Rome into a straunge region. Doutlesse among so many
honorable deedes of your lordships, it shall not be the leste honorable: if ye do Marcus
Tullius this honour, to welcome him hither: and to be the verie cause, that so famous a
Romane may become familiar with our English men". Op. cit., p. 39.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
186
Marie-Alice Belle
traductions et autres défenses de la poésie3, le mot habille l’idée, et la
multiplicité des langues n’altère pas leur capacité à exprimer un sens
unique qui peut être exprimé en formes équivalentes. Cependant, une
telle conception de la forme, et particulièrement de la forme imitée ou
traduite, comme un habit, contient en elle-même la possibilité d’un
dévoiement du langage, lui-même souvent exprimé en termes de
dérive vestimentaire. Quintilien avait comparé le style dit "asiatique"
ou "asianiste", style orné qui se développait alors à Rome sous
l’influence de l’école littéraire d’Alexandrie, à un usage efféminé de
l’ornement pour l’ornement, par opposition à la sobre beauté du corps
bien fait qui se passe de toute parure4; dans le Ciceronianus (1527),
Erasme reprend cette comparaison en illustrant sa critique de
l’imitation servile par l’image d’une statuette de cire modelée en
fonction des parures destinées à la recouvrir5. Quant à la controverse
qui oppose en 1592-1593 Gabriel Harvey à Thomas Nashe, elle repose
en partie sur la condamnation par Harvey de la prolifération disparate
et festive des écrits de Nashe, qu’il décrit comme les divagations d’un
"motley fool", fou à l’habit bigarré dont les débordements verbaux
négligent les modèles littéraires antiques autant que modernes6.
–––
3
On peut trouver une analyse de ces théories chez Frederick Rener, Interpretatio:
Language and Translation from Cicero to Tytler, Amsterdam, Rodopi, 1989, ou dans
l’ouvrage de Judith Anderson, Words That Matter: Linguistic Perception in
Renaissance English, Stanford, Stanford University Press, 1996.
4
"Une parure décente et noble contribue au prestige; mais, efféminée et trop
luxueuse, elle n’orne pas le corps, mais [dévoile une] mentalité. Il en est ainsi pour le
style translucide et chatoyant de certains orateurs, dont il effémine les idées qu’il revêt
d’une telle pompe verbale." Quintilien, Institution oratoire, trad. Jean Cousin, Paris,
Belles Lettres, 1975, vol. 5, avant-propos au livre VIII, p. 49. Pour la distinction entre
les "asianistes" au style fleuri et la rigueur oratoire des "atticistes", voir vol. 7, livre
XII, p. 114-136. Les termes sont ici employés dans leur sens historique, sans
application systématique à la période qui nous intéresse: il s’agit moins en effet de
définir le maniérisme en termes d’"asianisme", comme l’a fait Marc Fumaroli
(L’Ecole du Silence. Le sentiment des images au XVIIe siècle, Paris, Flammarion,
1994), que de souligner la permanence d’une métaphore dont on examine ici les
métamorphoses.
5
"Exactement comme si un artiste remarquable préparait un beau vêtement, ajoutait
quantité de colliers, d’anneaux et de bijoux, pour modeler ensuite une statue de cire
… qu’il adapterait aux ornements". Cité par Terence Cave, Cornucopia, trad, Ginette
Morel, Paris, Macula, 1997, p. 67.
6
Elizabethan Critical Essays, éd. Gregory Smith, Oxford, Oxford University Press,
1964, vol. 2, pp. 245-284, "Against Thomas Nash". Pour une discussion de l’image du
"motley" dans la controverse Harvey-Nashe, voir Jonathan V. Crewe, Unredeemed
Rhetoric. Thomas Nashe and the Scandal of Authorship, Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 1982, pp. 3-5. On remarquera par ailleurs qu’en plus des grands
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
187
"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
On touche ici à ce que Terence Cave a souligné dans son
analyse de la pratique de la copia à la Renaissance, à savoir la
"duplicité"7, ou dualité problématique du processus humaniste
d’illustration des langues par l’imitation. Selon lui en effet, la pratique
de l’imitation entraîne une dissociation entre les mots (verba) et les
choses (res): ainsi s’ouvre une brèche dans les théories qui, depuis
Cicéron et Quintilien, définissaient le bon style comme une
inséparable association des termes et des idées8. C’est cette
ambivalence d’un langage où mot et sens peuvent être séparés dont le
maniérisme littéraire apparaît comme une exploitation systématique et
subversive. En effet, malgré la diversité de leurs approches, les
analyses récentes du maniérisme semblent s’accorder sur le fait qu’il
s’agit là d’un art de la forme, et qui prend pour finalité, non pas tant la
représentation de la nature ou l’expression d’idées éternelles et
immuables que la mise en scène de ses propres modèles artistiques, et
des procédés d’imitation plus ou moins problématiques qui soustendent la création. Ainsi, au delà d’éléments stylistiques ou
thématiques dont Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet9 ont
souligné qu’ils appartiennent autant au maniérisme qu’au baroque,
Claude-Gilbert Dubois appelle maniériste la pratique d’une imitation
"différentielle", où l’écart par rapport au modèle devient le lieu d’une
remise en cause du modèle néoplatonicien de l’imitation, autant que la
présentation d’une vision éclatée et conflictuelle du langage et de ses
codes10. C’est cette mise au jour d’une ambiguïté structurelle dans les
modèles de translatio que l’on étudiera ici à travers deux textes
publiés en 1594: The Unfortunate Traveller, de Thomas Nashe, et The
Tragedy of Dido, Queen of Carthage, écrite dans les années 1580 par
auteurs classiques à imiter, Harvey tient Pétrarque, Le Tasse et Arioste pour modèles
de la littérature vernaculaire d’inspiration antique.
7
Cave indique qu’il utilise le mot dans son sens étymologique, celui de la dualité,
sans connotation négative. Op. cit., p. 61.
8
Voir Cicéron, L’Orateur, trad. Albert Yon, Paris, Belles Lettres, 1964,
particulièrement pp. 28-29, et Quintilien, livre VIII de l’Institution Oratoire, op. cit.,
vol 5, p. 53 sqq, "De la clarté".
9
Voir particulièrement l’article de Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et
baroque?" BSEAA XVII-XVIII, 55 (Novembre 2002), 7-25.
10
Claude-Gilbert Dubois, Le Maniérisme, Paris, Presses Universitaires de France,
1979, pp. 28-35, "L’imitation différentielle".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
188
Marie-Alice Belle
Marlowe, et publiée avec la contribution de Nashe. Dans ces deux
œuvres souvent jugées inclassables – la prose histrionique de The
Unfortunate Traveller répond à une tragédie burlesque oscillant entre
traduction littérale et libre adaptation – on verra comment les thèmes
croisés de la digression et du travestissement ironiques viennent
s’inscrire, non seulement comme motifs d’une esthétique de la
métamorphose et de la divergence, mais comme principes subversifs,
"anti-humanistes", selon le mot polémique de Hauser11, de l’écriture
maniériste.
La translatio inversée: digressions et dérives rhétoriques
La majeure partie du récit The Unfortunate Traveller est
occupée par les aventures plus ou moins heureuses du héros et
narrateur, Jack Wilton, lors d’un voyage en Italie provoqué par sa
rencontre avec le poète Henry Howard, Comte de Surrey (1517?1547). Ce dernier, renommé pour ses adaptations de poèmes de
Pétrarque et sa traduction en "blank verse" du livre IV de l’Énéide
relatant les amours malheureuses de Didon et Énée, est présenté par
Nashe comme l’amant pétrarquiste archétypal au discours tout droit
tiré des pastorales arcadiennes:
Ah, quoth he, my little page, full little canst thou perceive how far
metamorphosed I am from myself, since I last saw thee. There is a
little God called Love, that will not be worshipped of any leaden
brains; one that proclaims himself sole king and emperor of
piercing eyes, and chief sovereign of soft hearts; he it is that,
exercising his empire in my eyes, hath exorcised and clean conjured
12
me out of my content.
Le lieu commun du héros transformé par l’amour renvoie par ailleurs
à l’épisode virgilien traduit par Surrey: dans le récit de Nashe, ce
dernier est en effet congédié par sa Lady Geraldine dans les termes de
l’adieu de Didon à Énée: "I pete Italiam, go seeke Italy with
Aeneas…" (244). Le voyage en Italie, présenté comme pèlerinage sur
les lieux de naissance de Lady Geraldine et de la poésie pétrarquiste,
s’inscrit donc en référence au périple fondateur d’Énée, dont la
–––
11
Arnold Hauser, Mannerism. The Crisis of Humanism and the Origins of Modern
Art, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1965, vol.1, p. 9.
12
Thomas Nashe, Works, éd. Ronald Mc Kerrow, Oxford, Blackwell, 1966, vol. 2, p.
243. Les références de pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
189
"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
trajectoire d’Est en Ouest avait fourni à la Renaissance un des
modèles les plus influents de la translatio. Ici cependant, le périple est
mis en scène comme une translatio inversée, retour aux sources qui ne
néglige aucun détour ni raccourci historique pour visiter les lieux
emblématiques de l’humanisme. Ainsi, Surrey et Jack s’arrêtent à
Rotterdam, "that was cleane out of our waie" (245), pour y trouver
Erasme et More sur le point d’écrire, l’un son Éloge de la folie (publié
en 1508), l’autre, l’Utopie (1516). Une digression par la ville
universitaire de Wittenberg reflète les querelles du Ciceronianus, et
l’évocation du maître en sciences occultes Cornelius Agrippa rappelle
les applications magiques de l’ésotérisme néoplatonicien. Quant à
l’arrivée à Florence, on peut y lire une apothéose du pétrarquisme et
des codes amoureux de la romance italienne. Cependant, Surrey ne va
pas jusqu’à Rome, qui symboliserait ici la source première, la
littérature antique: tel Enée par Jupiter, il est rappelé à l’ordre par
Henry VIII, ce qui met le voyage tout entier sous le signe, non pas de
la trajectoire épique, mais de l’épisode digressif. En effet, si Surrey
échappe, au début de son séjour en Italie, aux subterfuges d’une
véritable Circé vénitienne, c’est pour tomber dans des divagations
amoureuses qui en font un Quichotte avant la lettre. Jeté en prison
avec son page suite à une affaire de fausse monnaie, ce dernier finit en
effet par prendre pour objet imaginaire de sa passion
pétrarquisante une jeune bourgeoise qui partage leur infortune:
(…) he would swear she was his Geraldine, and take her white hand
and wipe his hands with it (…) He wold praise beyond the moone
and starres, and that so sweetly and so ravishingly as I persuade
myself he was more in love with his own curious forming fancie
than her face; and truth it is, many became passionate lovers only to
winne praise to theyr wits. He praised, he praied, he desired and
besought her to pittie him that perisht for her. From this intranced
mistaking extasie could no man remove him. (262)
Enfin, si Florence est le berceau du néoplatonisme, la visite
qu’il fait à la maison natale de Lady Geraldine donne lieu à une telle
débauche de clichés néoplatoniciens que l’artifice n’en est que plus
apparent:
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
190
Marie-Alice Belle
Geraldine was the soule of heaven, sole daughter and heir to primus
motor. The alcumie of his eloquence, out of the incomprehensible
drossie matter of cloudes and aire, distilled no more quintessence
than would make his Geraldine compleat fair. (270)
C’est ainsi que le traducteur et poète se trouve réduit au type
de l’inglese italianato, dont l’humaniste Ascham déplorait dans son
Schoolemaster13 les déformations monstrueuses, avant d’y opposer les
principes de l’imitation vertueuse, celle des auteurs de la Rome
classique.
The Tragedy of Dido exploite aussi l’ambivalence du modèle
italien, en se livrant à un véritable détournement des sources
littéraires. Ce que Nashe, en effet, se garde bien de mentionner dans
son portrait fictif du poète, c’est que la mise au point du système
métrique de "blank verse" par Surrey dans son Fourth Book of Virgil
reposait sur la volonté d’établir un équivalent anglais au mètre épique
latin, et que ses traductions de l’Énéide au cours des années 1530
étaient probablement conçues comme le fondement d’une nouvelle
nobilitas politique et littéraire14. Les traductions de Marlowe, par
contraste, s’éloignent presque systématiquement du modèle
épique virgilien: son choix de traduire le premier livre de la Pharsale
de Lucain semble motivé par le style tardif de cette œuvre, ainsi que
son esthétique du désordre politique et cosmique. Quant à l’epyllion
Hero and Leander (publié en 1598), il s'écarte du modèle grec pour
transformer la tragédie en évocation érotique de la traversée heureuse,
cette fois-ci, de Léandre – au point que Chapman se sentira obligé de
finir le poème et de rétablir la perspective originale. De même, The
Tragedy of Dido repose sur l’exploitation des ambivalences
génériques présentes au livre IV de l’Énéide. En effet, outre la
dimension tragique de l’épisode, l’union d’Enée avec Didon et la
tentation d’établir un empire carthaginois illustrent chez Virgile une
tension constante entre "asianisme" et "atticisme", entre poésie
amoureuse et épopée. Surrey avait trouvé un équivalent à cette
instabilité générique en intégrant à sa traduction la rhétorique
pétrarquiste développée dans ses sonnets; chez Marlowe, c’est cette
–––
13
Publié en 1570. On retrouve un tel jugement chez Nashe lui-même dans The
Anatomie of Absurditie (1589), œuvre satirique qui reprend, entre autres "absurdités",
les lieux communs du langage amoureux, et recommande en effet la lecture de
l’ouvrage d’Ascham où ces critiques sont développées.
14
Voir Sessions, Henry Howard, the Poet Earl of Surrey, A Life, Oxford, Oxford
University Press, 1999, ch.10: "The Origins of Blank Verse".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
191
"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
dernière qui semble prendre le dessus. Didon s’exprime en effet dans
les périphrases et métaphores propres au genre:
Ile make me bracelets of his golden haire;
His glistering eyes shall be my looking glasse,
His lips an altar, where Ile offer up
As many kisses as the Sea hath sands.
Instead of musicke I will hear him speake.
His lookes shall be my only Librarie,
And thou, Aeneas, Dido's treasurie,
In whose faire bosom I will locke more wealth
15
Than twentie thousand Indiaes can affoord.
De même, Iarbas, le rival d’Énée, est transformé en amant
pétrarquiste "in [a] delight of dying pensiveness" (IV, 3, 46). La pièce
elle-même est ponctuée par les diversions et faux départs d’un Énée
dont les récits d’armes font bientôt place à une rhétorique plus ornée.
C’est ainsi que la trajectoire épique et la fondation de Rome sont
retournées en un illusoire retour aux sources par la création d’une
nouvelle Troie habillée de cristal, baignée par le Gange et le soleil
d’Egypte, une Troie décidément asiatique:
Carthage shall vaunt her pettie walles no more,
For I will grace her with a fairer frame
And clad her in a Chrystall liverie,
Wherein the day may evermore delight:
From golden India Ganges will I fetch,
Whose wealthie streames may waite upon her towers
And triple wise intrench her round about:
The Sunne from Egypt shall rich odours bring… (V, 1, 4-11)
Ces passages sont bien sûr des ajouts à la source virgilienne,
et la rhétorique pétrarquiste qui, dans la traduction de Surrey, venait
soutenir une stratégie d’équivalence aux tensions du texte latin,
menace ici de recouvrir effectivement la trame de l’épopée
–––
15
The Tragedy of Dido, Queene of Carthage, III, 1, 85-93. L’édition de référence est
celle de Roma Gill, The Complete Works of Christopher Marlowe,Oxford, Clarendon
Press, 1987, vol. 1: "Translations".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
192
Marie-Alice Belle
virgilienne, comme si, à nouveau, le détour par l’Italie moderne et ses
artifices était inévitable.
L’imitation à outrance: citation, parodie, subversion
Dans la controverse qui l’oppose à Nashe, Gabriel Harvey
dénonce dans les termes suivants l'indépendance envers tout modèle
littéraire qu'affiche selon lui l'écriture nashéenne:
There is a certain lively and frisking thing (…) that scorneth to be a
booke-worme, or to imitate the excellent artificiality of the most
renowned worke-masters that antiquity affordeth. The witt of this
and that odd Modernist is their owne…16
Nashe semble riposter en décrivant les "booke-wormes" ou
imitateurs cicéroniens de Wittenberg dans les mêmes termes de
"motley fool" dont Harvey l’avait affublé: l’orateur de l’université,
sans doute un double de Harvey lui-même, prononce un discours dont
l’accumulation de lieux communs, comparée à un ravaudage sans art
("all by patch an peecemeale stolen out of Tully"), semble reprendre
l’image érasmienne du mauvais imitateur. Et Wilton-Nashe de
commenter l’épisode:
A most vaine thing it is in many universities at this daie, that they
count him excellent eloquent, who stealeth not whole phrases, but
whole pages out of Tully. If of a number of shreds of his sentences
he can shape an oration, from all the world he carries it awaye,
although in truth it be no more than a fooles coate of many colours.
(251)
Ironiquement, c’est ce même assemblage hétéroclite de lieux
communs qui caractérise la parodie nashéenne, comme si, à l’image
du narrateur dont le vêtement disparate est décrit avec force détails
dès les premières pages, Nashe endossait de fait l’habit du fou pour se
livrer aux exercices de ventriloquisme et de surenchère ironique qui
font la matière – et la manière – du récit. Ainsi, la canzone que
compose Surrey lorsque Cornelius Agrippa lui montre l’image de
Lady Geraldine dans son globe magique s’apparente à une simple
collection de topoi de la littérature amoureuse, sans doute récoltés
dans le Miscellany de Tottel où avait été publiée en 1557 la poésie du
–––
16
Cité par Crewe, op. cit., p. 17.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
véritable Surrey. On y trouve en effet tout l'appareil de l'idéalisation
néoplatonicienne de la femme, depuis la comparaison à la chaste
Phoébé jusqu'à sa transformation en principe moteur (primum mobile)
du monde: l'harmonie des sphères s'ajuste sur les battements du cœur
de la bien aimée et sur sa voix: "Her praise I tune whose tongue doth
tune the spheres", et chaque partie du corps idéalisé se voit relié à un
élément du cosmos, en une série de métaphores qui ne va pas sans
rappeler la pratique du blason amoureux:
Stars fall to fetch fresh light from her rich eyes,
Her bright brow drives the sun to clouds beneath,
Her hair’s reflex with red strakes paints the skies,
Sweet morn and evening dew flow from her breath… (254)
Quant à l'amant, il est présenté sous les traits non moins
attendus de la victime transie d'un éblouissement fatal: "Her rosecrowned cheeks eclipe my dazzled sight".
C’est cette même logique de l’accumulation de clichés qui
préside par ailleurs à l’interminable évocation des participants au
tournoi en l’honneur de Lady Geraldine, qui arborent des armures,
emblèmes et devises tous plus conventionnels les uns que les autres, et
dont l'énumération tourne à l’absurde après plus de cinq pages de
description. Si l’orateur cicéronien s’excusait d’avoir "vidé ses cahiers
de lieux communs" (246), il semble bien que le narrateur épuise à
plaisir les codes amoureux tirés non pas du cœur mais du cerveau des
poètes, comme le signale au passage la description burlesque de
l’armure de Surrey:
His helmet [was] round proportioned lyke a gardener’s water-pot,
from which seemed to issue forth small thrids of water, like citterne
strings, that not onely did moisten the lillyes and roses, but did
fructifie as well the nettles and weeds, and made them overgrow
theyr liege lords. Whereby he did import thus much, that the tears
that issued from his braines, as those arteficiall distillations issued
from the well counterfeit water-pot on his head, watered and gave
lyfe as well to his mistress disdaine (resembled to nettles and
weeds) as increase of glory to her care-causing beauty
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
194
Marie-Alice Belle
(comprehended under the lillies and roses). The symbol thereto
annexed was this, Ex lachrimis lachrimae. (271-272)
L’artificialité ici soulignée ("arteficiall distillations",
"counterfeit water-pot") renvoie aux conventions des romances
italiennes telles que la Jérusalem Délivrée du Tasse, ou le Roland
Furieux d’Arioste dont la traduction par John Harington avait paru en
1591. C’est de tels textes en effet que semblent être tirés non
seulement la longue description des chevaliers prêts à s’affronter,
ainsi que l’interprétation allégorique de leurs armes et blasons, mais
aussi le thème de l’aliénation par l’amour qui offre le principal ressort
comique du récit de Nashe17.
Cependant, aussi jubilatoire que soit la reprise parodique des
motifs de la littérature amoureuse, il semble que d’autres procédés de
subversion soient aussi à l’œuvre. Il s’agit d’abord de la révélation des
instabilités d’un langage précieux qui risque à tout moment de
basculer dans le burlesque: le heaume-arrosoir et son appareil
d’interprétations allégoriques renvoie tout autant aux complexités
excentriques du "conceit" amoureux qu’au registre plus bas du simple
jardinage. C’est une même logique du retournement par
hyperbolisation qui anime le sonnet composé par le Surrey fictif de
The Unfortunate Traveller lors de son passage en prison, et où chaque
métaphore de la canzone en l'honneur de Lady Geraldine évoquée plus
haut se voit remplacée par son image exacerbée, déformée, aux sousentendus d’un érotisme subversif:
If I must die, O let me chose my death;
Suck out my soul with kisses, cruel maid,
In thy breast’s crystal balls enbalm my breath,
Dole it all in sighs when I am laid.
Thy lips on mine like cupping glasses clasp,
Let our tongs meet and strive as they would sting,
Crush out my wind with one strait girting grasp,
Stabs on my heart keep time whilst thou doest sing,
–––
17
On remarquera par exemple la proximité entre le chevalier noir évoqué par Nashe
en fin de liste (op. cit., p. 273) et celui du livre VI de l’Orlando Furioso. La
description des chevaliers constitue, dans la romance italienne, une transposition d’un
topos épique, l’évocation des héros qui constituent les armées prêtes à s’affronter
(voir Iliade II ou Énéide VII) Aussi pourrait-on lire la parodie nashéenne non
seulement comme une subversion de la source directe, mais aussi comme une
inversion ironique des valeurs épiques classiques, dont Wilton incarne d’ailleurs
l’exact contraire (voir par exemple ses faits d’armes dans la première partie du récit).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
Thy eyes like searing irons burn out mine,
In thy fair tresses stifle me outright,
Like Circes change me to a loathsome swine
So I may live forever in thy sight.
Into heaven’s joys can none profoundly see
Except that first they meditate on thee. (262-263)
Il serait possible de se livrer à une analyse systématique des
transformations que subit ici chaque cliché de la littérature amoureuse;
on notera par exemple comment les battements de cœur qui
rythmaient la musique céleste sont retournés en coups de poignard
("stabs on my heart keep time whilst thou doest sing"), tandis que la
métaphore des cheveux de flamme et celle de l’éblouissement
amoureux se rejoignent en une relittéralisation violente de l’image du
feu ("Thy eyes like searing irons burn out mine"). Quant à la chaste
Phoébé, elle se voit remplacée par la magicienne Circé, personnage
célèbre entre tous pour son érotisme et son art de la métamorphose.
Une telle coexistence ironique de styles opposés n’est pas sans
ambivalence, puisqu’elle déplace les limites non seulement entre les
genres, mais entre les modes de discours qu’ils appellent, et les
personnages qui les représentent a priori. C’est ainsi que dans la
tragédie de Marlowe, Énée se voit à maintes reprises revêtu des
attributs vestimentaires de Didon, dont il finit par adopter aussi la
rhétorique. Cette contamination du langage se fait à travers différents
effets de citation. C'est le cas par exemple lorsque Énée évoque la
possible réaction de Didon à son départ:
Come back, come back, I heare her crye afarre
And let me linke my bodie to my lips
That tied together by the striving tongues
We may as one saile into Italy. (IV, 3, 27-30) 18
–––
18
On notera l’écho entre les deux textes, en particulier l’image érotique des "striving
tongues", que l’on peut lire comme métaphore subversive de la discordia concors
néoplatonicienne, ou comme rappel de la relation problématique qu’entretiennent les
différents langages littéraires mis en scène dans les deux œuvres ici étudiées.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
196
Marie-Alice Belle
La distance critique s’efface cependant au cours de la scène, et
malgré les conseils d’Achate de "bannir cette séductrice de [ses]
propos" ("banish that ticing dame from forth your mouth", IV, 3, 31),
c’est le discours d’Enée qui, ironiquement, finit par faire écho aux
métaphores que l'on trouvait précédemment dans la bouche de Didon:
"Her silver armes will coll me round about / And teares of pearle, crye
stay, Aneas, stay" (IV, 3, 51-52).
Des procédés semblables sont à l’œuvre dans The Unfortunate
Traveller, où le brouillage des identités devient un thème à part
entière de l’épisode. En arrivant en Italie, Surrey décide en effet
d’échanger son habit ducal contre la livrée du page, dans un échange
carnavalesque des rôles sociaux qui finit par déborder les limites
prévues. Wilton continue en effet à jouer au Comte de Surrey
longtemps après qu’il a quitté son service, jusqu’à ce que Surrey luimême le surprenne, et s’étonne de l’existence simultanée de deux
porteurs du titre. Stylistiquement, imitation et dédoublement se
chevauchent dans la pratique extensive du discours indirect libre: les
procédés rhétoriques parodiés deviennent ainsi en même temps
principes de création d’une prose aussi prolifique que son modèle,
avec lequel elle entretient des relations analogues à celles de Jack
Wilton et Surrey, tous deux imitateurs, pour reprendre les termes de
Wilton-Nashe, "in love with their own curious forming fancie".19
De l’interprétation au spectacle: prolifération du signe et
subversion des théories néoplatoniciennes du langage.
Lorsque Jack est surpris par Surrey en pleine imitation
frauduleuse de son titre et de son rang, sa défense repose sur une
argumentation toute platonicienne: s’il a emprunté le nom et les armes
du Comte, sa conduite à été conforme à l’idée du Comte de Surrey, et,
se présentant comme son ombre fidèle, il n’a ainsi fait que refléter sa
gloire et augmenter sa renommée. C’est à ce même idéal de stabilité
de l’être au-delà des formes que se réfère Didon dans The Tragedy of
–––
19
À ce sujet, Crewe offre des remarques intéressantes sur le "parasitisme antagoniste"
de la prose de Nashe (op.cit., p. 30). Dubois parle pour sa part de "principe
d’allégeance subversive" (op. cit.,p. 11), et, parmi les images dont il se sert pour
illustrer l’interaction entre le texte maniériste et son modèle, il présente la relation
maître-esclave comme particulièrement emblématique des complexités d’une
imitation "différentielle", ou maniériste.
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197
"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
Dido lorsqu’elle accueille Énée avec ces mots: "Aeneas is Aeneas,
were he clad / In weedes as bad as ever Irus ware" (II, i, 84-85).
L’ambiguïté de ces théories a déjà été évoquée: c’est en effet une telle
équivalence des formes qui permet leur multiplication en ces "chosesmots", qui, pour reprendre les termes de Cave20, menacent le lien entre
la forme et l’idée. Cette prolifération du signe jusqu’à l’absurde est à
l’œuvre dans les deux œuvres ici étudiées. Elle se traduit par exemple
par une circulation constante de toutes sortes de vêtements et
ornements entre les personnages de The Tragedy of Dido. Jupiter offre
ainsi à Ganymède les parures que Junon portait à son mariage, tandis
qu'Énée est revêtu du manteau de Sichée, l’ancien époux de Didon, et
que d’autres personnages se voient promettre des habits fabuleux s’ils
convainquent Énée de rester à Carthage. Les vêtements deviennent
ainsi véritable monnaie d’échange des faveurs amoureuses, simples
accessoires dénués de signification assurée, à l’image des promesses
incertaines qui les accompagnent. Dans The Unfortunate Traveller,
c’est la valeur allégorique du signe qui est mise en péril lorsque, au
terme de l'énumération des emblèmes déployés par les participants au
tournoi, le spectacle l’emporte finalement sur l’interprétation. Tel est
aussi le cas de l’épisode autour de Cornelius Agrippa, où se trouve
confirmée la séparation entre verba et res, les mots et les choses. En
effet, les écrits de ce dernier (en particulier De Occulta Philosophia,
1531) s’articulent autour d’une conception magique du
langage dérivée des interprétations cabalistiques, ainsi que des
théories de Marsile Ficin selon lesquelles le mot est émanation de
l’idée, et participe de son essence éternelle21. L’Agrippa fictif de
Nashe est pour sa part présenté comme un "conjurer", qui permet
l’apparition de Cicéron et la déclamation d’un de ses discours, dont on
apprend cependant au passage qu’il repose sur une rhétorique tout
aussi efficace que spécieuse. De même, la vision qu’Agrippa offre à
Surrey se fait par l’artifice d’un globe de cristal, et ses exploits à la
cour de l’Empereur ne sont pas sans rappeler ceux d’un autre
infortuné voyageur, Faust, dont la tragédie éponyme de Marlowe est
jouée pour la première fois en cette même année 1594. Enfin, dans
–––
20
Cave, op. cit., p. 61.
Voir les analyses d’André Chastel, Marsile Ficin et l’art, Genève, Droz, 1996
[1954], ou Judith Anderson, op. cit.
21
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
198
Marie-Alice Belle
The Tragedy of Dido, la subversion du système de langage
néoplatonicien passe par l’apparition sur la scène d’une Vénus par
trop humaine, qui, loin de symboliser, comme chez Ficin,22 le lien
spirituel entre l’art sublunaire et l’éternelle beauté, préside et participe
au spectacle des illusions de l’amour.
Une telle dislocation du langage est d’autant plus significative
que Virgile est souvent représenté à la Renaissance comme un poète
orphique, dont les écrits détiennent la clef des mystères de la nature.
C’est ainsi en effet que le présentent les commentaires allégoriques
reproduits dans les éditions latines des oeuvres virgiliennes, ainsi que
les biographies plus ou moins mythiques sur lesquelles elles s’ouvrent
le plus souvent23. À la tradition médiévale d’un Virgile maître en
sciences occultes s’ajoute une conception de la langue latine comme
langue de l’être, proche de la source adamique, par opposition aux
vernaculaires jugés plus arbitraires.24 C’est sur cette hiérarchie des
langues que reposent paradoxalement les projets d’"illustration" des
langues vernaculaires: en effet, selon le programme défini par Dante
dans son De Vulgari Eloquentia (c. 1303), ouvrage dont l’influence
est immense sur les théories humanistes de développement des
langues "vulgaires", la traduction et imitation des textes virgiliens est
le moyen par excellence d’élever les vernaculaires au même statut que
celui dont jouit la langue latine. En Angleterre, des poètes tels que
Harvey, Sidney et Spenser, dans une moindre mesure, s’efforceront
ainsi de transposer en anglais le système métrique latin, dans lequel
–––
22
Chastel, op. cit. pp. 134-141.
Sur la tradition de Virgile "maître des secrets" et sa fécondité particulière dans
l’Angleterre médiévale, voir l’article de Jacques Berlioz, "Virgile dans la littérature
des exempla", in Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par
L’Ecole Française de Rome, Rome, Ecole Française de Rome, 1985. Berlioz souligne
d’ailleurs la coexistence des notices biographiques et commentaires allégoriques
destinés à un public lettré avec une tradition plus populaire des "légendes de Virgile".
Cette dernière perdure au moins jusqu'à la fin du XVIe siècle, comme en témoigne par
exemple un texte publié vers 1518 (et réédité vers 1563) sous le titre suivant:
Virgilius: this boke treateth of the lyfe of Virgil, and of his death, and many other
marvayles that he did in his lyfe time by witchecrafte and nygromancy [sic] through
the develles of Hell. Voir aussi Domenico Comparetti, Vergil in the Middle Ages, trad.
E. Benecke, Londres, Allen and Urwin, 1966 [1895], I, ch. 10 et II.
24
Selon le De Vulgari Eloquentia de Dante, la langue originelle était l'hébreu, et la
variété des vernaculaires résulte de la division entraînée par l'épisode de Babel. Le
latin, appelé langue "grammaticale" par Dante, représente la reconstruction par défaut,
à travers les règles immuables de la grammaire et de la prosodie (dont les
vernaculaires sont alors dépourvus) d'une certaine stabilité et universalité
linguistiques. (De Vulgari Eloquentia, IX, 11) L
23
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
199
"Unfortunate Travellers: translatio, travestissement et maniérisme"
John Dee va jusqu'à percevoir une résonance de l’harmonie des
sphères25. Par contraste, la traduction "différentielle" de Marlowe et
les subversions parodiques de Nashe apparaissent comme le lieu d’un
déploiement des ressources plus ou moins erratiques du langage, que
ce soit par la révélation ironique de ses ambiguïtés ou par des ajouts et
digressions motivés non pas tant par une idée à exprimer que par une
forme à exploiter. Le thème du vêtement, omniprésent comme
métaphore du langage dans The Unfortunate.Traveller et comme
accessoire ou ornement rhétorique de The Tragedy of Dido, représente
alors le renversement des fondements linguistiques et culturels de la
translatio, et l’établissement d’une esthétique de l’artifice, d’un art de
l’art qui semble dénier tout ancrage ontologique du langage. Le
voyage de Jack Wilton est après tout un itinéraire littéraire à travers
différents styles et les lieux communs qui les caractérisent, et le mythe
de la translatio d’Est en Ouest se voit ramené à un simple motif
littéraire, prétexte au déploiement des styles contrastés de la tragédie
marlovienne. À Harvey qui tonnait contre les "modernistes" manquant
d’art par refus d’imiter les anciens, Nashe et Marlowe semblent donc
répondre par une surenchère d’artifice, et par la subversion de la
modernité humaniste et des procédés d’imitation sur laquelle elle
repose.
Conclusion
Le processus de travestissement des sources et d’imitation
"différentielle" qui anime les deux œuvres ici étudiées s’apparente
donc bien à un maniérisme défini par Claude-Gilbert Dubois comme
"dynamique créatrice de formes"26. On y retrouve en effet
"l’indécision entre le sujet et l’objet", le "jeu subversif" et
l’"éclatement par hyperbolisation de catégories de classification"27
qui, selon lui, caractérisent ce mode d’écriture. Cependant, le désir
d’une "unité indifférenciée du langage" qu’il présente comme une des
–––
25
Sur le "quantitative movement" en Angleterre, voir Derek Attridge, Well Weighed
Syllables. Elizabethan Verse in Classical Meter, Cambridge, Cambridge University
Press, 1974.
26
Dubois, op.cit, p. 9.
27
Dubois, op. cit., p. 10, passim.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
200
Marie-Alice Belle
"revendications fondamentales"28 du maniérisme ne peut se
comprendre, au terme de cette analyse, dans les termes d’une
continuité ficinienne entre le mot et de l’idée; s’il y a unification, elle
se fait par un déplacement du langage tout entier dans le domaine de
l’artifice. On peut alors parler du maniérisme comme un art de crise
de l’humanisme, dont les procédés créateurs exploitent la faille dans
les fondements de la rhétorique humaniste et des différentes facettes
de la translatio. S’agit-il alors simplement d’un "syndrome de la
deuxième génération"29 applicable à d’autres périodes historiques? Il
convient ici de rappeler l’importance des pratiques humanistes de
traduction, imitation, collection de citations, création de dictionnaires,
livres d’emblèmes et de lieux communs, dans le développement du
phénomène de la "chose-mot". Sans doute faut-il enfin souligner
l’impression diffuse de retard par rapport au continent qui marque la
Renaissance anglaise, et le fait que la pratique de la traduction s’y fait
rarement par un pur retour aux sources classiques. Tel Surrey dont le
"blank verse" doit beaucoup aux hendécasyllabes non rimés, ou versi
sciolti, des traductions italiennes de l’Énéide, les traducteurs ont le
plus souvent recours aux versions italiennes ou françaises déjà
existantes. Il n’est pas anodin non plus que le pétrarquisme anglais
soit moins dérivé des œuvres de Pétrarque lui-même que de celles de
ses disciples, en une imitation d’imitation assurément propice aux
artifices subversifs d’une poétique de la seconde main.
–––
28
Ibid.
Voir Dubois, op. cit, II, ch.1: "Y a-t-il une historicité du maniérisme?", pp. 161191.
29
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Sur deux esthétiques baroques:
le mouvement de l’Histoire dans
Richard III de Shakespeare et Marie Stuard de Regnault.
Anne TEULADE
Université de Nantes
Ce travail souhaite proposer une réflexion sur les critères du
baroque dans le domaine théâtral, un essai de clarification à l’épreuve
d’un corpus singulier, celui du drame historique. Sans reprendre la
question de manière exhaustive, nous pointerons d’abord quelques
ambiguïtés qui jalonnent la pensée du théâtre baroque.
En effet, on peut entendre cette dénomination en des sens
assez variés, mais qui sont tous exogènes, a posteriori, et sujets à
caution en raison même de cet effet de reconstruction rétrospectif. La
notion de théâtre baroque peut renvoyer à la spécificité d’un jeu
scénique, reposant sur des effets sensoriels, visuels1 ou musicaux,
exacerbés: c’est le cas pour les formes mixtes intégrant ballets,
musique, jeux de machines dans le champ français dans la deuxième
partie du XVIIe siècle, pour le mask dans l’Angleterre élisabéthaine et
jacobéenne ou pour les pièces religieuses espagnoles dont on a
l’habitude de comparer la scénographie à celle des retables baroques2.
C’est sans doute le sens qui fait le moins problème, puisque cette
théâtralité baroque renvoie à une plasticité architecturale ou picturale
dans laquelle s’est nichée originellement la notion de baroque. En
même temps, réduire la théâtralité baroque à une scénographie
apparaît pour le moins restrictif.
–––
1
Cet aspect est étudié tout au long de l’ouvrage de Françoise Siguret, L’œil surpris.
Perception et représentation dans la première moitié du XVIIe siècle, Paris,
Klincksieck, 1993 (nouvelle édition revue et augmentée).
2
Alfonso Rodríguez de Ceballos, "El influjo de las técnicas escénicas en el retable
barroco", dans En torno al teatro del Siglo de Oro, éd. Agustín de la Granja, Heraclio
Castellón et Antonio Serrano, Disputación de Almería, Instituto de Estudios
Almerienses, 1992, pp. 137-151.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
202
Anne Teulade
La notion de théâtre baroque peut renvoyer également à une
métaphysique, ou une ontologie, c’est-à-dire à une qualité singulière
du monde représenté sur la scène. Reflétant la crise de l’épistémè en
Europe à la fin du XVIe siècle3, ce théâtre attesterait la fragilité et
l’inconstance du monde, se traduisant par des structures théâtrales
spécifiques: motifs du masque, du déguisement4, spéculaires mises en
abyme du jeu dans le théâtre ludique, obsession macabre et
dévoilement de la divine comédie dans le théâtre sérieux5. L’intérêt de
cette approche est de restituer une vision globale de ce théâtre, qui lie
l’inscription dans un moment historique singulier, l’objet de la
mimesis théâtrale et la forme adoptée, sans préjuger bien sûr des
variantes propres à chaque aire esthétique.
Enfin, l’on peut entendre la notion de théâtre baroque en
contrepoint d’une esthétique classique, existante ou virtuelle. Le jeu
d’opposition ne fait guère problème dans le champ français, où le
théâtre classique existe, et se trouve défini en théorie, même si le
découpage périodique entre ère baroque et ère classique ne laisse pas
de poser problème et permet des jeux de glissement relançant sans
cesse l’interrogation. Dans le champ espagnol, le théâtre que nous
qualifions de baroque se distingue rétrospectivement autour d’un
double jeu d’opposition: à l’égard des règles aristotéliciennes, refusées
par Lope de Vega dans son Arte nuevo au profit d’une comedia
qualifiée de monstre6, et à l’égard du théâtre néo-classique
d’inspiration française théorisé par Luzán7 et pratiqué par Moratín par
exemple au XVIIIe siècle, qui entendent évacuer l’héritage du Siècle
d’Or au profit d’un modèle français. L’opposition entre théâtre
baroque et classique n’est donc que virtuelle dans ce cas, et l’on voit
davantage s’articuler une antinomie entre théâtre baroque et
–––
3
Sur ce point, voir Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF,
1988, Première partie: "Baroque et crise de conscience européenne", pp. 19-62.
Voir également les actes du colloque Tourments, doutes et ruptures dans l’Europe des
XVIe et XVIIe siècles, éd. J.-Cl. Arnould, P. Demarolle et M. Roig Miranda, Paris,
Champion, 1995.
4
Georges Forestier, Esthétique de l’identité dans le théâtre français (1550-1680). Le
déguisement et ses avatars, Genève, Droz, 1988.
5
Georges Forestier, Le Théâtre dans le théâtre sur la scène française du XVIIe siècle,
Genève, Droz, 1981.
6
Lope de Vega Carpio, Arte nuevo de hacer comedias en este tiempo, éd. Juana de
José de Prades, Madrid, CSIC, 1971 [1609]
7
Ignacio de Luzán, La Poética, o Reglas de la poesía en general, y de sus principales
especies, Zaragoza, Francisco Revilla, 1737.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
203
" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
revendication d’une certaine forme de régularité. Enfin, s’agissant de
l’Angleterre, l’on peut se reporter au dialogue que met en scène
Dryden dans son essai Essay of dramatick Poesie, dans lequel il fait
émerger le contraste entre "the barenness of the French Plots"8 et "the
variety and copiousness of the English"9, voire entre "a regular French
play"10 et "an irregular English one, like those of Fletcher or of
Shakespeare"11. Là encore, c’est par rapport à un modèle extérieur et
importé, synonyme de régularité et d’épure que se comprend en creux
et cette fois de manière exclusivement rétrospective, le profil du
théâtre que nous qualifions de baroque. L’on peut donc seulement dire
que ce théâtre se positionne à l’écart d’une posture théoricienne et
systématique ainsi que des règles aristotéliciennes ou de leur
réinterprétation contemporaine.
Cette distinction préalable ne prétend en rien gommer les liens
souterrains qui unissent les sens scénographique, métaphysique et
poétique du baroque: il est évident qu’une forme irrégulière sera plus
à même de refléter un monde en proie au chaos, qu’une scénographie
luxuriante va de pair avec l’ostentation propre à un univers
d’apparences vides, etc. Mais il semble nécessaire d’instaurer ces
nuances afin de poser les présupposés sur lesquels on se fonde lorsque
l’on invoque la notion de baroque, et en particulier de savoir si l’on
s’en tient à une conception purement scénographique, c’est-à-dire
plastique, ou si l’on tente de déceler comment s’imbriquent les
différentes facettes de cette esthétique dite baroque. Par ailleurs, l’on
peut saisir à la croisée de cette triple orientation une inflexion
commune, impliquée dans la notion de mouvement: mouvement
protéiforme de la représentation scénique, mouvement d’instabilité qui
traverse le monde représenté, et mouvement de la composition
dramaturgique, contre un système d’écriture corseté par une théorie
normative d’une part, contre une représentation unitaire, rectiligne et
continue de l’action d’autre part, les deux allant peut-être de pair.
Or si la notion de mouvement est au cœur de l’esthétique
baroque, il semble particulièrement intéressant de se pencher sur ces
pièces qui mettent en scène l’Histoire récente. Là se trouve déployé un
–––
8
John Dryden, The Works of John Dryden, vol. XVII, éd. Samuel Holt Monk et A. E.
Wallace Maurer, University California Press, 1971 [1668], p. 46.
9
Ibid., p. 46.
10
Ibid., p. 53.
11
Ibid., p. 53.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
204
Anne Teulade
mouvement d’une vaste amplitude, celui d’une durée en train de
s’élaborer pour déboucher sur la temporalité présente, qui entretient
des liens subtils avec le tragique sans se superposer forcément avec la
forme de la tragédie. Nous nous demanderons donc en quoi la
représentation du mouvement de l’Histoire relève d’une esthétique
baroque, dans un corpus restreint de deux pièces, Richard III de
Shakespeare12 et Marie Stuard de Regnault13, pour saisir si cette
écriture du mouvement s’effectue de manière distincte dans le champ
anglais et dans le champ français. L’enjeu implicite de cette
confrontation sera également de s’interroger sur les formes du
mouvement baroque dès lors que l’on se trouve dans des genres
théâtraux sérieux, et non dans des pièces mixtes alliant jeux de
masques et jeux spéculaires de mise en abyme dans la perspective
légère et sautillante d’un théâtre où Tout est bien qui finit bien.
Mouvements et plis de la temporalité
La question première est donc: comment le mouvement de
l’Histoire est-il représenté dans Richard III et Marie Stuard? Les deux
pièces se réfèrent à des événements écoulés dans une durée vaste, dixhuit ans pour Marie Stuard, depuis le projet de mariage de Marie et de
Norfolk en 1569 jusqu’à l’exécution de Marie en 1587, et quatorze ans
pour Richard III, depuis l’enterrement d’Henri VI en 1471 jusqu’à la
bataille de Bosworth durant laquelle meurt Richard, en 1485. Dans les
deux pièces, la temporalité est resserrée en quelques jours grâce à des
ellipses, le plus souvent insérées entre les actes, mais l’effet produit
n’est pas le même: la pièce anglaise propose une concrétion d’actions
innombrables, de l’assassinat de son frère Clarence à celui de ses
neveux, en passant par le mariage avec Lady Anne, la mort d’Edouard
IV, le meurtre de Lord Hastings, et la bataille de Bosworth, assez
longuement évoquée dans l’acte V par la mise en scène des camps
respectifs de Richard et Richmond. La pièce française ne montre pas
autant d’événements. On voit seulement14 les acheminements vers la
mort du Duc de Nolfoc amant de Marie, la mort du demi-frère de
Marie, le traître comte de Mourray sous l’effet d’une révolte populaire
–––
12
La première édition date de 1597, la pièce aurait été composée entre 1592 et 1594.
La première édition date de 1639 (l’achevé d’imprimer est de décembre 1638) et la
première représentation a sans doute eu lieu en 1637.
14
Un tel enchaînement de faits est cependant considérable au regard du modèle
tragique qui s’élabore parallèlement en France.
13
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
205
" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
et enfin la mort de Marie, suivie de la folie d’Elizabeth. La différence
essentielle réside plutôt dans les modalités de l’action: si l’on assiste
dans tous les cas à des renversements de fortune, ceux-ci sont prévus
dès le départ par Marie dans la pièce française, et préparés par la
lenteur de la mise en place de l’intrigue, tandis qu’ils surgissent
toujours de manière surprenante et brutale dans la pièce anglaise. Le
temps semble étiré chez Regnault, alors qu’il est comprimé chez
Shakespeare. Dans Richard III, l’action est saturée de mouvements
convulsifs alors que dans Marie Stuard, la lente chute des personnages
se profile de manière extrêmement progressive.
L’autre différence réside dans la signification des
mouvements ainsi déployés: l’on a dans la pièce de Regnault un
mouvement continu qui s’approfondit. La chute des justes entraîne un
chaos au plus haut degré du royaume, qui se traduit conjointement par
la mort du traître et la folie de la reine, tout cela se produisant selon un
rapport de consécution logique. Dans Richard III, le mouvement
esquissé est bien plus paradoxal. De fait, l’irrésistible ascension de
Richard ne dure qu’un temps: les renversements de fortune de ceux
qui l’entourent s’accumulent jusqu’à la fin de la pièce, sans
discontinuer, mais dans le même temps se tisse un mouvement de
renversement pour Richard, qui accède progressivement aux plus
hautes fonctions pendant trois actes, pour chuter tout aussi
progressivement dans les deux derniers. De manière sous-jacente, la
perte des justes est travaillée par un mouvement d’ensemble inverse,
la chute du tyran. Le mouvement de la pièce peut donc se lire à double
sens: le mouvement vers le chaos constitue un retour à la paix. Ainsi,
non seulement la pièce de Shakespeare est-elle agitée de soubresauts
permanents qui constituent autant d’accidents de l’Histoire, mais à
travers ces violents mouvements se dessine une surprenante négation
de ce progrès vers le chaos.
Pour autant, la représentation de l’Histoire dans les deux
pièces ne s’en tient pas à cette opposition entre esthétique de la ligne
et de la boucle, entre progrès linéaire (s’agissant de la pièce française)
et contradiction du mouvement par le mouvement (pour la pièce
anglaise). Cette opposition est réelle, et elle témoigne d’une vraie
différence esthétique entre la simplicité linéaire et le trompe-l’œil, ce
dernier renvoyant clairement à un univers baroque puisqu’en
anamorphose des événements négatifs se dresse un mouvement positif
de l’histoire. Mais si l’on s’intéresse à présent à l’Histoire racontée,
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
206
Anne Teulade
commentée, interprétée par les personnages, le temps s’épaissit, parce
qu’il se double d’un discours second, qui tend à insérer l’événement
historique dans un mouvement de plus vaste ampleur. L’action n’est
alors plus que l’ombre, l’indice ou la préfiguration d’une temporalité
qui déborde le cadre des événements représentés, voire de la pièce.
Cet effet est d’abord véhiculé par les prophéties qui anticipent
en permanence la suite de la pièce. Dans Marie Stuard, celles-ci sont
formulées par Marie elle-même, dès la première scène lorsqu’elle
s’adresse à Nolfoc: "Et je vois un funeste & prochain accident / Qui
vos jours & les miens plonge en leur occident"15. Nolfoc éprouve luimême un pressentiment à l’approche d’Elizabeth: "Un secret
mouvement me donne de l’effroy"16. Et il lit rétrospectivement les
paroles de Marie comme des oracles, lorsqu’il est condamné par
Elizabeth, à la fin du deuxième acte: "Presages trop certains! & trop
mal reconnus! / Oracles de mon sort! que ne vous ay-je crus?"17. Le
même processus se met en marche lorsque Nolfoc à son tour prédit au
traître Mourray sa perte:
Inique jugement! qui vous sera funeste
Si Dieu preside encor sur le trosne celeste.
Ecoutez cependant quel sera votre sort!
Ma perte vous perdra, vous mourrez par ma mort;
Cent testes renaistront d’une teste couppée
La vostre tombera la mienne estant frappée:
Et le glaive du Ciel, juste effroy des meschans
Fera passer vos jours par les mesmes tranchans.
Voilâ vostre destin que j’ose vous predire.18.
Mourray à son tour ressentira le fatal pressentiment avant de mourir
sous les coups de la foule: "De la terre & du Ciel j’attire le courrous /
[…] Mon cœur espouvanté par un sinistre augure / Me prédit par sa
mort ma ruine future"19. Nolfoc reçoit également le présage de la ruine
d’Elizabeth dès la troisième scène du deuxième acte: "Bientost
–––
15
Charles Regnault, Marie Stuard, reyne d’Ecosse, tragédie, Paris, Toussainct Quinet,
1641, Etudes Episteme, Numéro spécial, 8, 2005, éd. Anne Teulade, p. 61.
16
Ibid., p. 68.
17
Ibid., p. 83.
18
Ibid., p. 88. Cette prédiction est relayée par le juste vicomte de Herrin dans la même
scène: "Cette execution est un peu tyrannique, / Et je prevoy de là quelque accident
tragique: / Et ce coup qu’â vos mains malgré moy je permets, / Dessus nos
successeurs doit saigner à jamais" (Ibid., p. 90).
19
Ibid., p. 93.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
Elizabeth sera sans Diademe / Le sort qui l’eleva la fera trebucher"20.
Cette ruine commence avec la folie d’Elizabeth à la fin de la pièce, et
sera amené à se réaliser lorsque le fils de Marie prendra le pouvoir
après la mort d’Elizabeth. On retrouve donc toujours la même
structure: présage, pressentiment et réalisation effective ou suggérée.
Dans tous les cas, oracles et pressentiments sont perçus comme
l’expression d’un avertissement divin, d’une lecture possible des
événements à un niveau supérieur, qui dépasse l’instant dans une
durée dotée d’une logique amenée à s’actualiser sans que l’on
perçoive encore ses enjeux21. À partir du moment où les
condamnations injustes sont formulées, la ruine des méchants est
perçue comme une forme de vengeance divine: on note cependant que
cette ruine est effective pour Mourray, mais simplement virtuelle
s’agissant d’Elizabeth. Ainsi, bien que la pièce soit lente et
relativement statique dans son ensemble, on repère un tremblement
permanent des événements vers un avenir tout prêt d’éclore, chaque
personnage étant amené à se projeter et à projeter l’action dans un
déroulement dont il perçoit les signes sans en mesurer nécessairement
l’ampleur et la portée. Ce déportement de l’action présente vers un
futur en cours d’élaboration fait naître le mouvement, au cœur même
d’une action bloquée dans une structure d’opposition entre tyran et
martyrs. Par ce décalage introduit entre l’action présente et sa
projection dans un avenir proche, Regnault déjoue le danger d’une
esthétique purement statique: il montre le déséquilibre, le vacillement
en cours, et il laisse à imaginer, sans vraiment le montrer, un monde
possible traversé par le chaos, qui aura à être récupéré par une
perspective providentielle.
L’importance de la prophétie dans Richard III est évidente. La
vision de l’avenir est formulée par la vieille reine Margaret dans le
premier acte, qui invoque la providence divine – "O God that seest it,
do no suffer it; / And it was won with blood, lost be it so"22 – et prédit
la ruine de tous: Edouard, fils d’Elisabeth, Rivers, Gray et Dorset,
Buckingham, Lord Hastings, et enfin Richard. Elle finit par maudire
ceux qui croient Richard:
–––
20
Ibid., p. 76.
Ainsi, même Elisabeth interprète la mort de Mourray comme une injonction divine
de ne pas tuer Marie: "Sa mort assurement produisant ma ruine / Armeroit contre moi
la vengeance divine, / Et je reçoy du Ciel par ce dernier trépas / Un advertissement de
ne la perdre pas" (Ibid., p. 99).
22
William Shakespeare, Histoires, t. 2, éd. M. Grivelet et G. Monsarrat, Robert
Laffont, Collection Bouquins, p. 638.
21
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
208
Anne Teulade
O but remember this another day,
When he shall split thy very heart with sorrow,
And say "Poor Margaret was a prophetess"
Live each of you the subjects of his hate,
And he to yours, and all of you to God’s23.
Chacun, lorsqu’il sera trahi par Richard, relira effectivement ces
malédictions inaugurales comme des prophéties : dans le troisième
acte, lorsque à Pomfret, Rivers et Gray sont menés à la mort, ce
dernier reconnaît "Now Margaret’s curse is fall’n upon our heads" 24,
plus loin Hastings s’exclame de même "O Margaret, Margaret! Now
thy heavy curse / Is lighted on poor Hasting’s wretched head"25, et
Buckingham au début du cinquième acte: "Thus Margaret’s curse falls
heavy on my neck"26. La prophétie s’inscrit dans une perspective plus
nettement providentielle encore lorsque les spectres viennent annoncer
à Richmond la victoire et à Richard la défaite, avant la bataille finale.
La différence avec la pièce de Regnault tient dans les
modalités de la réalisation des oracles. Chez Shakespeare, elle
s’inscrit dans la structure en forme de renversement de la pièce, ce
qui comporte un double effet: la prophétie n’est pas disséminée tout
au long de la pièce pour ouvrir en permanence sur un avenir en voie
d’actualisation, elle est posée au début pour se voir réalisée
progressivement tout au long de la pièce. Son intérêt n’est donc pas
tant de créer un effet de vacillement que de montrer la stricte
application d’une justice divine, d’un ordre providentiel en marche, et
donc de mettre au jour le double plan sur lequel se situent les
événements historiques. Ce qui n’est que suggéré comme un possible
dans la pièce française est démontré point par point dans la pièce
anglaise. À travers ces prophéties, le mouvement de l’histoire est donc
abordé sur un mode réellement distinct dans les deux pièces.
Chez Regnault, nous sommes dans une structure de tragédie
de conspiration, doublée d’une tragédie de martyre pathétique (en
1638, lorsque la pièce est représentée, ce genre est en vogue)27. À
partir de cette base qui ne constitue pas vraiment un socle efficace
–––
23
Ibid., p. 640.
Ibid., p. 690.
25
Ibid., p. 696.
26
Ibid., p. 752.
27
Sur ce point voir l’ "Introduction" à Marie Stuard, éd. cit., pp. 22-30.
24
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
pour la représentation du mouvement de l’histoire, Regnault parvient à
un effet de brouillage, à l’ouverture vers un dépassement des intrigues
de palais grâce à la création verbale d’une autre vision des choses. Se
superposant à un enchaînement d’injustices qui s’insèrent dans le
cadre limité d’un complot pour le pouvoir (Mourray et Kemt
fabriquent de fausses lettres de trahison signée de Marie et de Nolfoc),
émerge une interprétation possible de ces événements, du point de vue
de l’ordre providentiel. Mais cette vision n’est donnée que comme une
piste, une ouverture, une amplification possible d’un cours limité
d’événements. C’est ainsi que l’on peut lire le dénouement pour le
moins ambigu de la pièce: Elisabeth sombre dans la folie, et on ne
peut dire si c’est une impulsion vers le chaos ou vers la restauration de
l’ordre. Le mouvement de l’histoire est encore en germe, indécidable
dans cette fin et l’on ne peut y voir que des potentialités pour
l’Histoire. L’intrigue de palais, qui constitue le carcan de la pièce, est
achevée, mais le drame historique est en suspens. L’on assiste donc à
un travestissement du genre tragique, déformé pour les besoins d’un
sujet singulier, grâce à la prophétie qui ouvre vers une temporalité à
venir, une action en devenir. Le processus est différent dans la pièce
de Shakespeare : la temporalité de la prophétie est intégrée au
déroulement de l’action, elle n’est pas suggérée comme un ailleurs
mais récupérée par l’intrigue. La prophétie ne sert pas ici la
déconstruction d’un genre tragique clos sur lui-même, mais elle
informe une intrigue à épisodes en deux temps, ascension et chute du
tyran, la chute étant montrée. Le mouvement de l’Histoire n’est donc
pas seulement esquissé par le verbe monologué, il est montré par
l’action menée à son terme: le retour à l’ordre par la réconciliation des
Plantagenêt, York et Lancaster.
L’Histoire comme temporalité cyclique
Par-delà cette importance de la prophétie dans les deux pièces,
l’on perçoit un autre processus qui vise encore l’extension de la
temporalité. Les épisodes représentés sur la scène sont sans cesse
reliés par les personnages à une Histoire conçue comme un ensemble
plus vaste, dans lequel l’action vient s’inscrire en tant que symptôme
signifiant. La pièce est envisagée comme une partie renvoyant à un
tout absent, un cycle qu’elle ne fait qu’esquisser mais qui lui donne du
sens.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
210
Anne Teulade
Dans le cas de la pièce française, ceci est perceptible dès la
première scène, lorsque Marie effectue le récit de ses malheurs passés,
dont la pièce ne semble constituer que le prolongement. Elle rappelle
son exil dû à "l’horrible feu des flambeaux de la guerre"28, son retour
en sa terre "Toute sanglante encor d’une intestine guerre"29, "les
Querelles Civilles"30 qui la menèrent dans le château où elle est
emprisonnée au début de la pièce: tout son destin est évoqué à la
lumière du chaos qui traverse le pays, et qui se double dans son
discours d’une guerre cosmique, touchant tous les éléments de
l’univers. Du point de vue d’Elizabeth, de même, le conflit présent
s’inscrit dans une temporalité longue:
La Maison de Henry, la race d’Edouard,
S’opposent des longs temps à celle de Stuard,
C’est l’ancienne erreur d’une immortelle hayne,
Qui nous tourne en nature avec si peu de peyne […]
Tellement que de là proviennent en partie
Cette dissension & cette antipatie.31
Le conflit présent reflète une lutte civile qui jalonne l’histoire du pays
et se répète de génération en génération, comme le souligne également
Marie lorsqu’elle affirme "Cette cruelle fille est digne de son père / Et
des maux qu’il a faits d’où provient ma misere, /Elle suit ses chemins
comme il les a tracez"32. Cette représentation d’une histoire qui se
répète se retrouve à la fin du quatrième acte, dans un long monologue
de Marie s’adressant au portrait de son fils, où elle souligne que ce
dernier se retrouve dans la même situation qu’elle recevant des
conseils de sa mère:
Helas! mon cher enfant je crains bien que ta vie
Ne soit d’un mauvais sort sans cesse poursuivie,
C’est la mesme parole et le mesme discours
De la Reyne ma mère, ornement de nos jours.33
L’épisode représenté s’inscrit donc dans un immuable processus de
répétition, qui le précède, l’englobe et le prolonge, puisque
l’ambassadeur d’Ecosse ayant appris la mort de Marie menace ainsi
–––
28
Regnault, op. cit., p. 57.
Ibid., p. 58.
30
Ibid., p. 58.
31
Ibid., pp. 69-70.
32
Ibid., p. 105.
33
Ibid., p. 107.
29
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
211
" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
Elizabeth: "Mais sçachez que ce sang rejaillira sur vous. / Les
François se joindront au bandes Escossoises, / Pour combattre l’effort
de vos trouppes Angloises"34. Le conflit entre les deux cousines n’est
ainsi qu’un moment dans une guerre fratricide le dépassant, dont
l’ombre pèse sur la pièce, et par rapport à laquelle il fait sens. Cette
articulation entre temporalité courte et temporalité longue est donc de
l’ordre du reflet ou du symptôme. À cet égard, on peut comprendre la
structure de la pièce de Regnault, à laquelle on pourrait reprocher
d’être répétitive puisqu’elle montre selon un développement similaire
la mort de Nolfolc et celle de Marie. En fait, loin d’être une simple
faiblesse de construction, cette répétition est une mise en abyme du
mouvement de l’Histoire qui procède précisément de la reproduction
du même. Notons par ailleurs qu’entre ces deux morts est insérée celle
de Mourray, qui est du côté d’Elizabeth: l’enchaînement des trois
morts peut être lu comme une reproduction en miniature de
l’affrontement de deux camps, avec des pertes de chaque côté. La
pièce apparaît comme la mise en abyme symptomatique d’un
mouvement de l’Histoire où prédominent le chaos et la mort, à cause
d’un exercice injuste du pouvoir.
Chez Shakespeare, on décèle un même ancrage des faits
représentés dans une Histoire qui les dépasse, dès le début de la pièce
qui s’ouvre sur la mort passée d’Henri VI. Son corps présent sur la
scène renvoie à une histoire en cours. Le raccord est fait avec un crime
tout juste passé, déjà dû à l’action de Richard. Les crimes contrenature de Richard se tissent donc dans une temporalité qui déborde
celle de la pièce. Cette perception de l’action présente comme
s’inscrivant dans un désordre qui la dépasse est relayée par les paroles
de la duchesse d’York, qui relie dans le deuxième acte cette victoire
monstrueuse de la tyrannie sur l’innocence aux luttes fratricides qui
traversent la famille royale:
Accursèd and unquiet wrangling days,
How many of you have mine eyes beheld?
My husband lost his life to get the crown,
And often up and down my sons were tossed,
For me to joy and weep their gain and loss.
And being seated, and domestic broils
Clean overblown, themselves the conquerors
Make war upon themselves, brother to brother,
–––
34
Ibid., p. 112.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
212
Anne Teulade
Blood to blood, self against self […]35.
Cette modalité répétitive de l’histoire est encore perçue lorsque Rivers
mené à la mort rappelle que sa prison est celle où Richard II fut
assassiné: "Within the guilty closure or thy walls, / Richard the
Second here was hacked to death"36. Le même processus est décrit
lorsque, dans le quatrième acte, Margaret dit à Elisabeth qu’elle est
l’ombre de sa propre fortune "The presentation of but what I was, /
The flattering index of a direful pageant"37: tout n’est donc que
préfiguration, imitation, et réécriture. Mais la différence avec la pièce
de Regnault est la clôture de ce mouvement cyclique: dans la
répétition va se jouer une résolution des conflits, les spectres d’Henry
VI, du jeune prince Edouard, du duc de Clarence, descendants des
deux branches d’York et de Lancastre, s’unissant derrière le juste
Richmond pour assurer le retour à la paix, et à la réconciliation finale.
L’élimination de la figure monstrueuse de Richard, polarisant le chaos
qui a traversé la famille royale, va permettre un retour à l’ordre. Nous
pouvons noter que les deux pièces insèrent le tragique dans l’Histoire,
mais sur un mode différent: chez Shakespeare, le sens de l’histoire est
finalement providentiel, mais le tragique est du côté du personnage de
Richard, dont la tentative est écrasée par la justice divine. Chez
Regnault, l’on décèle du tragique sur les deux plans: un tragique
pathétique dans la mort des amants innocents, tout à fait conforme au
nouveau modèle tragique, et un tragique plus médiéval, celui du
mouvement du monde vers le chaos, qui n’est que partiellement
contrebalancé par une providence seulement esquissée.
Dans Richard III, avec l’élimination du tyran, le dénouement
de la pièce de Shakespeare est une vraie fin, mais une fin qui ne peut
se comprendre que par rapport à une histoire débordant le cadre de la
pièce, dans laquelle se joue le prolongement de dissensions lointaines.
Le discours de clôture de Richmond devenu Henry VII insiste sur
cette inscription du sens du dénouement dans la longue durée:
"England hath long been mad, and scarred herself; / […] / O now let
Richmond and Elizabeth, / The true succeeders of each royal house, /
By God’s fair ordinance conjoin together"38.
–––
35
Shakespeare, op. cit., p. 674.
Ibid., p. 690.
37
Ibid., p. 732.
38
Ibid., p. 776.
36
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
213
" Sur deux esthétiques baroques: le mouvement de l'Histoire"
Fresque et tableau: déborder le cadre
Ainsi donc le mouvement de l’action est-il relié à une Histoire
longue, sur le mode de la mise en abyme chez Regnault, sur le mode
du ravaudage ou du tissage chez Shakespeare. Dans Richard III en
effet, la pièce propose elle-même une fresque, qui demande à être
reliée à une vision plus large de l’histoire, à être réinscrite dans une
continuité à laquelle elle apporte un point d’orgue. Elle constitue un
élément d’un tout qu’elle prolonge, dont elle fait partie en tant que
morceau. Et on ne peut bien sûr par oublier que cette pièce constitue la
quatrième de la première tétralogie shakespearienne, après les trois
Henri VI. Ce drame historique relève donc bien de l’art de la fresque,
par sa composition interne comme par son insertion dans un ensemble
plus vaste. Pour la pièce de Regnault, c’est différent: dans les replis
d’un conflit simple se donne à voir, de manière concentrée et virtuelle
une temporalité longue, invoquée en permanence, mais qui ne sera
jamais déployée pour elle-même. À ce titre, l’on se trouve davantage
dans une esthétique du tableau, à travers cette miniaturisation d’un
épisode symptomatique et exemplaire. Cette notion d’image qui fait
sens pour l’Histoire est invoquée à plusieurs reprises par les
personnages. Ainsi, Nolfoc dit à Elizabeth qui s’apprête à commettre
une injustice contre lui: "Les Rois qu’un monde entier de subjects
idolatre, / Sont regardés du thrône ainsi que d’un Theatre"39. Et
Elizabeth qui a pris conscience de son erreur après la mort de Marie
demande au messager Melvin: "Et toy qui fus present à sa fin
deplorable, / Fay nous de ce spectacle un tableau memorable"40.
L’épisode historique est donc présenté comme un tableau
symptomatique pour les générations futures, ici un tableau de la vertu
et de l’innocence confrontée à la tyrannie, qui doit acquérir une valeur
exemplaire. L’événement représenté est donc encore serti dans une
perspective historique, mais à titre de tableau concentrant et
superposant les enjeux d’une période troublée, dépliables mais repliés
dans le cadre contraignant d’un conflit tragique.
On voit comment les deux pièces proposent un modèle
esthétique différent: comme l’a montré Gisèle Venet, Richard III en
tant que drame historique préfigure la tragédie baroque de l’homme
–––
39
40
Regnault, op. cit., p. 71.
Ibid., p. 114.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
214
Anne Teulade
confronté au déterminisme de la Providence41, Marie Stuard s’inscrit
au contraire dans une forme tragique pour la déformer, l’ouvrir et y
inscrire une certaine vision de l’histoire. L’adoption par le théâtre
d’une Histoire récente, qui se prolonge dans les deux cas par une
vision du monde en marche (l’avènement des Tudor défendu par
Shakespeare, la critique d’un royaume anglais qui a sacrifié une reine
écossaise et française pour Regnault) constitue une tentative pour
englober dans l’œuvre théâtrale une temporalité en devenir, sur fond
de crise des représentations. Nous voyons comment se trouvent
étroitement imbriquées dans ces expérimentations la saisie d’une
instabilité du monde et l’invention de formes ouvertes, mixtes et
irrégulières. Ces œuvres rejoignent la définition par Deleuze du
baroque: selon lui, dans cette esthétique, "la matière a […] tendance à
sortir du cadre, comme souvent dans le trompe-l’œil, et à s’étirer
horizontalement"42. Ce mouvement peut s’effectuer selon deux modes.
On pourrait rapprocher la pièce de Regnault de la monade
leibnizienne, "unité en tant qu’elle enveloppe une multiplicité […] à la
façon d’une série"43, celle de Shakespeare de ces "images de base […]
qui tendent à briser tout cadre, à former une fresque continue pour
entrer dans des cycles élargis"44: dans les plis de l’action représentée
s’enveloppe une matière historique qui déforme, déborde et génère
l’élaboration d’œuvres hybrides.
–––
41
Gisèle Venet, Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains, Presses
de la Sorbonne Nouvelle, 2002 [1985], pp. 130-131: "Le temps individuel de Richard
peut […] apparaître comme nécessairement inscrit dans le temps à la fois providentiel
et circonscrit d’une vérité historique, celle d’une "tétralogie" ; pourtant, par
l’autonomie dans le mal qui accompagne une volonté affirmée de transgression, la
tragédie de Richard paraît se séparer des pièces antérieures et annoncer au contraire
une perception plus individualisée, plus tragique de la liberté face au déterminisme de
la providence, et donc une nouvelle conscience du temps".
42
Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Editions de Minuit, 1988, p.
166.
43
Ibid., p. 33.
44
Ibid., p. 171.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
"I stand on change and shall dissolve in changing": une
représentation baroque de l’héroïsme
Christine SUKIC
Université de Bourgogne
Le poète anglais George Chapman, qui vécut à la fin du XVIe
et au début du XVIIe siècle, est surtout connu pour sa traduction de
l’Iliade et de l’Odyssée, qu’il considérait comme son œuvre majeure.
Il écrivit également des poèmes, quelques comédies et cinq tragédies,
dont quatre à sujet français.
Si George Chapman est essentiel dans la définition d’un héros
baroque anglais, c’est tout d’abord parce qu’il écrit à une époque
charnière de la littérature anglaise : comme ses contemporains, il
trouve ses lieux communs dans la tradition humaniste et les revisite
sans cesse tout en étant conscient qu’il ne peut plus se situer dans le
mode de l’imitation simple. Son esthétique doit donc se trouver dans
ce décalage entre la nécessité de faire appel à un répertoire commun et
la prise en compte d’une crise épistémologique qui modifie le rapport
à la culture classique et oblige à jeter sur elle un regard oblique. Cette
position du poète dans une modernité baroque n’a pas toujours été
bien comprise par ses rares critiques, qui lui attribuent généralement
un statut littéraire particulier. Chapman est un auteur important mais
peu lu, car il est considéré comme "difficile", ce qui supposerait que
les autres sont "faciles", si tant est que ce mot soit porteur de sens en
matière littéraire. Le théâtre de Chapman est notamment peu lu, et
jamais joué, car il ne correspond pas à l’idée que l’on se fait du théâtre
de cette époque, à savoir la fin du XVIe siècle jusqu’à la fin du règne
de Jacques Ier en 1625. Il s’agit en effet d'un théâtre du verbe plus que
du mouvement. Certains critiques voient d’ailleurs la pièce The
Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of Byron (1608) comme un
poème plus que comme une œuvre dramatique. Chapman est pourtant
bien un auteur de théâtre, mais il n’écrit pas pour le même public que
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
216
Christine Sukic
celui de Shakespeare. Le diptyque de Byron fut écrit pour la troupe
des enfants du Blackfriars, théâtre connu pour ses satires politiques et
son public de gentilshommes. John Marston et Ben Jonson écrivaient
aussi pour ce théâtre et Chapman est certainement beaucoup plus
proche de Ben Jonson, avec qui il a d’ailleurs écrit, que de
Shakespeare. L'image de Chapman change, selon les critiques: on a
voulu voir en lui un Stoïcien car un de ses héros est stoïque, ou un
adepte des thèses hermétiques, car il fréquentait les penseurs de la
nouvelle science réunis autour de Sir Walter Raleigh et du neuvième
Comte de Northumberland. Il est parfois considéré comme
Catholique, car on trouve dans une de ses pièces une défense du
Massacre de la Saint-Barthélemy. Mais il est aussi vu comme
Protestant, ou athée, misogyne ou sensuel, moraliste, moralisateur, ou
libertin, etc. On eût été mieux avisé de lire ce qu’il rappelle lui-même
par une formule simple dans l'un des commentaires de sa traduction de
l’Iliade : "no man being so simple to thinke that the Poet thinketh
alwaies as he maketh others speake"1.
Chapman n’est donc pas un auteur difficile, mais plutôt un
auteur complexe. La difficulté qu’ont les critiques à le cataloguer
témoigne de leur incapacité à percevoir que ce poète se situe dans une
période où l’esthétique renaissante est mise à mal. Rappelons ici une
exception notable : Gisèle Venet est la première à employer le mot
"baroque" à propos de Chapman, lorsqu’elle élucide, dans son étude
"Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of
Charles, Duke of Byron", les contradictions apparentes de la pièce en
les rattachant à "la poétique baroque d’un imaginaire du
mouvement"2.
Chapman n’est en effet pas un poète de la Renaissance, mais
un écrivain en rupture avec une esthétique classique qu’il perçoit
comme inapte à rendre les tensions épistémologiques caractéristiques
de son époque. Le meilleur chemin vers son œuvre est celui de
l’esthétique: sous cet angle, Chapman n’est pas vu comme le
philosophe qu'il n'est pas, mais comme le poète et dramaturge qu'il
–––
1
Chapman’s Homer. The Iliad, éd. Allardyce Nicoll, Bollingden Series XLI,
Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1998 [1956], Chant XIII, Commentaire,
p. 277.
2
"Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of Charles, Duke of
Byron", in Lieu et temps, éd. Jean Fuzier, Actes du Congrès de la Société Française
Shakespeare (1984), Montpellier, Université Paul Valéry, 1989, pp. 119-27, ici p.
123.
216© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
217
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
fut. D’où l’importance de la notion de baroque, car elle nous permet
de ne pas nous livrer à de fausses considérations morales et
d’envisager l’œuvre selon des critères plus justes, c’est-à-dire de
définir une idéologie à partir d’une esthétique et non le contraire.
L’idéologie de Chapman s’exprime au premier chef dans son
esthétique, notamment par le détournement de topoï classiques.
Dans sa pièce en diptyque, The Conspiracy and Tragedy of
Charles, Duke of Byron, Chapman a choisi d’évoquer la fin de Charles
de Gontaut-Biron, condamné à mort et décapité en 1602, soit six ans
seulement avant la publication de la pièce. Maréchal de France et
gouverneur de Bourgogne, ce favori d’Henri IV fut accusé de complot
contre le roi, et, en dépit de ses dénégations, fut condamné lors d’un
procès expéditif, qui pouvait rappeler à un public anglais celui du
Comte d’Essex en Angleterre, un an auparavant. La première partie de
la pièce de Chapman, The Conspiracy, raconte comment Byron se
laisse tenter par des conspirateurs étrangers avant de tomber aux
genoux de son roi, qui lui pardonne. Dans la deuxième partie, The
Tragedy, Byron se compromet plus avant, est finalement arrêté, jugé,
et condamné. La pièce se place évidemment d’emblée, par son titre,
dans la tradition de la littérature de conspiration, inspirée d’abord par
Salluste et Cicéron, puis devenue au XVIIe siècle en Angleterre un
topos du théâtre politique3.
Je me propose ici de prendre comme point de départ de cette
réflexion sur baroque et héroïsme un passage du début de la pièce,
dans la scène 2 de l’acte I4. C’est dans cette scène que Byron fait sa
première apparition. Avant ce passage, on a vu à l’œuvre divers
personnages à la cour du roi de France Henry IV, notamment le duc
de Savoie et le "malcontent" La Fin. La scène 2 de l’acte I se passe à
Bruxelles, où Byron est en ambassade auprès de l’archiduc Albert,
gouverneur des Provinces espagnoles, pour la signature du traité de
Vervins (1598). Picoté est un gentilhomme français au service
d’Albert, qui amorce la conspiration en tant que telle alors qu’il étale à
terre un tapis qui, dit-il, raconte l’histoire du Romain Catilina :
Enter Picoté, with two other spreading a Carpet.
–––
3
Sur la littérature romaine de conspiration, voir l’ouvrage essentiel de Victoria Emma
Pagàn, qui établit une typologie de ces récits dans la littérature classique, Conspiracy
Narratives in Roman History, Austin : University of Texas Press, 2004.
4
Voir en annexe le passage complet et sa traduction.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Christine Sukic
Picoté
Spread here this historie of Cateline,
That Earth may seem to bring forth Roman Spirits;
Even to his Genial feet; and her dark breast
Be made the clear Glass of his shining Graces,
We’ll make his feet so tender, they shall gall
In all paths but to Empire; and therein
I’ll make the sweet Steps of his State begin.
Exit
(Conspiracy, I. 2. 15-21)
Ce passage apparaît comme l’annonce d’une ekphrasis, technique que
Chapman connaît bien puisqu’il a traduit Homère, et qu’il a même
publié la description du bouclier d’Achille dans une édition distincte
de celle de l'Iliade (Achilles Shield, 1598). Or ici, ce qui aurait pu être
la description de cet objet se limite à "cette histoire de Catilina" (I. 2.
15). Chapman prend même le contre-pied de l’ekphrasis à visée
morale, puisque ce tapis n’est pas censé enseigner à Byron l’art de se
bien conduire à la Cour, mais au contraire, celui de comploter contre
son prince. L’histoire de Catilina est ici tout juste mentionnée, comme
s’il n’était point besoin d’y revenir. Elle est considérée comme un
topos : le nom de Catilina suffit. D’ailleurs, après l’exécution du
Comte d’Essex — un des protecteurs de Chapman, qui y fait allusion
dans la pièce pour le comparer à Byron — le prêtre William Barlowe,
à qui la reine avait demandé de prononcer un sermon à Saint-Paul afin
de faire de cette conspiration une histoire exemplaire, y comparait le
Comte au conspirateur romain5. L’histoire de Catilina était de plus
particulièrement prisée par les auteurs contemporains de Chapman,
puisqu’on sait qu’outre la pièce de Ben Jonson, Catiline his
Conspiracy (1611), il s’en écrivit au moins deux autres aujourd’hui
perdues, l’une par Stephen Gosson (vers 1578) et l’autre par Robert
Wilson et Robert Chettle, Catiline’s Conspiracy (1598). Il n’est pas
surprenant que le personnage de Catilina se retrouve dans plusieurs
pièces. Pour Chapman et Jonson notamment, le thème de la
conspiration était hautement politique, puisqu’il rappelait non
seulement la révolte avortée d’Essex mais aussi la Conspiration des
–––
5
William Barlowe, A Sermon preached at Paules Crosse, on the first Sunday in Lent,
At London: Printed for Mathew Lane, dwelling in Paules Church-yard neere WarlingStreete, 1601.
218© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
Poudres6. Mais chez Chapman, l’utilisation politique de la figure du
conspirateur passe d’abord par une réinvention esthétique.
L’ekphrasis, on le sait, est censée faire parler des images : elle
constitue un discours sur l’art visuel et fait de la peinture une poésie
parlante. Celui qui regarde l’ekphrasis (ou plutôt, qui écoute son
discours) est celui à qui l’on parle, qui regarde et se tait. Or ici,
Chapman a inversé la technique en amorçant la possibilité d’une
ekphrasis qui est immédiatement abandonnée, car c’est le spectateur /
auditeur de l’ekphrasis, Byron, qui se met à parler dès qu’il paraît sur
scène, face à ce tableau constitué par le tapis. Picoté est sorti de scène,
et l’a laissé seul. La figure se tait, et l’œil n’écoute pas du tout. Byron
ne fera allusion au tapis qu’à la fin de ce passage, lorsqu’il aperçoit
ces "coverings rich", destinés uniquement, lui semble-t-il, à dissimuler
la terre à son regard, et à lui faire croire qu’il est au ciel :
[…] wheresoe're I go,
They hide the earth from me with coverings rich,
To make me think that I am here in heaven.
(Conspiracy. 1. 2. 49-51).
Chapman opère donc une inversion de la perspective dans ce passage,
en abandonnant la possibilité d’un avertissement au héros, et en
laissant celui-ci seul avec lui-même. Byron, héros centripète, se
regarde dans le miroir qu’on lui tend, et qu’il voit comme un "centre" :
[…] they follow all my steppes with Music,
As if my feet were numerous, and trod sounds
Out of the Centre, with Apollo’s virtue… (I. 2. 45-7).
Durant toute la pièce, Byron ne va pas cesser de se regarder. Il va luimême proposer une ekphrasis, lorsque, dans The Conspiracy (III, 2),
il décrit une représentation de lui-même, non sous la forme d’un
tableau (médium qu’il récuse) mais d’une statue, qui, dit-il, lui
convient mieux. Cette statue, successivement nommée "my likeness",
"a statuary of mine own", "my image", et "my counterfeit", a pour
unique objet la préservation éternelle de son modèle. Mais cette
–––
6
Pour une interprétation politique de la figure de Catilina chez Chapman et Jonson,
voir John Margeson, "Individualism and order in the Byron plays of Chapman and
Jonson’s Catiline", in Craft and Tradition. Essays in Honour of William Blissett, éd.
H. B. de Groot et Alexander Leggatt, University of Calgary Press, 1990, pp. 111-121.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
219
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Christine Sukic
ekphrasis a pour destinataire celui qui la crée : là encore, la
perspective est tournée vers soi7.
Chapman porte donc sur l’ekphrasis un regard oblique, qui va
jusqu’à l’ironie. Par l’emploi du motif du tapis dans la scène 2 de
l’acte I, il met en œuvre une stratégie ironique du dévoilement et de la
dissimulation : le tapis-ekphrasis est censé dévoiler une facette de
Byron, mais en même temps, il ne fait que dissimuler à Byron la
conspiration qui n’est alors pas la sienne, mais celle qui s’exerce
contre lui. Il y a là une inversion ironique du thème même de la pièce
(la conspiration) qui, par définition, doit s’entourer de secret. Or ici
c’est le conspirateur à qui l’on dissimule certains faits. L’ironie est
patente au début du passage lorsque Picoté évoque les "esprits
romains" que le tapis, "clair miroir", est censé engendrer, alors que
son but dans cette scène est d’amener Byron à la tentation de la
conspiration. Le rôle de Picoté dans cette scène est de nous indiquer
que la direction du regard est faussée. Étalant à terre son tapis, il dit
bien que le rôle qu’il lui assigne n’est pas d’apporter une quelconque
vérité, mais au contraire de la dissimuler : "That Earth may seem…"8.
De même, les entrailles de la terre, matière mystérieuse et sombre,
sembleront visibles et claires, puisque grâce au tapis, Picoté les
transforme en un "clair miroir". La scène est construite comme
pourrait l’être un tableau, avec au centre Byron, personnage ne
regardant que lui-même partout où il tourne son regard, et Picoté qui,
tout en étalant son tapis, indique au spectateur qu’il est inutile d’y
porter le regard. Picoté n’est donc pas un personnage central,
néanmoins un personnage indispensable à la compréhension de la
scène, une de ces "figures de bord de scène" définies par Louis Marin
et qui énoncent "moins ce qui est à voir, ce que le spectateur doit voir,
que la manière de voir"9.
En fait, le regard central de ce "tableau" est celui que Byron
porte sur le tapis, mais dans lequel il ne voit que lui-même. Ce tapismiroir isole encore plus Byron et modifie la signification de cette
"conspiration" du titre qui n’en est pas une au sens strict, puisque
–––
7
Le motif de la statue est peut-être une référence à la statue de Jupiter que regarde
Cicéron alors qu’il prononce sa quatrième adresse au peuple romain dans les
Catilinaires.
8
C'est moi qui souligne.
9
Louis Marin, De la représentation, éd. Daniel Arasse et alii, "Hautes Etudes", Paris :
Gallimard, Le Seuil, 1994, pp. 349-50.
220© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
Byron ne conspire qu’avec lui-même (le personnage de La Fin, dans
la pièce, est un piètre conjuré qui change de camp à la première
occasion)10.
L’ironie est encore accentuée par le fait que le personnage de
Catilina apparaît déjà sous forme ekphrastique au livre VIII de
l’Énéide, au moment où Énée se prépare au combat contre les
Laurentes, et que Vénus apporte à son fils des armes forgées par
Vulcain. Virgile se livre alors à une description des scènes figurées
sur l’orbe du bouclier, en commençant par ces mots : "le bouclier,
ouvrage qu’on ne saurait décrire" (VIII, 625). Mais il enchaîne
pourtant sur la description : "C’était l’histoire de l’Italie et des
triomphes des Romains…" (626-7). Les Enfers sont représentés, et
c’est là qu’apparaît Catilina, à qui s’adresse le poète : "À quelque
distance il ajoute encore les demeures du Tartare, le haut portail de
Dis, les châtiments qui tombent sur les crimes et toi, Catilina,
suspendu à un rocher menaçant, plein d’effroi devant les faces des
Furies ; à l’écart les hommes pieux et Caton leur donnant des lois"
(666-71)11. Chapman réutilise donc le lieu commun classique de
l’ekphrasis, tout en le détournant complètement de sa destination
première. Ce qui est annoncé comme non descriptible puis décrit sur
le bouclier virgilien, c’est l’essence même de l’épopée. Dans le
diptyque de Byron, le tapis-ekphrasis est également "non
descriptible", mais cette fois, véritablement non décrit12. Chapman
emprunte à Virgile le cliché de l’aveu de la représentation impossible,
mais il le fait à d’autres fins que son prédécesseur en appliquant le
cliché à la lettre. En effet, il est désormais impossible de retrouver
cette essence épique que Virgile pouvait encore décrire. Byron, ne
pouvant être un nouveau héros épique, sera Catilina, l’anti-héros
même de la littérature classique. Chapman reconstitue l’aspect
prophétique du bouclier d’Énée, mais en lui donnant une visée anti-
–––
10
Dans sa récente étude sur The Conspiracy and Tragedy of Byron, Gunilla Florby a
aussi noté que ce passage se caractérisait par une utilisation particulière de la
perspective, mais elle y voit plutôt la mise en œuvre d’une anamorphose littéraire, "[a]
memento mori montage submerged beneath the elegant blank verse" (Echoing Texts.
George Chapman’s ‘Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron', Lund
Studies in English 109, Lund University, 2004, pp. 47-8).
11
Virgile, L’Énéide, éd. et trad. Jacques Perret, Paris : Belles Lettres, 1989.
12
On note avec intérêt que Victoria Emma Pagàn utilise le terme "unnarratable » à
propos des récits de conspiration, puisque, dit-elle, ils sont par définition fondés sur le
secret et le refus de dire (Conspicray Narratives in Roman History, op. cit., p. 40).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
221
222
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héroïque13. L’ekphrasis chapmanien devient un simple cliché, motif
en creux censé contenir tout discours sur Catilina, mais qui se révèle
être vide, motif baroque par excellence puisqu’il pointe la nécessité de
trouver de nouvelles formes de représentation. La référence à Catilina
tire aussi toute son ironie dans le fait qu’elle évoque immédiatement
l’orateur Cicéron et ses Catilinaires, sans pour autant susciter de
discours sur le même sujet. L’éloquence cicéronienne demeure ici
muette. Victoria Emma Pagàn a d’ailleurs bien montré l’importance
de ce qui est dit et non dit dans les récits de conspiration, notamment à
propos de la conjuration de Pison telle qu’elle est racontée par Tacite
dans les Annales14.
On peut dire que Chapman tente, dans ses tragédies, et
notamment celle-ci, de tracer les contours d’une figure héroïque dont
il nous dit, tout au long de son œuvre, que sa substance est perdue.
C’est dans sa traduction de l’Odyssée, mais surtout de l’Iliade, qu’il
trouve les critères de l’héroïsme idéal, à l’aune duquel il va pouvoir
estimer la substance de ses propres héros. Que Chapman souscrive
aux critères d’un héroïsme qu’il juge idéal lorsqu’il traduit Homère est
particulièrement évident dans le paratexte qui accompagne ses
traductions. Dans les deux préfaces qu’il adresse à Essex en 1598
(pour les sept premiers livres de l’Iliade et le Bouclier d’Achille), il
met en évidence la vérité contenue dans ce qu’il appelle son écrit
homérique ("Homericall writing"15). Ainsi il va évoquer "l’image de
vérité", le "véritable portrait" ("the true image" ; "the true portraite"16).
En bref, l’œuvre homérique est "the native deduction, image and true
heire of true knowledge". L’œuvre d’Homère lui apparaît donc
comme une sorte de vérité tautologique (c’est la vraie image de la
vraie connaissance) où les lecteurs trouveront le portrait de tous les
héros véritables ayant jamais vécu, "the soules of al the recorded
worthies that ever liv’de"17. Chapman promet même à Essex de
changer le papier de son livre en cristal, afin d’y préserver pour
–––
13
Sur l’aspect prophétique du bouclier d’Énée, voir Antoinette Novara, Poésie
virgilienne de la mémoire. Questions sur l’histoire dans l’Énéide 8, ClermontFerrand, Adosa, 1986, pp. 90-3.
14
Conspiracy Narratives in Roman History, op. cit., pp. 80-85. Victoria Pagàn
rappelle aussi que Plutarque reprend le récit de la chute des conjurés dans l’essai qu’il
consacre à la parole et au silence, De garrulitate (ibid., p. 83).
15
Chapman’s Homer. The Iliad, op. cit., préface à Seaven Bookes of The Iliades, p.
503.
16
Ibid., p. 506.
17
Ibid., p. 503.
222© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
223
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
toujours l’inscription de toutes les grâces de son mécène ("to turne my
paper to Christall, from whence no time shall race the engraven
figures of your graces"18). L’œuvre homérique est donc destinée à des
lecteurs héroïques, ainsi que le confirme le mépris affiché de
Chapman envers ceux de ses lecteurs qui, dit-il, ne savent saisir la
signification de sa traduction. En revanche, dans ses dédicaces, il met
en avant la noblesse et l’héroïsme de ses mécènes.
Par exemple, lorsqu’il publie, en 1616, The Whole Workes of
Homer, Chapman dédie cette publication à la mémoire du Prince
Henry, mort en 1612, et qu’il considère comme un de ses héros,
comme en témoigne la dédicace qui porte ce titre : "To the Imortall
Memorie, of the Incomparable Heroe, Henrye Prince of Wales"19.
Dans la même publication, Chapman évoque l’héroïsme de ses autres
dédicataires : sa dédicace à Robert Cecil, Secrétaire du roi, s’intitule :
"To the right noble and most toward Lord in all the Heroicall vertues,
Viscount Cranborn" ; celle destinée à Thomas Howard : "To the right
noble and Heroicall, my singular good Lord, the Lord of Walden"20.
En revanche, dans l’œuvre théâtrale de Chapman, l’héroïsme
n’a plus la même destination. Ce n’est plus l’œuvre elle-même qui
constitue un miroir de l’héroïsme : le spectateur / lecteur de la pièce
regarde Byron se regarder dans le miroir de son propre héroïsme. Le
spectateur ne peut donc plus porter son regard sur le héros avec une
vision de face, mais il regarde un héros qui se regarde.
Aussi, l’esthétique chapmanienne va-t-elle, non pas tenter la
reconstitution d’un héroïsme fragmenté, mais faire simplement le
constat du fragment et de l’impossibilité de l’unicité héroïque et
poétique. Comme le Shakespeare décrit par Gisèle Venet dans son
"Shakespeare maniériste et baroque ?", Chapman s’adonne à une
"culture de l’emprunt"21, se saisit de codes traditionnels et insère dans
son texte topoï et citations afin de mieux les détourner. Mais il
dépasse le cadre d’un jeu sur les formes qui n’aboutirait qu’à une
"manière" différente. Le contenu, c’est-à-dire la substance héroïque,
–––
18
Ibid., p. 506.
The Whole Workes of Homer (1616), poème dédicatoire au Prince Henry, consulté
sur <http:lion.chadwyck.com> le 30/10/2005.
20
Ibid.
21
"Shakespeare, maniériste et baroque ?", Bulletin de la société d’études angloaméricaines des XVIIe et XVIIIe siècles 55 (2002), pp. 7-25, ici p. 11.
19
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
223
224
Christine Sukic
prime en tant que réalité irreprésentable et prend le dessus sur le
savoir-faire. Chapman construit une esthétique fragmentée dans
laquelle tout est reconnaissable et pourtant, tout est différent. Comme
le dit lui-même Byron dans ce passage, il s’agit d’un "changement"
immuable ("I stand on change", I. 2. 27).
Après l’ekphrasis manquée, Byron entre en scène en
disant : "What place is this? what air? what region?", c’est-à-dire en
prononçant les paroles d’Hercule dans l’Hercule furieux de Sénèque,
au moment où Hercule sort de son accès de colère provoqué par Junon
et qui lui a fait tuer femme et enfants : "Quel est ce lieu, quelle est
cette région, cette partie de l’univers ? Où suis-je ?"22. C’est le
moment où la vue d’Hercule se trouble, où il n’a plus l’impression
d’être lui-même et de comprendre ce qui l’entoure, où tous ses sens
semblent lui échapper. Et de fait, la vue de Byron se trouble aussi,
puisqu’il a perdu le sens. La réalité ne lui est plus perceptible, le tapis
de Picoté la dissimulant à sa vue. La référence à Hercule confirme
ainsi l’échec de l’ekphrasis, que Byron ne peut pas voir : ses sens lui
échappent aussi et sa sensibilité est, en quelque sorte, concentrée
uniquement dans ses pas. Il marche sur l’ekphrasis, et ses pieds
attendris par la douceur de ce tapis doivent le conduire, dit Picoté,
vers les plus hautes marches de l’Etat : "We’ll make his feet so tender,
they shall gall / In all paths but to Empire" (v. 19-20). Dans le même
passage, Byron se voit aussi comme la flèche décochée par Hercule au
soleil, référence au dixième des travaux, celui du troupeau de Géryon,
où le héros, gêné par les rayons du soleil, tire une flèche contre celuici :
[…] like the shaft
Shot at the Sun, by angry Hercules,
And into shivers by the thunder broken
Will I be if I burst… (I. 2. 40-43).
Chapman fait de cette référence une utilisation ironique, puisque le
sujet de la pièce est une conspiration de Byron contre le roi. Et
pourtant, au contraire d’Hercule dans l’Hercule furieux de Sénèque,
Byron n’a commis aucun meurtre et aspire plutôt à l’action, ainsi qu’il
le dit dans ce passage :
[…] To have stuff and form,
–––
22
Hercule furieux, trad. Léon Hermann, Paris, Belles Lettres, 1994, v. 1138-39, p. 46.
224© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
225
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
And to lie idle, fearful, and unus'd,
Nor form, nor stuff shows… (I. 2. 35-37).
Tout au long de la pièce, Byron se voit pourtant comme un nouvel
Hercule. Dans la deuxième partie du diptyque, The Tragedy, il se voit
en sauveur de la France et se compare à Hercule portant la terre :
"Comme Alcide, je suis allé sous la terre, / Et sur ces épaules j’ai
porté le poids de la France" (Tragedy, III. 1. 151-152). De fait, de
l’Hercule de Sénèque, Byron ne garde que la passion colérique, c’està-dire le désir d’action, mais pas l’action elle-même. Après son
arrestation, à la fin de la pièce, il réutilise les mots d’Hercule
envisageant la perte de sa colère comme une perte identitaire : "j’ai
perdu mes armes, ma réputation, mon esprit / Mes amis, mon frère,
mes espoirs, ma fortune, et jusqu’à ma furie" (Tragedy, V. 4. 69-72).
Dans l’Hercule furieux, Hercule disait : "N’ai-je pas désormais perdu
tous mes biens : ma raison, mes armes, ma gloire, mon épouse, mes
fils, mes mains, et jusqu’à ma folie" (v. 1258-1261)23. Si Chapman
utilise ces nombreuses références à Hercule, c’est bien pour évoquer
une figure mythologique à forte substance héroïque. Mais lorsque
Byron paraît sur scène, alors que Picoté vient de sortir, la référence à
Hercule paraît démesurée et met en évidence l’impossibilité de
maintenir une rhétorique héroïque dans un contexte de manipulation
politique. Byron se situe dans l’ostentation de l’action et du
mouvement, mais en même temps, il n’a pas de substance héroïque.
Ce sont les références à l’action — et non pas l’action elle-même —
qui permettent à son personnage d’exister. C’est donc, dans la
définition de ce personnage baroque, l’apparaître qui est la nouvelle
substance de l’être. On peut d’avoir voir là une différence entre Byron
et le Catilina décrit par Salluste qui, en dépit de son statut de
conspirateur, est aussi un valeureux guerrier qui n’hésite pas à se jeter
sur le champ de bataille pour y combattre et y mourir. Chapman ne
donne jamais cette possibilité à son héros.
On le voit dans ce passage, la forme héroïque de Byron
n’existe pas : c’est lui-même qui doit se mettre en scène et créer son
propre héroïsme, non par l’action désormais impossible, mais par la
rhétorique. Cette création verbale passe par une suite de mises en
scènes de soi et de sentences qui visent à affirmer cet héroïsme qui
n’existe que dans le verbe. Paraissant sur scène en Hercule, il se voit
–––
23
Hercule furieux, op. cit., p. 51.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
225
226
Christine Sukic
ensuite comme le centre du monde, puisque, dit-il, Hymen a fait de lui
le temple de "toutes choses mouvantes", c’est-à-dire les sphères :
[…] a man may hear the harmony
Of all things moving? Hymen marries here,
Their ends and uses and makes me his Temple.
(I. 2. 23-5)
La suite de son monologue se concentre d’une part, sur la définition
de sa forme héroïque, et d’autre part sa destruction simultanée : il est
"béni par la grâce" ("blessed", v. 26), ressent du plaisir ("pleasure", v.
29), est soumis à la bonté ("To fear a violent Good", v. 30) ; il est
immortel ("‘Tis immortality", v. 31) et s’élève au ciel ("As if a man
were taken quick to heaven", v. 32) dans la perfection (v. 33). Il se
compare ensuite à un canon (v. 34) et a conscience de sa "matière" et
de sa "forme" héroïques ("To have stuff and form", v. 35). Mais toute
cette substance est donc sujette à une dissolution immédiate : il n’est
pas enfermé dans sa chair ("not to be contained in flesh", v. 29), la
bonté à laquelle il est soumis est violente (v. 30) ; il meurt (v. 31) ; il
éclate (v. 33) ; enfin, il est prêt à éclater en mille morceaux comme la
flèche d’Hercule. La rhétorique byronienne est faite d’expositions
contradictoires d’un héroïsme prêt à s’autodétruire.
C’est, de fait, une rhétorique "immuable dans le changement"
("I stand on change"). Elle contient, en effet, "de la matière, de la
forme" (v. 35), mais elle nie en même temps "toute matière et toute
forme" (v. 37). Plus elle avance, et plus elle disparaît, comme
l’héroïsme de Byron. Cela est dû aussi au fait que Byron, se regardant
être un héros, abandonne la première personne du singulier entre les
vers 28 et 43 et ne pratique plus que la généralité sentencieuse : "‘Tis
Immortality to die aspiring" (v. 31) ou "What will not hold Perfection,
let it burst" (v. 33) ou encore "Happiness / Denies comparison, of less,
or more, / And not at most, is nothing" (v. 38-40). L’action héroïque
étant devenue impossible, l’héroïsme ne se construit plus que sur des
clichés : sentences morales ou comparaisons mythologiques. C’est sur
cette accumulation que se fonde l’identité de Byron.
D’où la nécessité d’inscrire, au sens propre, l’héroïsme sur le
héros lui-même. Ayant dessiné son propre portrait changeant et
immuable, Byron se voit forcé d’inscrire la légende de son propre
emblème : "This shall be written: yet t’was high and right" (v. 44), qui
pourrait être traduit par : "ceci était un héros". Byron se désigne ici
comme héros, car son autoportrait ne suffit pas à la définition de la
226© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
227
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
substance héroïque. Chapman avait d’ailleurs évoqué cette technique
dans un de ses poèmes, The Shadow of Night (1594) en comparant à
des peintres malhabiles, forcés de mettre une légende à leur œuvre, les
hommes qui inscrivent sur leur visage leur titre de noblesse, puisque
leur noblesse n’est qu’apparence24. La nécessité de l’inscription
prouve donc le vide qui se dissimule sous l’apparence héroïque.
L’accumulation de clichés qui s’ajoutent les uns aux autres
sans jamais atteindre à une substance héroïque, mais définissant
uniquement une apparence héroïque, aboutit à la définition d’une
poétique. Par l’utilisation de résidus héroïques issus de la littérature
classique, Chapman fait montre d’un jugement à la fois éthique et
esthétique, selon lequel le modèle de la littérature héroïque classique
n’est plus approprié à la représentation d’un monde où l’héroïsme est
devenu impossible. La mise côte à côte de ces résidus révèle un texte
d’où l’héroïsme est absent, mais où, en même temps, ses traits les plus
généraux demeurent reconnaissables : on n’en voit plus que les
contours ; il est devenu, selon l’expression qu’emploie Byron luimême, un "sépulcre ambulant" (Conspiracy, V. 4. 36), c’est-à-dire une
image vide, un poncif.
L’introduction du mot "baroque" dans la définition de cette
poétique permet d’éviter des erreurs fréquemment commises sur le
texte de Chapman. Le cadre moral de la poétique chapmanienne est
évident : il le rappelle lui-même dans nombre de ses écrits, notamment
par l’utilisation de termes tels que "virtue" ou l’opposition entre la
grandeur sociale et la grandeur morale ("goodness and greatness").
Néanmoins, je ne pense pas qu’il faille définir une esthétique
chapmanienne à partir de sa morale, mais il s’agit au contraire de
définir une morale à partir d’une esthétique. C’est là que se situe,
selon moi, la pertinence du mot "baroque", en tant qu’il définit une
morale à partir d’une esthétique, à savoir, une esthétique qui reflète
cette fameuse "crise de la pensée" dans l’Europe des XVIe et XVIIe
siècles. Le refus de certains critiques de définir une esthétique au
diptyque de Byron avant de se tourner vers la morale a pu leur faire
dire, par exemple, que le plus grand défaut de la pièce était son
–––
24
"Hymnus in Noctem", The Shadow of Night, in George Chapman. Plays and
Poems, éd. Jonathan Hudston, Harmondsworth, Penguin Books, 1998, v. 171-80, p.
229.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
227
228
Christine Sukic
"irrésolution"25. Pour Robert Ornstein, la morale prend le pas sur le
spectaculaire dans la pièce26. Ennis Rees a pensé que Byron avait
"totalement tort"27. Selon Irving Ribner, Byron est plus entaché par le
péché que Bussy D’Ambois, autre héros chapmanien28. Enfin on a
noté les "contradictions", la "complexité" et l’"ambivalence" de la
pièce29. Évidemment, toutes ces remarques ont un fondement dans
l'œuvre, mais elles n’aboutissent, au final, qu’à la reconnaissance
d’une pièce dont on a l’impression de comprendre les contours mais
dont la substance demeure insaisissable. Patricia Demers a, par
exemple, pu parler de "certitude déconcertante" à propos de la pièce30.
Si certitude il y a, c’est que le texte de l'œuvre est reconnaissable,
parce que, comme le dit Didier Souiller dans La Littérature baroque
en Europe, la littérature baroque doit être considérée comme "un seul
texte"31. Si ce texte est identifiable, c’est que la crise de la pensée qui
agite l’Europe à cette époque est commune à tous les pays de cette
Europe d’une culture commune, dénotant une sensibilité commune qui
se construit sur un répertoire commun de topoï issus de la culture
classique et humaniste. Comme l’a bien montré Gisèle Venet,
Chapman part d’une situation nationale — "l’espace de réalité" de la
France contemporaine — mais s’inscrit dans "l’espace en mouvement
au cœur de l’Europe baroque"32.
Dans sa belle étude sur le héros baroque parue en 1973, JeanFrançois Maillard s’interrogeait, à ce propos, sur le danger d’un
"glissement à la notion de baroque éternel, par conséquent de héros
baroque éternel aux avatars réincarnés de siècle en siècle"33. Pour ce
–––
25
Madeleine Doran, Endeavours of Art. A Study of Form in Elizabethan Drama,
Madison, University of Wisconsin Press, 1954, p. 356.
26
The Moral Vision of Jacobean Tragedy, Madison, University of Wisconsin Press,
1960, p. 60.
27
The Tragedies of George Chapman. Renaissance Ethics in Action, Cambridge,
Mass., Harvard University Press, Oxford University Press, 1954, p. 52.
28
Jacobean Tragedy. The Quest for Moral Order, Londres, Methuen & Co., 1962, p.
22.
29
Voir à ce sujet Patricia Demers ("The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of
Byron: The Evaporation of Honour", Renaissance and Reformation 11 (1975), pp. 8596), qui inclut, à la fin de son article, une note très utile sur la réception de la pièce par
les critiques contemporains.
30
"puzzling certainty" (ibid., p. 94).
31
Didier Souiller, La Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988, p. 52.
32
"Temps et espace baroques dans The Conspiracie and Tragedie of Charles, Duke of
Byron", op. cit., p. 119.
33
Essai sur l’esprit du héros baroque, 1580-1640. Le même et l’autre, Paris, A. G.
Nizet, 1973, p. 11.
228© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
229
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
qui concerne le héros baroque chapmanien, le danger semble écarté,
car, dès la fin du XVIIe siècle, en 1681, Dryden condamnait
violemment l’esthétique chapmanienne, dans la préface de sa pièce,
The Spanish Friar. Il n’hésitait pas à parler d’une "masse froide et
terne", d’une "pensée naine habillée de mots gigantesques", d’un
"mélange hideux de fausse poésie", d’un esprit dissimulé sous un "tas
d’ordures", et le tout écrit dans un anglais incorrect34. Réjouissonsnous de cette condamnation, qui indique clairement que les
préoccupations esthétiques de Chapman étaient profondément ancrées
dans son époque, et que son but n’était pas de représenter un héros
classique, mais de montrer, justement, l’impossibilité de le
représenter.
Cette confrontation du début et de la fin du XVIIe siècle
permet de mesurer l’évolution de cette esthétique baroque et d’évaluer
son ancrage dans une époque spécifique. On peut d’ailleurs se
souvenir que Dryden est aussi le premier à avoir employé le terme
"métaphysique" à propos de John Donne, dans un sens péjoratif : "He
affects the metaphysical […] where nature only should reign"35. Là
aussi, l’esthétique du poète ne correspondait plus à cette nature
"classique", ce classicisme défendu par Dryden. Et là aussi, un terme
d’abord péjoratif est devenu un outil critique à part entière, d’abord
par une définition négative, puis de manière positive. Tout comme on
peut comprendre les préoccupations esthétiques de Donne à travers les
critiques de Dryden, on pourrait aussi définir une esthétique baroque à
partir de ce sentiment d’horreur et de dégoût exprimé par un homme
de la fin du XVIIe siècle à propos du théâtre de Chapman.
Le héros baroque, tel qu’il apparaît dans la pièce de Chapman,
se révèle être un cliché de l’héroïsme classique. Byron possède la
forme d’un véritable héros, mais pas, comme Énée ou Achille,
–––
34
"…nothing but a cold, dull mass, which glittered no longer than it was shooting: a
dwarfish thought, dressed up in gigantic words, repetition in abundance, looseness in
expression, and gross hyperboles; the sense of one line expanded prodigiously into
ten; and, to sum up all, uncorrect English, and a hideous mingle of false poetry, and
true nonsense; or, at best, a scantling of wit, which lay gasping for life, and groaning
beneath a heap of rubbish" (Works, éd. Walter Scott et G. Saintsbury, Edimbourg, W.
Paterson, vol. VI, p. 404, cité dans Best Plays of the Old Dramatists. George
Chapman, éd. Wm. Lyon Phelps, Londres, T. Fisher Unwin; New York, Charles
Scribner’s Sons, 1895, p. 16).
35
Cité par Helen Gardner, The Metaphysical Poets, Harmondsworth, Penguin Books,
1957, Introduction, p. 15.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
229
230
Christine Sukic
l’énergie qui donne la capacité de manifester sa véritable nature
héroïque, à savoir l’action. C’est pourquoi, dans ce passage du
diptyque de Byron, la seule possibilité de représentation pour
Chapman est l’utilisation baroque de l’ekphrasis, c’est-à-dire l’appel à
un topos héroïque par excellence — notamment dans la description
des deux boucliers d’Achille et d’Énée — dont la destination première
est niée. C’est au cœur de cette tension entre le topos et son utilisation
que se situe l’esthétique baroque de Chapman et la possibilité de
représenter un "héroïsme moderne", notion désormais oxymorique.
Une des caractéristiques principales de l’ekphrasis classique est ce
que Michael Hochmann appelle la "folie du détail"36. Or Chapman
abandonne ici tout regard sur le détail du portrait héroïque, devenu
invisible et irreprésentable. La vérité du personnage n’apparaît plus
dans la profusion du détail — contrairement à l'une des idées reçues
sur le baroque — mais dans la seule mise en scène d’une enveloppe
vide, unique possibilité de représentation d’une figure oxymorique
qui, motif baroque par excellence, se fait et se défait dans le même
temps, "immuable dans le changement". Les motifs narratifs qui
devraient, normalement, orner le tapis de Picoté ont été gommés (ils
sont mentionnés mais pas narrés) et plus que le tapis, c’est la figure
même de l’ekphrasis qui est motif. C’est la figure de style qui
remplace les éléments narratifs qu’elle aurait dû contenir, la forme qui
importe plus que le fond, l’esthétique qui domine plus que la morale,
c’est enfin l’esthétique — ici, impossibilité de représenter l’héroïsme
— qui tient lieu de morale.
À la fin de la pièce, Byron aura soudain l’intuition de la
condition tragique de son statut héroïque, en se livrant avant sa mort à
une méditation sur l’homme dans laquelle apparaît toute la conscience
baroque de la fragilité de l’existence humaine, représentable
seulement par l’irreprésentable, "A glass of air, broken with less than
breath" (Tragedy, V. 4. 37).
–––
36
Michael Hochmann, "L’ekphrasis efficace. L’influence des programmes
iconographiques sur les peintures et les décors italiens au XVIe siècle", in Peinture et
rhétorique, actes du colloque de l’Académie de France à Rome, 10-11 juin 1993, éd.
Olivier Bonfait, Réunion des Musées nationaux, 1994, pp. 43-76, ici p. 47.
230© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
231
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
Annexe
George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles, Duke of
Byron (1608), I. 2.15-51.
Enter Picoté, with two other spreading a Carpet.
Picoté
Spread here this historie of Cateline,
That Earth may seem to bring forth Roman Spirits;
Even to his Genial feet; and her dark breast
Be made the clear Glass of his shining Graces,
We’ll make his feet so tender, they shall gall
In all paths but to Empire; and therein
I’ll make the sweet Steps of his State begin.
Exit.
Loud Music, and enter Byron.
Byron
What place is this? what air? what region?
In which a man may hear the harmony
Of all things moving? Hymen marries here,
Their ends and uses and makes me his Temple.
Hath any man been blessed, and yet liv'd?
The blood turns in my veins, I stand on change,
And shall dissolve in changing; ‘tis so full
Of pleasure not to be contained in flesh:
To fear a violent Good, abuseth Goodness,
‘Tis Immortality to die aspiring,
As if a man were taken quick to heaven;
What will not hold Perfection, let it burst;
What force hath any Cannon, not being charged,
Or being not discharged? To have stuff and form,
And to lie idle, fearful, and unus'd,
Nor form, nor stuff shows; happy Semele
That died compressed with Glory: Happiness
Denies comparison, of less, or more,
And not at most, is nothing: like the shaft
Shot at the Sun, by angry Hercules,
And into shivers by the thunder broken
Will I be if I burst: And in my heart
This shall be written: yet t’was high and right.
Music again.
Here too? they follow all my steppes with Music,
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
231
232
Christine Sukic
As if my feet were numerous, and trod sounds
Out of the Centre, with Apollo’s virtue,
That out of every thing his each-part touched,
Stroke musical accents: wheresoe're I go,
They hide the earth from me with coverings rich,
To make me think that I am here in heaven.
Traduction française du passage37
Entre Picoté accompagné de deux hommes qui étalent à terre un tapis.
Picoté :
Étalez ici cette histoire de Catilina,
Pour que la terre semble engendrer des esprits romains
À ses pieds même qui créent en marchant, et que ces sombres entrailles
Soient le clair miroir de ses grâces éclatantes ;
Nous rendrons ses pieds si délicats, qu’ils s’écorcheront
Sur toutes les routes, sauf celle de l’Empire, et ainsi
Par moi il chemine pas à pas vers les hautes marches de l’Etat.
Il sort. Une forte musique retentit, et Byron entre.
Byron :
Quel est ce lieu ? Cet air ? Cette région ?
Cet endroit où l’homme entend l’harmonie
De toutes choses mouvantes ? En moi, Hymen unit
Leurs raisons et leurs usages et fait de moi son temple.
Est-ce qu’aucun homme a pu être béni par la grâce et continuer à vivre?
Le sang tourne dans mes veines : immuable dans le changement,
Je me dissoudrai en changeant ; il y a tant
De plaisir à ne pas être enfermé dans la chair ;
Craindre une bonté trop violente c’est faire insulte à la bonté,
C’est être immortel que de mourir en s’élevant,
Comme si un homme était emmené tout vif au ciel.
Ce qui ne peut contenir la perfection devra éclater ;
Quel est le pouvoir d’un canon s’il n’est pas chargé ?
Ou s’il n’est pas déchargé ? Contenir de la matière, de la forme,
Et être là, oisif, craintif, et inutile,
C’est nier toute matière et toute forme. Heureuse Sémélé
Qui mourut embrassée par la gloire ! Le bonheur
N’admet pas la comparaison, du plus ou du moins,
–––
37
Ma traduction.
232© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
233
"'I stand on change and shall dissolve in changing'"
Et s’il n’est pas absolu, n’est rien ; comme la flèche
Que l’Hercule furieux décocha au soleil
Et qui fut brisée en mille morceaux par le tonnerre,
Ainsi serai-je si j’éclate ; et dans mon cœur
On trouvera ces mots écrits : il fut pourtant juste et grand.
Musique à nouveau.
Ici aussi ? Ils suivent tous mes pas en musique,
Comme si mes pieds marchaient en mesure et faisaient jaillir
Des sons de ce centre, comme Apollon qui pouvait,
En touchant de son corps toute chose,
En tirer des notes de musique ; où que j’aille,
Ils dissimulent la terre à mes regards par de riches tapis
Pour me faire croire que je suis ici au ciel.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
233
Le baroque dépravé dans la Duchesse d’Amalfi
de John Webster
Claire GHEERAERT-GRAFFEUILLE
Université de Rouen - Mont-Saint-Aignan
L’art de Webster, c’est depuis T. S. Eliot celui du "crâne sous la
peau"1. En Angleterre et en France on parle depuis longtemps déjà
d’un "Webster baroque". Dès 1972, Ralph Berry rapproche de façon
convaincante l’art de Webster des œuvres artistiques de la ContreRéforme2. Dans l’introduction à la traduction française de la Duchesse
d’Amalfi3, Gisèle Venet met en évidence une esthétique baroque de la
déréliction, symptomatique d’une incertitude métaphysique dont les
personnages de la pièce font l’amer constat. Pour Antonio, "[C]omme
des enfants étourdis qui ne pensent qu’à jouer, / Nous courons après
des bulles soufflées dans l’air" (5.4.81-82). Pour Bosola, "Au jeu de
paume du destin, nous sommes de simples balles / Que les étoiles se
renvoient à leur gré" (5.4.68-69). De telles approches, qui inscrivent
l’œuvre de Webster dans le baroque littéraire européen, restent isolées,
voire oubliées, surtout par la critique anglophone. Ainsi, dans les
travaux les plus récents sur la pièce, on lit fréquemment — et à juste
titre — que le théâtre de Webster sonne le glas de l’aristocratie
féodale, qu’il célèbre le triomphe des valeurs bourgeoises, qu’il met
en avant les vertus de la sphère privée, et qu’il donne à réfléchir sur la
–––
1
T. S. Eliot, "Whispers of Immortality", c. 1920, Collected Poems, London, Faber
and Faber, 1968, p. 55.
2
Voir Ralph Berry, The Art of John Webster, Oxford, Clarendon Press, 1982. Ralph
Berry insiste sur la dimension européenne du baroque, sur son origine italienne et
catholique et sur la nécessité de l’appliquer à l’œuvre de Webster.
3
Voir John Webster, La Duchesse d’Amalfi, trad. et éd. Gisèle Venet, Paris, Les
Belles Lettres, 1992, pp. xi-xxx. C’est à cette édition de la pièce et à cette traduction
que nous nous référons.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
236
Claire Gheeraert-Graffeuille
position des femmes dans la société patriarcale4. Dans tous les cas, la
question du "baroque" demeure en marge du débat : rares sont les
lecteurs de Webster qui s’intéressent à cette question, ou même qui
songent à "tonner contre le baroque", comme si, en vérité, le
"baroque" avait déjà été enterré5. Il est pourtant un aspect de l’œuvre
du dramaturge anglais que cette catégorie européenne de "baroque"
permet de saisir dans toute sa complexité – je veux parler ici de sa
dimension polémique et religieuse. Bien loin d’effacer l’ "anglicité"
de l’œuvre de Webster, comme le craignent ses détracteurs, cette
notion — dont une définition possible renvoie à l’art utilisé pour
reconquérir les âmes au moment de la Contre-Réforme —permet de
mieux cerner l’anti-catholicisme du dramaturge, qui est aussi celui
d’une époque et d’un pays6. C’est un outil heuristique de premier
ordre pour saisir la portée idéologique de l’œuvre de Webster et, plus
généralement, pour mesurer la suspicion dans laquelle l’Angleterre
tient la civilisation catholique à une époque où Rome, "point de mire
de toute l’Europe […] est aussi capitale artistique"7.
Cette enquête ne cherche donc pas à redéfinir le baroque, ni à
démontrer comment l’œuvre de Webster s’inscrit dans l’esthétique
–––
4
Voir Dympna Callaghan, ed., The Duchess of Malfi : Contemporary Critical Essays,
New Casebooks, Houndmills and London, Macmillan, 2000, pp. 1-24.
5
Voir Alison Shell, Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, 15581660 (Cambridge : Cambridge UP, 1999). Le critique pose la question suivante,
centrale pour notre propre enquête: "Why it is that literary critics have been largely
unconscious of the anti-Catholic prejudice which structures a Websterian or
Middletonian vision of evil, and so have performed the illiberal act of perpetuating it"
(56). Voir l’analyse qu’Alison Shell donne de la Duchesse d’Amalfi pp. 53-55 dans ce
même ouvrage.
6
Sur le "préjugé anti-catholique", voir, par exemple, Peter Lake, "Anti-popery: The
Structure of a Prejudice", in Richard Cust and Anne Hughes, eds., Conflict in Early
Stuart England, London and New York, Longman, 1988, pp. 72-106 et Anthony
Milton, "A Qualified Intolerance : The Limits and Ambiguities of Early Stuart AntiCatholicism", in Catholicism and Anti-Catholicism in Early English Texts, ed. Arthur
Marotti, Houndmills and New York, Palgrave, 1999, pp. 85-115.
7
Bertrand Gibert, "L’empreinte de la religion", Le Baroque littéraire français, Paris,
Armand Colin, 1997, p. 49. Pour A. Shell (Catholicism, Controversy and the English
Literary Imagination, op. cit., p. 103), ce préjugé perdure jusqu’à nos jours et
explique pourquoi il existe une telle méfiance autour de la catégorie de baroque:
"neither selective blindness nor the Protestantised aesthetic will be solved until […]
the English Baroque, with all its attendant Catholic implications, becomes as
unproblematic a term for literary critics as it is for architectural historians".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
237
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
baroque — Gisèle Venet et Jean Rousset l’ont très bien fait8. Elle
s’interroge plutôt sur les raisons pour lesquelles Webster recourt à
cette esthétique. Loin de souscrire à l’idéologie catholique véhiculée
par l’art baroque, le dramaturge ne la met en scène que pour mieux la
dénoncer. C’est à ce titre que la Duchesse d’Amalfi, dont l’action se
situe dans les cours italiennes catholiques au début du XVIe siècle,
met à distance la culture baroque, en tant que produit de la ContreRéforme, et à propos de laquelle Victor Lucien Tapie, n’hésite pas à
parler de civilisation "baroque" : "Le baroque, écrit-il, est venu
d’Italie, il continue la Renaissance, mais dans un climat sociologique
tout à fait différent, celui de la grande secousse religieuse de la
Réforme, du triomphe de l’Église et des monarchies"9. Inséparable de
son contexte social et mental, le baroque est "lié à une certaine étape
historique de la sensibilité et de la pensée"10. Entendu dans ce sens,
l’art baroque est inspiré de la religion "post-tridentine", c’est-à-dire
d’après le Concile de Trente (1545-1563)11. C’est une esthétique qui
cherche, par toutes sortes de procédés expressifs, à toucher les sens, à
émouvoir le spectateur et à le persuader. De ce point de vue, la
méfiance de l’Angleterre à l’égard du baroque n’est pas étonnante.
Critiquer l’art baroque est une autre façon d’exprimer son hostilité à
l’égard d’une culture prônée par le pape, celui qu’en terre protestante
on appelle l’Antéchrist.
Dans La Duchesse d’Amalfi, Webster transpose au théâtre les
techniques d’expressivité, d’illusion ainsi que le goût de la mise en
scène, utilisés par les artistes baroques pour persuader et émouvoir. Il
déconstruit ces procédés afin de fustiger le caractère morbide et
diabolique de la "société baroque", au sens où l’entend Tapié12. Sa
dissection des mœurs dépravées du duc de Calabre et de son frère
–––
8
Voir, Gisèle Venet, ed, La Duchesse d’Amalfi, pp. xi-xxx et Jean Rousset, Circé et
le Paon, Paris, Corti, 1954, p. 85 et 137.
9
Voir Victor-L. Tapie, Baroque et classicisme, 1re édition 1957, "Préface de la
présente édition", Paris, Hachette, "Collection Pluriel", 1980, p. 47. Voir aussi V.-L.
Le Baroque, Paris, PUF, [1961]1988, pp. 45-61 et Bernard Chédozeau, Le Baroque,
Paris, Nathan 1989, p. 16.
10
V.-L. Tapié, Baroque et Classicisme, op. cit, 65.
11
Voir V.-L. Tapié, Le Baroque p. 23-24. L’auteur met néanmoins en garde contre
une identification simpliste de la Contre-Réforme au style baroque. Voir aussi B.
Chédozeau, Le Baroque, op. cit., p. 14 : "cet art paraît étroitement lié, après la période
austère des années 1560-1600, à une autre conception de la mise en application des
décrets du Concile de Trente".
12
Voir V.-L. Tapié, Baroque et classicisme, op. cit., p. 50.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
238
Claire Gheeraert-Graffeuille
Cardinal, personnages historiques dont le destin est raconté par
Bandella dans l’une de ses nouvelles13, est avant tout polémique et
vise à stigmatiser le catholicisme comme religion de l’Antéchrist14.
Cependant, l’anatomie de la société baroque à laquelle se livre
Webster n’a pas seulement une visée polémique : par le biais de
plusieurs spectacles enchâssés, le dramaturge représente l’art baroque
comme art du mal et de la mort. Il montre que le trompe-l’œil n’est
pas seulement le symptôme d’une civilisation malade, mais que c’est
une arme dangereuse au service d’une Église et d’un pouvoir
corrompus. Le théâtre du Duc Ferdinand et de Bosola n’est pas l’art
enchanteur de Prospero dans la Tempête (1611) ou l’art cathartique du
médecin Corax dans The Lover’s Melancholy (1629) de John Ford. Le
procédé de mise en abyme utilisé par Webster révèle, au contraire, un
art baroque délétère et diabolique15.
À travers la cour d’Amalfi, Webster met en scène la culture
baroque, italienne et catholique comme un monde d’apparences, un
théâtre dangereux, dans lequel le seul mode d’être possible est celui de
la dissimulation16. Tous ses personnages portent des masques : ce sont
des acteurs, des hyprocrites, pour reprendre le terme grec à
l’étymologie si éloquente. Être courtisan signifie forcément jouer un
rôle, avoir le "visage de l’emploi" (2.1.3), savoir "entortiller sa
cravate d’un air affable" (2.1.7), C’est en tout cas ce qu’enseigne le
–––
13
Une version anglaise est fournie par William Painter dans The Palace of Pleasure
(Londres, 1567). La novella est traduite en français par Belleforest dans ses Histoires
tragiques (1565). Voir Brian Gibbons, ed., The Duchess of Malfi¸ London, Fourth
Mermaid Edition, 2001, pp. xi-xv. Sur le regard paradoxal que les Anglais jettent sur
l’Italie, on peut se reporter par exemple à A. J. Hoenselaars, "Italy Staged in English
Renaissance Drama", Shakespeare’s Italy : Functions of Italian Locations in
Renaissance Drama, ed. Michele Marropodi et als., Manchester, Manchester UP,
1993, pp. 30-48.
14
Ce genre d’approche est suggéré par Alison Shell qui regrette que la dénonciation
du vice dans les revenge tragedies ne soit pas toujours perçue comme une marque
d’anti-catholicisme (Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, op. cit.,
p. 23).
15
Pour une étude approfondie de la pièce, qui n’utilise à aucun moment la notion de
baroque, voir Charles R. Forker, The Skull Beneath the Skin : The Achievement of
John Webster, Carbondale and Edwardsville, Southern Illinois UP, 1986, pp. 296-369.
16
Les critiques sont divisés sur la question des rapports de la cour d’Amalfi avec la
cour jacobéenne d’une part, et les cours italiennes d’autre part. Nous nous rangeons à
l’avis d’A. Shell qui voit dans la pièce de Webster une critique du catholicisme, et non
de la cour d’Angleterre. Voir Catholicism, Controversy and the English Literary
Imagination, op. cit., p. 55.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
239
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
plus doué des intrigants, le malcontent Bosola17, qui choisit de porter
un "vieux costume de mélancolie" (1.2.236), pour servir d’espion au
puissant Duc Ferdinand, puis à son frère, le Cardinal. N’apparaissant
jamais tel qu’en lui-même, Bosola porte aussi de véritables masques.
À l’acte 4, tel Protée, il ne cesse de changer d’identité, se présentant
successivement comme un vieil homme (4.2.133), comme un
fossoyeur (4.2.136) et comme un sonneur public (4.2.200). Les autres
personnages de la pièce considèrent aussi la cour comme une vaste
scène de théâtre et, par conséquent, trouvent naturel de devoir y porter
un masque. Ainsi, lorsqu’il découvre le secret de la duchesse, le même
Ferdinand est résolu de continuer à feindre l’ignorance ("So I will
only study to seem / The thing that I am not", 2.5.82-83). Par la suite,
il fait de la dissimulation la pièce maîtresse de sa stratégie de
vengeance, mettant ses semblables au défi de le percer à jour: " He
that can compass me, and know my drifts, / May say he hath put a
girdle ’bout the world, / And sounded all her quicksands" (3.1.10608). Quant au Cardinal, une réputation brillante lui sert à "donner le
change" ("some such flashes superficially hang on him, for form",
1.2.81-82). Personne ne doit avoir vent de son ancienne alliance avec
Bosola (1.2.165-66).
Il ne fait aucun doute qu’une telle mise en scène de la duplicité
vise à montrer la dépravation sur laquelle la société baroque est
fondée. Webster est "baroque anti-baroque" : tout en jouant sur les
faux-semblants, il veille à orienter le regard du spectateur en l’invitant
à se méfier des apparences trompeuses18. Ainsi, dès la première scène,
avant que les autres personnages n’apparaissent, la flatterie et les
mœurs dissolues des cours italiennes sont fustigées par Antonio, qui
oppose l’opacité et la corruption qui y règnent, à la transparence et à la
vertu de la cour de France, comparée à une fontaine d’où s’écoulent
une eau de pur cristal —"pure silver drops" (1.1.13). De même, dans
les deux premières scènes, de nombreux portraits révèlent la vilenie
des personnages19. Le spectateur comprend aussi d’emblée qu’il n’est
pas besoin d’être honnête pour prêcher la vertu. Malgré son passé
–––
17
Sur l’habit de mélancolie, voir Karin S. Coddon, "The Duchess of Malfi : Tyranny
and Spectacle in Jacobean Drama", The Duchess of Malfi, ed. D. Callaghan, op. cit.
pp. 26-28.
18
Cf. les apartés d’Antonio et de Delio dans l’acte 1, scène 2.
19
Par exemple, 1.1.23-29 (Bosola), 1.2.81-93 (le Cardinal) ; 1.2.96-107 (Ferdinand),
etc.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
240
Claire Gheeraert-Graffeuille
d’assassin au service du Cardinal, Bosola est le "censeur attitré de la
cour" (1.1.24). À ce titre, il rappelle très tôt qu’il ne faut à aucun prix
se fier aux apparences : "There’s no more credit to be given to th’face
/ Than to a sickman’s urine" (1.2.182). Il ne manque pas non plus une
occasion de dénoncer la perfidie du Cardinal, rappelant que "c’est la
voix du diable qui parle par sa bouche" (1.2.118). De la même façon,
Ferdinand, le futur assassin de la duchesse, avertit sa sœur des dangers
de la fête et des masques : "A visor and a mask are whispering rooms /
That were never built for goodness" (1.2.309-10)20. Le comble du
paradoxe est que ces personnages ne manquent pas d’appliquer ces
raisonnements à eux-mêmes. Avec clairvoyance, Bosola se définit
comme "l’enclume du diable, ouatée à souhait", sur lequel ce dernier
forge ses péchés en silence (3.2.390)21. De fait, la satire de Webster est
d’autant plus cinglante qu’elle est prononcée par ceux-là mêmes qui
font le mal et qui jouent avec les apparences. En démontant les
mécanismes de l’art de la dissimulation, le dramaturge rend manifeste
la contradiction même d’une société dans laquelle tout le monde, sans
exception, porte un masque ; c’est là une façon éloquente de suggérer
que l’esthétique baroque contient en elle-même le principe de sa
propre destruction.
Sur le plan dramatique, cette logique baroque de la
dissimulation est le principe même de la tragédie : lorsqu’on évolue
dans la cour d’Amalfi, il n’y a pas moyen d’échapper à sa spirale
destructrice. À aucun moment, les deux frères, Ferdinand et le
Cardinal, ne cherchent à sortir du monde d’apparences trompeuses,
dont ils sont les ordonnateurs. Le cas de Bosola diffère légèrement.
Après la mort de la duchesse, effrayé par le meurtre qu’il vient
d’organiser, il promet, si c’était à refaire, de ne plus échanger la paix
de sa conscience contre tout l’or de l’Europe ; il semble sur le point de
tomber le masque ("off my painted honour", 4.2.414), mais dès qu’il
rencontre le Cardinal à l’acte 5, il se coule à nouveau dans le rôle
d’intrigant et feint de ne rien savoir sur la mort de la Duchesse
(5.2.163-65). Jusqu’à la fin, malgré quelques virevoltes, il se
considère engagé dans une pièce de théâtre et, à ses yeux, la mort
d’Antonio n’est rien d’autre que l’une de ces méprises qu’il a souvent
vues sur scène (5.5.132). Le cas de la duchesse est différent. Elle ne
–––
20
Voir aussi 1.2.274-80.
Il déclare aussi que c’est le diable qui enrobe les forfaits de sucre: "Thus the devil /
Candies all sins o’er ; and what heaven terms vile, / That names he complimental"
(2.1.232-34).
21
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
241
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
choisit la dissimulation et accepte les "règles" de cette société baroque
que par nécessité. Pour elle, la cour est un "théâtre ennuyeux" dans
lequel elle joue un rôle tragique à contrecœur (4.1.108-09)22. Accepter
de vivre sur le mode de l’énigme et du secret, et même prendre
modèle sur les tyrans, voilà la seule conduite possible dans une société
où la vertu et la transparence sont devenues impossibles :
And as a tyrant doubles with his words,
And fearfully equivocates, so we
Are forc’d to express our violent passions
In riddles and in dreams, and leave the path
Of simple virtue, which was never made
To seem the thing it is not. (1.2.449-54)
La duchesse donne ici le ton de toute l’action qui va suivre : les époux
ne pourront vivre que dans la clandestinité et seront obligés d’inventer
des mensonges pour tenter d’échapper à la menace du duc Ferdinand
et du Cardinal. À l’acte 3, par exemple, alors que son secret
commence à être éventé, la duchesse allègue qu’Antonio a été
congédié pour avoir mal géré la fortune de la duchesse (3.2.210-14).
C’est ce qu’elle appelle "un noble mensonge" pour protéger l’honneur
(3.2.227). Plus le danger se précise, plus sentiment de révolte devant
cette nécessité de feindre se renforce. Pour la duchesse, il est
insupportable que le vice règne en maître sur scène alors que la vertu
doit se cacher derrière des masques et des tentures : "methinks unjust
actions / Should wear these masks and curtains, and not we" (3.2.199200). Quant à Antonio, au terme de la tragédie, il souhaite mourir pour
échapper à ce qu’il appelle un simulacre de la vie : "to live thus, is not
indeed to live : / It is a mockery and abuse of life" (5.3.60-61). Il
remercie son assassin Bosola de lui permettre de devenir enfin luimême dans la mort. Lorsque celui-ci lui demande qui il est, il répond :
"A most wretched thing, / That only have thy benefit in death, / To
appear myself" (5.4.59-61).
Ce refus final du miroitement baroque des apparences n’a pas
comme seule signification le rejet d’un mal universel. Les images de
dissimulation, les allusions aux tombeaux blanchis de la Bible23, la
–––
22
Voir, par exemple, 4.2.8-9 : "Sit down, / Discourse to me some dismal tragedy".
La duchesse n’est pas dupe de la comédie que lui joue Bosola et reprend l’image
des sépulcres blanchis (Matthieu 23.27) pour souligner sa duplicité : "Thou dost
blanch mischief, / Wouldst make it white" (3.5.34-35). C’est déjà l’image qu’avait
23
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
242
Claire Gheeraert-Graffeuille
référence au théâtre sont des lieux communs de la propagande anticatholique24, et il faut donc lire la tragédie de la duchesse comme la
critique d’une religion baroque fondée sur la tyrannie des apparences.
Une telle interprétation est confirmée par la caractérisation d’Antonio,
présenté tout au long de la pièce comme un "crypto protestant", voir
même comme un puritain, si l’on en croit les mots de Bosola qui le
qualifie de "precise fellow" (2.4.84) – l’adjective "precise" étant au
début du XVIIe siècle synonyme de "puritanical" (OED)25. En outre,
l’intendant vertueux nie le purgatoire (1.2.388), chante les louanges du
mariage (1.2.376-379) tout en rejetant le célibat (3.2.33), ne va à la
messe que pour suivre la mode (5.2.147-48), et exalte la patience dans
la souffrance, ce qui rappelle le discours des protestants persécutés par
Marie Tudor ("O be of comfort, / Make patience a noble fortitude /
And think not how unkindly we are us’d", 3.5.88-90). On entend
aussi, dès le début de la pièce, Antonio brosser un portrait au vitriol du
Cardinal. Non seulement cet ecclésiastique est un "grand courtisan"
(1.2.3) qui cède aux plaisirs du monde — c’est un homme à femmes
(1.2.80), un joueur (1.2.79), un bon danseur (1.2.79) et un homme
habile à l’épée (1.2.80) – mais il est surtout l’agent de l’Antéchrist (le
pape dans la polémique anti-catholique), voire l’Antéchrist lui-même.
C’est un "prélat mélancolique" (1.2.82) — maladie diabolique que
Burton considère comme le "bain du diable"26 — mais aussi un
homme politique infâme, jugé trop corrompu pour devenir un jour
pape (1.2.89), "qui sème sur sa route flagorneurs, entremetteurs,
espions, mécréants et mille autres monstres politiques" (1.2.86-88).
Son pouvoir politique dangereux est souligné à plusieurs reprises : il
persuade par exemple le pape de saisir l’État d’Ancône (3.4.45-48)
avant de procurer ce bien confisqué à Julia (5.1.34-47).
Mais c’est lorsqu’en grand maître du baroque, le cardinal
––––––
utilisée Ferdinand pour parler de la Duchesse : "Methinks her fault and beauty, /
Blended together, show like leprosy, / The whiter, the fouler" (3.3.75-77).
24
Voir A. Shell, Catholicism, Controversy and the Literary Imagination, op. cit., p.
27.
25
Voir, sur ce point, les remarques pertinentes de William Empson, "My Eyes
Dazzle", Essays in Criticism, 14 (1964) reproduit dans G. K. et S. K. Hunter, eds.,
John Webster, op. cit, pp. 296-98.
26
Voir Robert Burton, Anatomie de la mélancolie, trad. Bernard Hoepffner, Paris,
Corti, 2000, 3.4.2.3, pp. 1786-87 : "Le démon est l'agent principal responsable de
cette maladie, car Dieu autorise le démon à s'emparer de ceux que lui-même a
abandonnés […] L'instrument habituel qui lui permet de produire cet effet est
l'humeur mélancolique elle-même, cad Balneum Diaboli, le bain du diable".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
243
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
manipule les apparences que la satire anti-catholique de Webster se
fait la plus mordante. La cérémonie de Notre-Dame de Lorette, dans
laquelle l’ecclésiastique revêt en grande pompe les attributs militaires
et bannit la duchesse (3.4), en constitue l’exemple le plus éclatant.
Dans cette scène, en effet, le dramaturge travestit les excès de la
théâtralité baroque27, au point que religion et représentation se
confondent dans un intermède sans nul doute blasphématoire pour un
catholique. En son temps, l’attaque n’avait d’ailleurs pas échappé au
voyageur italien qu’était Orazio Busino, collaborateur de
l’ambassadeur de Venise en Angleterre28. Ce dernier n’avait rien vu
d’autre dans ce spectacle qu’une mise en cause de la papauté et une
marque de mépris supplémentaire de la part de la nation anglaise:
"And all this was acted in condemnation of the grandeur of the
Church, which they despise and which in this kingdom they hate to
the death" (7 February 1618). Sa réaction scandalisée vient du
traitement blasphématoire que Webster réserve à la religion
catholique29 : la parodie n’en est possible que parce la tragédie se
déroule en Italie et qu’une majorité d’Anglais refusent d’accorder au
catholicisme le statut de religion30. De fait, la "cérémonie" religieuse
(3.4) est décrite comme un mime ("a form of banishment in dumb
show", 3.4.14-15) ; les objets du culte, la croix, la mitre, l’aube,
l’anneau de cardinal (3.4.11) ont le statut de simples accessoires de
théâtre, au même titre que l’épée, le heaume, le bouclier et les éperons
(3.4.12). Le cérémonial, résumé dans une indication scénique, est un
spectacle comme un autre qui anticipe les représentations orchestrées
–––
27
La notion de théâtralité est une notion souvent utilisée par les historiens de l’art.
Voir R. Berry, The Art of John Webster, op. cit., p. 14-15. Cette théâtralité est
frappante dans les édifices religieux, comme à Saint Pierre de Rome, ou encore dans
les sermons qui se font théâtre de la parole
28
"They showed a Cardinal in all his grandeur, in the formal robes appropriate to his
station, splendid and rich, with his train in attendance, having an altar erected on the
stage, where he pretended to make a prayer, organising a procession ; and then they
produced him with a harlot on his knee. […] Moreover he goes to war, first laying
down his Cardinal’s habit on the altar, with the help of his chaplains, with great
ceremoniousness; finally he has his sword bound on and dons the soldier’s sash with
so much panache you could not imagine it better done" (Anglophorida, 1618,
reproduit dans G. K. and S. K. Hunter, eds., John Webster : A Critical Anthology,
Harmondsworth, Penguin, 1969, pp. 31-32).
29
Une telle attitude aurait été impensable si la pièce avait eu pour cadre l’Angleterre
où toute représentation de sujet religieux était interdite Voir J. Barish, The
Antitheatrical Prejudice, op.cit., pp. 158-210.
30
Sur l’idée que la religion catholique est une "anti-religion", voir P. Lake, "AntiPopery : The Structure of a Prejudice", op. cit., pp. 75-76.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
244
Claire Gheeraert-Graffeuille
par Ferdinand et Bosola à l’acte 4. Les ecclésiastiques sont de simples
acteurs qui jouent le rôle du chœur antique (3.4.16-19) ; ils sont les
chantres du vice dissimulé derrière les oripeaux de la vertu (3.4.2036). Quant aux pèlerins, ils deviennent de simples spectateurs, pris en
otage par des prêtres corrompus et pervers. Leur point de vue introduit
cependant des détails intéressants en soulignant, d’une part, la cruauté
et la force d’un tel spectacle baroque (3.4.37-41) et, d’autre part, le
rôle de la papauté dans cette annulation brutale du mariage de la
duchesse (3.4.45-48). Nul doute donc qu’à travers ce genre de mise en
scène parodique, c’est toute la société de cour, italienne et catholique,
que Webster stigmatise. Mais ce spectacle laisse aussi à penser que la
critique ne porte pas seulement sur la "société baroque", mais aussi sur
le médium, c’est-à-dire sur l’art baroque lui même31.
Dans la Duchesse d’Amalfi, la vengeance par le théâtre à
laquelle se livre Ferdinand à l’acte 4 montre le pouvoir et le danger
que représente l’art baroque. Par le procédé de mise en abyme,
Webster met à jour les fondements dépravés de cette esthétique: au
lieu de faire l’éloge du théâtre comme la plupart de ses contemporains,
le dramaturge dénonce au contraire son caractère morbide et délétère.
Pourtant, en théorie le théâtre a une vertu thérapeutique ; c’est ce que
rappelle un domestique à la duchesse avant que les fous ne fassent leur
entrée à l’acte 4, scène 2 :
A great physician, when the Pope was sick
Of a deep melancholy, presented him
With several sorts of madmen, which wild object
Being full of change and sport, forc’d him to laugh,
And so th’imposthume broke : the selfsame cure
The duke intends on you. (4.2.49-54)
Ferdinand reprend le lieu commun de la guérison par le théâtre exposé
par le serviteur, tout en le subvertissant. En choisissant de recourir à
une "médecine radicale" ("desperate physic", 2.5.33)32, il transforme
la purgation aristotélicienne des passions en un sacrifice sanglant :
–––
31
Sur la question de la théâtralité, voir Andrea Henderson, "Death on Stage, Death of
the Stage : The Antitheatricality of The Duchess of Malfi", The Duchess of Malfi, éd.
D. Callghan, op. cit., pp. 61-79.
32
Sur les représentations médicales dans la Duchesse d’Amalfi, on peut se reporter à
William Kerwin, "‘Physicians are like Kings’ : Medical Politics and The Duchess of
Malfi", English Literary Renaissance, 28.1 (1998), pp. 95-117.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
245
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
We must not now use balsamum, but fire,
The smarting cupping-glass, for that’s the mean
To purge infected blood, such blood as hers. (2.5.34-36)
En effet, faire couler le sang vicié ne vise pas la guérison de la
duchesse mais sa mort. D’ailleurs, Ferdinand a tôt fait d’avertir son
frère le Cardinal que sa vengeance sera fatale puisque qu’il veut
"mettre en pièces la duchesse" (2.5.42). Ce faisant, il fait subir un
second détournement à la catharsis théâtrale, puisque c’est lui,
concepteur de ce spectacle morbide, qui recherche la guérison. À sa
sœur, il réserve le statut de victime sacrificielle dont le sang versé
pourra apaiser sa fureur : "Tis not [her] whore’s milk that shall quench
my wild fire / But [her] whore’s blood" (2.5.64-65), dit-il au Cardinal,
terrifié par cette rage démesurée (2.5.74-81). Dans cette perspective de
vengeance barbare, la fonction des figures de cire et de la main coupée
devient claire : amener la duchesse au désespoir, ou pour reprendre les
mots de Ferdinand : "To bring her to despair" (4.1.152). Le désespoir
est ici à entendre dans son sens théologique, comme péché
irrémissible condamnant à l’enfer33 — acception par ailleurs
confirmée par la malédiction de Ferdinand ("Damn her !", 4.1.158).
Ainsi, le duc pervertit l’art baroque au point d’inverser sa vocation
d’encouragement à la piété. Le théâtre, loin d’élever l’âme, est un art
du désespoir et un instrument de torture — et c’est bien comme cela
que le considère la duchesse, lorsqu’elle déclare, avant de subir le
supplice de la ronde des fous : "let them loose when you please, / For I
am chain’d to endure all your tyranny" (4.2.70-71).
Logique avec lui-même, Ferdinand utilise tous les procédés
expressifs de l’art baroque pour conduire la duchesse au désespoir
puis à la mort. Aidé de Bosola, son metteur en scène, il devient maître
de l’illusionnisme macabre. Lorsque, dans l’obscurité, il lui tend une
main coupée (4.1.55), la duchesse croit serrer la main d’Antonio : "
here is a hand / To which you have vow’d much love : the ring upon’t
/ You gave" (4.2.55-57). Elle embrasse le cadavre avant de découvrir
avec horreur la réalité : "You are very cold. / I fear you are not very
well after your travel. / Ha ! lights : Oh, horrible !" (4.1.66-68). Cet
illusionnisme de l’horreur est délibéré ; c’est le résultat d’une mise en
–––
33
"Oh, fie ! Despair ? remember / You are a Christian", 4.1.96-97.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
246
Claire Gheeraert-Graffeuille
scène soignée, des rideaux et des voiles transparents34 ayant été
disposés pour dissimuler les figures de cire. Le leurre est tel que
certaines mises en scène vont jusqu’à accentuer l’effet de trompe-l’œil
suggéré par le texte35 : comme la duchesse, le spectateur croit
véridiques les mots de Bosola et pense qu’Antonio et ses enfants sont
morts – "[Ferdinand] doth present you this sad spectacle / That now
you know directly they are dead" (4.1.77-78). Ce n’est qu’à la scène
suivante, au moment où la duchesse va rendre son dernier souffle que
l’illusion se donne pour ce qu’elle est et que Bosola en virtuose de
l’illusion baroque avoue finalement: "The dead bodies you saw were
but ‘feign’d statues" (4.2.429).
Le deuxième spectacle offert par Ferdinand à sa sœur est une
ronde de fous, censés la rendre folle (4.1.163) et lui donner un avantgoût de l’enfer36. La torture par le théâtre est agression du cœur, du
corps et des sens : "We’ll bell, and bawl our parts, / Till irksome noise
have cloy’d your ears ; / And corrosiv’d your hearts" (4.2.79-81).
Avec l’entrée de Bosola, déguisé en vieillard et jouant le rôle de
fossoyeur, commence la mise à mort de la duchesse. Dans un style
typiquement baroque, il prononce un sermon sur la vanité, afin de
préparer sa victime à la bonne mort ou, pour reprendre les mots de
Bosola, "to mortification" (4.2.206) ; se suivent des images de
décomposition propres à émouvoir l’auditeur (par exemple celle du
corps rongé par les "vers" [4.2.151], qui est aussi un "coffret à poudre
de momies" [4.2.148]) , le rappel du temps qui passe (4.2.157-59) et le
constat de la misère de l’homme. Bosola invite ensuite la duchesse à
se préparer rituellement à la mort (4.2.205-24). Le spectacle se
termine sur l’étranglement de l’héroïne qui passe du statut de
spectatrice à celui de victime. Les cordes qu’on a apportées en même
temps que le cercueil, d’abord présentées comme de simples
accessoires de théâtre, deviennent des instruments d’une torture qui a
lieu sur scène. Lorsque le Cardinal utilise une Bible empoisonnée pour
assassiner Julia (5.2.331-34), la religion est mise au service du
–––
34
"Here is discovered, behind a traverse, the artificial figures of Antonio and his
children ; appearing as if they were dead" (4.1.73-75).
35
"These presentations are but fram’d in wax / By the curious master in that quality, /
Vincentio Lauriola, and she takes them / For true substantial bodies" (4.1.146-50).
36
Le "deuxième fou" donne une description de l’enfer qui fait songer aux tableaux de
Jérôme Bosh: "Hell is a mere glass-house, where the devils are continually blowing
up womens’s souls on hollow irons, and the fire never goes out" (4.2.91-93).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
247
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
meurtre37. Enfin, dans l’étrange cérémonie baroque que Ferdinand a
préparée à sa soeur, le crucifix devient un vulgaire objet de
superstition : "And (the foul fiend more to check) / A crucifix let bless
your neck" (4.2.221-212), un élément de plus dans la satire anticatholique que Webster a choisi de mettre en scène.
Dans un premier temps la réussite de cet art baroque semble
totale ; l’art du désespoir savamment étudié par Ferdinand est suivi
d’effet puisque la duchesse, prenant l’exemple de Portia, est tentée par
le suicide (4.1.93-95) ; désespérée, elle s’imagine endurer les tortures
de l’enfer ("That’s the greatest torture souls feel in hell ; / In hell : that
they must live, and cannot die", 4.1.91-92). Elle maudit le monde
entier et rêve d’un retour au chaos primitif (4.1.128-29). Mais cette
attitude se renverse et l’art de Bosola est mis en échec: pendant la
ronde des fous, la duchesse demeure imperturbable et conserve son
identité, affirmant malgré les circonstances : "I am the Duchess of
Malfy still" (4.2.165). En dépit de toutes les intimidations théâtrales
dont elle fait l’objet, elle n’a pas peur de la mort —"Peace it affrights
not me" (4.2.199) — persuadée que les "portes du ciel" lui sont
ouvertes (4.2.271)38. Sa résistance et sa grandeur héroïques constituent
une critique en actes de l’ars moriendi que Bosola et Ferdinand
utilisent à des fins meurtrières39. L’ironie ici est que l’art baroque du
désespoir finit par ravager ceux qui ont voulu s’en servir comme
d’une arme. À l’acte IV, Ferdinand, lycanthrope, est frappé par la folie
désespérée (5.2.43-49) tandis que le cardinal souffre de mélancolie.
Les deux personnages sont tous les deux persuadés de leur damnation,
comme si leur art délétère avait fini par se retourner contre eux
(5.2.232 et 5.5.1-8) et par les contaminer.
La critique du baroque italien est d’autant plus radicale qu’elle
s’attaque à sa nature même en le considérant comme un art immoral
qui cultive à dessein l’artifice. Cette définition est justement celle de
Bosola, du Cardinal et du Duc, pour qui la beauté existe
–––
37
Sur la rhétorique du poison, voir Mariangela Tempera, "The Rhetoric of Poison in
John Webster’s Italianate Plays", Shakespeare’s Italy : Functions of Italian Locations
in Renaissance Drama, ed. Michele Marropodi et als., Manchester, Manchester UP,
1993, pp. 229-50.
38
Voir aussi 4.2.245-47 : "Who would be afraid on [death] / Knowing to meet such
excellent company / In the other world?"
39
Sur l’attitude tragique singulière de la Duchesse, voir l’analyse de Gisèle Venet (La
Duchesse d’Amalfi, p. xxvi).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
248
Claire Gheeraert-Graffeuille
indépendamment de la morale. Ainsi Bosola élève son habileté à
tromper la duchesse au rang d’œuvre d’art et justifie ainsi sa perfidie
par des raisons esthétiques. Ses actions en trompe-l’œil sont parfaites
et méritent tous les éloges : "And men that paint weeds to the life are
prais’d" (3.2.398); avant même que ne commence la scène de torture,
il esthétise le malheur de la duchesse en lui trouvant plus de grâce
dans ses larmes que dans son sourire (4.1.8-9). De la même façon,
Ferdinand, dans un désir pervers, veut transformer sa sœur en œuvre
d’art et se réjouit de son succès: "Excellent ; as I would wish : she’s
plagu’d in art" (4.1.146). Mais la réussite dans le mal est telle que
même le diable en personne, Ferdinand, éprouvant finalement quelque
dégoût devant la mort cruelle de la duchesse, reproche à Bosola
d’avoir trop bien joué les traîtres — ou pour reprendre ses mots "And,
for my sake, thou hast done much ill well" (4.2.354). Le Cardinal n’est
pas en reste : Silvio le présente comme un artiste du mal qui aurait
"tordu plus de visages en grimaces par sa cruauté que Michel-Ange
n’a peint de sourires" (3.3.61-63). À l’inverse de ses frères, la
duchesse, dès le début de la pièce, se méfie de l’artifice. D’emblée,
elle critique la facticité des cérémonies de mariage et déclare devant
Antonio : "I do here put off all vain ceremony" (1.2.462)40. Il en va de
même de l’art en général, qu’elle considère comme artificiel et œuvre
de mort. Au moment de se marier, elle refuse d’être comparée à la
statue agenouillée au pied de la tombe de son mari : "This is flesh and
blood, sir ; / ’tis not the figure cut in alabaster / Kneels at my
husband’s tomb" (1.2.459-61). Elle est aussi horrifiée par les mots de
Cariola qui lui apprend qu’elle se met à ressembler à son propre
portrait accroché dans la galerie de son palais, suggérant ainsi que l’art
du trompe-l’œil est nécessairement porteur de mort :
Duch. […] Who do I look like now ?
Cari. Like to your picture in the gallery,
A deal of life in show, but none in practice. (4.2.37-39).
Dans cette cour baroque, étouffante et morbide, la seule échappatoire41
reste la nature, évoquée par la duchesse sur le mode pastoral, comme
–––
40
Sur le comportement paradoxal de la duchesse devant les cérémonies, voir James L.
Calderwoord, "The Duchess of Malfi : Styles of Ceremony", Webster : The White
Devil and the Duchess of Malfi, Casebook Series, ed. R. V. Holdsworth, Houndsmill
and London, Macmillan, 1975, pp. 107-09.
41
La tyrannie de la religion catholique est un des lieux communs de la satire anticatholique. P. Lake, "Anti-popery : The Structure of a Prejudice", op. cit., p. 77. Toute
la thématique de l’espionnage et de l’enfermement qui traverse la pièce renvoie donc
encore au "préjugé" anti-papiste décrit par Lake.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
249
"Le baroque dépravé dans La Duchesse d'Amalfi de John Webster"
synonyme de liberté et de vie :
The birds that live i’ th’ field
On the wild benefit of nature live
Happier than we; for they may choose their mates,
And carol their sweet pleasures to the spring. (3.5.25-28)42
Au terme de ce cheminement, l’art baroque apparaît dans la
Duchesse d’Amalfi comme un art dépravé que Webster cherche à tout
prix à mettre distance. La théâtralité baroque sur laquelle repose tout
le processus d’enfermement et la mise à mort de l’héroïne éponyme
est dévoyée. La dissimulation et l’artifice, fondements d’une
esthétique et d’une société mortifères, sont les vecteurs d’une satire
anti-catholique féroce, similaire à celle qui s’exprime dans la
propagande anti-papiste contemporaine. Vue sous cet angle, la notion
de baroque est opératoire et utile : elle permet de relier des formes
esthétiques à une critique idéologique — lien qui n’est pas fait par la
plupart des commentateurs, plus enclins à déterminer la moralité ou le
degré de décadence de la pièce qu’à étudier ses enjeux esthéticopolitiques.
Enfin, et pour suggérer peut-être une des limites de cette satire
websterienne du baroque, on peut se demander dans quelle mesure
une telle critique de la théâtralité baroque, comme art du désespoir et
de la folie, ne se retourne pas contre l’art du dramaturge lui-même : en
plus d’une satire anti-catholique, le dramaturge développe, sur un
mode paradoxal, des arguments anti-théâtraux. En ce sens, la mise en
abyme d’un baroque dépravé dans la Duchesse d’Amalfi constituerait
une attaque implicite contre le théâtre et aurait ainsi sa place dans la
lutte sans merci que se livrent, à la même époque, les défenseurs et les
ennemis du théâtre.
–––
42
Voir aussi 4.2.16-17 : "The robin-redbreast and the nightingale / Never live long in
cages". Sur le refus de l’artifice, voir Catherine Belsey, "Emblem and Antithesis in
The Duchess of Malfi", Renaissance Drama, 11 (1980), pp. 122-23.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans
A Jovial Crew : or, The Merry Beggars :
une dramaturgie baroque?
Athéna EFSTATHIOU-LAVABRE
Université de Versailles – Saint-Quentin
Curate. Best look into yourself, sir. The world's a stage, on which
you
both are actors, and neither to be his own judge.
Touchwood. But he has played many vile and beastly parts in it. Let
him go,
I would see his last exit and hiss him out of it. (IV, 4, 15-18)
Cet extrait de The Sparagus Garden1, comédie écrite par
Richard Brome, en 1635, vers le milieu de sa carrière renvoie au
thème du theatrum mundi2. Cette "métaphore inventée à l'Antiquité
…", est selon Patrice Pavis "généralisée par le théâtre baroque qui
–––
1
Richard Brome, A Critical Edition of Richard Brome’s The Weeding of Covent
Garden and The Sparagus Garden, éd. Donald S. Mc Clure, New York, Garland,
1980, p. 313.
2
"Les stoïciens, les platoniciens et les pères de l'Eglise, plus particulièrement
Epictète, Plotin et Saint Jean Chrysostom, ont comparé la condition de l'homme à
celle d'un acteur, le rôle de la Providence à celui d'un directeur de théâtre, d'un drame
et d'un critique." (p. 343) Jean Jacquot, "Le théâtre du Monde de Shakespeare à
Caldéron," Revue de Littérature Comparée, 31.3 (1957), pp. 341-72. Voir aussi "The
World as Theatre", Frank J. Warnke, Versions of Baroque European Literature in the
Seventeenth Century, New Haven et Londres, Yale University Press, 1972, pp. 66-89.
Pour une étude du thème portant spécifiquement sur les pieces de Brome, voir
Jackson I. Cope, The Theatre and the Dream : From Metaphor to Form in the
Renaissance, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1973. L’auteur
traite notamment de The Queen’s Exchange, The English Moore, The Antipodes et A
Jovial Crew, mais commente aussi dans ses notes The Novella et The Queen and the
Concubine.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
252
Athéna Estathiou - Lavabre
conçoit le monde comme un spectacle …"3 L'œuvre de Richard Brome
offre la vision d'un monde à l'image d'une grande scène. Démocrite,
philosophe rieur, qui a tant marqué les XVIe et XVIIe siècles,
n'affirmait-il pas à cet égard que : "Le monde est théâtre, la vie une
comédie : tu entres, tu vois, tu sors4".
S'il puise dans le genre de la comédie urbaine et de la comédie
des humeurs, il serait néanmoins réducteur de restreindre au seul
héritage jonsonien les influences qui traversent l'œuvre de Richard
Brome. En effet, l'héritage élisabéthain, et notamment l'influence
shakespearienne5, sont tout à fait prégnants. La métaphore du
theatrum mundi imprègne l'œuvre de Shakespeare6 et celle de ses
contemporains. Brome puise dans l'imagination poétique de
Shakespeare. Dans son étude critique récente sur l’auteur, Richard
Brome. Place and Politics on the Caroline stage, Matthew Steggle
écrit :
[…] Brome’s echoes of and direct allusions to plays including King
Lear, Macbeth, The Winter’s Tale, and the histories also mark him
out as an important early inheritor of Shakespeare.7
–––
3
"Theatrum mundi", Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin,
2002, p. 382. Voir aussi en relation étroite avec le théâtre dans le théâtre, "Chapitre 3
: La Révélation", Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française,
(1981), Genève, Droz, 1996, pp. 292-319.
4
“Les Abdéritains, Démocrite, B CXVII. 84 ”, Les Présocratiques, éd. établie par
Jean-Paul Dumont avec la collaboration de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier,
Paris, Gallimard, NRF, 1988, p. 873.
5
Héritage direct de la célèbre tirade prononcée par Jacques dans la comédie
shakespearienne, As You Like It, écrite en 1599 : "All the world's a stage, / And all the
men and women merely players. / They all have their exits and entrances, / And one
man in his time plays many parts, (II, 7, 139-142), As You Like It, éd. Alan
Brissenden, the World’s Classics, Oxford, Oxford University Press, 1994, p. 150. Ce
thème est également repris par Shakespeare dans sa tragédie, Macbeth (1605) : "Life's
but a walking shadow; a poor player, / That struts and frets his hour upon the stage, /
And then is heard no more : it is a tale / Told by an idiot, full of sound and fury, /
Signifying nothing." (V, 5, 24-28) Macbeth, éd. Kenneth Muir, (1951) Londres et
New York, Routledge, 1991, p. 154.
6
Pour l'importance de cette métaphore dans les tragédies shakespeariennes, voir
l'introduction de Gisèle Venet, Temps et vision tragique, 2ème éd. revue et corrigée,
Presses Sorbonne Nouvelle, 2002, pp. 13-14.
7
Matthew Steggle, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage,
Manchester, Manchester University Press, 2004, p. 4.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
253
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
Dans The Antipodes, Brome évoque en effet explicitement
Shakespeare. Le meneur de jeu, Letoy, parle ainsi de sa troupe de
comédiens : "I tell thee, / These lads can act the emperors' lives all
over, / And Shakespeare's chronicled histories, to boot."(I, 2, 66-68)8.
En outre, le recours aux catégories exogènes du baroque, telles
qu'elles ont été définies surtout par la critique française, et notamment
par Claude Gibert-Dubois9, Didier Souiller10, Georges Forestier11, et –
pour ce qui est du théâtre anglais – Gisèle Venet12, permet de
rapprocher Brome de ses contemporains européens. L'usage d'une
telle métaphore, qui ne saurait se limiter à une simple mode, révèle
une manière d'appréhender le monde commune aux dramaturges
européens. Dans Le baroque en Europe et en France, Claude-Gilbert
Dubois écrit :
Chaque pays a […] une littérature nationale, nettement différenciée.
Néanmoins, au-delà de chaque spécification, il est possible de
trouver des caractéristiques communes qui permettent de parler d'un
ordre et d'une esthétique baroques […] Si les littératures manifestent
des tendances visibles à développer la spécificité nationale, et ne
peuvent encore avoir entre elles d'interaction […] il existe un
échange qui s'opère dans l'immédiateté entre les divers pays
européens : c'est celui qui concerne les idées et les formes.13
Le concept abstrait du theatrum mundi se concrétise à travers le
procédé baroque de théâtre dans le théâtre. Les thèmes abordés et les
procédés dramatiques mis en œuvre par Brome de façon récurrente
–––
8
L’édition de The Antipodes utilisée dans cette étude est Richard Brome, The
Antipodes, in Three Renaissance travel plays, (1995) éd. Anthony Parr, Manchester et
New York, Manchester University Press, 1999. Si Letoy se réfère au nom du Barde
pour faire l'apologie de sa troupe, Brome quant à lui, puise selon toute vraisemblance
dans Hamlet avant que ne débute la pièce enchâssée.
9
Voir Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque : profondeurs et apparences, Bordeaux,
Presses Universitaires de Bordeaux, 1993 et Le baroque en Europe et en France,
Paris, Presses Universitaires de France, 1995.
10
Voir Didier Souiller, La littérature baroque en Europe, Paris, Presses
Universitaires de France, 1988.
11
Voir Georges Forestier, Le théâtre dans le théâtre sur la scène française, op.cit.
12
À titre d’exemple voir Gisèle Venet, "L’Angleterre dans l’Europe baroque",
Littératures classiques 36 (1999) : 153-63, "Shakespeare, Maniériste et Baroque?",
Bulletin de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles, n° 55,
novembre 2002, pp. 7-25, et Temps et vision tragique, 2ème éd., op.cit.
13
Claude-Gilbert Dubois, Le baroque en Europe et en France, op.cit., pp. 125, 127128.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
254
Athéna Estathiou - Lavabre
sont communs aux œuvres théâtrales européennes de l'époque. Le
procédé de théâtre dans le théâtre, toujours utilisé par les dramaturges
anglais des années 163014, notamment sous forme de masque15,
connaît un réel engouement chez les dramaturges européens de la
même période. L'Illusion comique16 de Pierre Corneille en est un
illustre exemple, tout comme El Gran Teatro del Mundo Auto
Sacramental Alegórico17 de Pedro Caldéron de la Barca.
Dans l'œuvre bromienne, ce passage de la "métaphore à la
forme " provoque une réflexivité19 endogène, questionnant, sans
jamais théoriser, le théâtre sur lui-même. Il s'inscrit donc une fois
encore bien dans le sillage du Barde, qui, comme le remarque Gisèle
Venet dans Shakespeare : Maniériste et baroque?, "se met en scène
dans les poètes de ses comédies (…) pour commenter son propre
travail sur les mots, ses propres choix, son "art poétique" (…) et
commenter son propre art dramatique…"20 C'est au cœur même des
actions enchâssées, second degré de la fiction, que s'exprime la τέχνη
de Brome, son art. En effet, il n'est pas d'enchâssement qui n'offre en
miniature une certaine Περί Ποιητικής bromienne. A Jovial Crew
18
–––
14
Afin de se rendre compte de l'importance et de la fréquence du procédé dans les
pièces anglaises dès la fin du seizième et pendant le premier tiers du dix-septième
siècle, voir The Show Within : Dramatic and Other Insets. English Renaissance
Drama (1550-1642), éd. François Laroque, vol. 1 et 2, Université Paul-ValéryMontpellier III, Centres d'Études et de Recherches Elisabéthaines, Montpellier, 1992.
15
Voir "2. Court and Kingship", Julie Sanders, Caroline Drama : The Plays of
Massinger, Ford, Shirley and Brome, Londres, Northcote House Publishers, 1999, p.
18.
16
"Année probable de la composition de l'œuvre, créée à la fin de 1635 ou en 1636
sur la scène du théâtre du Marais". Voir Pierre Corneille, L'Illusion comique, éd.
Georges Forestier, Paris, Le livre de Poche, 1987, p. 112.
17
Pour la chronologie ainsi que les dates des pièces de Caldéron se reporter aux
annexes "Chronologie" dans Caldéron, Le Grand théâtre du monde, El Gran Teatro
del mundo, présentation, traduction, notes, annexes, chronologie, et bibliographie par
François Bonfils, éd. bilingue, Paris, GF Flammarion, 2003, pp. 209-229. Voir aussi
tout particulièrement dans l'introduction de cette édition, l'excellente analyse faite de
la métaphore, "Le theatrum mundi ou le succès d'une métaphore", Bonfils, op.cit., pp.
28-37.
18
Emprunté au sous-titre de l’ouvrage de Cope, The Theatre and the Dream : From
Metaphor to Form in the Renaissance, op.cit.
19
Voir A. R. Braunmuller, "Self-conscious dramaturgy and dramatic illusion", in The
Cambridge Companion to English Renaissance Drama, éd. A. R. Braunmuller et
Michael Hattaway (1990), Cambridge, Cambridge University Press, 1999, pp. 81-90.
Voir aussi Pavis, op.cit., p. 10.
20
Voir Gisèle Venet, "Shakespeare, Maniériste et Baroque?", op.cit., p. 20.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
255
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
révèle ainsi la poétique que Brome élabore dès 1636 avec The
Antipodes, où, s'adressant à Peregrine lors du second enchâssement,
Letoy énonce textuellement le terme de méthode en parlant du
masque enchâssé :
Letoy. Observe the matter and the method.
Peregrine. Yes.
Letoy. And how upon the approach of Harmony
Discord and her disorders are confounded. (V, 2, 351-353)
Si, comme l'écrit Pierre Pasquier,
Quoi que l'on fasse, il subsistera toujours une forte disparité
entre la réflexion classique, qui s'est donné pour but d'édifier
une doctrine, de concevoir un véritable modèle dramatique,
voire d'élaborer une poétique officielle, et la méditation
baroque qui préfère la métaphore au concept et ne voit dans la
formalisation théorique qu'une vanité parmi d'autres,21
l'absence de théorie explicite n'exclue pas la présence d'une réelle
méthode lorsqu'il s'agit de mettre une structure en abyme, tel le
recours à un prologue ou encore l'emploi d'une versification rimée.
Quant au procédé de théâtre dans le théâtre, je me propose ici de
l'examiner, en m'appuyant sur A Jovial Crew, or The Merry Beggars,
car la pièce enchâssée y occupe une place tout à fait originale, et ce à
double titre : dans l'œuvre de l'auteur, mais aussi par rapport à
l'esthétique baroque qui la régit.
***
Depuis l’ouvrage remarqué de Martin Butler, Theatre and
Crisis, publié en 1984, où le critique affirmait que A Jovial Crew est
“[…] a truly national play written at a turning-point in the history of
the English stage and the English nation”22, d'autres critiques à sa
suite, tels que Ira Clark23, Michel Bitot24, Julie Sanders25 et plus
–––
21
Pierre Pasquier, La mimèsis dans l'esthétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1995, p.
10.
22
Voir Martin Butler, Theatre and Crisis 1632-1642, Cambridge, Cambridge
University Press, 1984, p. 275. Voir aussi, pp. 269-279.
23
Voir Ira Clark, Professional Playwrights : Massinger, Ford, Shirley, and Brome,
Lexington, Kentucky University Press, 1992, pp. 157-161.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
256
Athéna Estathiou - Lavabre
récemment Matthew Steggle26, ont proposé des lectures analogues.
Ainsi, A Jovial Crew a surtout été analysé à travers le prisme
politique. L'Angleterre se trouve à la veille d'une guerre civile – nous
sommes en 1642, d’après la nouvelle date de la pièce, proposée par
Matthew Steggle27. L'étude du théâtre dans le théâtre et de la mise en
abyme, ainsi que l'analyse du discours métathéâtral que les deux
procédés engendrent, ont donc été négligées, quoiqu'elles ne fussent
pas moins pertinentes. Traitant du "théâtre dans le théâtre" et de la
"mise en abyme", j'emprunte ici volontiers les définitions développées
par Georges Forestier dans Le théâtre dans le théâtre sur la scène
française du XVIIe siècle. Le théâtre dans le théâtre consiste en un
"dédoublement structurel", une pièce dans la pièce, tandis que la mise
en abyme est "un dédoublement thématique". Si le procédé de théâtre
dans le théâtre peut se doubler d'une mise en abyme, établissant "une
correspondance étroite entre le contenu de la pièce enchâssante et le
contenu de la pièce enchâssé"28, il est rare d'assister simultanément à
un dédoublement structurel et thématique, en raison, selon Forestier,
d'une "complexité [qui] dépasse de beaucoup les moyens de la plupart
des dramaturges.29" Pourtant, comme dans l'Hamlet de Shakespeare,
la structure et le contenu sont bien dédoublés dans A Jovial Crew qui
constitue le seul exemple du canon bromien où l'histoire de la pièce
enchâssée reflète celle de la pièce cadre.
L'ingéniosité de Brome réside dans sa manière de choisir la
méthode de la fiction dans la fiction pour examiner le théâtre lato
sensu. Dans A Jovial Crew, le dédoublement thématique et structurel
soulève des questions clefs concernant la notion de mimesis. Brome
met en effet en scène des acteurs fictifs interprétant leurs propres
rôles au sein d'une pièce enchâssée ainsi qu'un spectateur, Oldrents,
24
Voir Michel Bitot, 'Alteration in a commonwealth : disturbing voices in Caroline
drama", Cahiers Elisabéthains, 47 (1995), pp. 79-85.
25
Voir Sanders, Caroline Drama. The Plays of Massinger, Ford, Shirley and Brome,
op.cit. pp. 56-71.
26
Voir Steggle, Richard Brome. Place and Politics on the Caroline stage, op.cit., pp.
163-174.
27
Voir Matthew Steggle, "Redating A Jovial Crew", The Review of English Studies,
New Series, vol. 53., n° 211 (2002), pp. 365-372.
28
Voir Forestier, op.cit., p. 13.
29
Forestier, ibidem.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
257
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
qui assiste à la représentation de sa propre vie et fait ainsi l'expérience
salvatrice de la connaissance de soi à travers l'illusion.
1. Le théâtre dans le théâtre et les " histoires vraies ".
Avant de traiter des enjeux du théâtre dans le théâtre dans A
Jovial Crew, il importe de fournir un synopsis de la pièce.
Oldrents tombe dans une profonde mélancolie, car un
magicien lui prédit que ses filles vont devenir mendiantes. Au
printemps, son intendant Springlove part effectuer un pèlerinage
saisonnier avec un groupe de mendiants qui comprend courtisans,
avocats, soldats et comédiens, et dont il est le meneur. Les deux filles
de Oldrents et leurs prétendants respectifs décident de se joindre à
Springlove et à son équipage. Ils entendent ainsi connaître la vie des
mendiants et purger Oldrents de sa mélancolie, comme si la
réalisation de la prédiction qu'il redoute pouvait le libérer de son
appréhension maladive. Mais les gueux se font arrêter. Ils sont
emmenés devant le juge Clack, qui leur demande de jouer une pièce
pour divertir son ami Oldrents et menace de les châtier s'ils n'y
parviennent pas. C'est ici, à la scène 1 de l'acte 5, que débute le
théâtre dans le théâtre. Le juge Clack propose à Oldrents, spectateur
intérieur tout à fait conscient de son rôle face à ce qu'il sait n'être
qu'une illusion, de choisir la pièce qu'il souhaite voir représentée
parmi quatre titres figurant sur une feuille : The Two Lost Daughters,
The Vagrant Steward, The Old Squire and the Fortune-Teller et The
Beggar's Prophecy.
Oldrents n'est pas dupe. Face à ce choix qui n'en est pas
réellement un, il réplique aussitôt :
Oldrents. All these titles may serve to one play, of a story that I
know too well. I'll see none of them. (V, 1, 293-294)30
Ce refus catégorique témoigne de l'état d'esprit dans lequel se trouve
le personnage : il manifeste la volonté de se divertir, au sens
–––
30
Toutes les citations de A Jovial Crew proviennent de Richard Brome, A Jovial
Crew, éd. Ann Haaker, Londres, Edward Arnold, 1968.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
258
Athéna Estathiou - Lavabre
étymologique, à savoir "tourner, se tourner" de sa propre histoire.
Pour Oldrents le plaisir du spectacle ne réside certainement pas dans
le rapport d'une histoire jouée avec une histoire vécue. Le recours à la
modalité est prégnant. À travers l'emploi du verbe modal "may", dont
la valeur fondamentale renvoie à l'équipossibilité, Oldrents exprime la
probabilité de voir sa propre histoire devenir l'objet de la création
poétique. Le verbe modal "will" établit un lien proche entre le sujet
"I" et le prédicat "see none of them".
À ce stade du pré-enchâssement, Oldrents se résout à choisir
une pièce dont le titre évoque moins sa propre histoire :
Hearty. Then here's The Merry Beggars.
Oldrents. Ay, that; and let'em begin. (V, 1, 295-296)
Le choix de Oldrents représente une certaine ironie dramatique. En
effet, le spectateur fictif, qui ne peut aucunement en être conscient,
vient de choisir d'assister à une pièce de théâtre qui porte le même
titre que celle à laquelle assistent les spectateurs réels : A Jovial Crew
: or, The Merry Beggars. Ce dédoublement homonyme renforce l'idée
selon laquelle Oldrents n'est pas véritablement maître de son propre
destin. Croyant pouvoir échapper à la représentation de sa propre
histoire, il s'apprête pourtant à devenir le sujet mimétique de la pièce
enchâssée. Comme Charlotte Spivack l'a montré à propos du théâtre
dans le théâtre de la période caroléenne, "As the play-within-a play
explores the state of mind of the viewer, it shifts the focus from the
deed as object to the doer as subject"31.
À l'instar des autres spectacles enchâssés bromiens, "the
Merry Beggars" commence par un court prologue, dont la
versification prend ici la forme de pentamètres ïambiques rimés. Le
prologue, joué par le Poète du groupe des gueux, provoque aussitôt
une réplique supplémentaire de la part du spectateur fictif au sujet des
"histoires vraies" :
Poet. To knight, to squire, and to gentles here,
–––
31
Charlotte Spivack, 'Alienation and illusion : the play-within-the-play on the
Caroline stage', Medieval and Renaissance Drama in England in England 4 (1989),
p. 196. Voir pp.195-210 pour tout l’article.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
259
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
We wish our play may with content appear.
We promise you no dainty wit of court,
Nor city pageantry, nor country sport :
But a plain piece of action, short and sweet;
In story true. You'll know it when you see't.
Oldrents. True stories and true jests do seldom thrive on stages. (V,
1, 302-308)
Alors qu'il refusait qu'on lui représente l'une des quatre pièces au
prétexte qu'elles ressemblaient trop à sa propre vie – All these Titles
may serve to one play, of a story that I know too well. I'll see none of
them – Oldrents prétend désormais qu'il est rare que les histoires
vraies soient représentées. Il témoigne donc d'une soudaine incrédulité
face à ce qu'il semblait redouter. Le Poète, représentant de Brome –
qui égratigne au passage les poètes de cour – insiste sur le fait que
l'histoire à laquelle le spectateur intérieur va assister est l'imitation
d'une action vraie. Cette référence à une "histoire vraie" renvoie ici
autant à la notion de "véridique" qu'à celle de "vraisemblable ».
J'entends ici par "vraisemblable" une action qui a lieu sur scène et
dont on conçoit aisément qu'elle puisse avoir lieu dans la vie. Il ne
s'agit donc pas de la définition classique du terme, qui implique le
respect de la bienséance et des trois unités, et notamment la
coïncidence entre le temps de la représentation et le temps de la
fiction. La problématique32 selon laquelle, comme l'exprime Boileau,
"Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable" (Chant III, 48)33
n'effleure pas la sensibilité baroque d'un auteur peu soucieux de la
convenance. Oldrents est donc dans la position qu'occupera Granger
dans Le pédant joué de Cyrano de Bergerac, composé autour de 1645.
La pièce française reproduit un cadre mimétique analogue, où le
spectateur fictif assiste à la représentation d'une histoire véridique.
Les propos de Corbineli font écho à ceux du Poet : "Donc ce que je
–––
32
Voir aussi l'explication de Alexandre Gefen : "Le vraisemblable n'est pas pour
autant le vrai, car la représentation littéraire ne satisfait pas à l'impératif
d'exhaustivité, d'unicité et de réfutabilité qui sont le propre de la vérité au sens
philosophique du terme : […] En somme le vraisemblable relève de la
"vérisimilitude", c'est-à-dire d'une forme d'imitation de la vérité qui substitue au
critère formel et logique la rationalité narrative, et qui remplace l'exigence de
référence propre au vrai par l'exemplarité des mondes possibles à l'intérieur d'un
contexte et d'un intertexte donné." Alexandre Gefen, La mimésis, Paris, GF
Flammarion, 2002, p. 236.
33
Boileau, Art Poétique, 1674, Paris, Larousse, 1988, p. 64.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Athéna Estathiou - Lavabre
désire vous représenter est une véritable histoire et vous la connaîtrez
quand la scène se fermera" (V, 4)34.
Si Oldrents ne réfute pas catégoriquement l'affirmation du
Poète, il la met cependant en question à travers l'usage du syntagme
adverbial "do seldom". Pour lui, il n'est guère probable qu'une chose
aussi rare se produise. En dépit de sa réticence initiale à voir
représentée une pièce dont le titre évoque sa propre vie, il exprime ses
doutes face à la probabilité qu'une histoire vraie puisse être
représentée au théâtre. Les prolégomènes centrés autour de "true
stories" font inévitablement écho au chapitre 9 de la Poétique
d'Aristote. "True stories" rappelle la distinction que le Stagirite fait
entre la vérité historique et la vérité poétique ou, plus précisément,
entre l'historien et le poète :
En effet, l'historien et le poète ne différent pas par le fait qu'ils font
leurs récits l'un en vers l'autre en prose (on aurait pu mettre l'œuvre
d'Hérodote en vers et elle ne serait pas moins de l'histoire en vers
qu'en prose), ils se distinguent au contraire en ce que l'un raconte les
événements qui sont arrivés, l'autre des événements qui pourraient
arriver35.
Dans le cas du prologue enchâssé, le Poète de la pièce imbriquée
s'apparente donc à l'historien d'Aristote, puisqu'il a écrit une pièce qui
"raconte les événements qui sont arrivés". Faut-il donc encore le
considérer comme un poète à part entière? Rappelons simplement que
Brome lui-même n'avait pas la prétention de se considérer comme un
poète, mais comme un faiseur de pièces, comme en atteste cette
citation du prologue de The Damoseille :
Our Playmaker (for yet he won't be calld
Author, or Poet) nor beg to be installd
Sir Lawreat) has sent me out t'invite
Your fancies to a full and cleane delight.36
–––
Cyrano de Bergerac, Le pédant joué, in Théâtre du XVIIe siècle, tome II, éd.
Jacques Scherer et Jacques Truchet, Paris, Gallimard, 1986, p. 821.
35
Aristote, Poétique, 1451b, texte établi et traduit par J. Hardy, (1932), Paris, Les
Belles Lettres, 1985, p. 42.
36
Richard Brome, The Damoiselle or, The New Ordinary, vol. 1 in The Dramatic
Works of Richard Brome, éd. John Pearson, 3 vols, Londres, 1873.
34
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
261
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
Dans le cas présent, la "true story", qui suscite une réflexion
métathéâtrale, appartient néanmoins au champ fictionnel. La pièce
enchâssée n'est vraie qu'en tant qu'imitation de ce qui est vrai au sein
de la fiction proposée par la pièce cadre (elle n'a rien d'historique).
2. Le spectateur fictif et son double scénique : formes de
dédoublement.
Contrairement à Peregrine, qui devient spectateur puis acteur
fictif malgré lui dans The Antipodes, Oldrents est un spectateur
confirmé, qui est entièrement au fait des pratiques scéniques et des
conventions théâtrales de son temps. A contrario de "la scène frontale
à l'italienne […] particulièrement propre aux effets illusionnistes du
trompe-l'œil"37, les théâtres dans lesquels les pièces de Brome sont
jouées représentent un dispositif "non-illusionniste"38. Dupliquant le
dispositif théâtral, son théâtre dans le théâtre n'est pas non plus
illusionniste – à l'exception de The Antipodes pièce dans laquelle,
pour guérir Peregrine de sa mélancolie des voyages, on lui fait croire,
grâce à une pièce de théâtre, qu'il voyage jusqu'aux Antipodes. Dans
A Jovial Crew, Oldrents, pas plus que les spectateurs réels, ne perd
donc jamais de vue son statut de spectateur et ne se laisse jamais
happer par l'illusion.
Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de dédoubler la
structure et le contenu de la pièce cadre, Brome ne se contente pas de
faire raconter l'histoire d'Oldrents par les acteurs fictifs. En plus de
cela, les acteurs de la pièce enchâssée vont interpréter leurs propres
rôles – ce qui est une première pour Brome. La distinction entre la
réalité fictionnelle et le deuxième degré d'illusion occasionné par la
pièce dans la pièce est ainsi abolie. Grâce au théâtre dans le théâtre et
à la mise en abyme, pour emprunter les propos de Georges Forestier,
"la réalité fictionnelle va rejoindre la fiction enchâssée"39.
–––
37
"1. Objets de l’illusion : b. Scénographie," Pavis, op.cit., p. 168.
Voir "Stage Realism", Andrew Gurr, The Shakespearean Stage, 1574-1642, (1992)
3ème éd., Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 180-187.
39
Voir Forestier, op.cit., p. 62.
38
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
262
Athéna Estathiou - Lavabre
Le dédoublement du spectateur intérieur40 dans cette pièce
enchâssée constitue une seconde caractéristique sans précédent dans
l'oeuvre bromienne, et peut-être aussi dans le canon théâtral anglais de
l'époque. Dans la pièce de Brome, le modèle est d'abord copié grâce
au déguisement. Les didascalies indiquent en effet : "A florish. Enter
Patrico, with Lawyer habited like Oldrents."(V, 1, 312.1). L'avocat
n'est jamais explicitement désigné comme Oldrents, mais le costume
suffit pour que l'identification s'opère pour le spectateur fictif comme
pour les spectateurs réels.
Une fois les fondations de la fiction enchâssée posées, la
représentation de cette "histoire vraie" peut véritablement
commencer:
Patrico. Your children's fortunes I have told,
That they shall beg ere they be old.
And will you have a reason why?
'Tis justice in their destiny. – (…)
Your grandfather, by crafty wile
Of bargaining, did much beguile
A thriftless heir of half the lands
That are descended to your hands.
And then by law, not equity,
Forc'd him and his posterity
To woe and shameful beggary.
Lawyer. That was no fault of mine, nor of my children.
(V, 1, 315-318, 320-327)
À travers les notions de "justice" et de "destiny" qui relèvent
davantage du champ sémantique de la tragédie que de celui de la
comédie, Patrico fait peser sur la progéniture de son interlocuteur le
poids des fautes passées de son aïeul : la descendance de l'usurpateur
est condamnée à la mendicité. Voilà ce qui a été dit à Oldrents dès
l'ouverture de la pièce, A Jovial Crew. Cependant, l'histoire de la
pièce primaire n'est pas littéralement reprise dans la pièce secondaire,
où elle se trouve refaçonnée de manière condensée – en raison des
exigences liées à l'étendue de l'action enchâssée, faisant ainsi écho au
souci poétique du Poet que l'action soit "plain, short and sweet" – afin
–––
40
Comme l'explique Forestier, "Le principe du dédoublement du spectateur est simple
: un personnage de la pièce-cadre se voit représenté par un acteur dans la pièce
intérieure." Forestier, op.cit., p. 258.
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"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
de divertir le mélancolique Oldrents. Si le contenu de l'histoire de
Oldrents n'est pas reproduit mot pour mot, la forme de versification ne
l'est pas non plus, car si l'histoire de la pièce cadre est écrite la plupart
du temps en pentamètres ïambiques non rimés, la versification de la
pièce enchâssée est écrite en distiques octosyllabiques rimés, style
auquel Patrico renonce sans hésitation une fois que la pièce intérieure
est interrompue par Oldrents :
Patrico. Since you will then break off our play,
Something in earnest I must say;
But let affected rhyming go.
I'll be no more a patrico.
My name is Wrought-on. Start not. (V, 1, 403-407)
Le théâtre dans le théâtre permet ici à Brome de faire l'apologie du
pentamètre ïambique non rimé à travers les propos du Poète des
gueux. À la scène 2 de l'acte 4 de la pièce, après un épithalame, un
des personnages lui fait remarquer son absence de prosodie :
Hilliard. That's no rhyme, poet.
Poet. There's as good poetry in blank verse, as meter. (IV, 2, 155156)
Le dédoublement ne se limite ni aux vêtements ni aux paroles.
L'acteur fictif pousse ensuite son imitation du spectateur intérieur un
cran plus loin en imitant les gestes de Oldrents. Il calque son attitude
générale, sa gestuelle :
Lawyer walks sadly, beats his breast, & c. To him enter Soldier, like
Hearty, and seems to comfort him. (V, 1, 333, 1-2)
La justesse de cette représentation permet au spectateur fictif
de se rendre à l'évidence :
Oldrents. It begins my story, and by the same fortune-teller that
told me my daughters’ fortunes, almost in the same words.
I know him now. And he speaks in the play to one that
personates me, as near as they can set him forth. (V, 1, 334-337)
Avec A Jovial Crew, Brome montre qu'il fréquente une école
mimétique où la distanciation donne lieu à des jeux de théâtre
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Athéna Estathiou - Lavabre
jubilatoires, et ce même quand il s'agit de représenter de manière
vraisemblable une histoire véridique. En effet, prétendre qu'une
histoire est vraie ne témoigne pas pour autant d'une volonté
illusionniste. Grâce aux divers paliers mimétiques, la fiction est
toujours montrée pour ce qu'elle est. Les comédiens intérieurs jouent
sans jamais chercher à tromper les spectateurs intérieurs, sans jamais
dissimuler le fait qu'ils ne font que jouer. Ils racontent, interprètent
une histoire vraie sans jamais faire croire qu'ils ne font autre chose
que de la raconter, cette histoire. Premièrement, contrairement à ce
qui se passe dans The Antipodes, le spectateur intérieur est
explicitement convié à assister à la représentation. Comment dès lors
imaginer qu'il puisse ne pas être conscient qu'il ne s'agit que d'un
spectacle? Ensuite, la représentation de la pièce enchâssée est
dépourvue de tout procédé de nature à entretenir l'illusion : il n'y a ni
décors ni machinerie.
Si, comme Oldrents le souligne, l'image que lui renvoie
l'acteur fictif n'est pas une copie exacte – "he speaks in the Play to
one that personates me, as near, as they can set him forth" – elle se
situe pourtant à l'endroit précis qui lui confère son pouvoir maximum.
Ayant à la fois un regard critique et distancié vis-à-vis du théâtre, dont
il semble bien connaître les rouages, le modèle contemple sa copie,
qui est, selon l'expression de Pierre Pasquier, "à égale distance de la
similitude et de la dissimilitude, de l'identité totale et de la différence
radicale"41. Une imitation parfaite, trop évidente, n'aurait pas stimulé
la curiosité de son modèle en provoquant sans doute un rejet de sa
part. Elle l'aurait en outre privé du sentiment légitime qu'éprouve tout
être humain qui se considère comme unique en dépit de sa
ressemblance avec les autres. En revanche, une imitation trop
approximative l'aurait sans doute laissé indifférent, car il ne serait pas
parvenu à identifier la représentation de son être. Le dosage doit être
subtil. Dans La mimèsis dans l'esthétique théâtrale et à l'occasion
d'une analyse portant sur le spectateur réel mais pouvant être étendue
ici aux spectateurs fictifs, Pasquier écrit : "seul le respect d'un certain
équilibre entre ressemblance et dissemblance garantit l'effusion du
plaisir esthétique en permettant au spectateur de jouir à la fois de
l'étonnement et du savoir "42. Cette analyse éclaire le sentiment de
plaisir inattendu qu'exprime finalement Oldrents, au grand regret du
–––
41
42
Pasquier, op.cit., p. 30.
Pasquier, op.cit., p. 34.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
265
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
juge Clack qui aurait préféré que son invité s'ennuie autant que luimême afin de pouvoir infliger aux gueux le châtiment qu'il leur a
promis au cas où ils ne parviendraient pas à réjouir ses hôtes :
Clack. How like you it, sir? You seem displeas'd. Shall they be
whipp'd yet? A-hey, if you say the word.
Oldrents. Oh, by no means, sir; I am pleas'd. (V, 1, 338-340)
Contrairement à ce qui se produit dans de nombreuses pièces
enchâssées de la période où – comme Peregrine au dernier acte de The
Antipodes – le spectateur intérieur hésite entre la réalité et l'illusion,
entre le rêve et l'éveil – thème emblématique de la sensibilité baroque
– le recours au théâtre dans le théâtre dans "les joyeux mendiants" de
Brome, permet à Oldrents d'accéder à la connaissance de soi. S'il y
parvient, c'est sans doute parce qu'il n'hésite jamais entre la réalité et
l'illusion, mais reconnaît le rapport consubstantiel qui existe entre les
deux.
3. Le théâtre dans le théâtre : le spectateur fictif et sa guérison.
Lorsque Springlove se joint à l'action imbriquée pour
interpréter son propre rôle vers le dénouement de la pièce intérieure,
Oldrents identifie les paroles de son double scénique comme étant
siennes :
Springlove. Here are the keys of all my charge, sir. And
My humble suit is that you will be pleas'd
To let me walk upon my known occasions this summer.
Lawyer. Fie! Canst not yet leave off those vagancies?
But I will strive no more to alter nature.
I will not hinder thee, nor bid thee go.
Oldrents. My own very words at his departure. (V, 1, 358-364)
Oldrents franchit une étape supplémentaire dans le processus graduel
d'identification à son double scénique. Il passe en effet de "almost in
the same words" à "My own very words". Pourtant, le spectateur
intérieur exagère ici la similitude entre les paroles du comédien et les
siennes, tenues à la scène 1 de l'acte 1, lorsque Springlove informait
Oldrents de son départ. En effet, à la scène 1 de l'acte I, Oldrents
disait "Can there no means be found to preserve life / In thee but
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
266
Athéna Estathiou - Lavabre
wand'ring like a vagabond?" (I, 1, 187-188), ce qui, dans la bouche
de son double devient "Fie!Canst not yet leave off those vagancies?".
Plus loin, la réplique initiale d'Oldrents "I leave you to dispute it with
yourself. / I have no voice to bid you go or stay;" (I, 1, 231-232) se
transforme en "But I will strive no more to alter nature / I will not
hinder thee, nor bid thee go." En entendant les paroles de son double
scénique, le modèle accorde donc plus de véracité à son imitateur qu'il
ne le devrait. Il aurait pourtant été facile pour Brome de faire dire au
double scénique exactement la même chose que son modèle, ce qui
aurait pu créer un effet comique vis-à-vis des spectateurs réels. Il lui
aurait suffi de recopier mot à mot la réplique de la scène 1. Sans
aucun doute volontaire de la part de Brome, cet écart alimente à
nouveau la réflexion métathéâtrale, en livrant des renseignements sur
la conception mimétique de l'auteur. Dans le cas présent, il s'agit de
"faire vrai". Pour atteindre ce but, l'auteur modifie et condense, en
toute conscience, le discours initial. Il faut donc croire que, selon lui,
la représentation exacte n'est pas le moyen le plus approprié pour
"faire vrai". Le vraisemblable se distingue donc bien encore ici du
vrai. Ce qui compte, c'est la représentation de l'esprit, et non pas celle
de la lettre. Et c'est peut-être ce petit écart, qui permet au théâtre dans
le théâtre d'atteindre son but, alors qu'une copie parfaite aurait pu
effrayer le spectateur fictif, qui aurait alors refusé toute identification
:
Oldrents. My daughters and their sweethearts, too. I see
The scope of their design, and the whole drift
Of all their action now with joy and comfort. […]
I must commend their act in that. Pray thee, let's call
'em and end the matter here. The purpose of their play
is but to work my friendship, or their peace with me; and
they have it. (V, 1, 381-383, 388-391)
En saisissant le but de la pièce, grâce à ce processus
d'identification, Oldrents est guéri de sa mélancolie. Comme Charlotte
Spivack l'a montré avec la pièce enchâssée dans The Antipodes, "the
emphasis shifts away from the moral impact of stage plays […]
Probing the inner tensions of the onstage viewer, revealing inner
conflicts, it becomes a means to cure mental aberrations, mainly
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
267
"Richard Brome et le théâtre dans le théâtre dans A Jovial Crew"
melancholy"43. Cette mise en abyme, qui engendre un sentiment de
similitude à travers le dédoublement thématique d'une “ dramaturgie
conjonctive ”44, n'aliène pas le spectateur intérieur. L'imitation, qui ne
se veut pas illusion, ne le piège pas. Au contraire, c'est cette
expérience théâtrale, cette identification distanciée, qui lui permet
d'accéder à la connaissance de soi et de guérir. Ainsi, dans A Jovial
Crew, le théâtre devient-il un véritable outil de réflexion, à l'opposé
de la théorie classique de Jean Chapelain, qui écrivait en 1630 dans sa
Lettre sur la règle des vingt-quatre heures, qu'il faut "ôter aux
regardants toutes les occasions de faire réflexion sur ce qu'ils voient et
de douter de sa réalité"45.
****
La récurrence du théâtre dans le théâtre est telle dans l'œuvre
de Brome que l'on peut considérer ce procédé comme une marque de
fabrique, qui inscrit ses pièces dans le courant de la sensibilité
baroque. Le procédé, s'il est quasi-systématique dans sa mise en
œuvre – introduction musicale suivie d'un prologue, dialogues en vers
rimés, absence de décors – n'est guère systématique sur le plan
mimétique. Il est même irrégulier. Le théâtre dans le théâtre de Brome
s'exprime à travers une diversité du procédé en lien avec la notion de
mimesis. En effet, la mimesis des diverses pièces enchâssées n'est pas
toujours de même nature. Elle diffère notamment en ce qui concerne
le rapport de l'imitation aux notions de véridique, de vraisemblance et
d'illusion. Les pièces enchâssées peuvent être classées en trois
catégories :
1- Représentation vraisemblable d'une histoire véridique sans volonté
illusionniste.
–––
43
Spivack, op.cit., p. 196. Dans A Jovial Crew, la portée morale est néanmoins
présente. Voir Alexander Leggat, Introduction to English Renaissance Comedy,
Manchester, Manchester University Press, 1999, pp. 176-177. Voir aussi "A servantcentred reading of A Jovial Crew" in Steggle, Richard Brome. Place and Politics on
the Caroline stage, op.cit., pp. 163-174.
44
Par opposition à la "nouvelle sorte de dramaturgie disjonctive" dont parle Charlotte
Spivack, lorsque le contenu de la pièce intérieure ne reflète pas celui de la pièce
cadre. Voir Spivack, op.cit., p. 208.
45
Cité dans Marie-Claude Hubert, Les grandes théories du théâtre, Paris, Armand
Colin, 1998, p. 81.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
268
Athéna Estathiou - Lavabre
2- Représentation invraisemblable d'une histoire non véridique avec volonté
illusionniste.
3- Représentation invraisemblable d'une histoire non véridique sans volonté
illusionniste.
Les pièces enchâssées de A Jovial Crew et de The Antipodes
appartiennent respectivement à la première et à la deuxième catégorie
dont elles sont des exemples uniques. Dans A Jovial Crew, l'imitation,
qui s'inspire du véridique et demeure en outre toujours vraisemblable,
ne cherche pas à établir l'illusion, le théâtre étant montré pour ce qu'il
est. Dans The Antipodes, l'imitation, qui ne se fonde sur aucune réalité
et n'entretient pas de relation avec la notion de vraisemblance,
cherche à tout prix à faire plonger le spectateur intérieur dans
l'illusion. Les pièces enchâssées des autres comédies, comme The City
Wit, The English Moor ou The Court Begger, appartiennent à la
troisième catégorie. L'imitation, qui ne se fonde pas plus sur la réalité
qu'elle ne cherche à paraître vraisemblable, ne tente pas d'illusionner
les spectateurs intérieurs. Les pièces cadres, qui ne sont jamais
illusionnistes, connaissent également des degrés de vraisemblance très
divers.
Enfin, les rapports qu'entretiennent les pièces cadres avec
leurs propres pièces enchâssées peuvent également révéler des
disparités sur le plan mimétique, créant ainsi des tensions
dramaturgiques particulièrement dynamiques. Dans The Antipodes, la
pièce enchâssée témoigne d'une volonté manifestement illusionniste
vis-à-vis du spectateur fictif, alors que la pièce cadre ne cherche
aucunement à instaurer ce type de rapport avec les spectateurs réels.
Ces tensions qui engendrent une riche réflexion métathéâtrale
attestent, si besoin était, du caractère profondément baroque de la
dramaturgie bromienne.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans
The Convent of Pleasure de Margaret Cavendish (1668)
Line COTTEGNIES
Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
Préliminaires
Quelque vingt ans après la "querelle du baroque et du
maniérisme" en France, on peut se demander s'il est nécessaire de
rouvrir le dossier, puisque les contours du champ critique semblent
depuis lors s'être stabilisés et chacun paraît y avoir trouvé sa place —
encore un colloque sur "baroque" et "maniérisme", dira-t-on. Les
malentendus, mais surtout les incompréhensions, demeurent et il
paraît bien vain de vouloir encore tenter de les dissiper : chacun est
désormais campé sur ses positions et le dialogue semble bel et bien
rompu entre les tenants de ces notions et leurs adversaires. Les
Anglicistes français, quant à eux, continuent en outre de se heurter au
scepticisme des Anglo-saxons, qui persistent à refuser d'appliquer ces
concepts, relevant selon eux exclusivement de l'histoire de l'art, à la
littérature britannique. En France, au sein même des partisans du
baroque ou du maniérisme, les divergences restent légion : hostilité
des partisans du baroque au "maniérisme", ou l'inverse, périodisation
fluctuante (phase maniériste et/ou baroque contre "âge baroque"…),
contenu conceptuel plus ou moins précis. Georges Forestier, par
exemple, parle volontiers d'"âge" ou d"'époque baroque", mais,
prudent, ne s'étend pas sur la ou les esthétiques sous-jacentes, ni sur
leur périodisation, alors qu'il s'intéresse spécifiquement à la question
de "théâtre dans le théâtre", dans laquelle Claude-Gilbert Dubois et
Didier Souiller voient un élément structurant de l'esthétique du théâtre
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
270
Line Cottegnies
baroque1. Chez les adversaires du baroque et du maniérisme, on
rencontre toujours les mêmes réticences à appliquer à la littérature des
notions qui appartiennent prioritairement au champ de l'histoire de
l'art ou de la musicologie. Déjà Didier Souiller, en 1988, avait pris ses
distances avec la tradition critique formaliste des pères fondateurs en
baroquie comme Jean Rousset et récusait le parallèle entre les beaux
arts et la littérature comme point de départ, pour s'intéresser plutôt aux
perceptions et aux représentations collectives dans la période 15801640 dans la littérature européenne2. Cette démarche lui permettait
ainsi de circonvenir les critiques qui visaient la recherche des
correspondances, parfois hâtives, ou les typologies analogiques entre
beaux arts et littérature; mais il arrivait à des résultats qui n'étaient pas
si éloignés, au fond, de ceux, par exemple, de Jean Rousset ou de
Claude-Gilbert Dubois. Enfin, un malentendu plus récent semble
opposer, en France, les Anglicistes et les spécialistes de littérature
française ou comparée : alors que les premiers s'intéressent aux
méthodes des seconds pour tenter de tester leur validité dans le champ
des littératures anglo-saxonnes, les seconds semblent marquer un
intérêt — dont il est encore trop tôt pour savoir s'il sera durable —
pour le néo-historicisme que les Anglo-saxons appliquent à leurs
littératures, sous l'effet de l'avénement outre-Atlantique du renouveau
des études historicistes, socio-politiques et des "cultural studies"3.
Quelles perspectives aujourd'hui, pour les outils critiques que
sont aussi les notions de maniérisme et de baroque? Ce colloque a été
conçu dans le but de croiser les discours théoriques et les pratiques
selon diverses disciplines (lettres, littérature comparée, philosophie,
anglais). L'idée nous en est venue lors de discussions avec des
étudiants et des collègues, car il reste de bon ton, dans certains
cénacles universitaires, de "tonner contre" le maniérisme et le
baroque, comme le bourgeois de Flaubert contre la Chambre des
–––
1
George Forestier, Le Théâtre dans le théâtre, Genève, Droz, 1996; Claude-Gilbert
Dubois, Le Baroque, profondeur de l'apparence, Paris, Larousse, 1973 et plus
récemment Le Baroque en Europe et en France, Paris, PUF, 1995; Didier Souiller, La
Littérature baroque en Europe, Paris, PUF, 1988.
2
Souiller, op. cit., notamment pp. 12-14.
3
L'ironie extraordinaire est que le présent colloque cherchait à réunir francisants et
anglicistes, au moment même où le département de lettres de l'université de Paris 3
organisait un grand colloque sur les méthodes critiques anglo-saxonnes appliquées au
17e siècle français, néo-historicisme en tête – dialogue de sourds?
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
271
"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
députés4. Quelle "productivité" critique pouvaient encore avoir
aujourd'hui ces concepts critiques pour les nouvelles générations de
chercheurs, à une époque où les approches formalistes n'ont plus la
cote? Nous avons eu envie d'inciter nos invités à réfléchir à cette
question — certains nous offrent une réflexion méthodologique sur les
concepts en présence, d'autres nous montrent comme leur application
pratique peut aider à lire une œuvre littéraire, nous donnant à voir un
art (ou une praxis) de la méthode plutôt qu'un discours
méthodologique en tant que tel.
Étude
Aujourd'hui, grâce à des critiques comme Gisèle Venet (ou
Jean-Pierre Maquerlot), il est possible de dire, du moins en France5,
que l'Angleterre connut elle aussi un "âge baroque", entre 1580 et
1640, même si nombreux sont ceux qui préfèrent encore la notion
indéterminée de "Renaissance", avec le sens fourre-tout que prend ce
terme dans le contexte anglais pour désigner la période qui s'étend de
1550 à la Restauration6. On peut ensuite affiner encore, à la manière
de C.-G. Dubois, en dégageant une sensibilité "maniériste" en
littérature, en prenant garde aux oppositions trop tranchées — car en
–––
4
Le Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1913, article "député" et surtout "époque"
("EPOQUE (la nôtre) : Tonner contre elle. Se plaindre de ce qu'elle n'est pas poétique.
L'appeler époque de transition, de décadence"). On croirait entendre les opposants au
baroque.
5
Jean-Pierre Maquerlot parle quant à lui d'âge maniériste (Shakespeare and the
Mannerist Tradition : A Reading of Five Problem Plays, Cambridge : CUP, 1995);
voir Gisèle Venet, "L'Angleterre dans l'Europe baroque", Littératures classiques, 36
(1999), pp. 153-63, et "Le théâtre au XVIIe siècle", in Histoire de la littérature
anglaise, François Laroque, Alain Morvan, Frédéric Regard, PUF, 1997, pp. 203-79,
en particulier pp. 228-43. Les critiques anglo-saxons qui adoptent cette typologie sont
rares, mais ils existent. Cf. l'étude classique d'Odette de Mourgues, Metaphysical,
Baroqye, and Precieux Poetry, Oxford, Clarendon, 1953, ou un ouvrage comme celui
de Peter Skrine, The Baroque, Literature and Culture in Seventeenth-Century Europe
(Londres : Methuen, 1978). Pour deux synthèses éclairantes sur l'utilisation du
"baroque" en Angleterre, voir F. J. Warnke, "Baroque Once More : Notes on a
Literary Period", New Literary History, 1.2 (1970), pp. 145-62 et Helmut Hatzfeld,
"The Baroque from the Viewpoint of the Literary Historian", Journal of Aesthetic and
Art Criticism, 14.2 (1995), pp. 156-64. Cependant, il faut noter que l'expression
"Baroque age" désigne le plus souvent, dans les pays anglo-saxons, la toute fin du 17e
siècle et la première moitié du 18e siècle et qu'on l'emploie surtout en Angleterre pour
parler de musique et d'arts plastiques.
6
Voir par exemple, The Penguin Book of Renaissance Verse, 1509-1659, eds. David
Norbrook et H. R. Woudhuysen, Allen Lane, The Penguin Press, 1992.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
272
Line Cottegnies
plaquant une périodisation trop stricte sur du vivant, on court le risque
d'invalider tout le paradigme —, courant esthétique qui serait suivi,
avec plus ou moins de continuité, par une sensibilité baroque plus
tardive, avant l'avénement d'une période, après la Restauration de
1660, où l'emporte le goût néo-classique, incarné par un auteur
comme Dryden, le théoricien en Angleterre des unités aux théâtre7.
Aussi utile cette typologie puisse-t-elle être pour appréhender les
grandes mutations esthétiques du siècle, elle présente un certain
nombre de problèmes du fait du lourd travail conceptuel qu'elle
nécessite avec la mise en place de catégories esthétiques et
philosophiques qui s'appuient nécessairement sur les autres
mouvements artistiques et sur l'histoire des idées et des sensibilités, et
fait intervenir la subjectivité du critique dès lors que l'on s'avise de
classer œuvres ou auteurs — la démarche peut alors prendre un tour
axiologique. Si l'utilisation diachronique de ces catégories s'avère
complexe, on peut affiner ce premier modèle en lui imposant une
inflexion qui consiste à d'appréhender l'opposition entre maniérisme et
baroque — non plus comme celle de deux courants esthétiques
successifs — mais comme celle de modalités concurrentes (et existant
dans la synchronie) du discours et de l'imaginaire, comme le font
Gisèle Mathieu-Castellani et Gisèle Venet8. Elles présupposeraient
chacune, dès lors, des traits rhétoriques et stylistiques, esthétiques et
idéologiques propres, une vision du monde et de soi distinctes9. Ainsi,
selon G. Mathieu-Castellani, le discours baroque "asserte sans
modaliser, il est catégorique et impératif. Il cherche l’efficace d’une
parole qui entend à la fois persuader et convaincre"10; le discours
maniériste "ne cherche ni à convaincre, ni à émouvoir; il est sceptique:
–––
7
Cf. Dubois, Le baroque en Europe et en France, op. cit., et G. Venet, "Le théâtre au
XVIIe siècle", op. cit.
8
Cette approche critique ne revient nullement à faire de ces deux notions des concepts
ahistoriques à la manière d'Eugenio d'Ors, car elles restent ancrées dans un moment
historique, la fin du 16e siècle et le 17e siècle. Cf. Eugenio d'Ors, Du baroque, trad.
Agathe Rouart-Valéry, Paris, Gallimard, 2000 [1931]. Voir Gisèle MathieuCastellani, "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et Narcisse", in
Questionnement du baroque, éd. Alphonse Vermeylen, Louvain, Nauwelaerts, 1986,
pp. 51-74; "Marcel Raymond et Jean Rousset, maîtres-pilotes en baroquie; la critique
séminale de Marcel Raymond; Portrait de Jean Rousset en critique amoureux",
Œuvres et Critiques, XXVII. 2 (2002), pp. 153-68, ainsi que "Vision baroque, vision
maniériste", article publié dans ce volume; Gisèle Venet, "Shakespeare, maniériste et
baroque?", BSEAA 17-18, 55 (2002), pp. 7-25.
9
Voir les articles de Gisèle Mathieu-Castellani et de Gisèle Venet dans ce volume
pour deux mises au point éclairantes.
10
Voir "Vision baroque, vision maniériste", ci-dessous.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
il dit le doute, l’incertitude, le suspens, et, comme l’observait Odette
de Mourgues, il manque de conviction. L’énoncé est questionnant,
problématisant toute assertion"11. Derrière ces deux formes de
discours, ce sont deux visions du monde qui s'affirment, l'une fondée
sur l'appréhension totalisante, l'autre sur la perception du
fragmentaire:
C’est bien une vision du monde qui s’inscrit dans l’élection d’un
« style ». Le trait marquant du baroquisme n’est-il pas cette
continuité qui fait saisir l’univers et ses objets, le monde des
hommes, et le sujet, au sein d’un espace qui ignore les limites et
gomme les contours? Celui du maniérisme n’est-il pas le discontinu,
le fragmentaire?12
Même si l'œuvre d'un auteur révèle en général la prédominance de
l'une ou de l'autre, rien n'interdit, en fait, que l'on puisse trouver les
deux "tendances" de l'imaginaire chez le même auteur, selon l'œuvre
— d'autant que l'obéissance aux conventions génériques crée ses
propres contraintes —, voire au sein de la même œuvre13. Il s'agirait
au fond de distinguer deux "manières" de négocier le rapport aux
conventions littéraires, l'une fondée essentiellement sur le jeu, l'autre
sur la capacité d'émouvoir, qui serait liée en dernière analyse à
l'affleurement d'une conscience tragique du monde14.
Cet essai entend analyser l'utilisation du trope du théâtre dans
le théâtre, ou plus largement, de la "mise en abyme", dans une pièce
de Margaret Cavendish (1623-1673), The Convent of Pleasure (1668);
on peut y lire les derniers feux d'une esthétique que selon la
terminologie de G. Venet et de G. Mathieu-Castellani on pourrait
qualifier de "maniériste"15. C'est en connaissance de cause que l'on
utilise ce terme pour qualifier une pièce aussi tardive dans le siècle,
qu'on aurait sans doute plus spontanément pu qualifier de "baroque".
Mais on peut y voir une forme de maniérisme tel qu'il se manifeste
–––
11
Ibid.
Ibid.,
13
C'est l'intuition que développe Gisèle Venet, suivant en cela les pistes évoquées par
Gisèle Mathieu-Castellani dans "Discours baroque, discours maniériste. Pygmalion et
Narcissse" (op. cit.), dans son article, "Shakespeare, maniériste et baroque?" (op. cit)
14
Venet, "Shakespeare, maniériste et baroque?", p. 25.
15
Pour une lecture complémentaire de cette pièce, voir mon article, "Gender and
Generic Bricolage in Margaret Cavendish’s Imaginative Writings : Appropriating
Epicureanism", in Race, Gender and Genre, ed. Celia Daileader, New York,
Routledge, à paraître.
12
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
274
Line Cottegnies
dans l'esthétique de la préciosité, qui reprend comme pour un dernier
tour de piste le jeu vertigineux sur les conventions et les topoi de l'âge
précédent16. Comme on le verra, cette pièce marque en effet avec
excès l'épuisement d'une certaine esthétique fondée sur la variation ad
libitum sur les conventions théâtrales de tout le premier 17e siècle. La
pièce, qui ouvre le second et dernier volume dramatique de
Cavendish, Playes, Never Before Printed, ne fut jamais jouée. Écrite
pendant la guerre civile alors que son auteur est en exil aux Pays-Bas,
elle peut se lire comme un véritable palimpseste du théâtre anglais de
la première moitié du siècle, qui est convoqué de manière presque
frénétique pour se trouver recombiné dans une forme de "patchwork"
intertextuel et citationnel, mais qui finit par tourner à vide : le théâtre
du ressassement, véritable miroir du théâtre, ne mène qu'à la
multiplication de reflets; la pièce thématise son échec à renouveler la
tradition théâtrale dont elle se nourrit, mais se termine paradoxalement
sur une célébration toute baroque, elle, de l'auteur en gloire.
Le terme de mise en abyme a connu une fortune critique que
Gide aurait été bien en peine de prévoir lorsqu'en 1892 il l'appliquait à
la littérature pour désigner un segment dans une œuvre qui reflétait la
structure enchâssante. En 1977, Lucien Dällenbach offrait sa propre
synthèse portant sur les diverses manières dont le processus de
création se reflète dans une œuvre donnée17. Bien qu'il prît Hamlet
comme modèle, le concept s'appliquait particulièrement au roman du
20e siècle, de Gide au Nouveau Roman. Plus récemment, Georges
Forestier prenait ses distances avec la notion pour se concentrer plus
particulièrement sur l'un de ses cas particuliers, celui du "théâtre dans
le théâtre" dans le théâtre français du 17e siècle. Aux Etats-Unis,
James Calderwood s'intéressait, parallèlement, à celle de
"metadrama"18. The Convent of Pleasure apparaît comme un terrain
d'étude particulièrement pertinent pour ce concept, puisque la pièce,
unique de ce point de vue, dans la production dramatique de l'auteur,
met en scène une multiplicité de procédés métatextuels, en fait à peu
près tous les phénomènes que la critique a retenus sous le terme de
"mise en abyme" :
–––
16
C'est ce qu'on voit également à l'œuvre dans la poésie caroléenne communément
désignée sous le terme de "cavalière". Cf. L. Cottegnies, L'Eclipse du regard : la
poésie anglaise du baroque au classicisme, Genève, Droz, 1997, notamment pp. 1324 et 169-79.
17
Le Récit spéculaire, Paris, Éditions du Seuil, 1977.
18
Forestier, op. cit.; James Calderwood, Metadrama in Shakespeare's Henriad,
Berkeley, University of California, 1979.
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"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
1. De nombreuses allusions (indirectes) à d'autres auteurs, à
des pièces du répertoire anglais, ou encore à des genres précis, comme
par exemple le "masque" de cour, qui est convoqué dans le texte; plus
largement le recours à des topoi dramatiques, comme le motif du
travestissement19;
2. Des formes d'autocitation, que ce soit des références
autobiographiques ou des allusions à une ou plusieurs de ses œuvres20;
3. Des exemples de théâtre dans le théâtre, avec des
représentations théâtrales de plusieurs pièces secondes incluses dans
une "fiction" enchâssante.
4. D'autres procédés métadramatiques au sens plus large du
terme, comme de multiples références au théâtre, au jeu de l'acteur, à
la composition, etc.
Tous ces éléments métadramatiques démontrent qu'à l'évidence,
contrairement à ce que l'on affirme un peu vite à propos de Cavendish,
elle avait du théâtre de son siècle une solide connaissance21.
Nombreux sont les critiques à s'être laissé abuser par son apparente
désinvolture, par ses protestations d'ignorance et par le côté fragmenté
de son "théâtre-à-lire". Cavendish non seulement démontre une
–––
19
Un autre topos, immédiatement reconnaissable, est l'utilisation de "tag names",
noms étiquettes qui ont la particularité de figer les personnages dans un état
passionnel ou humoral, ou encore dans leur fonction (comme l'intermédiaire entre la
communauté et l'extérieur, "Madame Mediator"), et que Cavendish hérite de la
tradition jonsonienne : ce topos, plus qu'une mode, est révélateur de sa manière de
construire les personnages qui, comme souvent chez son modèle Jonson, évoluent
peu.
20
Deux personnages importants, Madame Mediator et le bouffon Mimick,
apparaissent dans une autre pièce du même volume, The Bridals, tandis que des
éléments de l'intrigue apparaissent dans d'autres pièces du 16e- 17e siècle – voir par
exemple le mariage forcé à la fin, qui paraît emprunté à Mesure for Measure de
Shakespeare dont le dénouement en demi-teinte aide à mettre la fin du Convent of
Pleasure en perspective.
21
Pour un aperçu de la tradition critique sur l'œuvre de Cavendish, notamment sa
production dramatique, voir L. Cottegnies et Nancy Weitz, eds., Authorial Conquests.
Essays on Genre in the Writings of Margaret Cavendish, introducion, pp. 7-17, et les
articles de Alexandra Bennett (pp. 179-194), Sara Mendelson (pp. 195-212) et Gisèle
Venet (pp. 213-228). Voir notamment l'article de G. Venet, "Margaret Cavendish's
Drama : An Aesthetic of Fragmentation", ibid., pour les nombreux échos au théâtre
shakespearien dans The Convent of Pleasure.
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276
Line Cottegnies
maîtrise de procédés littéraires complexes, mais elle joue aussi du
brouillage et de la contamination entre les pièces dans la pièce et la
pièce cadre — jeux de miroir maniéristes s'il en est, au fil desquels
l'artificialité gagne tout le dispositif théâtral, soulignant la facticité de
l'illusion mimétique. C'est la pièce elle-même, de fait, qui prend un
statut métadramatique, devenant véritable palimpseste.
Il y est question d'une jeune héritière qui, pour rester libre,
décide de fonder un "couvent" laïc pour jeunes femmes désargentées
désirant la suivre dans la voie de la chasteté; un Prince, ayant entendu
parler de notre héroïne, Lady Happy, se fait admettre sous un habit
féminin et séduit cette dernière. La pièce se clôt sur leur mariage et la
dissolution du Couvent. Le sujet même, celui d'une communauté
féminine séparatiste, est déjà de l'ordre du topos théâtral : Cavendish
en avait déjà mis une en scène dans une pièce antérieure, The Female
Academy (1664), où des jeunes filles se retiraient dans une institution,
mais pas de façon définitive comme dans The Convent of Pleasure,
puisqu'elles y apprenaient à devenir de bonnes épouses. La
communauté séparatiste du Convent se distingue, de fait, de plusieurs
pièces de la période précédente où les communautés de femmes
étaient tournées en dérision, car l'utopie féminine y est prise au
sérieux, du moins jusqu'au tout derniers moments du dénouement22 :
The Variety (1647) de William Cavendish, propre époux de Margaret
Cavendish; mais aussi avant cela, Love's Labour's Lost (1598) de
Shakespeare, The Woman's Prize (1649) de Beaumont et Fletcher,
Epicoene (1609) de Jonson, A Bird in a Cage (1633) de Shirley23. De
ce point de vue, Cavendish semble s'être davantage inspirée des
Arcadies féminines des nombreuses pastorales depuis l'Arcadia de
Sidney jusqu'au Shepherd's Paradise de Walter Montagu (1633), où
les communautés de femmes sont des écoles de la préciosité. Il n'est
pas étonnant, dès lors, que le "Couvent" soit un lieu où les femmes
d'adonnent à la comédie et se jouent des pastorales. Le topos du
travestissement trouve au sein de cette intrigue un développement
–––
22
J'ai suggéré ailleurs que cette pièce pourrait se lire comme une expérience
philosophique, où l'auteur imagine une communauté – féminine – obéissant à des
principes strictement épicuriens (cf. "Gender and Generic Bricolage", op. cit.).
23
Pour la dette de Cavendish à l'égard de ses prédécesseurs (hors Shakespeare), voir
Julie Sanders, "'A Woman Write a Play!' Jonsonian Strategies and the Dramatic
Writings of Margaret Cavendish; or, did the Duchess Feel the Anxiety of Influence",
in Readings in Renaissance Women's Drama : Criticism, History, and Performance
1594-1998, eds. S. P. Cerasano and Marion Wynne-Davies, Londres et New York,
Routledge, 1998, pp. 293-305, surtout pp. 298-300.
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"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
inattendu, puisqu'il s'agit d'un double travestissement : le Prince qui
épouse Lady Happy au dénouement se fait admettre au Couvent sous
un habit féminin, mais il prend dans les divertissements pastoraux que
se jouent les dames les rôles masculins, retrouvant ainsi l'habit
masculin. Il est alors le berger courtisant Lady Happy en bergère, puis
Neptune courtisant une divinité des eaux; et c'est sous ces costumes, et
sous cette identité sexuelle, qu'il séduit Lady Happy, sans dévoiler sa
véritable identité avant l'extrême dénouement : le théâtre dans le
théâtre dépassant ainsi ses frontières pour contaminer la pièce cadre.
Car l'originalité de cette pièce est en effet de jouer constamment sur le
brouillage entre pièce cadre et pièces enchassées. Celles-ci
s'organisent en deux volets : le premier est une série de neuf tableaux
"réalistes" qui ont pour thème les maux de la vie conjugale et de la
maternité (Acte III, Scènes 2 à 10). Le second inclut les deux masques
mentionnés plus haut, l'un purement pastoral, l'autre mythologique
(Acte IV, scène 1); ces deux "divertissements" sont entrecoupés de
chants et de ballets et sont clos par un épilogue. Les pièces-dans-lapièce entretiennent avec la pièce cadre une relation complexe. Les
tableaux de l'acte III offrent une représentation cauchemardesque des
embarras du mariage : défilent successivement une femme en proie
aux douleurs de l'accouchement, d'autres, de tous milieux, ruinées ou
battues par un mari alcoolique, une autre encore en deuil de son
enfant, etc. Ces tableaux sidérants servent manifestement à justifier le
choix de Lady Happy de ne pas en passer par le mariage et à conforter
les jeunes femmes dans le choix de la chasteté. En revanche, les deux
"masques" ou "divertissements" de l'acte IV contredisent le discours
de la chasteté en mettant en scène le désir amoureux comme menant
naturellement au mariage — ce qui anticipe le mariage du
dénouement. C'est ainsi par le détour par le théâtre que Lady Happy
fait l'apprentissage de l'amour et subit une forme de "rééducation"
sociale, en étant "convertie" au mariage. Mais la perspective
conservatrice de la reprise en main finale ne saurait tout à fait gommer
l'aspect socialement et esthétiquement transgressif de la méthode par
laquelle on parvient au retour à l'ordre.
Tout d'abord, les "masques" permettent à Cavendish de jouer
sur la notion même de mimesis. Les limites entre la pièce-dans-lapièce et la pièce cadre ne cessent d'être enfreintes. Comme les
tableaux de la vie conjugale, les "masques" paraissent dans un premier
temps nettement séparés de l'intrigue principale par un rideau ou un
volet coulissant, seuil qui marque leur appartenance à un degré de
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
278
Line Cottegnies
mimesis différent. Pour ces "divertissements" qui sont représentés sur
scène, Cavendish, fascinée par l'esthétique du masque Stuart et peutêtre par ce qu'elle aura pu voir sur scène lors de son bref séjour
parisien quelques années plus tôt, imagine des machines complexes
pour faire apparaître et disparaître le décor à volonté : les rochers du
divertissement mythologique s'envolent (243). Mais du point de vue
de l'action, il y a continuité parfaite entre la pièce cadre et les deux
divertissements, pastoral et mythologique. Dès que la "Princesse" est
présentée à Lady Happy, "elle" lui demande la permission de tenir le
rôle de son "serviteur" et de porter l'habit masculin – la vie est théâtre.
Leur relation est ainsi présentée d'emblée comme comme conforme à
un rôle codifié, obéissant à un discours et un scénario pré-établis. On
peut voir ici une réminiscence, sans nul doute, de la mode précieuse
de "l'amour platonique", qui avait fait fureur à la cour d'HenrietteMarie dans les années 1630 et 1640; Cavendish avait brièvement été
Dame de compagnie de la Reine au début de la guerre civile et semble
avoir gardé le souvenir des jeux précieux auxquels celle-ci aimait à
s'adonner avec ses dames de compagnie :
L. Happy. More innocent Lovers never can there be,
Then my most Princely Lover, that's a She.
Prin. Nor never Convent did such pleasures give,
Where Lovers with their Mistresses may live. (229)
Les deux personnages centraux deviennent alors spectateurs de leurs
compagnes qui leur présentent les tableaux de la vie conjugale déjà
mentionnés. Cependant, ces saynètes ne sont pas complètement
séparées de l'intrigue principale. Cavendish leur attribue un numéro de
scène — elles constituent les scènes 2 à 10 de l'acte III —, ce qui les
inscrit dans la continuité de la structure cadre enchâssante, qui, elle,
commence à la scène 1 du même acte. En outre, l'acte se termine
brutalement sur le dernier tableau, offrant ainsi une clôture imparfaite.
Ce procédé a pour effet paradoxal de contaminer les scènes
"principales" de la structure cadre et de souligner leur caractère
artificiel. Le brouillage entre pièce cadre et pièces-dans-la-pièce se
poursuit à l'acte IV. On a déjà noté les rôles que se jouent l'une à
l'autre Lady Happy et la Princesse, lorsque la "vie quotidienne" prend
le théâtre comme modèle. À l'Acte IV, scène 1 — juste après la fin
des tableaux —, Lady Happy entre "comme se parlant à elle-même",
"vêtue en bergère" (234), et dans le contexte, le lecteur-spectateur ne
peut que se demander si le monologue qui suit, à moitié en prose et à
moitié en vers alors que le reste de la pièce est majoritairement en
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
279
"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
prose, doit être perçu comme un moment d'introspection où elle révèle
par le procédé du monologue ses propres sentiments, ou si l'on a à
faire à un discours codé appartenant à une nouvelle fiction au sein de
la fiction, au même niveau que les deux longs "divertissements"
arcadien et mythologique qui suivent. Ainsi, lorsque la "scène
s'ouvre", quelques lignes plus tard, pour marquer le début du
"masque" des bergers, la "Princesse [habillée] en berger" courtise sa
bergère dans la langue codée d'une pastorale en vers, mais à la
différence près qu'il se livre à un éloge non pas de sa beauté, mais de
son intelligence – dans ce passage, Cavendish semble inscrire un
éloge d'elle-même en philosophe naturelle, puisqu'y est célébré l'esprit
audacieux qui s'absorbe dans les mystères de l'univers24. La scène
prend une réflexivité telle que la notion même de mimesis y est
radicalement mise en cause. De même, à la fin de la pastorale, Lady
Happy et la "Princesse" passent brutalement à la prose, comme pour
signifier le changement de statut de leur discours qui, de fait, semble
sortir du cadre — à la manière du bras de la Madonne dans certaines
toiles de Lippi. C'est à ce moment que Lady Happy, toujours en
bergère, confesse sa défaite; elle a été foudroyée par l'amour : "I can
neither deny you my Love nor Person" (237). Cette déclaration
s'applique, on l'aura compris, autant à Lady Happy elle-même qu'à la
bergère dont elle joue le rôle. Le brouillage est total, puisque la source
de cette double énonciation est indécidable. Suit alors un couplet à la
gloire de l'amour conjugal, qui concerne les deux niveaux de la
diégèse :
Prin. In amorous Pastoral Verse we did not Woo.
As other Pastoral Lovers use to doo.
L. Ha. Which doth express, we shall more constant be,
And in a Married life better agree. (237-38)
Cette scène a pour fonction d'offrir un dispositif qui inverse la
proposition initiale de Lady Happy — qui avait postulé la supériorité
de la chasteté sur le mariage. Elle effectue la conversion de l'héroïne
au mariage et prépare ainsi le dénouement. Pourtant, le statut de ces
vers qui concluent le divertissement reste ambigu : rien ne les
distingue, en fait, du discours qui suit, un discours où Lady Happy
laisse tomber le masque de bergère pour expliquer à la "Princesse" les
–––
24
Cavendish est aussi philosophe et publie plusieurs traités sur les grandes questions
de philosophie naturelle. Voir pour une interprétation de ce passage, G. Venet,
"Margaret Cavendish's Drama", op. cit., pp. 224-25.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
280
Line Cottegnies
règles du ballet qui s'annonce. Il s'agit d'une danse autour d'un mât de
cocagne, suivie de l'élection d'un roi et d'une reine des bergers —
scène composite qui renvoie autant à la culture pastorale savante
qu'aux rites de fertilité de la fête populaire :
Let me tell you, Servant, that our Custome is to dance about this
May-Pole, and that Pair which dances best is Crown'd King and
Queen of all Shepherds and Shepherdesses this year : Which Sport if
it please you we will begin. (238)
La subversion de la pastorale par les jeux de carnaval permet
paradoxalement l'irruption, et l'expression, du désir amoureux, et c'est
ce qui mènera à l'échec de l'utopie féminine. Ce passage auto-réflexif
est suivi d'un ballet et de deux épilogues dont il est précisé qu'ils sont
"écrits par mon seigneur le duc" de Newcastle, le propre époux de
Margaret Cavendish, lui-même auteur à ses heures et dont elle inclut
fréquemment les contributions dans ses pièces. En laissant ainsi
apparentes les coutures, elle ne pouvait rendre plus explicite la nature
essentiellement textuelle et surtout intertextuelle de sa pièce. The
Convent of Pleasure est une pièce faite de pièces. Severo Sarduy avait
parlé de la métaphore baroque comme d'une "métaphore au carré",
métaphorisation d'une métaphore première, pour décrire le régime
auto-référentiel de cette forme particulière de métaphore chez
Gongorà25. On pourrait, en transposant son analyse, parler ici de
"théâtre au carré"; et selon la terminologie de Gisèle Venet, il faudrait
sans doute parler ici de fonctionnement maniériste de l'allusion : car il
n'y a pas de hors-texte et le "Couvent" n'est plus qu'une grande scène,
presque claustrophobique, où le théâtre se contemple au miroir du
théâtre. La pièce cadre et les pièces-dans-la-pièce n'en finissent pas de
renvoyer les uns aux autres, au point qu'on finit pas ne plus pouvoir
les distinguer. La pièce est un collage intertextuel, entre allusions,
échos et insertions de segments dramatiques, sans parler de l'inclusion
d'épilogues composés par le Duc de Newcastle, collés tels quels au
milieu du dialogue. On y retrouve ainsi des fragments renvoyant à la
comédie romantique shakespearienne — avec des parallèles explicites
avec Twelfth Night —, à la pastorale de cour, au masque
mythologique et pastoral, à la comédie urbaine, plus satirique, etc. Les
fictions dans la fiction, loin de constituer des interludes, comme
pouvait le laisser penser une première lecture hâtive, constituent en
fait l'intrigue même : comme une boîte optique, elles capturent et
–––
25
Severo Sarduy, Barroco, Paris, Gallimard, 1991 [1975], pp. 193-201.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
281
"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
réfractent la proposition initiale — l'hypothèse d'une communauté
séparatiste fondée sur la chasteté — pour renverser l'utopie féministe
et permettre le retour à l'ordre.
Cependant, le dénouement prend une dimension
particulièrement ambivalente, tant l'impression de pastiche finit par
dominer. Comme contaminée par l'artificialité, la pièce semble tourner
au burlesque et on saurait attribuer cet effet à la maladresse de
l'auteur. Ainsi, lorsque l'identité du Prince est soudain révélée, l'effet
parodique paraît évident :
Mme Mediator. O Ladies, Ladies! you're all betrayed, undone,
undone; for there is a man disguised in the Convent, search and you'l
find it.
They all skip from each other, as afraid of each other, only the
Princess and the Lady Happy stand still together. (243)
Après cette scène de confusion, le Prince est démasqué; il est
impossible alors de ne pas lire de manière ironique la scène où Lady
Happy reste silencieuse lorsque le Prince annonce leur mariage
d'autorité, sans même lui avoir demandé son consentement :
But since I am discover'd, go from me to the Councellors of this
State, and inform them of my being here, as also the reason, and that
I ask their leave I may marry this Lady; otherwise, tell them I will
have her by force of Arms. (243-44)
On pense ici au dénouement de Measure for Measure de Shakespeare,
qui présente une situation analogue : l'héroïne Isabella, qui se destinait
aux ordres, y est épousée de force par le Duc, sans être sollicitée, et
son silence ne fait que souligner encore davantage la violence du
procédé. Comme dans la pièce shakespearienne, Cavendish semble
suggérer que l'échec de la communauté séparatiste a un prix et que la
jeune héroïne, en faisant l'expérience du désir, perd l'usage de son
libre arbitre en tombant sous le joug de la tyrannie masculine. Le
véritable dénouement de The Convent of Pleasure est donné à
Mimick, personnage emblématique de la "méthode" de Cavendish
dans cette œuvre – car Mimick n'est-il pas le miroir déformant, la voix
qui parodie et pastiche de manière explicite et assumée dans la pièce?
C'est à Mimick que le Prince décide de léguer le bâtiment du
"Couvent", après l'avoir dissout, comme pour finir de le désacraliser et
c'est à lui aussi qu'il demande de prononcer l'épilogue. Or celui-ci
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
282
Line Cottegnies
n'est qu'une parodie d'épilogue, un catéchisme sur l'épilogue qui
devient une réflexion sur le "rien", comme si les miroirs du théâtre,
ayant multiplié les reflets illusoires, avaient fini par dissoudre l'objet
réfracté :
Mimick. I have it, I have it; No faith, I have it not; I lie, I have it, I
say, I have it not; Fie Mimick, will you lie? Yes, Mimick, I will lie, if
it be my pleasure : But I say, it is gone; What is gone? The Epilogue;
When had you it? I never had it; then you did not lose it; that is all
one, but I must speak it, although I never had it; How can you speak
it, and never had it? I marry, that's the question; but words are
nothing, and then an Epilogue is nothing, and so I may speak
nothing; Then nothing be my Speech. (246)
Puisque qu'il n'est rien de nouveau sous le soleil, puisque tout a déjà
été écrit, comment créer du nouveau, semble ici se demander
Margaret Cavendish? Elle résout l'aporie en écrivant un théâtre qui
prend le théâtre pour sujet – le rien par excellence – dans la pure
jouissance de l'artifice pour l'artifice.
Mimick prononce finalement un épilogue en vers qui joue sur
son statut de personnage fictionnel et introduit la figure de l'auteur
dans le texte – ultime mise en abyme :
I dare not beg Applause, our Poetess then
Will be enrag'd and kill me with her Pen[.] (247)
Comme Velasquez incluant son propre reflet dans le miroir des
Ménines, Cavendish se met elle-même en scène dans les dernières
lignes de la pièce. On peut lire dans ce geste une célébration toute
baroque, — au sens que G. Mathieu-Castellani donne au discours de
l'affirmation de soi — des pouvoirs de l'artiste tout puissant, mais
aussi la reconnaissance du caractère métatextuel de toute création qui
souligne sa propre artificialité. Contrairement à L'Illusion comique de
Corneille, où l'hésitation entre le théâtre dans le théâtre et la pièce
cadre est circonscrite et résolue par la révélation finale, qui rétablit la
frontière entre les deux niveaux de la mimésis, la confusion continue
de régner dans The Convent of Pleasure : où s'arrête le jeu? Comme
dans A Midsummer Night's Dream, la hiérarchisation des niveaux de
fiction est volontairement laissée incomplète : la clôture de la pièce est
imparfaite et il semble qu'on ne "sorte" jamais vraiment du niveau
"fictionnel", puisque tout est déjà texte. Cavendish reprend ici, dans
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
283
"Miroir du théâtre : maniérisme et mise en abyme dans The Convent"
cette pièce "au carré", les derniers feux de la comédie maniériste qui
avait fait les beaux jours de la période shakespearienne, tout en
intégrant cette nouvelle forme de maniérisme que constituent les jeux
intertextuels de la préciosité. Le résultat est une pièce ludique, qui se
lit comme un palimpseste du théâtre anglais du premier 17e siècle, où
les ressorts passablement éprouvés de la pratique maniériste montrent
l'épuisement d'une esthétique et la nécessité du renouvellement des
formes.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Pascal et les reines de village :
baroque et maniérisme à Port-Royal
Tony GHEERAERT
CEREDI - Université de Rouen - Mont-Saint-Aignan
Depuis plusieurs décennies, bien des travaux ont déjà fait
passer l’auteur des Pensées et des Provinciales au crible du baroque.
Or, loin de tendre aux mêmes conclusions, ces différentes études
divergent tant que, de leur confrontation, ne naît qu’une impression de
confusion. Pour les uns, Pascal est un baroque, le plus éminent ou le
dernier des baroques : cette thèse, récurrente depuis les années 1950,
est reprise actuellement par Hall Bjørnstad, qui relit cette catégorie
dans une perspective benjaminienne1 ; pour d’autres, Pascal est au
contraire un anti-baroque, voire un classique — le premier des
classiques2. La chronologie ne nous aide pas à situer cet auteur qui,
par ses dates (il a vécu de 1623 à 1662), appartient à une époque
charnière qui coïncide, selon la plupart des périodisations, au déclin
–––
1
Hall Bjørnstad, "The Road not taken : A Benjaminian approach to a Pascalian
Baroque", Pascal / New Trends in Port-Royal Studies. Actes du 33e congrès annuel de
la North American Society for Seventeenth-Century French Literature, éd. par David
Wetsel et Frédéric Canovas, avec la collaboration de Philippe Sellier et Pierre Force,
Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17 n° 143, t. I, pp. 157-166. Parmi les travaux
plus anciens, voir P. Fourcade-Guillaume, "Quelques aspects du baroque dans les
fragments pour l’Apologie de Pascal", Baroque. Revue internationale, Montauban, 6,
1973, pp. 121-131. Voir aussi le point de vue plus mitigé de Jean Mesnard, "Baroque,
science et religion chez Pascal", in La Culture du XVIIe siècle : enquêtes et synthèses,
Paris, PUF, 1992, pp. 327-345.
2
Voir par exemple Jean Marmier, "Les Provinciales, œuvre anti-baroque", in
Mélanges d’histoire littéraire (XVIe – XVIIe siècle) offerts à Raymond Lebègue par
ses collègues, ses élèves et ses amis, Paris, Éditions A.-G. Nizet, 1969, pp. 211-216.
On trouve le même point de vue exprimé par Jean-Pierre Landry, La Littérature
française du XVIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1993, p. 72 : "Cette exigence
[pascalienne] de simplicité et de clarté rejoint l’idéal classique et les principes
essentiels de l’honnêteté" .
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
286
Tony Gheeraert
du mouvement baroque et à la mise en place du classicisme. Au vu de
ces désaccords, on serait peut-être fondé à écarter sans autre forme de
procès une catégorie à ce point malléable qu’elle paraît ici incapable
de fonder un discours cohérent sur l’œuvre qu’elle est censée
analyser : l’existence de ces discours antinomiques tenus à propos
d’un hypothétique baroque pascalien n’invalide-t-elle pas une
catégorie qui, loin d’éclairer les textes, n’aboutit qu’à les compliquer
inutilement ? Si l’on peut soutenir avec autant de raisons à la fois le
baroquisme de Pascal et son anti-baroquisme, ne pointe-t-on pas du
doigt la déficience de l’instrument utilisé pour l’analyse ? Au vu de ce
que Pascal aurait appelé des “ contrariétés ”, il deviendrait même
inutile de tonner contre le baroque : il suffirait de l’ignorer, voire de
conclure, pourquoi pas, que Pascal est inclassable.
Toutefois, avant d’opposer une fin de non-recevoir au baroque
pascalien, je me propose ici de réexaminer cette question pour montrer
que bien des difficultés peuvent être résolues grâce à l’introduction
d’une autre notion, pourtant tout aussi suspecte que le baroque : celle
de maniérisme. Diogène prouvait le mouvement en marchant : de
même, je n’entreprendrai pas ici spéculer in abstracto sur ces
catégories souvent débattues et combattues ; loin de vouloir justifier a
priori le baroque et le maniérisme, je tenterai simplement de montrer
que l’utilisation conjointe de ces catégories permet d’éclairer la
théorie pascalienne de l’art et de la littérature, telle qu’on la trouve
exposée aussi bien dans les Provinciales que dans des fragments épars
des Pensées. C’est donc sans intention polémique que j’emploierai ici
les termes de "maniérisme" et de "baroque", mais seulement comme
des instruments susceptibles de trouver une légitimation suffisante
dans leur fécondité herméneutique: je ne recours ici à ces vocables que
dans la mesure où ils me semblent permettre, mieux que d’autres, de
lever plusieurs contradictions de l’écriture pascalienne, et d’inscrire
les conceptions de Pascal dans le cadre plus large de la réflexion que
Port-Royal, à travers tout le XVIIe siècle, n’a cessé de mener sur la
littérature.
Un univers imaginaire baroque
Si l’on s’attache tout d’abord à observer les grands thèmes qui
hantent l’œuvre pascalienne, on est frappé par la récurrence de ces
obsessions et de ces images que les théoriciens du baroque, au premier
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
287
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
rang desquels Jean Rousset, considèrent comme constitutives de la
littérature de l’âge baroque3.
Le sentiment de la fragilité de l’homme et de la caducité des
créatures est le premier de ces thèmes relevant de cette constellation
imaginaire : dans les Pensées, l’être humain n’est qu’un “ roseau ”
fragile et menacé (fr. 2314), poussant au bord de marécages
dangereux. Si, pour Pascal, la vie est synonyme du mouvement, celuici n’est envisagé que comme une perte, un déclin, une marche au
néant. Le monde y apparaît comme liquéfié et s’écoulant à l’infini.
Ces images obsédantes de fluidité servent à décrire l’angoisse de la
dépossession qui tenaille l’apologiste terrifié par ce qui passe et
disparaît : "L’écoulement. c’est une chose terrible de sentir s’écouler
tout ce qu’on possède" (fr. 626). Cette brève notation est réorchestrée
dans les deux paraphrases du psaume 136 (fr. 460 et 748) : "Les
fleuves de Babylone coulent, et tombent, et entraînent […] Qu’on voie
si ce plaisir est stable ou coulant. S’il passe, c’est un fleuve de
Babylone". Couler, tomber, entraîner, passer : pour Pascal, le monde
est livré à un flot destructeur. Le fragment des deux infinis reprend
magistralement cette hantise de la fuite éternelle et la déploie à travers
les motifs, tout baroques eux aussi, du vertige, du gouffre et du
tourbillon :
Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il
branle et nous quitte. Et si nous le suivons, il échappe à nos prises, il
glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous… (fr.
230)
On ne saurait imaginer plus riche concentration de termes et de
tournures destinées à communiquer au lecteur libertin des Pensées
cette peur panique de voir les choses perdre toute consistance. Les
rivières coulantes ne sont pas, comme dans l’imaginaire pastoral et
dans le stéréotype du locus amoenus, des eaux bienfaisantes : ce sont
des "fleuves de feu" parcourant des "terres de malédiction" (fr. 460) ;
de même le monde est-il un labyrinthe tortueux et nocturne où nous
–––
3
Sur les différentes facettes de l’imaginaire pascalien, on se reportera aux travaux de
Philippe Sellier regroupés dans Port-Royal et la littérature. I. Pascal, Paris, Honoré
Champion, "Lumière classique", 1999 ; et à l’article "Pascal : imaginaire et théologie"
paru dans Pascal/Port-Royal. New Trends in Port-Royal Studies, op. cit., pp. 39-57.
4
Nous adoptons la numérotation établie par Philippe Sellier et que l’on retrouve dans
deux éditions des Pensées : (Bordas, "Classiques Garnier", 1991 et Librairie générale
française, "Le Livre de Poche classique", 2000).
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
288
Tony Gheeraert
sommes "égarés, avec inquiétude et sans succès, dans des ténèbres
impénétrables" (fr. 19), perdus sans espoir de trouver le chemin.
Chez Pascal, l’existence n’est ainsi qu’une longue suite de
deuils, de défaites et d’abandons. Sans aucun doute, l’apologiste est
l’auteur des plus saisissantes et des plus troublantes évocations de ce
sentiment que Rousset appelle "l’inconstance noire" : "Ceux qui
prennent sur l’homme le point de vue de Dieu, le point de vue de
l’Essence et de la Permanence, regardent sa versatilité avec une
stupeur inquiète, ils y reconnaissent le signe du péché, de l’absence
douloureuse de Dieu" écrit l’auteur de L’Anthologie de la poésie
baroque5. Comme avant lui Sponde, qui demandait en gémissant
"D’où tant de fragilité? D’où tant d’inconstance ?", ou comme
Chassignet, Pascal exprime le désarroi de toute une génération devant
le sentiment d’effondrement de toutes les certitudes. On trouve chez
lui les symboles de fragilité, de mobilité, d’altération et de
métamorphose réquisitionnés par ces écrivains de la fugacité : la
métaphore biblique de l’herbe des champs ("omnis caro foenum", fr.
164), celle de la fumée, emblème de l’éparpillement, de la dispersion
et du néant ("notre âme n’est qu’un peu de vent et de fumée" fr. 681,
"ceux-là seront dissipés en fumée au jour de ma fureur", fr. 735), la
flamme, symbole de la vie humaine, vive et lumineuse, mais fugace et
prête à s’éteindre ("la vie de l’homme, etc ; la flamme ne subsiste
point sans l’air", fr. 230) ; de l’image du feu, Pascal retient surtout
qu’il se consume et s’anéantit : "tous les hommes passeront et seront
consommés par le temps" (fr. 718). Cette angoisse devant l’instabilité
se résume sous une antique notion chrétienne, mais à laquelle les
baroques ont su donner une expression et une intensité toute
particulière : la vanité, dont la description fait l’objet de la seconde
liasse des Pensées.
Ce sentiment d’inconstance est lié à la crise des connaissances
et des valeurs qui déstabilise les sciences à la fin du XVIe et au début
du XVIIe siècle : la physique, l’astronomie, la médecine, la
géographie, autant de disciplines pluri-millénaires dont la remise en
cause radicale suscite le trouble. L’homme pascalien, conscient de ces
bouleversements, en est angoissé : "condition de l’homme.
Inconstance, ennui, inquiétude" (fr. 58). Au vrai, Pascal a amplement
–––
5
Jean Rousset, Anthologie de la poésie baroque française [1961], Paris, José Corti,
1988, t. I, p. 6.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
289
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
participé à cet effondrement du savoir qui explique cette impression
de déréliction ressentie par maints de ses contemporains. Par ses
travaux scientifiques, en démontrant l’existence du vide, en adoptant
la thèse d’un univers infini et que son absence de limites rend
effrayant (fr. 231), en reléguant l’homme dans un "canton détourné de
la nature" (fr. 230), Pascal sape la science établie et fait tomber l’être
humain de la place d’honneur où l’avaient hissé les humanistes.
Réduit à un inassignable "milieu entre rien et tout" (fr. 230), il est
perdu dans un monde incompréhensible et qui n’est plus à sa mesure.
Pascal est non seulement l’écho et le contemporain, mais l’acteur de
cette crise de l’épistémè que, comme le dit Foucault, "à tort ou à
raison on appelle baroque"6. Dans les années 1640 et 1650, les
connaissances anciennes ont été définitivement ébranlées, mais Pascal
n’est pas si pressé de hâter l’avènement d’un nouveau système du
monde ; Descartes, dont l’entreprise tend à reconstruire un champ du
savoir dévasté, est jugé "inutile et incertain" (fr. 118), et sa méthode
peu convaincante. Loin de travailler à conjurer le sentiment de crise,
l’auteur des Pensées va l’utiliser dans le cadre de son projet
apologétique : il va travailler à accroître l’angoisse, il va creuser
l’impression de vertige et d’ignorance, il va plonger à plaisir son
lecteur libertin dans un néant vaste et noir et sans repères : c’est
l’épouvante suscitée par le spectacle d’un monde en ruines et d’un
homme abandonné qui sera, dans les Pensées, l’arme favorite du
défenseur de la foi. Qu’est-ce que l’être humain ? Un Robinson
Crusoë avant la lettre, mais perdu sur un îlot plus désertique que celui
où devait échouer le héros de Defoe :
En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout
l’univers muet et l’homme sans lumière abandonné à lui-même, et
comme égaré dans ce recoin de l’univers sans savoir qui l’y a mis,
ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de
toute connaissance, j’entre en effroi comme un homme qu’on aurait
porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s’éveillerait
sans connaître et sans moyen d’en sortir (fr. 229).
La perte de toutes les certitudes et de tous les antiques repères ne
mène pas Pascal à adopter un relativisme qui constituerait une
objection majeure adressée à la vérité de la religion chrétienne : au
contraire, il fait du christianisme la seule réponse acceptable, fût-ce
–––
6
Michel Foucault, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines,
Paris, Gallimard, 1966, p. 65.
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
290
Tony Gheeraert
sous forme d’un pari métaphysique, à l’angoisse provoquée par la
contemplation tourbillonnante d’un monde à la fois vide et vain.
L’exacerbation du sentiment d’inconstance conduit Pascal à
orchestrer d’autres thèmes chers aux écrivains baroques, et d’abord
celui du songe : le réel, inconsistant au point d’être délesté de tout
poids ontologique, risque de basculer dans le simulacre sans qu’on
puisse faire le départ entre rêve et réalité, "car la vie est un songe un
point moins inconstant", comme l’écrit l’apologiste dans un bel
alexandrin blanc (fr. 653), et aussi parce que l’homme est tissu de
l’étoffe dont on fait les rêves : "Comme on rêve souvent qu’on rêve,
entassant un songe sur l’autre, il se peut aussi bien faire que cette
moitié de la vie où nous pensons veiller n’est elle-même qu’un songe,
sur lequel les autres sont entés" (fr. 164). Dans cette vie irréelle qui est
la nôtre, nos rêves eux-mêmes ne sont que le rêve d’un songe : Pascal,
à travers cette mise en abyme, ébauche ici un jeu de miroirs dont on
trouverait des échos jusque chez Borges7.
Tout proche du thème du songe, et fondé comme lui sur cette
impression d’une insoutenable légèreté de l’être, le modèle du théâtre
sert à Pascal pour penser l’existence humaine. Comme Shakespeare,
comme Calderon, l’auteur des Pensées estime que, dans ce monde si
inconstant et inconsistant qu’il n’a pas plus de réalité qu’un décor de
spectacle, l’homme, privé de toute épaisseur, n’est lui-même qu’un
acteur ; du point de vue pessimiste de Pascal, il est le comédien d’une
tragédie cruelle : "Le dernier acte est sanglant, quelque belle que soit
la comédie en tout le reste. On jette enfin de la terre sur la tête, et en
voilà pour jamais" (fr. 197). Philippe Sellier rapproche l’homme
pascalien, monarque déchu de sa royauté originelle, du roi Lear égaré
sur la lande et qui sent sa raison chanceler8. Mais, on le voit à travers
ce fragment, l’être humain, quand il médite sur la condition humaine,
emprunte aussi à Hamlet quelques-uns de ses traits : comme le héros
du dramaturge anglais, il voit dans le monde sinon un promontoire
stérile, du moins le domaine de la déraison et de l’orgueil ; comme lui
encore, il est menacé par une folie d’autant plus inquiétante qu’elle
n’est que le revers de la sagesse : "Le monde est si nécessairement fou
que ce serait être fou par un autre tour de folie que de n’être pas fou"
–––
7
Jorge Luis Borges, "Les ruines circulaires", in Fictions, Paris, Gallimard, 1957 et
1965, pp. 53-60.
8
Pensées, édition Bordas citée, p. 204, note 3.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
291
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
(fr. 31). Une commune vision du monde se détache ici, sans doute
imputable à un semblable pessimisme religieux et existentiel issu des
aspects les plus sombres de la pensée augustinienne.
À cette série d’images et de motifs qu’il est commode de
regrouper sous le terme de "baroque", il convient d’ajouter le mode
même du fonctionnement de la pensée pascalienne qui procède par
renversements systématiques du pour ou contre (fr. 127) et plonge le
lecteur dans un tourniquet tourbillonnant : "S’il se vante, je l’abaisse,
s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il
comprenne qu’il est un monstre incompréhensible" (fr. 163). Pascal
refuse l’un des préceptes majeurs de la logique d’Aristote, le principe
de contradiction : "Contradiction est une mauvaise marque de vérité.
Plusieurs choses certaines sont contredites. Plusieurs fausses passent
sans contradiction. Ni la contradiction n’est marque de fausseté, ni
l’incontradiction n’est marque de vérité" (fr. 208). Un tel déni des lois
logiques s’apparente à ce que Gérard Genette appelle "réversibilité des
contraires"9 : dans les Pensées, l’homme est non seulement à la fois
grand et misérable, mais grand parce que misérable (ou plutôt parce
"qu’il se connaît misérable", fr. 146) ; ce mode de raisonnement,
destiné à étourdir l’esprit fort rationaliste, déjoue et défie les
ratiocinations cartésiennes ou scolastiques : les opposés se
confondent, les extrêmes se retrouvent, les contraires se rejoignent,
non pour former une heureuse coïncidentia oppositorum qui
réconcilierait ces antinomies dans une harmonie sereine, mais pour
constituer des figures monstrueuses et difformes. Le meilleur exemple
de ce chaos anarchique dont aucun discours logique ne saurait rendre
compte, c’est l’homme lui-même : "Quelle chimère est-ce donc que
l’homme, quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de
contradiction, quel prodige, juge de toutes choses, imbécile ver de
terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et
rebut de l’univers" (fr. 164). Au rebours de l’homme selon Léonard,
Pascal nous donne à voir un être écartelé entre des postulations si
incompatibles qu’elles le déchirent. Ainsi, en ruinant le second
principe de la logique d’Aristote, Pascal met en péril la pensée
rationnelle et participe activement à la ruine des anciens savoirs qui
définit, aussi bien chez Foucault que chez Clément10, cette crise de la
–––
9
Gérard Genette, "L’univers réversible", Figures I, Paris, Le Seuil, "Points", 1966,
pp. 9-20. Sur la réversibilité des contraires chez Pascal, voir aussi Philippe Sellier,
"Imaginaire et théologie", art. cit., pp. 50-54.
10
Michèle Clément, Une poétique de crise : poètes baroques et mystiques (1570-
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
292
Tony Gheeraert
conscience européenne qu’on appelle baroque.
Enfin, si l’on confronte pour terminer le mode d’énonciation
du discours pascalien aux traits définitoires donnés par G. MathieuCastellani, force est de reconnaître que les Provinciales comme les
Pensées relèvent aussi, de ce point de vue, de la poétique baroque :
"discours de vérité", le texte pascalien cherche de plus "emporter à
tout prix l’adhésion [du destinataire]", quitte à recourir à une panoplie
rhétorique impressionnante lorsqu’il s’agit de convaincre une opinion
publique désarçonnée ou de fléchir les résistances du libertin. Or, ces
définitions du discours baroque, G. Mathieu-Castellani les élabore de
façon différentielle, pour les opposer à la poétique maniériste. Cette
opposition constitue une clef pour situer la position pascalienne et
résoudre certaines ambiguïtés de son écriture.
Les reines de village
Par son imaginaire, par sa vision du monde, par sa façon de
saper les anciens savoirs devenus périmés, Pascal participe bien à cet
ère de doute et d’inquiétude, de curiosité et de tourment que d’aucuns
trouveront commode d’appeler "baroque", caractérisant d’un mot ce
qui constitue l’esprit d’une époque. Mais les tenants de cette catégorie
issue de l’histoire de l’art11 ne se contentent pas de la définir de façon
thématique ; ils y ajoutent (ou même, comme Genette, leur
substituent) des déterminations d’ordre stylistique : le baroque, c’est
aussi, voire d’abord, une rhétorique, tant en peinture qu’en littérature ;
c’est un style, reconnaissable à son goût pour l’exubérance, les
antithèses violentes, les métaphores vives, les images hardies, les
hyperboles audacieuses. Une enquête quelque peu scrupuleuse sur le
baroquisme de Pascal ne saurait donc faire l’économie d’un détour par
la question du style. Or, à considérer aussi bien les Provinciales que
les fragments de théorie littéraire inclus dans les éditions des Pensées,
il semble bien que l’écrivain de Port-Royal ait été un adversaire de la
luxuriance baroque.
1660), Paris, Champion, 1996.
11
Jean Rousset, qui donna à la notion toute son extension, part des arts plastiques
pour tenter de définir le baroque littéraire dans son grand ouvrage Circé et le paon. La
littérature de l’âge baroque en France (Paris : José Corti, 1954).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
293
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
Dans la Onzième Provinciale, par exemple, Pascal épingle un
jésuite, Pierre Le Moyne, auteur d’un badinage galant intitulé Éloge
de la pudeur, dans lequel il compare les joues empourprées d’une
jeune femme aux ailes des anges :
Les Chérubins, ces glorieux,
Composés de tête et de plume,
Que Dieu de son esprit allume,
Et qu’il éclaire de ses yeux;
Ces illustres faces volantes
Sont toujours rouges et brûlantes,
Soit du feu de Dieu, soit du leur,
Et dans leurs flammes mutuelles
Font du mouvement de leurs ailes
Un éventail à leur chaleur.
Mais la rougeur éclate en toi,
Delphine, avec plus d’avantage,
Quand l’honneur est sur ton visage
Vêtu de pourpre comme un roi, etc.12
Dans ce poème, longuement cité par Pascal, abondent les métaphores
filées et les préciosités d’écriture. Ces vers représentent, en matière de
poésie, tout ce que Pascal déteste, et d’abord le mélange du profane et
du sacré : une métaphore galante ravale ainsi les ailes des "Chérubins"
célestes au rang de simples "éventails", et la beauté tout humaine de
Delphine est assimilée à celle des créatures angéliques, infiniment
pure et céleste. La débauche d’images et de couleurs qui se déploient
dans ces vers illustrent aussi la tendance jésuite, inacceptable aux
yeux du sévère janséniste, à transformer la foi en sucrerie dévote :
bien loin d’inviter à une prise de conscience des sacrifices qu’impose
une vraie conversion, ces vers somptueux n’inclinent-ils pas
précisément le lecteur et la lectrice à succomber au chatoiement des
créatures terrestres ? À la lecture d’une telle strophe, Delphine ne se
sentira guère tentée de prendre les partis les plus rudes, et pensera au
contraire, à tort, qu’elle peut mener une existence chrétienne tout en
demeurant dans la douceur ouatée de sa vie mondaine. Mais, dans le
choix pascalien d’incriminer précisément cet extrait, on devine
d’autres raisons, plus obscures et peut-être moins conscientes : Pascal,
qui envisage toujours le mouvement comme un écoulement sinistre,
–––
12
Blaise Pascal, Les Provinciales, édition de Louis Cognet et Gérard Ferreyrolles,
Paris, Bordas, "Classiques Garnier", 1992, pp. 207-208.
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
294
Tony Gheeraert
n’éprouve-t-il pas une secrète aversion devant les danses
tourbillonnantes des anges ? Le jésuite, contrairement à l’auteur des
Provinciales et des Pensées, ne se représente pas la vie éternelle
comme une Jérusalem céleste dans laquelle les élus seraient
immobiles et debout — "nous serons debout sous les porches de
Jérusalem" écrit Pascal dans sa paraphrase du psaume 136 (fr. 748) —
, mais comme une joyeuse sarabande angélique ; il imagine leur ballet
incessant et jouit de voir se dessiner leurs infinies arabesques. La
poésie riche et imagée de Le Moyne propose aux lecteurs de jouir des
créatures et de s’immerger dans leur miroitement bariolé ; elle
resplendit à la façon des somptueux trompe-l’œil des églises romaines,
et capte quelque reflet du débordement de couleurs et de lumières
qu’on trouverait, par exemple, dans le Triomphe de saint Ignace qui
orne le plafond du Gesù. Le Moyne peut s’enchanter et se griser sans
remords de ce tourbillonnement de plumes et de la folle danse des
flammes qui éclairent les visages angéliques, puisque la séduction des
sens est, pour lui, la meilleure voie pour conduire à Dieu. Pascal, au
contraire, si défiant envers les puissances trompeuses et les tentations
sensibles qui, selon lui, ne mènent qu’au mal, ne peut qu’être effrayé
de ces scintillements trompeurs et de ces irisations illusoires ; pour lui,
la vie chrétienne implique une ascèse non seulement morale et
intellectuelle, mais aussi artistique. On devine le malaise éprouvé par
Pascal face à cette écriture chargée et ostentatoire : les adjectifs
saturent le texte ("illustres, rouges et brûlantes"), les figures précieuses
provoquent des effets de surprise (ainsi la métonymie "faces
volantes", et la double image finale : le rouge des joues devient par
métaphore allégorie de l’honneur, et ce dernier est assimilé à un roi).
Cette virtuosité de l’écriture, qui ne sert qu’à faire voir le talent de Le
Moyne, scandalise le polémiste de Port-Royal d’autant plus
profondément que l’auteur de cette plaisanterie se dit chrétien : "C’est
ainsi que vous traitez indignement les vérités de la religion, contre la
règle inviolable qui oblige à n’en parler qu’avec vérité et discrétion"13.
Nous avons donc, dans ces vers, un exemple de cette bouffonnerie et
de cette enflure que proscrit aussi Pascal dans les Pensées ("je hais
également le bouffon et l’enflé", fr. 503).
Si l’on observe maintenant les fragments théoriques des
Pensées, on s’aperçoit qu’ils vont tous dans le même sens, celui du
refus de la "luxuriance", comme le montrent quelques condamnations
–––
13
Ibid.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
295
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
péremptoires griffonnées pour lui-même sur ses paperoles : "Éteindre
le flambeau de la sédition : trop luxuriant. L’inquiétude de son génie :
trop de deux mots hardis". De même, on repère chez l’apologiste un
souci de pureté et de précision : "Il y a des lieux où il faut appeler
Paris Paris et d’autres où il la faut appeler capitale du royaume". Un
long fragment résume cette hostilité à la pléthore baroque de figures
dont l’abondance lui paraît plus "bizarre" qu’ingénieuse :
Beauté poétique.
Comme on dit beauté poétique, on devrait dire aussi beauté
géométrique, et beauté médicinale. Cependant on ne le dit point; et
la raison en est qu’on sait bien quel est l’objet de la géométrie, et
quel est l’objet de la médecine; mais on ne sait pas en quoi consiste
l’agrément qui est l’objet de la poésie. On ne sait ce que c’est que ce
modèle naturel qu’il faut imiter, et à faute de cette connaissance on a
inventé de certains termes bizarres “ siècle d’or ”, “ merveille de nos
jours ”, “ fatal ”, etc. Et on appelle ce jargon beauté poétique.
Mais qui s’imaginera une femme sur ce modèle-là, qui consiste à
dire de petites choses avec de grands mots, verra une jolie
damoiselle toute pleine de miroirs et de chaînes, dont il rira, parce
qu’on sait mieux en quoi consiste l’agrément d’une femme que
l’agrément des vers. Mais ceux qui ne s’y connaîtraient pas
l’admireraient en cet équipage, et il y a bien des villages où on la
prendrait pour la reine. Et c’est pourquoi nous appelons les sonnets
faits sur ce modèle-là les “ reines de village ”. (fr. 486)
Ce fragment, qui a fait couler beaucoup d’encre, présente un intérêt
tout particulier lorsqu’on considère que ce sont sans doute moins ici
les jésuites que les écrivains jansénistes des années 1630 auxquels
songe Pascal. On trouve en effet, par exemple chez le poète Arnauld
d’Andilly, Solitaire retiré aux Granges de Port-Royal, ce type de
périphrases et de métaphores rares. C’est sur le deuxième tour
dénoncé ("Merveille de nos jours") que débute par exemple Le Lys
composé par d’Andilly pour la Guirlande de Julie, suite de poèmes
précieux composés pour le mariage de Julie d’Angennes ; on trouve
une occurrence de "siècle d’or" dans les Stances sur diverses vérités
chrétiennes composées par le même poète14 ; quant au troisième terme
condamné, il apparaît à deux reprises dans les Stances pour Jésus–––
14
Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 172, "De la véritable amitié". On
trouve également une occurrence de cette expression sous la plume d’Antoine
Lemaistre et de Gomberville dans des poèmes que reproduit le Recueil de poésies
chrétiennes et diverses, publié par Pierre Le Petit en 1671 sous les auspices de PortRoyal (respectivement t. II, p. 121 et t. I, p. 204).
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
296
Tony Gheeraert
Christ15, recueils tous deux sortis des mains de l’aîné des Arnauld.
Même s’il ne s’agissait ici que d’une surprenante coïncidence, et si
Pascal ne songeait pas effectivement à d’Andilly, on ne saurait mieux
montrer la différence de sensibilité poétique entre les deux générations
de Port-Royal : d’une part, celle, "baroque", d’Arnauld d’Andilly ;
d’autre part, celle, "classique" des maîtres d’œuvre de la Logique et de
la Grammaire (en particulier Claude Lancelot, Antoine Arnauld ou
Pierre Nicole, mais aussi Pascal). La scission entre le baroque et le
classicisme passerait donc, pour ainsi dire, à l’intérieur du monastère.
De ses attaques contre l’écriture exubérante aussi bien des
jésuites que de certains de ses amis jansénistes, et des pensées qu’il
nous a laissées sur la théorie littéraire, on pourrait aisément conclure
que Pascal est hostile au style baroque, leçon que corroborerait, par
exemple, l’admiration que nourrit à son égard Boileau, ainsi qu’en
témoigne Madame de Sévigné :
On parla des ouvrages des anciens et des modernes. Despréaux
soutint les anciens, à la réserve d’un seul moderne qui surpassait, à
son goût, et les vieux et les nouveaux [...]. Le jésuite [...] presse
Despréaux de nommer cet auteur si merveilleux […]. Despréaux
lui dit: "mon Père, ne me pressez point." Le Père continue. Enfin,
Despréaux le prend par le bras, et le serrant bien fort, lui dit: "mon
Père, vous le voulez. Eh bien! c’est Pascal, morbleu."16
"Contrariétés"
On en resterait alors à une conclusion boiteuse : Pascal
resterait baroque par son imaginaire et par sa façon d’envisager
l’homme et le monde, et s’en détacherait du point de vue de son
écriture qui ferait de lui un classique. C’est le sentiment auquel se
rallient beaucoup de commentateurs, par exemple Jean Rohou, qui
estime que Pascal est baroque par sa pensée paradoxale et anxieuse, et
classique par son attachement à la "structure fonctionnelle" d’une
–––
15
Paris, E. Martin, 1628. Stances 43 et 63.
Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné, Correspondance, éd. Roger
Duchêne, Paris, Gallimard, "Bibliothèque de la Pléiade", 1978, t. III, p. 811. La lettre
est du 15 janvier 1690.
16
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
297
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
écriture qui, partout, resterait celle d’un géomètre17. Une telle
disjonction, loin de nous satisfaire, ne tend qu’à montrer l’insuffisance
des catégories employées, qui échouent à montrer la cohérence de
l’œuvre pascalienne, dans sa forme comme dans son contenu. La
situation devient encore plus confuse lorsqu’on examine le style de
Pascal, qui ne nous montre pas que nous ayons affaire à cette écriture
faite de mesure et de retenue dans lesquelles on a l’habitude de
reconnaître des valeurs "classiques" ; bien au contraire, Pascal use des
figures les plus étincelantes, pas si éloignées au fond de ce style
flamboyant que chérissaient les poètes "baroques" de la première
génération de Port-Royal, et qu’il semblait condamner dans le
fragment Beauté poétique : pour "remuer" le libertin et lui faire
quitter, si l’on peut dire, son sommeil dogmatique, Pascal opte pour
une écriture de la véhémence et ne recule devant aucun procédé. Il
manie avec un art consommé les antithèses emportées : "Peu de chose
nous console parce que peu de chose nous afflige" (fr. 77). Il
accumule à plaisir les hyperboles de dimension cosmique : "Car enfin
qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini,
un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout" (fr. 230). Il
multiplie les répétitions qu’il organise parfois en chiasmes
foudroyants : "La mort est plus aisée à supporter sans y penser que la
pensée de la mort sans péril" (fr. 170). Enfin, pour rendre compte de la
dualité de l’homme, il est amené à forger d’extraordinaires oxymores :
"le plaisant dieu que voilà ! O ridicolosissime heroe !" (fr. 81). On ne
saurait imaginer formulations plus contraires à cet effet de sourdine
qui prévaut, on le sait depuis les travaux de Léo Spitzer, dans les
œuvres classiques.
À ce point de la démonstration, on reste quelque peu perplexe.
Nous sommes en effet confrontés à un tissu d’incompatibilités ;
l’examen de l’écriture pascalienne sous l’angle de la distinction
habituelle baroque/classique fait apparaître une contradiction majeure
entre le discours théorique et la pratique de l’écriture, contradiction
qui fait écho des oppositions qui paraissent diviser toute l’histoire de
Port-Royal, alors même que les écrivains de ces deux générations, qui
se côtoyaient, n’ont jamais polémiqué sur ces questions et n’ont cessé
de travailler ensemble : Pierre Nicole le prétendu classique et Arnauld
d’Andilly le prétendu baroque ont ainsi pu participer ensemble à une
–––
17
Jean Rohou, Histoire de la littérature française du XVIIe siècle, Paris, Éditions
Nathan, 1989, p. 192.
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
298
Tony Gheeraert
anthologie de poèmes publiée en 167118. Il faut donc admettre que, s’il
y a du vrai dans cette dichotomie baroque/classique qui n’est pas, du
point de vue de la compréhension des œuvres, complètement stérile,
elle a le défaut de laisser échapper l’essentiel : elle fait perdre de vue
l’unité tant de l’œuvre pascalienne que du discours critique portroyaliste dans son ensemble. L’utilisation conjointe des deux
catégories de baroque et de classicisme ne permet de rendre compte ni
de la cohérence de l’œuvre pascalienne, ni de celle du groupe de PortRoyal au XVIIe siècle : elles introduisent des divisions artificielles
entre des d’écrivains qui s’entendaient parfaitement, et accusent, dans
le texte pascalien, des ruptures qui n’ont pas lieu d’être si l’on postule
la cohérence interne de l’œuvre de Pascal.
L’art et la manière
Pour dénouer ce nœud gordien d’antinomies, il faut substituer
à la dichotomie baroque/classique une triade qui fasse intervenir une
troisième catégorie, celle de maniérisme, elle aussi inspirée de
l’histoire de l’art mais souvent moins maltraitée que celle de baroque,
sans doute parce qu’elle est extrapolée des textes de Vasari traitant de
la "belle maniera" ou de la "maniera moderna". L’un des premiers à
l’avoir appliqué à la littérature est Ernst Robert Curtius, dans son
maître ouvrage La Littérature européenne et le Moyen Âge latin,
datant de 194719 ; c’est encore, pour l’essentiel, sur ses définitions que
l’on s’appuiera ici. Le maniérisme, tant pictural que littéraire, est une
esthétique artificialiste qui trouve à s’exprimer dans un art de cour
intellectuel, compliqué et ingénieux ; c’est aussi un art qui se nourrit
de mythologie et de subtilités pétrarquistes portées à un point de
raffinement extrême ; et surtout, l’art maniériste est un jeu gratuit et
virtuose avec les formes et les modèles, et qui n’a en vue que sa
propre fin. Or, si l’on examine à nouveaux frais non seulement les
textes théoriques de Pascal sur le style, mais le point de vue de
l’ensemble des écrivains port-royalistes, on s’aperçoit qu’ils
s’accordent tous pour condamner cette esthétique jugée cérébrale,
décadente et faisandée qu’on nomme maniérisme.
–––
18
Op. cit.
E.R. Curtius, La Littérature européenne et le Moyen Âge latin, traduit de l’allemand
par Jean Bréjoux, Paris, P.U.F., "Agora", 1956, pp. 427-470.
19
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
299
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
Ainsi, Pascal et ses amis considèrent tous que la littérature
n’est pas — ne peut pas —être une activité ludique. Une écriture qui
n’a pour objet que d’exhiber la virtuosité de l’écrivain est non
seulement inutile, mais perverse : elle est une manifestation de cet
amour-propre narcissique dont l’augustinisme fait la racine de tout
mal. C’est cette habileté sans objet qui, par exemple, exaspère Pascal
dans le texte de Le Moyne : un religieux aussi talentueux n’a pas
d’excuse lorsqu’il ne met pas sa plume au service exclusif des vérités
chrétiennes ; l’ornementation superflue, la complexité de motifs
décoratifs inutiles, ce sont là les griefs de fond que le polémiste
adresse à son adversaire. Les fragments des Pensées sur le style
explicitent ce jugement : lorsque Pascal préfère, à l’affectation, le
naturel, garantie d’une pensée sincère et transparente, c’est le procès
d’une des grandes tendances maniéristes qu’il propose20 :
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on
s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que
ceux qui ont le goût bon et qui en voyant un livre croient trouver un
homme, sont tout surpris de trouver un auteur. (fr. 554)
C’est dans la même perspective de polémique anti-maniériste qu’on
peut interpréter le rejet, par l’apologiste, d’une éloquence fondée sur
l’artifice, par exemple lorsqu’il assimile les figures forcées aux
fausses fenêtres qui rappellent l’esthétique du trompe-l’œil :
Ceux qui font les antithèses en forçant les mots sont comme ceux
qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de
parler juste, mais de faire des figures justes. (fr. 466)
Les jeux sur les mots sont ici reniés au nom d’un souci de clarté et
d’une justesse qui ne soit pas purement formelle ; il en va de même
pour les pointes des épigrammes trop subtiles, ainsi "celle des deux
borgnes" écrite par Geronimo Amaltei et paraphrasée par Du Bellay:
elle "ne vaut rien, car elle ne les console pas et ne fait que donner une
pointe à la gloire de l’auteur" (fr. 65021). Ce fragment fait directement
–––
20
Le maniérisme, explique en effet Curtius, "prétend dire des choses non pas
normalement, mais anormalement. Au naturel, il préfère l’artificiel, l’alambiqué ; il
veut surprendre, étonner, éblouir", ibid., p. 441.
21
Voici le texte de l’épigramme, dans la traduction de Du Bellay :
Jeanne et André son fils sont beaux comme le jour ;
Mais chacun d’eux d’un œil a perdu la lumière.
André, donne celui qui te reste à ta mère :
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
300
Tony Gheeraert
écho à un traité de l’épigramme écrit à l’époque où Pascal préparait
son apologie et rédigé par Pierre Nicole, le Traité de la vraie beauté22,
dans lequel on trouverait des opinions du même ordre. Ce à quoi
Pascal et Nicole répugnent, ce ne sont pas les figures hardies, c’est la
disproportion, valeur maniériste entre toutes : lorsque le premier
reproche aux mauvais poèmes de "dire de petites choses avec de
grands mots" (fr. 486), ou lorsque le second estime que "les mots
s’accordent avec les choses lorsqu’on exprime les grandes [choses]
avec de grands mots, les choses médiocres avec des mots
médiocres"23, tous deux fustigent cette prolifération cancéreuse des
mots contre les choses caractéristique de l’anti-naturalisme maniériste,
esthétique où, comme son nom l’indique, la manière l’emporte sur la
matière24. Partout, dans les Pensées, affleure cette répugnance à
l’égard d’une esthétique privilégiant le décentrement et la
disproportion ; ainsi, alors que le peintre ou l’écrivain maniéristes
aiment les effets de grossissement, cultivent le détail et adoptent
volontiers des points de vue insolites, Pascal, au contraire, est hanté
par la quête du point fixe qui puisse rétablir, en morale, l’équilibre de
la perspective :
Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n’y a qu’un
point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près,
trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l’assigne dans l’art de
la peinture. Mais dans la vérité et dans la morale, qui l’assignera ?
(fr. 55)
Le paradigme pictural, utilisé ici pour figurer la recherche de la vérité,
trahit l’aversion de Pascal envers les compositions compliquées et
affectées des maniéristes, au profit d’une peinture strictement
perspectiviste, à la fois géométrique, lisible et claire.
De tels principes anti-maniéristes ne sont pas propres à Pascal,
Elle sera Vénus et tu seras l’amour. (reproduit dans Pensées, éd. P. Sellier,
op. cit., p. 444, note 6).
22
Pierre Nicole, Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata, publiée en français
sous le titre La Vraie Beauté et son fantôme et autres textes d’esthétique, édition
critique et traduction de Béatrice Guion, Paris, Honoré Champion, 1996. Voir par
exemple "Des petites subtilités et des jeux sur les mots", chapitre XIX, pp. 116-117 ;
voir aussi pp. 125-126, l’opinion négative de Nicole sur les "pointes froides".
23
Ibid., p. 64-65.
24
Voir Claude-Gilbert Dubois, Le Baroque en Europe et en France, Paris, P.U.F.,
"Écriture", 1995, p. 38.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
301
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
mais sont partagés par tout Port-Royal, y compris par les écrivains,
pourtant baroquisants, de la génération précédente. D’Andilly, ainsi,
au seuil de sa vie de Jésus, ne justifiait son écriture de l’excès et de la
démesure que par la majesté de son objet divin :
Ceux qui consacrent leurs plumes à Dieu peuvent sans crainte
déployer toutes les forces de leur esprit: rien ne leur saurait donner
de bornes dans un champ qui n’en a point: tout y est infini, éternel,
adorable: la perfection y consiste en l’excès; et cet excès est toujours
beaucoup au-dessous de la vérité.25
Les figures audacieuses ne sont donc pas disproportionnées, elles
s’accordent avec l’objet divin qu’elles ne parviendront pas à épuiser.
Sur le principe, Pascal n’est donc, en fait, pas si loin de son
prédécesseur qu’il avait semblé d’abord ; bien des figures qui
paraissent excessives chez lui se révèlent en fait légitimes car fondées
en vérité : stricto sensu, et quelle que soit la violence des tournures
employées, affirmer que l’homme est un chaos où se mêlent les deux
infinis n’est pas une hyperbole, mais l’expression exacte de la réalité.
Ce ne sont pas les figures trop hardies en elles-mêmes que Pascal
stigmatise, mais celles qui ont perdu toute relation avec le réel et
brillent comme des joyaux sur fond de néant. Sur ce point, il n’y a pas
de désaccord entre les écrivains de Port-Royal : les ornements ne sont
condamnables que s’ils ne trouvent pas leur origine dans la vérité ("il
faut de l’agréable et du réel, mais il faut que cet agréable soit luimême pris du vrai.", fr. 547). Pascal et ses amis s’élèvent donc
seulement contre la conception toute maniériste d’un langage qui
trouverait en lui-même sa propre justification, dans la gratuité ludique
d’un art qui n’aurait en vue que l’admiration suscitée par sa perfection
formelle26 : "Tout ce qui n’est que pour l’auteur ne vaut rien" (fr. 650),
affirme l’apologiste d’un ton qui ne souffre pas de réplique. N’était-ce
pas précisément cette œuvre fermée sur elle-même à quoi renvoyait,
dans le fragment "Beauté poétique", l’image de cette reine de village
couverte de miroirs et de chaînes ? Le miroir est ici à la fois le
symbole de l’amour-propre, mais aussi de la spécularité autotélique
d’une œuvre littéraire sans doute séduisante, mais dont le crime
irrémissible réside dans sa clôture interne. Pour les jansénistes, seul
Dieu est autosuffisant, lui seul constitue à lui-même sa propre fin.
Bien plus que la frivolité du style maniériste, c’est son caractère
–––
25
26
Poème sur la vie de Jésus-Christ, “ Préface ” non paginée.
Sur la virtuosité maniériste, voir E.R. Curtius, op. cit., p. 443.
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302
Tony Gheeraert
autoréférentiel qui suscite les critiques non seulement de Pascal mais,
sur ce point capital, de tout Port-Royal. Cette femme pleine de
miroirs, cette reine de village à quoi l’apologiste réduit la "fausse
beauté27" poétique, ce pourrait être une définition allégorique, et toute
arcimboldesque, du maniérisme. Cette notion de fausse beauté
parcourt en fait toute la réflexion esthétique de Port-Royal ; d’Andilly
et son ami Godeau stigmatisaient la beauté fardée et recouraient à la
métaphore du maquillage pour dénoncer la mauvaise poésie :
Poètes, c’est à tort que l’on veut vous réduire
À plaire à nos esprits plutôt qu’à les instruire;
Qu’aux solides beautés dont éclate votre art
On veut que vous mêliez le mensonge et le fard.28
Pascal s’en prend à ce qu’il appelle les "fausses beautés" de Cicéron et
même de saint Augustin29, tandis que Nicole oppose, dans son traité
poétique, la fausse beauté à celle qui est "vraie et solide"; il reprend
cette distinction dans son Traité de l’éducation d’un prince de 1670 :
Il y a deux sorte de beautés, dans l’éloquence, auxquelles il
faut tâcher de rendre les enfants sensibles. L’une consiste dans
les pensées belles et solides, mais extraordinaires et
surprenantes. Lucain, Sénèque et Tacite sont remplis de ces
sortes de beautés.
L’autre, au contraire, ne consiste nullement dans les pensées
rares, mais dans un certain air naturel, dans une simplicité
facile, élégante et délicate, qui ne bande point l’esprit, qui ne
lui présente que des images communes, mais vives et
agréables, et qui sait si bien le suivre dans ses mouvements,
qu’elle ne manque jamais de lui proposer sur chaque sujet les
objets dont il peut être touché, et d’exprimer toutes les passions
et les mouvements que les choses qu’elle représente y doivent
produire. Cette beauté est celle de Térence et de Virgile.
On perçoit vers laquelle de ces deux beautés penchent le cœur et
l’esprit de Pierre Nicole : "Et l’on voit par là qu’elle est plus difficile
–––
27
Sur la notion de "fausse beauté" dans l’esthétique de Port-Royal, voir le traité de
Nicole "Dissertatio de vera pulchritudine et adumbrata", op. cit. Voir aussi Jean
Mesnard, "Vraie et fausse beauté dans l’esthétique du XVIIe siècle", in La Culture du
XVIIe siècle, op. cit., pp. 210-235.
28
Antoine Godeau, “ À M. d’Andilly ”, in Arnauld d’Andilly, Œuvres chrétiennes,
op. cit.
29
Pensées, fr. 610.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
303
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
que l’autre, puisqu’il n’y a point d’auteurs dont on ait moins approché
que de ces deux-là [Térence et Virgile]".30 Quelques lignes plus loin,
le janséniste s’attaque explicitement au “ style des pointes, qui est un
très mauvais caractère". À la lumière de cette définition de Nicole, il
est sans doute possible d’identifier la "fausse beauté" décriée par les
port-royalistes à travers tout le siècle, et en particulier par Pascal, avec
cette esthétique ingénieuse et brillante qu’on appelle le maniérisme.
Cette hypothèse qui fait de Port-Royal non pas un bastion de
l’anti-baroquisme, mais une citadelle anti-maniériste, on pourrait en
trouver des échos dans le désaveu, souvent répété, de la poésie
amoureuse pétrarquisante31, dans le refus de l’inspiration
mythologique32, dans l’aversion pour le monde de la cour où
s’épanouirent peinture et littérature maniéristes33, et, surtout, dans
l’hostilité partout affichée, en particulier chez Nicole et Pascal, à
l’encontre de toute forme d’exacerbation du moi34. Ainsi, Nicole, à
l’occasion d’un traité pédagogique, exprime ses réserves à l’égard de
Pline, trop tourné vers le soin de sa propre gloire :
Il y a, par exemple, dans Pline le Jeune, un air de vanité et d’un
amour tendre de la réputation, qui gâte ses lettres, quelque pleines
d’esprit qu’elles soient, et qui fait qu’elles sont d’un mauvais genre,
parce qu’on ne saurait se le représenter que comme un homme vain
et léger.35
Tous ces thèmes constituent autant de leitmotive qui reviennent sans
cesse sous les plumes jansénistes et prennent pour cible des élémentsclefs de l’esthétique maniériste ; or, sur ces points, l’opinion des
Solitaires n’a jamais divergé à travers tout le XVIIe siècle, de l’époque
de Saint-Cyran à celle du grand Arnauld. D’Andilly, par exemple, au
détour d’un dizain à caractère moral et tout flamboyant qu’il fût, met
en garde le peintre contre l’idolâtrie que constituerait l’attachement à
–––
30
Traité de l’éducation d’un prince, in Pierre Nicole, Essais de morale, choix d’essais
introduits et annotés par Laurent Thirouin, Paris, P.U.F., “ Philosophie morale ”,
pp. 300-301.
31
Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 50.
32
Arnauld d’Andilly, Poème sur la vie de Jésus-Christ, stance 2.
33
Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 199.
34
"Le moi est haïssable", écrit ainsi Pascal dans les Pensées (fr. 494). Arnauld
d’Andilly avait consacré une stance à l’amour-propre dans ses Stances sur diverses
vérités chrétiennes (stance 32).
35
Traité de l’éducation d’un prince, op. cit., p. 299.
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
304
Tony Gheeraert
son tableau sans considération de son modèle :
Comme un peintre excellent lorsqu’il forme l’image
Ou de Jésus-Christ même, ou des plus grands des saints,
Passe insensiblement dans ses rares desseins
De l’amour du modèle à l’amour de l’ouvrage [...].36
Ces vers illustrent l’ambiguïté inhérente à toute imitation, qu’elle soit
picturale ou poétique: si la faiblesse de l’homme implique le recours à
l’art et à la poésie pour lui enseigner les vérités de la religion, la
facilité avec laquelle l’individu précisément en raison de cette même
faiblesse fait un mauvais usage de ses sens, rend ce recours hasardeux,
quelque pur que puisse être le projet du poète. On peut aisément
extrapoler un tel avertissement qui vaut aussi pour l’écrivain, et pas
seulement pour l’art pictural : une fois de plus, c’est la virtuosité
gratuite qui est mise en cause ici, et qui, en nourrissant la vanité et
l’orgueil, fait sombrer dans l’idolâtrie celui qui s’en rend coupable.
On comprend mieux, dès lors, la position de Pascal, bien plus
cohérente que ne le laissait apparaître la dichotomie trop simple, et
finalement non opératoire ici, qui opposerait un Pascal baroque à un
Pascal classique, antinomie qui ne conduit qu’à d’insurmontables
contradictions. En fait, en dépit de quelques attaques ponctuelles
portées contre d’Andilly ou Antoine Lemaître dans des fragments qui
n’auraient sans doute jamais été publiés, Pascal n’est pas aussi éloigné
qu’on l’aurait cru tout d’abord des auteurs de la première génération
de Port-Royal, ouvertement "baroque". Car ce n’est pas la rhétorique
de l’abondance elle-même que met en cause l’apologiste du
jansénisme, c’est un certain usage, gratuit et ludique, de figures qui
trouvent au contraire leur pleine légitimité quand elles sont mises au
service d’une cause juste, comme une défense de la doctrine de la
grâce efficace (c’est l’objet des "petites lettres" provinciales), ou,
surtout, une apologie pour la religion, qui constitue le vrai sujet de la
plupart des fragments réunis habituellement sous le titre de "Pensées".
Il n’y a donc pas à s’étonner que Pascal d’une part recoure à des
tournures et à des thèmes d’origine baroque et que d’autre part,
méditant sur le style, il dénonce les excès d’une parole hypertrophiée
et boursouflée : les images d’anamorphoses, de décentrement, de
labyrinthe du monde, à coup sûr d’origine maniériste, sont récupérées
et justifiées dans la mesure où elles sont utilisées à des fins religieuses
–––
36
Arnauld d’Andilly, Stances sur diverses vérités chrétiennes, stance 254.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
305
" Pascal et les reines de village : baroque et maniérisme à Port-Royal"
ou édificatrices. En acceptant de faire flèche de tout bois, y compris
des armes de ses adversaires, Pascal fait sienne la théorie
augustinienne, exprimée dans le De Doctrina christiana, des
dépouilles d’Égypte, selon laquelle les Hébreux étaient fondés, au
moment de l’Exode, à emporter avec eux les richesses de Pharaon
pour peu qu’elles servent à orner le Tabernacle du Dieu vivant37.
On perçoit donc ici tout le profit que procure l’introduction de
la notion de maniérisme aux côtés de celle de baroque pour
comprendre le rôle et la fonction de la littérature chez Pascal et à PortRoyal : malgré des divergences de goût qui correspondent à
l’évolution du siècle, tous les Solitaires se retrouvent pour condamner
une conception virtuose et refermée sur elle-même de l’art et de la
littérature. L’anti-maniérisme apparaît ainsi comme le plus petit
commun dénominateur qui unit des auteurs de sensibilité aussi
différente que d’Andilly, Pascal ou Pierre Nicole, qui s’accordent pour
condamner une littérature réduite à un simple jeu de miroirs destiné à
nourrir l’amour-propre d’un écrivain orgueilleux et idolâtre de sa
création. S’il y a, la chose est connue, une composante anti-maniériste
dans le classicisme, il y en a une aussi dans le baroque, et en
particulier, sans doute, chez les écrivains religieux. S’agissant de
Pascal, nous pouvons donc proposer une réponse à la question posée
en introduction, et conclure que Pascal n’est pas classique, encore
moins "pré-classique" : il est, comme bien d’autres écrivains en son
temps, à Port-Royal et ailleurs, à la fois profondément baroque et
viscéralement anti-maniériste. Au fond, lorsqu’il s’agit de saisir la
cohérence et l’unité de la pensée pascalienne, ce ne sont pas les
catégories de maniérisme et de baroque qui se révèlent non
pertinentes ; la notion floue, encombrante et inutile, et dont on peut
sans dommage faire ici l’économie, ce serait plutôt celle de
classicisme38.
–––
37
La Doctrine chrétienne, II, XL, 60-61; Quatre-vingt trois questions diverses,
question 53.
38
Sur le classicisme envisagé comme anti-maniérisme, voir Jules Brody, "Constantes
et modèles de la critique anti-‘maniériste’ à l’âge ‘classique’", in Lectures classiques,
Charlottesville, Rookwood Press, 1996, pp. 17-40; article paru auparavant dans:
Rivista di letterature moderne e comparate, 40, 1987, pp. 95-121 ; J. Brody suit en
cela l’opinion de Curtius, qui ôte toute historicité à la notion : "le maniérisme est une
constante de la littérature européenne" (La Littérature et le Moyen Âge latin¸ op. cit.,
p. 428). Sur la polémique anti-baroque à l’âge classique, voir Renate Baader, "La
polémique anti-baroque dans la doctrine classique", in Baroque, 6, 1973, pp. 133-148.
© Études Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Tonner contre la tyrannie du verbe:
Spectacles baroques et discours classiques?
Jean-Claude VUILLEMIN
The Pennsylvania State University
En un mot, les discours ne sont au Théâtre
que les accessoires de l’Action, quoique toute
la Tragédie, dans la Représentation ne
consiste qu’en discours; [...] aussi n’irait-on
pas au Théâtre en si grande foule, si l’on ne
devait y rencontrer que des Acteurs muets.
D’Aubignac, La Pratique du théâtre1
Mais notre loquacité est prénatale. Race de
phraseurs, de spermatozoïdes verbeux, nous
sommes chimiquement liés au mot.
Cioran, Syllogismes de l’amertume2
À la différence de l’affirmation péremptoire de Cioran, le propos
non moins péremptoire de d’Aubignac a le mérite de marquer le caractère
contradictoire du rapport apparemment impossible entre spectacle et
discours. Toutefois, au lieu de creuser la difficulté, le docte abbé se
contente de souligner ce rapport paradoxal et privilégie le discours sur le
spectacle. Les représentations — "peintures vivantes3" — se résumeraient
1
François Hédelin, abbé d’Aubignac, "Des Discours en général", in H. Baby, éd., Abbé
d’Aubignac, La Pratique du théâtre, Champion, coll. "Sources classiques", 2001, Livre
IV, Chap. 2, p. 408.
2
Cioran, "Atrophie du verbe", in Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, 1980, p. 21.
3
D’Aubignac, "Chapitre premier. Servant de préface à cet Ouvrage, où il est traité de la
nécessité des Spectacles, [...]", in La Pratique du théâtre, éd. cit., Livre I, Chap. 1, p. 42.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans
autorisation.
308
Jean-Claude Vuillemin
selon lui à des "discours" et, déclarera-t-il ailleurs dans une formule
lapidaire qui a fait fortune, au théâtre, "Parler, c’est Agir4". Cette
réduction du visible au dicible est d’autant plus curieuse que d’Aubignac
recourt sans cesse dans son savant traité à la métaphore convenue de la
représentation picturale pour légiférer la pratique de la représentation
dramatique: "Je prends ici la comparaison d’un Tableau, dont j’ai résolu
de me servir souvent en ce Traité5." À l’instar de ses confrères néoaristotéliciens, d’Aubignac va de la sorte picturaliser l’objet de son
propos mais, comme eux, fera toutefois l’économie théorique de la
composante spectaculaire du genre théâtral.
Avant de "tonner" contre cette manière de procéder qui, dans une
large mesure, résultera dans une conception étriquée de notre dramaturgie
"classique" — avec des guillemets de vive protestation, tant le lieu
commun l’a cimentée d’âneries —, il me plairait de rappeler cette idée
essentielle, souvent galvaudée, de Michel Foucault selon laquelle la
constitution d’un savoir est inséparable d’un ensemble de pratiques
relevant des stratégies déployées par un pouvoir. Informé par le pouvoir,
qui lui-même s’appuie sur de la connaissance, le discours du savoir est
pris en charge par l’institution. Assujetti à cette relation savoir-pouvoir,
un objet d’étude n’apparaît tel que si, au préalable, il a été isolé, contrôlé,
soumis à une forme de coercition. Inversement, le pouvoir ne peut
s’exercer qu’à la condition de susciter un discours sur ce qui en est le lieu
d’application. Pour Foucault, l’institution et les contraintes qu’elle exerce
sont en effet inséparables d’un dispositif discursif qui les rend à la fois
possibles et pensables, ainsi qu’opératoires dans l’ensemble de leurs
effets de pouvoir. Substituant une philosophie de la relation à une
philosophie de l’objet, Foucault met en lumière quelques grandes
stratégies de savoir et de pouvoir qui donneront bientôt naissance à ce
concept, aujourd’hui banalisé, de "savoir-pouvoir". Tout en mettant en
évidence l’aspect construit de l’objet de savoir — une "ingénieuse tissure
des fictions avec la vérité", aurait pu dire Corneille qui définissait de la
4
D’Aubignac, "Des Discours en général", op. cit., p. 407.
Voir en particulier "Des spectateurs et comment le Poète les doit considérer", in La
Pratique du théâtre, éd. cit., Livre I, Chap. 6, p. 77.
5
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
309
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
sorte "le plus beau secret de la Poésie6" — Foucault exclut deux
conceptions naïves: celle qui croit qu’il faut d’abord penser une réalité
pour ensuite la soumettre, et l’autre qui conçoit le pouvoir
indépendamment de tout discours d’auto-légitimation. Dans cette
perspective, et à l’instar de l’histoire qui, ainsi que le souligne l’intitulé
d’un ouvrage de Michel de Certeau7, relève de l’écriture, l’histoire
littéraire est une pratique discursive qui ne dévoile que très
exceptionnellement ses présupposés et ses enjeux. C’est une opération
qui a tendance à masquer les mécanismes par lesquels une société
transmet son savoir — le met en mémoire — et se transmet elle-même
sous le masque d’un savoir prétendument objectif. Comme en ce qui
concerne l’élaboration de l’histoire analysée par de Certeau8, et qu’est
venu confirmer il y a peu un projet de loi prônant l’enseignement positif
de la colonisation9, l’histoire littéraire est une construction culturelle qui
s’articule autour d’un rapport entre trois termes fondamentaux: un lieu
social, des procédures d’analyse, et une construction textuelle. Résultant
de cette pratique, les découpes littéraires énoncent un ordre reçu qui,
comme tel rassure, mais s’avère aussi fondamentalement pernicieux, car
on risque d’y succomber sous l’effet de l’habitude ou de son apparente
naturalité. Contre la célébration ou la mise en scène de quelques fétiches,
l’on aura par conséquent tout intérêt à aller voir du côté de textes et
d’auteur-e-s laissés dans l’ombre. Récusant ainsi la mémoire-certitude, on
donnera sa chance à la mémoire-doute. Puisqu’il est entendu que nous ne
progressons vers la vérité qu’à l’impérative condition de renoncer à la
certitude, au miroir où apparaît notre éternel visage, on préfèrera toujours
l’album de famille peuplé de visages inconnus.
6
Pierre Corneille, "Abrégé du Martyre de saint Polyeucte", in G. Couton, éd., Corneille,
Œuvres complètes, 3 vol., Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1980-1987,
I, p. 974.
7
Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. "Folio/Histoire",
1975. Dans le même ordre d’idées, l’on pourrait également évoquer le nom de cette
émission phare de France culture: "La Fabrique de l’Histoire".
8
Voir en particulier "L’opération historiographique", in L’Écriture de l’histoire, op. cit.,
pp. 77-153.
9
L’article 4 d’une loi en faveur des Français rapatriés, votée au Parlement le 23 février
2005 et invitant à la reconnaissance par les programmes scolaires du "rôle positif de la
présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord", montre comment la
manipulation de "l’histoire officielle" peut aisément aboutir à une scandaleuse vérité
d’État.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
310
Jean-Claude Vuillemin
Entre le donné et le créé, chaque époque, on ne saurait le nier
après les mises en garde de Foucault et de de Certeau, ne peut accéder à
son passé, et notamment à son passé littéraire et culturel, que par une
médiation forcément infidèle et partisane. La production de ce passé se
fait par le tri ou le crible d’une mémoire sélective qui, sur une kyrielle
d’éléments ou de concepts disponibles et/ou possibles, en retient certains,
en efface beaucoup et, à l’instar des notions anachroniques de
"maniérisme", de "baroque" et de "classique", en construit plusieurs. Du
passé, l’analyse ne retient évidemment que les objets — auteurs, textes,
événements10, etc. — qui avalisent la construction de ce passé. Ici comme
en d’autres domaines, les faits ne sauraient suffire: on doit créer leur sens.
Là réside l’intérêt principal de l’acte historique, qu’aucune théorie ne
peut produire à sa place. Si l’on ne peut évidemment revenir sur le passé
sans nécessairement le retoucher, et s’il est d’autre part avéré que tout
discours ne peut que refaçonner son objet, rien en revanche n’oblige à
passer sous silence ce travail d’"intervention dans l’histoire", comme
disait Hannah Arendt11. Ne pouvant se soustraire à la double historicité de
l’objet et de son observateur, il convient au contraire de revendiquer ces
procédures d’observation et d’interprétation, et de les définir à travers une
exigence de réflexivité et de critique de la critique indispensable à toute
activité scientifique.
Dans l’élaboration du "classicisme" franco-français, une certaine
pratique de la raison a pourtant trop souvent masqué les raisons d’une
pratique. Confondant hauteur de pensée et hauteur de ton,
10
"Fabricant et fabriqué, l’événement est un morceau de temps et d’action mis en
morceaux, en partage, et c’est à travers les traces de son existence que l’historien
travaille." (Arlette Farge, "L’Instance de l’événement", in D. Franche et al., éd. Au Risque
de Foucault, Paris, Centre Georges Pompidou / Centre Michel Foucault, 1997, p. 19).
11
Hannah Arendt, "Le concept d’histoire", in La crise de la culture. Huit exercices de
pensée politique, Paris, Gallimard, coll. "Folio Essais", 2005: "[...] toute sélection de
matériel est en un sens une intervention dans l’histoire, et tous les critères de sélection
placent le cours historique des événements dans certaines conditions dont l’homme est
l’auteur et qui sont parfaitement analogues aux conditions que le physicien prescrit aux
processus naturels dans l’expérience. [...] Pour les sciences historiques la vieille norme
d’objectivité ne pouvait avoir de sens que si l’historien croyait que l’histoire en son entier
était un phénomène cyclique qui pouvait être embrassé dans sa totalité par la pensée [...]
ou qu’elle était guidée par une divine providence [...]" (pp. 68-70).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
311
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
l’historiographie "classique" a produit une série de discours qui, pour
reprendre l’analyse de de Certeau, présente la double caractéristique de
combiner une sémantisation à une sélection, et d’ordonner une
intelligibilité à une normativité.
Dans ce contexte, en tant qu’outil herméneutique contemporain
propice à la visite du passé, le baroque — la parole qui l’énonce — n’a pu
s’inventer, se faire jour, que comme un "discours en retour", pour parler
comme Michel Foucault à propos du discours homosexuel de
légitimation12. C’est-à-dire comme un discours qui, reprenant et
reformulant des catégories de pensée qui dévalorisaient la notion de
baroque, s’est retrouvé captif de ces mêmes concepts qui le
disqualifiaient. Ce faisant, il n’est pas un mince paradoxe que les théories
les plus favorables au baroque ont très souvent consolidé les catégories
mises en avant par le discours antagoniste, et ont ainsi contribué à les
perpétuer. Polémique, le baroque n’a pu, jusqu’ici, être pensé qu’en
rapport avec quelque chose d’autre, à quoi il aurait pour fonction de
s’opposer, et dont il emprunte du même coup une partie de son sens.
Quelle que soit la pertinence baroque, elle n’a pu, ou n’a su, tirer d’elle
seule une légitimité idoine. Celle-ci passe nécessairement par
l’acquiescement du pouvoir symbolique et des instances de légitimation
du discours dont l’une des prérogatives, et non la moindre, est de
marginaliser — à défaut de les interner — les indociles et les
récalcitrants. Pour faire école, là comme ailleurs, il eût sans doute fallu au
préalable s’emparer de l’École13...
12
Postulant la "Règle de la polyvalence tactique des discours" (p. 132 sq.), l’auteur de La
Volonté de savoir (in Histoire de la sexualité, vol. I, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque
des Histoires", 1976) donne l’exemple de l’apparition, au XIXe siècle, de toute une série
de discours sur l’homosexualité qui permirent "la constitution d’un discours ‘en retour’"
(p. 134) qui, à travers le vocabulaire et les catégories qui la disqualifiaient médicalement,
lui offrit la possibilité de revendiquer sa légitimité.
13
L’on notera à cet égard que, à quelques rares exceptions près, les détenteurs français du
pouvoir de décision dans les programmes d’enseignement, les concours du CAPES ou de
l’agrégation de Lettres, n’ont jamais vraiment pu se résoudre à accorder droit de cité à
cette notion de baroque littéraire, puis culturel, fleurie hors de l’Hexagone, et
s’épanouissant parfois en province. Raison supplémentaire de féliciter Gisèle Venet et
Line Cottegnies de permettre aujourd’hui à la parole baroque de tonner en Sorbonne!
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
312
Jean-Claude Vuillemin
Une École qui, prenant à la lettre le point de vue de d’Aubignac et
négligeant trop souvent la nature hybride du théâtre, art à "deux temps"
comme disait Henri Gouhier14, a fait l’impasse sur le performatif au profit
du discursif. Nos doctes modernes ont ainsi élaboré une dramaturgie
"classique" qui, valorisant à outrance la composante littéraire sur la
composante scénique, a fini par octroyer au dicible la primauté absolue
sur le visible. Et pourtant, ainsi que l’avait aussi souligné d’Aubignac, le
théâtre — "peinture vivante15" comme l’appelait également Corneille —
est un "Lieu où on Regarde ce qui s’y fait, et non pas, où l’on écoute ce
qui s’y dit16." Mais, pas plus qu’au reniement, la reconnaissance de la
limite n’oblige au renoncement, et d’Aubignac persistera à octroyer à ce
qui s’énonce la prééminence sur ce qui se voit. Aux choses, il continuera
à préférer les mots.
Relevant d’une esthétique du spectaculaire, la dramaturgie
baroque ne pouvait sortir grandie d’un mode d’évaluation axé sur les
seules structures narratives propres à l’œuvre littéraire. Pour cette
dramaturgie, dont le théâtre de Jean Rotrou offre une brillante illustration,
il est vain de déplorer l’absence, ou la relative discrétion, d’éléments
valorisés dans la perspective "classique". S’il ne fait aucun doute que la
vraisemblance, les célèbres unités, le poétique narratif et la bienséance
confèrent au théâtre régulier une remarquable cohérence esthétique, ce
sont d’autres critères, à commencer par la prise en compte du texte
spectaculaire, i. e. la représentation, qui devraient permettre l’évaluation
légitime du théâtre baroque. Beaucoup plus théâtral que verbal, l’on
pourrait dire de ce théâtre ce que Corneille écrivait à propos de La Veuve:
"son ornement n’est pas dans l’éclat des vers17", ou encore ce que l’auteur
du Cid prétendait de son Andromède: "cette pièce n’est que pour les
yeux18".
14
Henri Gouhier, Le théâtre et les arts à deux temps, Paris, Flammarion,1989. Voir JeanClaude Vuillemin, "En finir avec Boileau.... Quelques réflexions sur l’enseignement du
théâtre ‘classique’", Revue d’Histoire du Théâtre, 3, 2001, p. 125-146.
15
P. Corneille, "Épître" de La Suite du Menteur, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 98.
16
D’Aubignac, "Des Discours en général", op. cit., p. 407.
17
P. Corneille, "Au Lecteur" de La Veuve, in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 202.
18
P. Corneille, "Argument" d’Andromède, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 448.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
313
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
Voué à la même fonction perceptive que sera celle des spectacles
à machines et de la féerie de l’opéra à la fin du siècle, le théâtre baroque
ne dédaigne pas les effets rhétoriques du verbe, mais il favorise avant tout
l’éblouissement, la dispersion et l’extériorité du poétique scénique.
Délaissant les développements oratoires caractéristiques de la
dramaturgie statique de la Renaissance, l’esthétique théâtrale baroque
ressortit à une inflation spectaculaire qui doit ravir les sens et, en
particulier, surprendre le regard. Si les beautés poétiques ne sont pas
absentes des dialogues ou, plus exactement, si elles émaillent encore
certains monologues que cette dramaturgie peine à abolir, elles ne font
qu’accompagner les nombreux ravissements de ces "beautés d’illusion19"
fustigées par Scudéry à propos du Cid et qui, elles, s’offrent tout entières
au regard ébloui du public. À cet égard, l’on se rappellera encore la
confidence de Corneille dans sa Préface (1632) de Clitandre, représenté
au cours de la saison 1630-1631, dans laquelle le dramaturge précise qu’il
a "mieux aimé divertir les yeux, qu’importuner les oreilles20" de ses
spectateurs en mettant directement en scène les actions de la pièce au lieu
de les faire raconter par des messagers. Rotrou n’a jamais dévoilé ses
stratégies de composition. Mais lorsque, comme pour son Hercule
mourant (1634), l’une des toutes premières tragédies françaises
régulières, il puise son inspiration dans des pièces existantes, en
l’occurrence les deux Hercule de Sénèque, l’Hercule furieux et surtout
l’Hercule sur l’Œta, il est aisé de mesurer à quel point il favorise le faste
du spectacle sur les interminables discours de son modèle.
Privilégiant l’action, la "magnificence du spectacle21" et les fleurs
de rhétorique sur une conception dramatique à venir où le discours jouera
à nouveau un rôle déterminant, l’esthétique baroque ne saurait se
résoudre à faire l’économie de la scène et, par voie de conséquence, son
critique, ou son lecteur, celle du texte spectaculaire. Soit un texte
spectaculaire ayant effectivement eu lieu, d’où l’intérêt capital pour
19
"Tout ce qui brille n’est pas toujours précieux; on voit des beautés d’illusion, comme
des beautés effectives, et souvent l’apparence du bien se fait prendre pour le bien même"
(Georges de Scudéry, Observations sur Le Cid, in A. Gasté, éd., La Querelle du Cid.
Pièces et pamphlets, Paris, Welter, 1898, p. 71).
20
P. Corneille, Préface de Clitandre ou L’Innocence délivrée, in Œuvres complètes, éd.
cit., I, p. 95.
21
P. Corneille, Discours de la tragédie, in Œuvres complètes, éd. cit., III, p. 152.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
314
Jean-Claude Vuillemin
l’analyse des traces de représentations qui demeurent accessibles grâce,
par exemple, aux inférences scénographiques que permettent les croquis
et les descriptions contenus dans le précieux Mémoire de Mahelot22, à
d’éventuels dess(e)ins de pièces23, à travers des commentaires de
spectateurs contemporains, soit, également, dans le texte spectaculaire
virtuel dont les modalités se trouvent postulées par le texte dramatique
lui-même. Quoi qu’il en soit, il importe de considérer le texte baroque
dans la possibilité même de sa représentation scénique et, ainsi que le
conseillait Molière "Au Lecteur" de L’Amour médecin, d’avoir toujours
"des yeux pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre24".
Dans cette perspective résolument axée sur le spectacle ou, pour
mieux le dire en usant d’un néologisme, sur la "spectacularité", il s’agira
moins de faire porter l’analyse sur la progression discursive d’une
structure linéaire que de mettre en évidence les éléments constitutifs
d’une scénographie dans laquelle s’inscrit la trame narrative. Éléments
visuels et auditifs qui, avec les effets jouant sur la répétition, la variation
et le contraste, appartiennent de plein droit à ce que Guy Spielmann
appelle une "syntaxe spectaculaire". C’est-à-dire la mise en évidence
d’une structure permettant de "retrouver, sous l’ordre diégétique, un ordre
plus élémentaire fondé sur l’attente constitutive de toute construction
syntagmatique; non pas attente narrative d’une progression de l’histoire,
mais attente d’une variation fondée sur l’alternance de ce qui est
22
Pierre Pasquier, éd., Le Mémoire de Mahelot. Mémoire pour la décoration des pièces
qui se représentent par les Comédiens du Roi. Paris, Champion, coll. "Sources
classiques", 2005.
23
En plus de faciliter, comme le livret d’opéra, la réception du spectacle, le dessein a
également vocation publicitaire. Ainsi, le dessein du Mariage d’Orphée et d’Eurydice
(1647) se présente comme "Un fidèle récit des merveilles que la Scène Française fera
paraître dans le mois de Décembre, afin que s’ils [les absents] ne peuvent assister à ces
fameux spectacles, ils puissent au moins en voir sur le papier la superbe peinture, et
connaître jusqu’à quels grands efforts l’esprit humain peut aller en la composition des
Machines les plus belles et les plus extraordinaires que l’artifice des siècles présents et
passés puissent inventer" (in H. Visentin, éd., François de Chapoton, La Descente
d’Orphée aux Enfers, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. "Textes rares", 2004,
p. 134, je modernise l’orthographe).
24
Molière, "Au Lecteur" de L’Amour médecin, in G. Couton, éd., Molière, Œuvres
complètes, 2 vol., Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1971, II, p. 95.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
315
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
représenté25." Dans son ouvrage pionnier consacré à Jean Rotrou
dramaturge de l’ambiguïté26, Jacques Morel se montra sensible à
plusieurs éléments de cette "syntaxe", en particulier dans la troisième
partie intitulée justement "Le Spectacle". Toutefois, si l’inventaire de
Morel constitue bien un début de syntaxe, la grammaire qu’elle doit
informer demeure encore à écrire. La tâche est d’autant plus urgente
lorsque l’on a affaire à un dramaturge comme Rotrou dont l’œuvre
dramatique se caractérise moins peut-être par l’ambiguïté que par un
souci constant de mettre sans cesse en évidence la munificence du théâtre
dans ses tours, ses détours et ses artifices27.
Si l’approche théorique préconisée par Spielmann est seule
appropriée à rendre légitimement compte d’une pièce baroque, elle
demeure tout à fait pertinente pour l’analyse de n’importe quel texte
théâtral. Il est en effet réducteur d’aborder l’art dramatique dans toute sa
complexité à partir du point de vue exclusif de sa composante littéraire.
Outre son caractère partiel et partial, une telle démarche a le regrettable
inconvénient de reconduire l’exclusion malheureuse jadis décrétée par
Aristote:
Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement
étranger à l’art et n’a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise
sa finalité même sans concours et sans acteurs. De plus, pour l’exécution
technique du spectacle, l’art du fabricant d’accessoires est plus décisif
que celui des poètes.28
Si Platon exile le poète de sa République, Aristote refuse au
spectacle tout droit de cité dans sa Poétique. Ce n’est pas qu’Aristote
considère insignifiant le texte spectaculaire — il recommande en fait au
dramaturge de "se mettre au maximum la scène sous les yeux29" — mais
il demeure persuadé que "la tragédie, pour produire son effet propre, peut
25
Guy Spielmann, Le Jeu de l’Ordre et du Chaos. Comédie et pouvoirs à la Fin de règne,
1673-1715, Paris, Champion, coll. "Lumière classique", 2002, p. 278.
26
Jacques Morel, Jean Rotrou dramaturge de l’ambiguïté, Paris, Armand Colin, 1968.
27
L’on me permettra ici de renvoyer à mon ouvrage, Baroquisme et théâtralité. Le théâtre
de Jean Rotrou, Tübingen, PFSCL, coll. "Biblio 17", 1994.
28
Aristote, Poétique, R. Dupont-Roc et J. Lallot, éd., Paris, Seuil, 1980, Chap. 6, 50b,
p. 57.
29
Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 17, 55a, p. 93.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
316
Jean-Claude Vuillemin
se passer de mouvement, comme l’épopée: la lecture révèle sa qualité30".
"Indépendamment du spectacle", décrète encore Aristote, il faut que
"l’histoire soit ainsi constituée qu’en apprenant les faits qui se produisent
on frissonne et on soit pris de pitié devant ce qui se passe [...]. Produire
cet effet par les moyens du spectacle ne relève guère de l’art: c’est affaire
de mise en scène31."
Sous l’égide de l’autorité littéraire d’Aristote, et influencés peutêtre par la "crise du sensible" que traverse la science — et qui elle ruinera
définitivement l’autorité scientifique de l’auteur de la Poétique32 —, les
théoriciens de la régularité dramatique mettront en place un paradigme de
légitimation favorable au texte dramatique et hostile à l’éclat de la
représentation, "volupté" coupable, selon Scudéry, de "débaucher" les
esprits des spectateurs33. C’est ce principe éminemment aristotélicien qui
permet à Jean-François Sarasin, dans son Discours de la tragédie (1639)
de louer L’Amour tyrannique de son ami Scudéry:
j’avoue que je n’ai jamais pensé à la disposition de cette fable qu’elle ne
m’ait souvent tiré en secret, et sans l’aide des vers ni du spectacle, les
larmes que tout le monde n’a pu dénier à sa représentation, et qui ont
arrosé les galeries et le parterre.34
Alors que les sens, trompeurs et trompés, se trouvent sous
l’emprise de la séduction des "beautés d’illusion" de la scène, la raison
paraît théoriquement en mesure de s’imposer, et d’en imposer, au texte
imprimé. C’est du moins ce que prétend La Bruyère lorsqu’il dénonce
l’avantage indu que l’oralité possède sur l’écriture: "Les hommes sont les
dupes de l’action et de la parole, comme de tout l’appareil de
l’auditoire35." Contre une évaluation basée sur les plaisirs suscités par la
30
Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 26, 62a, p. 139.
Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 14, 53b, p. 81.
32
Voir Jean-Claude Vuillemin, "L’Œil de Galilée pour les yeux de Chimène:
épistémologie du regard et la Querelle du Cid", Poétique, 142 (2005), pp. 153-168.
33
G. de Scudéry, Observations sur Le Cid, éd. cit., p. 81.
34
Jean-François Sarasin, Discours de la tragédie ou Remarques sur L’Amour Tyrannique
de Monsieur de Scudéry, in P. Festugières, éd., Œuvres de J.-F. Sarasin, 2 vol., Paris,
Champion, 1926, I, p. 23.
35
Jean de La Bruyère, "De la chaire", in R. Garapon, éd., La Bruyère, Les Caractères,
Paris, Classiques Garnier, 1962, § 27, p. 455.
31
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
317
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
réaction anarchique des sens, et tout particulièrement de l’œil, à un
spectacle qui s’émancipe volontiers du magistère de la raison, les
théoriciens du théâtre opteront pour des émotions non moins sensuelles
mais jugées plus légitimes car émanant du seul texte dramatique. Dès
lors, l’intimité du cabinet de lecture devrait pouvoir concurrencer
"l’appareil de l’auditoire" de la salle de spectacle. Telle semble, en tout
cas, être l’opinion de La Mesnardière en 1640. Pour lui, comme pour
Aristote et Sarasin, le texte dramatique seul importe et, surtout, sa "seule
lecture" doit être en mesure de décider de la valeur esthétique d’une
pièce:
J’estime avec Aristote, qu’un Ouvrage est imparfait, lorsque par la seule
lecture faite dans un cabinet, il n’excite pas les Passions dans l’Esprit de
ses Auditeurs, et qu’il ne les agite point jusqu’à les faire trembler, ou à
leur arracher des larmes.36
Pourtant, dans l’esprit du XVIIe siècle, et c’est ici que s’insinue
la méprise autorisée par La Bruyère, cela ne signifie pas qu’il faille
proscrire la représentation, mais que l’essentiel du théâtre réside, comme
le disait d’Aubignac, dans le discours et, il est permis de le croire, dans la
qualité de la diction. Bien lire et bien dire étaient alors indissociables. En
effet, si la mise en scène du texte dramatique est jugée superfétatoire par
La Mesnardière, ce n’est que par rapport à "la seule lecture". C’est-à-dire
non une lecture individuelle, plate et silencieuse, comme celle postulée
par La Bruyère "dans le loisir de la campagne ou le silence du cabinet37",
mais comme c’était fréquent à l’époque pour les textes poétiques —
pensons à la prestation parodique du ridicule Trissotin dans le salon de
Philaminte38 — et habituel pour les textes dramatiques — chez Molière
encore, c’est le dramaturge Lysidas qui excuse son retard chez Uranie car
36
Henri-Jules Pilet de La Mesnardière, La Poétique, 1640, Genève, Slatkine Reprints,
1972, Livre I, Chap. 4, p. 12. Sarasin écrivait de même dans son Discours sur la tragédie:
"Il faut donc que sans l’appareil du théâtre, sans les représentations funestes et sans le
secours des comédiens, la fable soit conduite si adroitement et d’une constitution si pleine
d’artifice que l’on ne puisse ou l’entendre, ou la lire, qu’elle ne fasse son effet, et qu’elle
n’excite la pitié et la terreur" (éd. cit., II, p. 25).
37
La Bruyère, "De la chaire", éd. cit., pp. 455-456.
38
Molière, Les Femmes savantes (III, 2), in Œuvres complètes, éd. cit., II, pp. 1020-1029.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Jean-Claude Vuillemin
il lui "a fallu lire [sa] pièce chez Madame la Marquise39" — une
performance de langage à travers une lecture à haute voix faite à
l’intention d’un petit groupe, les "Auditeurs".
C’est à propos d’une telle "lecture" chez M. de La
Rochefoucauld, celle de Pulchérie faite par Corneille soi-même, que
Mme de Sévigné confie à sa fille, la "cartésienne" Mme de Grignan
réputée peu sensible: "Je voudrais, ma bonne, que vous fussiez venue
avec moi après dîner, vous ne vous seriez point ennuyée. Vous auriez
peut-être pleuré une petite larme, puisque j’en ai pleuré plus de vingt40."
De même, dans une lettre à Philippe Moulceau, Mme de Sévigné évoque
une promenade à l’abbaye de Livry au cours de laquelle son fils Charles,
"par un enthousiasme qui nous réjouit , assis sur un trône de gazon, [...],
nous dit tout une scène de Mithridate avec les tons et les gestes, et surprit
tellement notre modestie chrétienne que vous crûtes être à la comédie,
alors que vous y pensiez le moins41." Comme l’atteste ce souvenir
mémorable, où l’amant de la Champmeslé put mettre à profit certaines
leçons probables de sa talentueuse maîtresse, le texte dramatique
n’advient que par et dans la voix du lecteur et ne saurait se concevoir sans
l’intervention du corps.
Ce type de lecture ne relève pas d’une opération abstraite
d’intellection, elle est mise en mots corporelle, inscription dans un
espace, rapport à soi ou à autrui. Le jeu ne s’ajoute pas à la diction
comme un supplément ou un ornement. Sans le support du corps et
l’accompagnement du geste, la parole éloquente serait, telle la célèbre
colombe de Kant privée d’air, tout à fait incapable de s’élever. Et c’est en
ceci, précisément, que l’on est en droit de distinguer une dramaturgie dite
"classique" d’une dramaturgie baroque. Au contraire de ce que l’on
présume généralement, ce qui différencie ces deux types de théâtre ne
réside ni dans le fait, somme toute trivial, que la première se plie à toute
une panoplie de contraintes théoriques que la seconde aurait négligée, ni,
39
Molière, La Critique de L’École des femmes (sc. 6), in Œuvres complètes, éd. cit., I,
p. 656. Uranie ajoute: "Monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après souper."
40
"À Madame de Grignan, 15 janvier [1672]", in R. Duchêne, éd., Madame de Sévigné,
Correspondance, 3 vol. Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1972-1978, I,
Lettre 235, p. 417.
41
"À Moulceau, 24 octobre 1687", Correspondance, éd. cit., III, Lettre 985, p. 330.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
moins encore, dans un quelconque "étalage de moralités42" qu’offrirait le
théâtre "classique". Ce qui fonde la différence c’est que la dramaturgie
"classique", tout en visant une réception en tout point similaire au type de
fascination qui faisait le miel de la dramaturgie baroque, va y parvenir à
travers un vecteur rénové: celui de la parole éloquente.
Quant au didactisme souvent allégué, les dramaturges les plus
emblématiques du classicisme ont toujours revendiqués le caractère
ludique de leurs pièces. À l’encontre de certains théoriciens qui pouvaient
arguer d’une "merveilleuse utilité43" du théâtre, nombreux sont les
praticiens qui se rangeront à l’opinion de François Ogier — opinion
iconoclaste en 1628 — selon laquelle la poésie dramatique "n’est faite
que pour le plaisir et le divertissement44". Dans l’épître liminaire de
Médée, Corneille déclarera lui aussi que le but "de la Poésie dramatique
est de plaire45"; affirmation qu’il reprendra vingt ans plus tard, en la
soulignant typographiquement, dans son Discours de l’utilité et des
parties du poème dramatique: "la poésie dramatique a pour but le seul
plaisir des spectateurs46". Jamais, en tout cas, la volonté de séduction ne
sera sacrifiée à la volonté de persuasion. S’il y a instruction,
contrairement à Scudéry qui fait du théâtre "le fléau du vice et le Trône
de la vertu47", ou à d’Aubignac qui le souhaiterait "École du Peuple48",
42
P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, in Œuvres
complètes, éd. cit., III, p. 120.
43
G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, Paris, Augustin Courbé, 1639, p. 17. "C’est à
mon avis, ce que la Comédie fait excellemment: elle pare cette vertu toute nue, des plus
beaux, et des plus riches ornements, que l’art puisse ajouter à ses grâces naturelles [...].
Elle conduit les hommes vers l’instruction, feignant de ne les mener qu’au divertissement"
(p. 4). À noter que cette prise de position résulte peut-être de l’attaque portée contre le
théâtre par le ministre réformé André Rivet, Instruction chrétienne touchant les spectacles
(La Haye, 1639).
44
François Ogier, "Préface au lecteur" de Jean de Schélandre, Tyr et Sidon (Tragicomédie
divisée en deux journées), J. W. Barker, éd., Paris, Nizet, 1975, p. 153.
45
P. Corneille, "À Monsieur P.T.N.G.", in Œuvres complètes, éd. cit., I, p. 535.
46
P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit., p. 119.
Ce que lui reprochera d’ailleurs d’Aubignac à propos d’Œdipe dans sa Troisième
dissertation: "Ce n’est pas assez qu’un Poète cherche les moyens de plaire, il faut encore
qu’il enseigne les grandes vérités et principalement dans le Poème Dramatique: M.
Corneille en demeurera d’accord, s’il a vu l’Art Poétique d’Horace, et [s]’il s’en souvient"
(N. Hammond et M. Hawcroft, éd., Dissertations contre Corneille, Exeter, U. of Exeter
Press, 1995, p. 89).
47
G. de Scudéry, L’Apologie du théâtre, éd. cit., p. 99.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
320
Jean-Claude Vuillemin
celle-ci sera toujours subordonnée au "délectable49". C’était déjà sur le
plaisir des spectateurs, ce "plaisir, qui consiste principalement en la
vraisemblance50", et non plus sur l’autorité d’Aristote ou de ses savants
herméneutes, qu’en 1630, dans sa célèbre Préface théorique à La
Silvanire, Mairet légitimait la vertu des fameuses "unités", notamment
celles des vingt-quatre heures et de lieu. Quelque quarante ans plus tard,
dans la Préface de Bérénice (1671), Racine précisera à son tour que "La
principale Règle est de plaire et de toucher51", ce que reprendra d’ailleurs
Boileau dans son Art poétique: "Le secret est d’abord de plaire et de
toucher52". Profession de foi qui rejoint celle de Dorante, le porte-parole
de Molière — autre figure consacrée du panthéon classique —, dans La
Critique de L’École des femmes (1663): "Je voudrais bien savoir si la
grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire53".
48
D’Aubignac, La Pratique du théâtre, éd. cit. Livre I, Chap. 1, p. 40. Dans son Projet
pour le rétablissement du Théâtre Français, d’Aubignac minimisera cependant cet aspect
pédagogique du théâtre et reconnaîtra que "les Comédies [i.e. les pièces de théâtre] ne sont
que des divertissements agréables" dont le but se cantonne à donner au peuple "quelque
image des merveilleuses Représentations qu’on a vues sur le Théâtre du Palais Cardinal et
du Petit Bourbon [afin qu’il soit] moins jaloux des plaisirs que les Grands doivent recevoir
des magnificences de la Cour" (in La Pratique du théâtre, éd. cit., p. 699 et p. 706).
49
"l’utile n’y entre que sous la forme du délectable" (Corneille, Discours de l’utilité et des
parties du poème dramatique, éd. cit., p. 119). Rapin, de même, considérant que "la poésie
n’est utile qu’autant qu’elle est agréable", dira de la tragédie qu’elle "instruit l’esprit par
les sens, et qu’elle rectifie les passions par les passions" (René Rapin, Les Réflexions sur
la poétique de ce temps et sur les ouvrages des poètes anciens et modernes,1674, E. T.
Dubois, éd., Genève, Droz, 1970, I, XI, p. 24 et II, XVII, p. 97). Convaincu du rôle
utilitaire du théâtre, La Mesnardière reconnaît qu’"il ne faut pas que le Poète s’entremette
si fort d’instruire, qu’il ne donne beaucoup de soins au dessein de divertir" (La Poétique,
éd. cit., Livre I, Chap. 1, p. 3).
50
Jean Mairet, Préface, en Forme de Discours Poétique, in J. Scherer, éd., Théâtre du
XVIIe siècle, I, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1975, p. 485.
51
J. Racine, Préface de Bérénice, in G. Forestier, éd., Racine, Œuvres complètes. I.
Théâtre- Poésie, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1999, p. 452.
52
Nicolas Boileau, Art poétique, in F. Escal, éd., Boileau. Œuvres complètes, Paris,
Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1966, Chant III, v. 25.
53
Molière, La Critique de L’École des femmes, (sc. 6), éd. cit., p. 663. Dorante ajoute:
"Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne
cherchons point de raisonnements pour nous empêcher d’avoir du plaisir. [...] Je dis bien
que le grand art est de plaire". Ceci dit, il n’est pas tout à fait exclu que les dramaturges en
butte à une recrudescence des attaques des contempteurs du théâtre s’efforcent de
minimaliser ainsi l’impact de leur art.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
Sacrifiant à l’impératif absolu de vraisemblance, le théâtre
régulier fait preuve d’une retenue certaine dans le choix de son matériau
scénique et rhétorique. Mais, bien qu’il soit ainsi amené à privilégier
l’évocation de l’action et l’intériorité des passions, il serait erroné de
penser qu’intériorité doive nécessairement rimer avec intellectualité. Pour
le dramaturge, l’important réside d’abord dans l’inventio de "grands
sujets qui remuent fortement les passions", comme l’écrit Corneille dans
son Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique54, et ensuite
dans la mise en intrigue de la fable, la dispositio55, afin qu’elle suscite les
deux émotions théoriquement essentielles à la tragédie: "eleos kai
phobos56", la pitié et la terreur, auxquelles Corneille ajoute l’admiration57.
Comme les genres à grand spectacle, ce n’est pas l’intellect du
destinataire que cherche en premier lieu à atteindre le théâtre réputé
"classique", il vise au contraire à provoquer les plus fortes émotions, à
attiser la sensualité des passions58.
À ce propos, l’on sait que Racine souhaitait que les spectateurs de
sa Bérénice ne s’évertuent pas à l’analyse rationnelle et dogmatique de la
pièce, mais qu’ils s’abandonnent au contraire au "plaisir de pleurer et
54
P. Corneille, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, éd. cit., p. 118.
"Et l’on peut certainement dire", prévient La Mesnardière, "que la structure du Sujet, et
sa juste économie sont la pierre d’achoppement de la plupart de nos Poètes" (La Poétique,
éd. cit., Livre I, Chap. 5, pp. 15-16). À ce propos, voir Georges Forestier, Corneille. Le
sens d’une dramaturgie, Paris, Sedes, 1998, pp. 54-66.
56
Aristote, Poétique, éd. cit., Chap. 6, 25b, p. 52. Ce qu’Aristote "entend par φοβοσ",
écrit La Mesnardière, "n’est point à proprement parler, ce que nous appelons Horreur,
sentiment mêlé de dégoût, de mépris et d’aversion; mais qu’il veut dire la Terreur,
l’épouvantement et la crainte qui causent le Transissement, nommé Horror chez les
Latins" (La Poétique, éd. cit., Livre I, Chap. 5, p. 24).
57
Dans son Examen de Nicomède, Corneille réitère ce qu’il avait écrit dans l’épître "Au
Lecteur" de sa tragédie: "Ce héros de ma façon sort un peu des règles de la tragédie, en ce
qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses infortunes; mais le succès a montré
que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du
spectateur, est quelquefois aussi agréable, que la compassion que notre art nous ordonne
d’y produire par la représentation de leurs malheurs" (Examen de Nicomède, in Œuvres
complètes, éd. cit., II, p. 643).
58
"Les Comédies et les Romans n’excitent pas seulement les passions", dénonce Nicole
dans son Traité de la comédie (1667), "mais elles enseignent aussi le langage des passions,
c’est-à-dire l’art de les exprimer et de les faire paraître d’une manière agréable et
ingénieuse, ce qui n’est pas un petit mal" (L. Thirouin, éd., Pierre Nicole, Traité de la
Comédie et autres pièces d’un procès du théâtre, Paris, Champion, 1998, § XI, p. 58).
55
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
322
Jean-Claude Vuillemin
d’être attendris59". Modalité de réception peu surprenante, ni très difficile
à adopter, si l’on considère l’impact extrêmement émotionnel que, selon
le diagnostic éclairé de La Bruyère, le "poème tragique" ne manquait pas
d’avoir sur son destinataire:
Le poème tragique vous serre le cœur dès son commencement, vous
laisse à peine dans tous son progrès la liberté de respirer et le temps de
vous remettre, ou s’il vous donne quelque relâche, c’est pour vous
replonger dans de nouveaux abîmes et dans de nouvelles alarmes. [Il]
vous mène par les larmes, par les sanglots, par l’incertitude, par
l’espérance, par la crainte, par les surprises et par l’horreur jusqu’à la
catastrophe.60
Pensons encore à ces larmes déjà évoquées par Sarasin, "qui ont
arrosé les galeries et le parterre", lors de la représentation de L’Amour
tyrannique. Et c’est d’ailleurs à cause de cette "excitation des passions",
ces "transports", ces "mouvements de l’âme", selon la terminologie du
temps, que le théâtre représentait un sérieux danger pour les gardiens de
l’ordre moral qui n’avaient aucun emploi pour la mythique catharsis
aristotélicienne: "Il est donc vrai que le but de la Comédie est d’émouvoir
les passions, comme ceux qui ont écrit de la poétique en demeurent
d’accord; et au contraire, tout le but de la religion chrétienne est de les
calmer, de les abattre et de les détruire autant qu’on le peut en cette
vie61." La supposée purgation des passions intéresse moins Conti, et avec
lui l’ensemble des moralistes et autres prédicateurs chrétiens, que le péril
affirmé des passions éveillées par le théâtre.
Les éléments qui faisaient la force du spectacle baroque, comme
ils feront plus tard celle de l’opéra: la musique, le surnaturel, la beauté du
59
J. Racine, Préface de Bérénice, in Œuvres complètes, éd. cit., p. 452.
La Bruyère, "Des ouvrages de l’esprit", in Les Caractères, éd. cit., § 51, p. 86. On peut
ainsi mesurer la mélecture emblématique d’Artaud: "il est certain que nous avons besoin
avant tout d’un théâtre qui nous réveille: nerfs et cœur. Les méfaits du théâtre
psychologique venu de Racine nous ont déshabitués de cette action immédiate et violente
que le théâtre doit posséder" (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard,
1964, p. 129). Paradoxe apparent, c’est dans la dramaturgie "classique" mieux comprise, et
en particulier chez Racine, qu’Artaud aurait pu trouver l’illustration du type de théâtre
qu’il souhaitait... et qu’exécraient d’ailleurs pour cela les détracteurs du théâtre.
61
Armand de Bourbon, prince de Conti, Traité de la comédie et des spectacles, 1666, in L.
Thirouin, éd. cit., p 208.
60
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
décor, l’éclat du merveilleux et la magie, ne sont certainement pas rangés
au magasin des accessoires du théâtre "classique", ils sont simplement
déplacés et, du domaine de la vue, se trouvent cantonnés à celui du
discours. Paradoxe apparent, ce ne sera plus l’œil du spectateur que le
théâtre devra séduire, ce sera désormais son oreille.
Mais, je le répète, s’il y a primauté du discours, il ne s’agit pas
d’une parole désincarnée, réduite à l’abstraction des mots, mais au
contraire d’une parole extrêmement vivante, porteuse d’images. Une
parole à la fois musique et expression corporelle, pouvant à juste titre
revendiquer le statut de spectacle véritable. C’est à cette condition que
l’éloquence du verbe sera en mesure de concurrencer le pouvoir
merveilleux de la machine, et de renvoyer à la dimension spectaculaire de
ce qui est, sinon directement représenté, du moins puissamment évoqué.
C’est ce merveilleux verbal qui, à travers par exemple la figure spéculaire
fréquemment sollicitée de l’hypotypose, donnera l’illusion de vue, de
présence.
Chargée, comme l’indiquent les manuels de rhétorique, de
"mettre les choses sous les yeux de l’auditeur62", l’hypotypose le fait non
d’une façon neutre, constative, mais, comme le soulignait entre autres
Bernard Lamy, de telle sorte "qu’on s’imagine voir ce qui n’est point
présent, et qu’on le représente si vivement devant les yeux de ceux qui
écoutent, qu’il leur semble voir ce qu’on leur dit63." Laissant à l’évocation
imaginative "tout l’éclat du désir", pour reprendre une formule de Roland
Barthes64, l’hypotypose devient un opérateur d’intensification qui impose
une spectaculaire suspension dans le déroulement narratif linéaire.
Montrer en disant, voir en entendant, telles sont bien les vertus de ce
procédé rhétorique qui, comme le remarquait déjà l’Art poétique de
Jacques Peletier au XVIe siècle, pouvait donner "à voir quasi mieux qu’à
62
"L’Hypotypose peint les choses d’une manière si vive et si énergique, qu’elle les met en
quelque sorte sous les yeux, et fait d’un récit ou d’une description une image, un tableau,
ou même une scène vivante" (Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion,
1977, p. 390).
63
Bernard Lamy, La Rhétorique ou L’Art de parler, 1715, C. Noille-Clauzade, éd., Paris,
Champion, 1998, Livre II, p. 224.
64
Roland Barthes, "L’Effet de Réel", in Essais critiques IV. Le Bruissement de la langue,
Paris, Seuil, 1984, p. 172.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
324
Jean-Claude Vuillemin
ouïr65". S’il est vrai que le théâtre "classique" se caractérise par un refus
du spectaculaire, cette économie s’explique moins par une méfiance
envers la séduction du visible que par une extrême confiance à l’égard de
l’intense spectacularité dont le dicible peut se révéler porteur. À l’œil qui
écoute s’impose ici l’oreille qui voit.
J’écoute, je commence à voir. Aujourd’hui, c’est d’ailleurs à
travers un travail sur la langue qui, contrairement à ce que l’on assume
trop rapidement du parti-pris d’Eugène Green, n’a rien d’une restitution
archéologique, que des metteurs en scène aussi différents dans leur
approche que sont Jean-Marie Villégier, Brigitte Jaques-Wajeman66,
Daniel Mesguich, ou encore les disciples d’Eugène Green du Théâtre de
la Sapience67, parviennent à redonner à la parole une dimension distincte
du bavardage quotidien. Ce travail sur la profondeur et la densité du mot
qu’accompagne le geste fait que la voix se montre à l’oreille. Et c’est
alors, pour emprunter à Régis Debray, que "l’on entend hurler en écoutant
certains murmures quand nombre d’égosillements ne donnent rien à
entendre68." Alors que la langue est régulièrement piétinée, soumise à la
loquacité bafouilleuse des bavards69, que l’oreille est formatée par une
persistante trituration médiatique, cette parole, qui détonne et étonne,
permet de faire entendre, mais aussi de voir, une étrangeté qui ouvre sur
d’autres rapports au monde, sur d’autres pensées, sur d’autres émotions
où s’inscrit, en filigrane, une "Parole" derrière la parole. D’où la
pertinence, lors des éditions modernes des textes dramatiques français du
XVIIe siècle, de conserver autant que faire se peut la ponctuation
originale qui, souvent plus pneumatique que strictement syntaxique,
marquait le rythme en guidant la voix et le souffle. Cette ponctuation peut
65
Jacques Peletier, Art poétique, 1555, in F. Goyet, éd., Traités de poétique et de
rhétorique de la Renaissance, Paris, Poche, 1990, § IX, p. 276.
66
Brigitte Jaques-Wajeman s’inspire du traité de diction de Jean-Claude Milner et de
François Regnault, Dire le vers, Paris, Seuil, 1987.
67
On lira à cet égard l’essai d’Eugène Green, La parole baroque, Paris, Desclée de
Brouwer, 2001, et l’on écoutera surtout le CD qui accompagne l’ouvrage et illustre les
théories avancées.
68
Régis Debray, Sur le pont d’Avignon, Paris, Flammarion, 2005, p. 30.
69
L’hallucinante complaisance à l’égard de l’incontinence du bavard contemporain se
trouve soulignée par Pierre Sansot dans Le goût de la conversation (Paris, Desclée de
Brouwer, 2003). Comme le suggère l’auteur de Poétique de la ville (1973, rééd. Colin,
1997), peut-être l’individu cache-t-il derrière ses bavardages un déclin inévitable?
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
325
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
surprendre nos habitudes liées à la pratique d’une lecture silencieuse,
mais elle acquiert en revanche une pleine justification dans le cadre d’une
lecture dramatique à haute voix.
C’est en tout cas par l’intermédiaire d’un merveilleux verbal,
riche en potentiel spectaculaire, que le public de la tragédie "classique"
passait du statut de simples auditeurs, à celui de véritables spectateurs.
Spectateurs d’une performance qui, au moins par les résultats obtenus,
n’avait absolument rien à envier au merveilleux de la scène baroque. Si
ces deux dramaturgies que l’on oppose trop radicalement diffèrent par les
moyens mis en œuvre, les résultats escomptés sont en tous points
identiques. À l’instar de l’éblouissement spectaculaire baroque, la magie
du verbe "classique" se doit, pour emprunter encore à Scudéry,
"d’émouvoir les passions de l’Auditeur par celles des Personnages70".
Contrairement au préjugé de froideur abstraite ou de cérébralité abusive71,
la dramaturgie "classique" a toujours été amenée à peser sur l’affectivité
de son public afin de déclencher ces "agitations de l’âme", dont parle
Corneille dans son Discours de la tragédie72 , et qui se traduisaient par
toute une gamme de réactions affectives d’ordre quasi physiologique. Sur
ce point les témoignages contemporains sont unanimes et donnent de la
réception de notre théâtre "classique" l’image d’un type de
communication qui visait à émouvoir la sensibilité, pour ne pas dire la
sensualité, du public. Ces "agitations de l’âme" suscitaient une telle
émotion qu’elles pouvaient "faire trembler" les auditeurs dont parlait La
Mesnardière ou "leur arracher des larmes". De douces larmes qui, grâce à
la magie de la scène — ou éventuellement par celui du cabinet de
lecture — n’étaient pas signes de douleur mais, au contraire, source
intense de plaisir. Par voie de conséquence, ce sera l’intensité lacrymale
qui permettra de juger du succès d’une pièce. "Mithridate est une pièce
70
G. de Scudéry, Observations sur le Cid, éd. cit., p. 75. L’idée sera reprise dans
L’Apologie du théâtre (Paris, Augustin Courbé, 1639) où Scudéry demande aux
comédiens de se "métamorphose[r] aux Personnages qu’ils représentent: Et qu’ils s’en
impriment toutes les passions, pour les imprimer aux autres; qu’ils se trompent les
premiers, pour tromper le Spectateur ensuite" (p. 85).
71
"En un certain sens", écrit par exemple Michel Leiris, "il n’y a pas de différence pour
moi entre "antique" et "classique" puisqu’il s’agit toujours de cette même pureté, dureté,
froideur ou roideur, — qu’on l’appelle comme on voudra!" (L’âge d’homme, Paris,
Gallimard, 1939, p. 68).
72
P. Corneille, Discours de la tragédie, éd. cit., p. 146.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
326
Jean-Claude Vuillemin
charmante", confie Madame de Coulanges à Madame de Sévigné, "on y
pleure73", ou de la pertinence d’un genre. Rien moins que militante en
faveur de la tragédie lyrique, Mme de Sévigné reprochera pourtant à sa
fille de dénigrer trop rapidement l’opéra, en l’occurrence Roland le
furieux de Quinault et Lully représenté à Versailles le 8 janvier 1685:
"Vraiment, vous êtes cruelle de donner en l’air des traits de ridicule à des
endroits qui vous feront pleurer quand vous les entendrez avec
attention74." Les larmes serviront également à mesurer la validité de la
dispositio du sujet tragique. Vraisemblables mais dénués d’éclat, les
dénouements qui évitent la mort d’un proche par une reconnaissance
d’identité opportune sont déconseillés par Corneille à des dramaturges
qui "pourront produire par là quelque agréable suspension dans l’esprit de
l’auditeur; mais ils ne faut pas qu’ils se promettent de lui tirer beaucoup
de larmes75." C’est sur cette même preuve lacrymale incontestable que
s’appuyait Mairet lors de la dédicace de sa Sophonisbe, représentée à la
fin de 1634 au théâtre du Marais, à Pierre Séguier. Sa tragédie, écrivait-il
au Garde des Sceaux dans son épître dédicatoire, "se peut vanter d’avoir
tiré des soupirs des plus grands cœurs et des larmes des plus beaux yeux
de France76."
Par l’effusion qu’elles continueront à provoquer jusqu’au cœur
même du "classicisme", toutes les tragédies s’apparentent par conséquent
à l’opéra et ne se démarquent guère des spectacles baroques de la
première moitié du siècle. Spectacles qui, à l’instar de l’Andromède de
Corneille devant "satisfaire la vue par l’éclat et la diversité du
spectacle77", visaient eux aussi en premier lieu l’émotion des spectateurs
et des spectatrices.
73
"Lettre de Madame de Coulanges, 24 février [1673]", Correspondance, éd. cit., I, Lettre
310, p. 576. Au siècle suivant, Antoine Houdar de La Motte affirmera encore que "la
beauté des Vers sans la vivacité des passions n’intéresse que faiblement le Spectateur", et à
propos de Racine, "par la chaleur des passions, il atteignit le vrai but de la Tragédie, il
arracha des larmes" (Œuvres complètes, 1754, 2 vol. Genève, Slatkine Reprints, 1970, I,
p. 427).
74
"À Madame de Grignan, 28 janvier [1685]", Correspondance, éd. cit., III, Lettre 901,
p. 173.
75
P. Corneille, Discours de la tragédie, éd. cit., pp. 158-159.
76
J. Mairet, "À Monseigneur Messire Pierre Séguier", épître dédicatoire de La
Sophonisbe, in J. Scherer, éd., Théâtre du XVIIe siècle, éd. cit., p. 669.
77
P. Corneille, "Argument" d’Andromède, in Œuvres complètes, éd. cit., II, p. 448.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
327
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
Comment d’ailleurs s’en étonner puisque ce baroquisme — on
feint généralement de l’ignorer — est loin d’avoir disparu avec
l’avènement du prétendu classicisme. En effet, et en dépit de la
ségrégation que l’histoire littéraire a magnifié entre les genres et les
scènes, les mêmes années qui assistent à ce qui pouvait se faire de plus
aristotélicien: Britannicus78 (1669) et Bérénice (1670), consacrent
également l’apogée du spectaculaire dans le domaine de la tragédie à
machines et en musique. Si, avec Bérénice, "une Tragédie qui a été
honorée de tant de larmes79", Racine réussit la gageure de "faire quelque
chose de rien", ainsi qu’il le souligne fièrement dans la Préface de la
pièce80, la tragédie-ballet de Psyché, par exemple, caprice royal donné en
1671 dans la salle des Tuileries aménagée par le machiniste italien
Vigarini, va s’employer à renier toutes les lois du genre tragique en
s’ingéniant à "tout faire avec tout, ou à propos d’un rien accumuler tout
ce qui chatoie, tout ce qui brille, tout ce qui flatte81". Au contraire de
l’esthétique de l’évidement prônée par Racine, Psyché, ce "ballet
pompeux, grand, auguste", tel que le décrit le gazetier Robinet82, se trouve
assujetti à une esthétique de l’encombrement: "Tout rit, tout brille, tout
éclate83", commente Psyché après que Zéphire l’eut aéroportée dans le
"palais pompeux et brillant84" que le dieu Amour lui destine. Spectacle
78
Dans la Préface de Britannicus, Racine décrit sa tragédie comme "une action simple,
chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui
s’avançant par degrés vers sa fin, n’est soutenue que par les intérêts, les sentiments, et les
passions des Personnages" (éd. cit., p. 374).
79
J. Racine, Préface de Bérénice, éd. cit., p. 451.
80
Ibid.
81
Philippe Beaussant, Lully ou Le musicien du Soleil, Paris, Gallimard, 1992, p. 399.
Psyché fut ensuite donnée au public du Palais-Royal et, du vivant de Molière et sans
compter les représentations aux Tuileries, connut quatre-vingt-deux représentations. Ce
qui atteste du succès considérable de ce spectacle. Rappelons pour comparaison que
l’Iphigénie de Racine ne compta qu’une quarantaine de représentations, ce qui était alors
fort enviable, et que sa Bérénice ne dépassa pas la trentaine. En 1678, Lulli reprit le sujet
de Psyché et chargea Thomas Corneille de transformer les alexandrins de son frère et ceux
de Molière en vers irréguliers. Sans grande difficulté, Psyché se mua alors en véritable
opéra.
82
Cité par G. Couton dans la notice de Psyché, in Molière, Œuvres complètes, éd. cit., II,
p. 792.
83
Psyché, III, 2, v. 1000, éd. cit., p. 855.
84
Psyché, didascalie du Second Intermède de l’acte I, éd. cit., p. 852.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
328
Jean-Claude Vuillemin
grandiose s’il en est, asservi à un impératif de plénitude et de monstration
qui conduit les spectateurs à croire "sur la foi des yeux", comme dit
encore Robinet, "Etre en quelque canton des cieux85".
Si nous avons bien affaire à deux types de spectacle qui, il faut le
noter, attiraient indifféremment un même type de public86, il serait faux
de conclure, ainsi que le veut l’habitude — l’hébétude? — que le théâtre
"classique" sacrifiait à l’intellect et que le spectacle baroque flattait les
plaisirs de l’imagination et des sens. En ce qui concerne l’impact sur le
destinataire, les objectifs de l’ensemble des dramaturges français du
XVIIe siècle sont parfaitement identiques. Traditionnellement perçue
comme le summum du classicisme et de la raison triomphante, la période
1660-1680 n’est pas, au moins dans ses effets, plus "classique" ou plus
"raisonnable" que la précédente. Si les moyens mis en œuvre diffèrent, les
résultats escomptés sont en tous points similaires. Il eut été d’ailleurs fort
surprenant que la société du spectacle, qui vit son apogée au siècle de
Louis XIV, reniât les fastes naissants de l’époque de Louis XIII.
En ce sens, le discours "classique" n’est guère différent du
spectacle "baroque". Dans les deux cas c’est la même émotion qui prime,
que celle-ci résulte de la rhétorique merveilleuse de la scène ou de la
force éloquente du verbe. C’est ainsi qu’il faut absolument tonner contre
cette vision traditionnelle des choses qui fait de l’émotion artistique
baroque l’avers de la prétendue rationalité scientifique classique.
L’étonnement superlatif du spectacle peut d’ailleurs prendre valeur
cognitive puisque, comme le reconnaissaient le Platon du Théétète aussi
bien que l’Aristote de la Métaphysique, et avec eux les philosophes les
moins bien disposés à l’égard des fleurs de rhétorique, celui ou celle qui
s’étonne est déjà près de connaître. Dichotomies autant convenues
qu’infondées, jamais l’on ne devrait opposer l’émotion à la réflexion, le
corps à l’esprit, l’art à la science, le visible au dicible, le spectacle au
discours. Comme j’ai tâché de le démontrer, il convient d’envisager ces
catégories non selon des rapports d’exclusivité mais en termes d’étroite
85
Cit. G. Couton, ibid., p. 792.
En ce qui concerne la première de Britannicus, le vendredi 13 décembre 1669, le public
avait déserté l’Hôtel de Bourgogne pour aller assister, place de Grève, à un événement
encore plus spectaculaire: l’exécution capitale du marquis de Courboyer.
86
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
329
" Tonner contre la tyrannie du verbe: Spectacles baroques et discours…"
complémentarité; de les penser les unes avec les autres, les unes dans les
autres.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Molière baroque —"définir contre" ?
Carol CLARK
Université d'Oxford
"Molière baroque" ? Il est un temps où ce titre lui-même aurait
paru baroque, au sens que ce mot avait à l'époque. Faire de Molière le
grand classique, du porte-parole des valeurs françaises par excellence —
la raison (cette "parfaite raison [qui] fuit toute extrémité"), la clarté, le bon
sens — un auteur baroque ? Cela aurait semblé un projet extravagant,
voire anti-républicain. Mais au cours du vingtième siècle le terme
"baroque" a été plusieurs fois redéfini et, à la suite de René Bray1, une
série de critiques a entrepris une relecture de Molière qui met l'accent sur
l'homme de théâtre plutôt que sur le donneur de leçons. Nous examinerons
ici un petit nombre d'éléments de ce vaste processus de redéfinition, et
certains aspects de l'art théâtral de Molière qui, selon nous, peuvent être
considérés comme relevant de cette chose si difficile a saisir précisément,
l'esprit baroque.
Le catalogue de la bibliothèque bodléienne d'Oxford, où j'ai
commencé ma réflexion sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui, classe
les ouvrages sur le baroque selon cent vingt-quatre domaines différents,
des plus vastes ("baroque civilisation") aux plus spécialisés ("baroque
church plate", "baroque embroidery", "baroque ironwork", "baroque
sermons"). On a du mal à croire que les produits d'activités aussi variées
que la broderie, la ferronnerie ou la prédication puissent se ressembler au
point de justifier l'emploi d'un seul terme descriptif pour tous. (À la
rubrique "baroque literature", le catalogue recense des ouvrages sur la
littérature baroque en Angleterre et en France bien sûr, mais aussi en
–––
1
René Bray, Molière, homme de théâtre, Paris, Mercure de France, 1954.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite sans
autorisation.
332
Carol Clark
Allemagne, en Espagne, Portugal et Amérique Latine, en Pologne,
Hongrie, Autriche, Tchécoslovaquie, Croatie et Ukraine, et même au
Japon : Das Barock im Kabuki de M. Toshio Kawatake). Il est clair que
le baroque est désormais une notion acquise2, mais qu'en devenant courant
le terme a perdu ce qu'il pouvait avoir de précision. Dans beaucoup de
domaines de recherche le mot "baroque" est surtout une dénomination de
temps — même si la période définie comme baroque varie elle aussi d'un
domaine a l'autre.Ainsi, la période baroque en musique italienne n'est pas
du tout la même qu'en musique allemande, par exemple. Mais presque
toutes les définitions temporelles du baroque comprennent les années de
la carrière de Molière — de 1640 a 1673. Puisque dans ce sens très
restreint du terme, Molière est indéniablement un auteur baroque, il peut
être intéressant de chercher dans ses créations théâtrales des
manifestations du baroque au sens plus large qui est donné au terme dans
les études littéraires et d'histoire culturelle.
Comme Gisèle Venet nous le rappelle dans l'essai publié dans ce
volume, "baroque", terme commun aux deux langues, a des connotations
quelque peu différentes en anglais et en français. D'abord, comme
l'explique le Oxford English Dictionary, "baroque" en anglais est avant
tout un terme d'architecture, qui est parfois appliqué par extension a la
littérature. On trouve dans le OED des références à "a style of
architectural decoration", "the degenerated Renaissance known as
Baroque", à un style "frantically baroque". Déjà en 1846 un critique a
qualifié Browning de baroque, à cause de l'extravagance de son style ("the
extremity of his versification, his hardihood of rhythm and cadence"),
mais en ajoutant que, "sometimes baroque, Mr Browning is never
ignoble". Autant dire que, pour les Victoriens, "baroque", avec ses
connotations de hardiesse déplacée, de dégénérescence, de frénésie, était
un terme péjoratif. Cette attitude envers le baroque a sans doute ses
origines dans le domaine architectural.
L'Angleterre et la France ont cela en commun que nos valeurs
nationales ont été définies et symbolisées par référence à l'art et à la
littérature d'une époque en particulier. Pour la France, c'est évidemment le
–––
2
Pendant la campagne publicitaire de Noël 2005, les magasins Monoprix ont affiché sur
leurs vitrines et prospectus le slogan "Monoprix baroque".
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
333
"Molière baroque — « définir contre » ?"
Grand Siècle, mythe élaboré d'abord en l'honneur de Louis XIV, ensuite
de la monarchie en général, et enfin de la nation elle-même. Les valeurs
artistiques du Grand Siècle ont été définies comme relavant du
classicisme — mot évidemment inconnu de Racine, de Molière ou de
Boileau, et que Didier Souiller qualifie de "construction a posteriori, forte
des préjugés du XVIIe siècle et des présupposés de l'université bourgeoise
et anti-romantique du XIXe siècle"3. Molière surtout a connu une nouvelle
"mythification" dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l'entrée de la
littérature française dans les programmes scolaires des nouvelles écoles
d'état. C'est dans les manuels du Second Empire et de la Troisième
République qu'il est vraiment consacré comme l'incarnation des valeurs
bourgeoises et nationales4.
Le classicisme scolaire et universitaire était une étroite norme
canonique littéraire, définie (comme toutes les normes canoniques) par
l'exclusion de tout ce qui ne confortait pas le mythe établi. Ce sont les
auteurs ainsi exclus (les "irréguliers" ou "attardés" du temps de nos
études), et les œuvres exclues d'auteurs par ailleurs inclus, qui seront
définis plus tard comme baroques. Le discours du baroque est ainsi ce que
Michel Foucault appelle un discours en retour : il est défini par ce qu'il
n'est pas, c'est-à-dire classique. La notion de baroque comporte, en anglais
comme en français, un certain esprit de transgression.
C'est à l'époque romantique que les auteurs exclus du "canon"
classique ont commencé a être revalorisés : par Théophile Gautier, par
exemple, bien qu'il n'emploie pas le mot "baroque" — sa suite d'essais sur
des auteurs oubliés du XVIIe siècle s'appelle Les Grotesques. Ayant flétri
l'architecture baroque dans Notre-Dame de Paris, Hugo louera un Molière
baroque dans Promontorium Somnii de 1863, mais toujours sans employer
le mot baroque : il parle plutôt d'une inspiration "fantasque, grotesque,
excentrique, excessive" 5.
–––
3
Didier Souiller, "Le Baroque en question(s)" , Littérature classique, 36 (1999), p. 6. Voir
aussi John M. Steadman, Redefining a Period Style: "Renaissance", "Mannerist" and
"Baroque" in Literature, Pittsburgh, PA : Duquesne University Press, 1990.
4
Voir Ralph Albanese, Molière à l'école républicaine, Saratoga, ANMA Libri, 1992.
5
Victor Hugo, Promontorium somnii, cité dans Bertrand Gibert, Le Baroque littéraire
français, Paris, A. Colin, 1997, pp. 15, 228.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
334
Carol Clark
Si le classicisme littéraire français est censé incarner les valeurs
établies et le baroque les bafouer, une semblable moralisation de formes
artistiques existe chez les Anglais plutôt dans le domaine de l'architecture.
L'Angleterre n'a jamais connu de "Grand Siècle", de moment unique où le
pouvoir national et tous les arts étaient censés avoir atteint leur apogée.
Notre siècle héroïque, c'est le seizième et surtout le règne d'Élisabeth Ière
et notre grand classique est Shakespeare. Mais si on n'emploie
généralement pas le mot baroque pour le décrire, Shakespeare est un
baroque et a toujours été reconnu comme tel. Son génie libre, sa fantaisie
puissante ont toujours été opposés au style guindé importé de France et
imposé par le respect des règles prétendûment classiques6. Même le Dr.
Johnson, qui critique sans ménagement les nombreuses irrégularités de
Shakespeare, est forcé de reconnaître son génie inégalable. Peu d'Anglais,
même au XVIIIe siècle, auraient partagé l'opinion de Voltaire, qui préfère
à Hamlet le Cato d'Addison.
Mais si le règne d'Élisabeth est notre "siècle d'or" de la littérature,
les arts plastiques à cette époque en étaient seulement à leurs débuts. À
l'exception des miniaturistes, les peintres de l'époque étaient des primitifs,
et l'architecture avant Inigo Jones est un mélange détonnant de gothique
tardif et d'ornements de la Renaissance italienne. Il n'est jamais venu à
l'esprit de personne de créer un style national et officiel en généralisant
ces modèles. Sous le règne de Victoria (époque, s'il en fut, où le pouvoir
national était à son apogée), un style officiel s'est en effet généralisé, mais
c'était (sous l'influence de Pugin et de Ruskin) une forme de gothique
primitif. C'est ainsi qu'on vit en Angleterre des mairies, des bibliothèques,
mais aussi des bains publics et même des usines et des entrepôts déguisés
en cathédrales du douzième siècle. (On en voit toujours, surtout dans le
nord du pays : l'architecture victorienne était solide !)
Ce style était préconisé non seulement comme le plus beau, mais
aussi comme la manifestation de l'éthique chrétienne et des mœurs pures
des hommes du Moyen Âge, avant la corruption apportée par la
Renaissance. Les styles italiens, surtout le baroque honni par Ruskin,
–––
6
Sur l'influence du classicisme français sur la critique anglaise, voir l'anthologie
commentée d'Irène Simon, Neo-Classical Criticism 1660-1800, Londres, Edward Arnold,
1971.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
335
"Molière baroque — « définir contre » ?"
représentaient les valeurs de la Rome moderne : la corruption, la
sensualité et pour tout dire le catholicisme avec sa menace de domination
papale, tandis que le gothique, par un étrange anachronisme, incarnait
pour les Anglais du XIXe siècle les valeurs protestantes et la moralité
victorienne. On ne s'étonne donc pas de voir, au début du XXe siècle, de
jeunes Anglais, désirant par dessus tout se démarquer des valeurs de leurs
pères, entreprendre une revalorisation de l'architecture baroque.
Ainsi Sacheverell Sitwell, cadet de la célèbre fratrie moderniste
en littérature, publie en 1924 son Southern Baroque Art (écrit en 192122), sur l'architecture et la décoration de l'Italie du Sud, de l'Espagne, du
Portugal et de leurs colonies, qui fut bientôt suivi par son German
Baroque Art (1927) et, par souci de contraste, par The Gothick North
(1929). En prenant le baroque pour sujet, Sitwell se montre très conscient
de prendre le contre-pied de la critique établie, et de se situer à la pointe
de l'avant-garde. Son introduction débute par ces mots :
It will be remarked by anyone who has the patience to read these four
Essays that in their range of subject they have but little contact with the
accepted or famous names of their period […] there is hardly a fresco
noted or a building described which has not become blackened by the
smoke of adverse criticism, for our elderly critics were bred to hate these
manifestations […] It has also been my intention to establish a definite
short circuit, by extolling practically the only kind of art that is not yet
tarnished with a too extravagant admiration, thus completing the round
and leaving our own generation free to follow out their own ideas.
Too many people, looking like each other, and all talking in one and the
same voice, may be heard at this time loud in the praise of Matisse and
Andre Derain […] The negro sculptors, obscured in a black anonymity,
are now extravagantly praised, so it is surely time for someone to set up
again the crumbling statues to Gongora and Luca Giordano.7
On remarquera en passant que les critiques qui ont donné la première
impulsion à la réévaluation des poètes baroques anglais, sous le nom de
"metaphysical poets", étaient aussi iconoclastes, et invitaient à apprécier
la manière baroque avec son ironie, ses ruptures de ton, ses métaphores
frappantes, intellectuelles plutôt qu'émotives, par contraste avec
–––
7
Sacheverell Sitwell, Southern Baroque Art, London, G. Richards, 1924.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
336
Carol Clark
l'émotivité, le style plus uni et le moralisme des poètes alors admirés :
c'est-à-dire les Romantiques jusqu'à Tennyson. Dans leur Literary Terms:
A Dictionary, Beckson et Ganz observent, à la rubrique "Metaphysical" :
In the late nineteenth century, a new interest in Donne arose (particularly
on the part of such critics as Edmund Gosse and Arthur Symons) after
long neglect (the Romantics, understandably, saw little to admire in
Metaphysical poetry).8
(Gosse est l'auteur de Father and Son, texte autobiographique qui fit
scandale à son époque par son portrait entièrement dépourvu de
sentimentalisme des rapports entre un père et son enfant ; Symons, grand
admirateur et traducteur de Baudelaire, publia Symbolism in French
Poetry qui eut une influence considérable sur les poètes modernistes des
années 1890 et du début du XXe siècle).
Parler d'un Molière baroque, est-ce donc se livrer à une espèce de
provocation culturelle, à la manière de Sitwell louant les architectes
baroques du Mezzogiorno tout en les comparant aux sculpteurs de "l'art
nègre"9? Que Molière ait été, sous certains rapports, un auteur baroque,
cela semble incontestable. On pense immédiatement à ses comédiesballets, à tous les spectacles fastueux auxquels il a contribué pour la cour
de Louis XIV, et dont Charles Mazouer parle d'une façon si éloquente
dans son Molière et ses comédies-ballets10. Ces "œuvres de tous les arts
ensemble" ("carrefour des arts", dira Charles Mazouer) naissaient de la
collaboration d'acteurs (Molière et sa troupe), de musiciens, de danseurs,
de "paroliers" — Molière en personne, mais aussi d'autres, comme
Pellisson, Benserade ou, pour Psyché, le grand Corneille lui-même —, et
surtout des grands "magiciens" italiens que sont Torelli ou Vigarani,
créateurs de décors aussi somptueux qu'éphémères, et de machines
destinées à éblouir et émerveiller les spectateurs.
–––
8
Karl Beckson et Arthur Ganz, Literary Terms: A Dictionary, Londres: Deutsch, 1990
[1975].
9
Aurait-il été un peu "langue dans la joue" ("tongue in cheek"), comme disent les Anglais,
lorsqu'il écrivit ces lignes ?
10
Charles Mazouer, Molière et ses comédies-Ballets, Paris, Klincksieck, 1993, chapitre 2.
Voir aussi Ernst Leonardy, "Les fêtes de cour baroques", in Alphonse Vermeylen éd.,
Questionnement du baroque, Louvain-la-Neuve, Collège Erasme, Nauwelaerts, 1986.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
337
"Molière baroque — « définir contre » ?"
Il serait, hélas, impossible de faire revivre ces spectacles
grandioses, qui se fondaient sur des spécialisatioins aujourd'hui disparues,
et dont les frais de représentation exigeraient un budget royal plutôt que
démocratique. Essayer de les recréer par l'imagination à partir d'un texte
imprimé, n'est-ce pas peine perdue ? Molière lui-même nous prévient que
le plaisir qu'on peut éprouver à la lecture de L'Amour médecin est bien peu
de chose par rapport à ce qu'ont connu les spectateurs de la première
représentation :
je ne conseille de lire [cette comédie] qu'aux personnes qui ont des yeux
pour découvrir dans la lecture tout le jeu du théâtre […], il serait à
souhaiter que ces sortes d'ouvrages pussent toujours se montrer à vous
avec les ornements qui les accompagnent chez le Roi. […] [L]es airs et
les symphonies de l'incomparable M. Lully, mêlés à la beauté des voix et
à l'adresse des danseurs, leur donnent, sans doute, des grâces dont ils ont
toutes les peines du monde à se passer.11
Que les pièces écrites par Molière pour la cour soient ainsi devenues
inaccessibles explique dans une grande mesure l'oubli dans lequel elles
sont tombées. Mais si elles ont été délaissées pendant plus d'un siècle par
la critique scolaire et universitaire, c'est aussi sans doute parce qu'elles
cadrent mal avec le mythe de Molière héros bourgeois et démocrate avant
l'heure. Si le Molière des manuels travaillait pour la cour, ce devait être à
contrecœur. Or rien n'indique qu'il ait eu de tels sentiments dans la réalité.
Réel, mais irrémédiablement perdu, alors, le Molière baroque ?
Cela n'est pas inévitable. Les textes survivants, avec leurs didascalies (très
complètes pour Psyché), les séries de gravures qui commémorent les fêtes
de Versailles et les partitions musicales imprimées des œuvres de Lulli ou
de Charpentier nous permettent de former une idée, certes incomplète,
mais fascinante de ce qu'ont dû être ces fêtes aussi ingénieuses que
somptueuses. Par ailleurs, certains thèmes et certains procédés qui
reviennent souvent dans les textes écrits pour les spectacles de cour se
–––
11
Molière, Œuvres complètes, éd. Maurice Rat, Bibliothèque de la Pléiade, Paris,
Gallimard, 1951, t. 2, p. 9.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
338
Carol Clark
rapportent, selon nous, d'une façon plus large au travail de l'acteur en
général et à ce que nous savons du théâtre baroque en particulier.
Nous examinerons d'abord la technique de l'encadrement dans les
décors et dans la dramaturgie des pièces écrites pour la cour. Sitwell
consacre une section de son Southern Baroque Art à une description du
décor typique d'un spectacle de cour baroque. Nous en retiendrons deux
courts passages :
[The king] retained in his service a whole race of Italians, to whom he
entrusted the decorations of a theatre, a procession, or a masque with the
subsequent banquet. In this way a building which seemed to have the
permanence of a Versailles could be put up in a few days, and by the
next morning it had disappeared from the ground, as if by enchantment
[…]
It was possible, on occasions of particular splendour, to take out the back
of the stage and prolong the scene indefinitely into the garden behind, so
that you could reinforce an avenue with a row of painted trees, and have
plaster fountains playing among those of marble. (pp. 164-174)
Sitwell parle ici du roi d'Espagne, mais le goût était le même dans toute
l'Europe. Dans les gravures de Le Pautre qui commémorent les Fêtes
d'Amour et de Bacchus célébrées à Versailles en 166812, nous voyons les
mêmes constructions grandioses et éphémères, la même alternance de
verdure réelle et peinte, et dans la gravure IV, à côté des musiciens en
chair et en os, des divinités en plâtre jouant du hautbois ou du luth. La
comédie de cour était donc insérée dans toute une série de réjouissances,
et le spectacle scénique encadré par un mélange ingénieux de décors réels
ou peints. À l'intérieur du spectacle lui-même le jeu des cadres continuait
de plus belle. Ainsi, ce que nous avons l'habitude de considérer comme la
pièce de George Dandin n'est que la partie "qui se récite" d'un spectacle
dansé et chanté, mettant en scène des bergers et bergères de pastorale.
"Toute l'affaire se passe dans une grande fête champêtre", dit l'auteur du
livret13, qui juge bon de reproduire tous les vers chantés par les bergers,
–––
12
I : Collation, II : Comédie en Musique, III : Festin, IV : Bal, V : Illuminations (BNF
Estampes, Coll. Hennin, t. 49, n° 444-448).
13
Ce livret est reproduit au tome 2 des Œuvres complètes de Molière, op. cit., pp. 922-930;
citation p. 923.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
339
"Molière baroque — « définir contre » ?"
bateliers, suivants de Bacchus, etc., et se contente de résumer très
brièvement l'action de la comédie parlée :
Premier Acte: Le paysan marié y reçoit des mortifications de son
mariage […] Second Acte: C'est une suite des déplaisirs du paysan marié
[…] Troisième Acte: [C'est] le comble des douleurs du paysan marié.
(op. cit., t. 2, pp. 926, 927)
La boutade suicidaire prêtée à George, et qui termine normalement les
représentations modernes de la pièce ("Lorsqu'on a, comme moi épousé
une méchante femme, le meilleur parti qu'on puisse prendre, c'est de
s'aller jeter dans l'eau la tête la première"), était suivie à l'origine par toute
une scène chantée et dansée, dont le début est décrit ainsi dans le livret :
Enfin un de ses amis lui conseille de noyer dans le vin toutes ses
douleurs, et part avec lui pour joindre sa troupe, voyant venir toute la
foule des bergers amoureux, qui à la manière des anciens bergers,
commencent à célébrer par des chants et des danses le pouvoir de
l'Amour. (p. 927)
Les sentiments de Climène et de Cloris (les solistes) sont celles qu'on
imagine (et de celles que Boileau appellera plus tard les "lieux communs
de morale lubrique / Que Lulli échauffa des sons de sa musique"14) :
CLIMENE
Ah! qu'il est doux, belle Sylvie
Ah! qu'il est doux de s'enflammer !
Il faut retrancher de la vie
Ce qu'on en passe sans aimer.
CLORIS
Ah! les beaux jours qu'Amour nous donne
Lors que sa flamme unit les cœurs !
Est-ce ni gloire ni couronne
Qui vaille ses moindres douceurs ? (op. cit., p. 927)
On pourrait objecter que "le pouvoir de l’amour" n'a été que trop
démontré par la pièce parlée. Mais il est évident que les spectateurs
–––
14
Boileau., Satire X, v. 141-2.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
340
Carol Clark
s'accommodaient — se délectaient, il faut croire — du contraste frappant
entre l'amour idéalisé des bergers (et des courtisans) et celui, sans cesse
contrarié, d'un paysan comme George Dandin.
Mais malgré le décalage frappant entre le monde des bergers,
celui des spectateurs et celui des personnages de la comédie parlée, il
semble que les créateurs du spectacle aient fait tout leur possible pour
estomper les lignes de démarcation entre cadre et contenu. Ce procédé est
caractéristique de l’art baroque : on pense aux personnages intermédiaires,
peints ou modelés en stuc, qui débordent les cadres des fresques des
églises ou palais baroques, et semblent interpeller le spectateur. Pour
chaque acte, l’auteur du Livret consacre une seule ligne à l’action de la
pièce et quatre ou cinq fois davantage aux échanges entre George et telle
ou telle bergère15, qui forment la transition entre la partie parlée et la
partie chantée ou dansée. Toutes les transitions sont maquillées, si on peut
dire, de cette façon, créant une espèce de vraisemblance dans
l’invraisemblance.
Des jeux analogues entre le réel et le fictif sont déjà observables
dans les Fâcheux, première comédie-ballet de Molière. Jouée pour la
première fois par un soir d’août dans les merveilleux jardins de Vaux-leVicomte, l’action de cette pièce se déroule dans un jardin. Comme la nuit
tombait sur les spectateurs, elle tombe aussi a l’intérieur de la pièce : à la
dernière scène, Orphise arrive "avec un flambeau d’argent a la main". Il
existe un compte-rendu de la première représentation des Fâcheux de la
main de La Fontaine. "Les décorations furent magnifiques, écrit-il, et cela
ne se passa point sans machines.»
On vit des rocs s’ouvrir, des termes se mouvoir
Et sur son piédestal tourner mainte figure.
Deux enchanteurs pleins de savoir
Firent tant par leur imposture,
Qu’on crut qu’ils avaient les pouvoirs
De commander à la nature :
L’un de ces enchanteurs est le sieur Torelli16,
Magicien expert, et faiseur de miracles […]
–––
15
16
Le texte de ces répliques est perdu, seul subsiste le résumé.
L'autre était le peintre Le Brun.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
341
"Molière baroque — « définir contre » ?"
D’abord aux yeux de l’assemblée
Parut un rocher si bien fait
Qu’on le crut rocher en effet ;
Mais, insensiblement se changeant en coquille
Il en sortit une nymphe gentille
Qui ressemblait à la Béjart,
Nymphe excellente en son art
Et que pas une ne surpasse.
Aussi récita-t-elle avec beaucoup de grâce
17
Un prologue […].
Le Prologue, qui subsiste aussi — il est de Pellisson, non pas de Molière
— aborde la même thématique de miracles et de pouvoirs surnaturels,
mais cette fois la toute-puissance est attribuée non aux "magiciens"
créateurs de décors, mais au jeune Roi lui-même, présent au spectacle :
Qu’il parle ou qu’il souhaite, il n’est rien d’impossible :
Lui-même n’est-il pas un miracle visible ?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N’en demande-t-il pas a tout cet univers ?
[…]
Qui peut cela, peut tout ; il n’a qu’à tout oser,
Et le Ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et si Louis l’ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.18
La Nymphe s’adresse ensuite aux autre nymphes, qui doivent sortir du
tronc des arbres :
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs. (ibid.)
Baroques sont ici, évidemment, l’énorme flatterie du monarque et
l’insistance sur le caractère "miraculeux" de ses faits et gestes et de tout ce
qui l’entoure. Mais nous remarquons aussi des allusions transparentes à la
–––
17
La Fontaine, Lettre à M. de Maucroix du 22 août 1661 (La Fontaine, Œuvres diverses,
éd. Pierre Clarac, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1948, pp. 522 et sq.).
18
Molière, Œuvres complètes, t. 1, p. 403.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
342
Carol Clark
"magie" du théâtre, véhiculées par le caractère évidemment faux — et qui
ne pouvait manquer d’être perçu comme tel — de plusieurs des assertions
de la Nymphe. Il est vrai que les Termes marcheront, car ce sont des
acteurs déguisés. Mais si les arbres parlent, ce n’est nullement par le
pouvoir royal, mais avec la voix des acteurs cachés dans leurs écorces. Ce
ne sont pas des nymphes qui, par miracle, vont se transformer en actrices,
mais des actrices qui momentanément paraissent en nymphes, avant de
partir se déguiser de nouveau pour jouer dans la pièce parlée. De même,
ce n’est pas étonnant si la "nymphe gentille" qui sort de la coquille chez
La Fontaine "[ressemble] a la Béjart", puisque c’est la Béjart, comédienne
parfaitement connue du public. (Qu’est-ce qu’une "nymphe excellente en
son art" ? Les nymphes appartiennent au domaine de la nature, non à celui
de l’art). Chez La Fontaine, comme chez Pellisson, nous rencontrons une
série non seulement de fictions, mais de contrevérités criantes qui, il faut
croire, n'enlevaient rien au caractère flatteur de ces discours, ni au plaisir
des spectateurs.
Des mots comme "ludique" sont aujourd'hui courants dans le
discours de la critique et ailleurs (à quand le Monoprix ludique ?), mais ils
auraient été encore moins compréhensibles que "classique" pour un
contemporain de Molière. Qu'il suffise donc de dire que les échantillons
de théâtre baroque que nous venons d'examiner sont des exemples de jeu :
ils étaient joués dans plusieurs des sens de ce terme très large. Monter une
comédie, c'était créer "a play", mais aussi s'engager dans "a game" (et
même "a gamble"), avec un public qui lui aussi devait jouer le jeu.
Des appels aussi directs à la complicité du public sont, il est vrai,
plus fréquents dans les spectacles de cour que dans les pièces destinées
dès le début au public de la ville : la petite pièce en prose L'Impromptu de
Versailles en est un exemple frappant. Mais Mazouer démontre que ces
deux publics étaient moins distincts par leur goût, et même par leurs
membres, qu'on a l'habitude de le dire. Et même dans la pièce la plus
"classique" de toutes, Le Misanthrope, Molière — présent sur scène, dans
le personnage d'Alceste — n'hésite pas à rappeler à ses auditeurs un autre
de ses succès d'auteur et de comédien. C'est Philinte qui tente de dissiper
la mauvaise humeur d'Alceste en évoquant des souvenirs de théâtre :
PHILINTE
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
343
"Molière baroque — « définir contre » ?"
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,
Je ris des noirs accès où je vous envisage,
Et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
Ces deux frères que peint L'Ecole des maris,
Dont …
ALCESTE
Mon Dieu ! Laissons là vos comparaisons fades.19
Le public est invité à reconnaître dans les deux acteurs le même duo
(héros bourru / confident accommodant) qui avait fait le succès de la pièce
antérieure et il apprécie sans doute le spectacle de l'auteur, déguisé,
qualifiant sa propre comparaison de "fade".
Si les théories de la tragédie au XVIIe siècle postulent une
croyance implicite du public aux événements qui se déroulent sous ses
yeux, la comédie, et surtout la comédie de Molière, semble avoir demandé
plutôt au spectateur "a playful suspension of disbelief", une complicité
joyeuse. C'est cette notion de "playfulness", ce caractère ludique surtout
qui permet de parler d'un Molière baroque.
–––
19
Œuvres complètes, t. 2, p. 42.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Science et baroque : la polémique sur le vide
entre Blaise Pascal et Étienne Noël (8 octobre 1647- été 1648)
Olivier JOUSLIN
"Qu'y a-t-il dans le vide qui puisse leur faire peur ?"
Pascal, Pensées, fr 795 (éditions Sellier).
En octobre 1646, à Rouen1, Pierre Petit — assisté d'Étienne et
de Blaise Pascal — refait l'expérience de Torricelli. Après avoir
plongé dans une cuve de mercure un tube de verre d'au moins un
mètre de long, fermé à l'une de ses extrémités et rempli du même
liquide, ils constatent qu'une partie du mercure contenu dans le tube
est descendue dans la cuve, libérant ainsi un espace "vide en
apparence" en haut du tube. Entre le 8 octobre 1647 et l'été 1648 une
polémique fameuse opposa, le temps de quelques lettres, Blaise
Pascal et Étienne Noël au sujet de cette manipulation2. Ce Père jésuite
–––
1
Les réflexions qui suivent reprennent, sous une forme corrigée et amendée, des
développements issus de notre thèse, "Rien ne nous plaît que le combat", Pascal et le
dialogue polémique, sous la direction de M. le Professeur Gérard Ferreyrolles, Paris-IV Sorbonne, 2004. Nous suivrons, sauf cas contraire où nous le signalerons, la
chronologie biographique établie par Jean Mesnard tout au long de son édition. Voir
Blaise Pascal, Œuvres complètes, Texte établi, présenté et annoté par Jean Mesnard,
édition du Tricentenaire, Paris, Desclée de Brouwer, Bibliothèque européenne, 19641992, volumes I à IV parus, V à VII à paraître. Nous désignerons cette édition par
l'abréviation OCM, suivie du numéro du volume en chiffres romains. Pour
l'expérience de Petit à Rouen, voir OCM, II, p. 248.
2
Il est impossible ici d'établir un état présent de la recherche sur la question de Pascal
et du vide. Voir les bibliographies établies par Jean Mesnard au volume II des Œuvres
complètes ainsi que Pierre Guenancia, Du Vide à Dieu, Essai sur la physique
pascalienne, Paris, Maspéro, 1976, Simone Mazauric, Pascal, Gassendi et le
problème du vide, Paris, PUF, 1998, et Sylvain Matton, Trois médecins philosophes
du XVIIe siècle, (Pierre Mosnier, G. B. de Saint-Romain, Guillaume LamyErreur!
Signet non défini.), Paris, Champion, 2004. D'autres références seront données au
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
346
Olivier Jouslin
commente et répond aux récentes Expériences nouvelles touchant le
vide, opuscule que Pascal conçoit à partir des "procès-verbaux des
expériences rédigés à Rouen"3. Troisième des œuvres publiées de
Pascal4, les Expériences nouvelles se présentent comme l'abrégé d'un
futur Traité du vide. Cette querelle fut abondamment visitée et
commentée. On aimerait pourtant en réexaminer quelques aspects et,
peut-être, en corriger certains.
Tout d'abord, disons qu'il est à la fois vrai et un peu rapide de
voir en Étienne Noël le premier jésuite que Pascal accroche à son
tableau de chasse. Une longue tradition critique a pris l'habitude de
transformer le premier adversaire direct du jeune savant en une sorte
de victime sans répondant qui s'offre — et avec quelle témérité
candide ! — comme cible à un polémiste non aguerri encore mais
doué d'un féroce appétit de vaincre et qui ne lui laissera aucune
chance. C'est reconstituer les faits a posteriori, en historien des idées,
que d'habiller Noël en aristotélicien rétrograde qui, grief
supplémentaire, ne craint pas la contradiction en admettant certaines
idées de Descartes sur la matière subtile, et de ne voir dans sa lutte
épistolaire contre Pascal que la chronique d'une mort annoncée5. La
querelle est ainsi prête à être reconstituée à partir de la défaite du
jésuite qui aura tout au plus permis à Pascal de fourbir ses armes et de
––––––
cours de l'étude. Je me permets ici encore de renvoyer à ma thèse pour une
bibliographie.
3
Shôzô Akagi, "Comment interpréter les Expériences nouvelles touchant le vide — de
l'horreur limitée du vide à la colonne d'air", Pascal Port-Royal Orient Occident, Paris,
Klincksieck, 1991, pp.199-209, citation p. 203, Shôzô Akagi suit ici Jean Mesnard.
4
Après l'Essai sur les coniques (1640), la Lettre dédicatoire de la machine
arithmétique et l'Avis nécessaire à ceux qui auront la curiosité de s'en servir (1645).
5
Fortunat Strowski par exemple voit en Étienne Noël "un aimable et éminent jésuite,
fort bien informé, vieux, et de très bon ton : ce n'est pas un savant, c'est un homme
intelligent : j'entends par là qu'il est apte à comprendre, à exprimer, à défendre les
idées d'autrui, et qu'il n'est pas préoccupé des siennes, car il n'a guère que celles
d'autrui. Justement il est à la fois aristotélicien et cartésien, il embrasse
ingénieusement les contraires, il n'y a que le vide du vide qu'il ne peut accepter",
Fortunat Strowski, Pascal et son temps, 2e Partie, "L'Histoire de Pascal", pp. 91-92.
Strowski est suivi par Pierre Humbert dans Cet Effrayant Génie... L'Œuvre
scientifique de Blaise Pascal, Paris, Albin-Michel, 1947, où l'on peut lire à propos de
Noël : "c'était un personnage non sans intelligence mais qui ne pouvait admettre ces
nouveautés hardies, contraires à toute opinion reçue" (p. 85).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
347
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
préciser sa "méthode"6. Des historiens des sciences tentent certes
parfois de redonner son importance à Noël, mais continuent à ne voir
en lui qu'un rétrograde dépassé7.
On voudrait relire la polémique avec un œil différent : celui
qui cherche au plus près des textes. Non pour constituer un dialogue
polémique en épopée (il serait facile de voir dans les échanges entre
Pascal et Noël l'épopée fondatrice de la modernité du vide). Pas plus
pour faire de Pascal on ne sait quel héros, qu'il soit positif (le
thuriféraire du vide souvent cité en exemple) ou négatif — Pascal fut
souvent attaqué comme un pâle plagiaire8. On va chercher, à ras de
texte, à poser les questions qui semblent sous-tendre les échanges et
constituer la polarisation9 polémique : qui fut ce jésuite adversaire de
–––
6
"La querelle s'arrête là : bien heureuse controverse qui a fourni à Pascal l'occasion de
définir, avec une précision merveilleuse, les règles de la méthode scientifique", Pierre
Humbert, Cet Effrayant Génie, p. 96.
7
Voir Daniel Parrochia, "Le vide quantique est-il un nouvel éther", Le Vide, univers
du tout et du rien, éd. Edgar Gunzig et Simon Diner, Bruxelles, Complexes, "Revue
de l'université de Bruxelles", 1998, pp. 94-104 : "En 1646, suite aux expériences de
Torricelli, Pascal, rompant définitivement avec la physique aristotélicienne (pour
laquelle "la nature a horreur du vide") avancera, comme on le sait, l'hypothèse
scientifique d'un vide physique. Ce faisant, il se heurtera évidemment à des
oppositions de tous bords, notamment celles d'un jésuite, le fameux P. Noël. Homme
imbu de scolastique, ne définit-il pas la lumière comme "un mouvement luminaire de
rayons composés de corps lucides, c'est à dire lumineux" et la montée de l'eau dans le
tube de l'expérience par l'action de la "légèreté mouvante" ! Celui-ci n'est pas un
adversaire à la hauteur de Pascal" (p. 98). Dans la suite du texte, Daniel Parrochia
conviendra, en suivant Koyré, que Noël "ne lui [à Pascal] en fait pas moins des
objections fort embarrassantes", (au sujet de la lumière justement) et semble revenir
quelque peu sur la caricature initiale, il écrit pourtant, plus loin : "Certes, le P. Noël
n'a pas raison, et son combat d'arrière-garde nous apparaît bien vain. Pascal, du reste,
le traitera assez cavalièrement."
8
Le XXe siècle polémiquera contre Pascal et ses théories du vide. Félix Mathieu,
Alexandre Koyré et aujourd'hui Kimiyo Koyanagi lui contesteront la paternité de ses
expériences et de ses théories. Voir Félix Mathieu "Pascal et l'expérience du puy de
Dôme", Revue de Paris, 15 avril 1906, pp. 775-777, 1er mai 1906, pp. 194-195,
Alexandre Koyré, "Pascal savant" [1956], Études d'histoire de la pensée scientifique,
Paris, Gallimard, "Tel", 1985, pp. 362-389 et Kimiyo Koyanagi, "Cet effrayant petit
livret… Expériences nouvelles touchant le vide de Blaise Pascal, Les Pascal à Rouen,
PUR, Rouen, 2001, pp.137-157.
9
Il s'agit bien de "concentrer en un point (des forces, des influences)" comme
l'indique le sens figuré donné par les dictionnaires. Mais on ne doit pas méconnaître
que le sens physiologique du mot polarisation est aussi à prendre en compte dans
l'étude de la polémique. La pratique éristique, essentiellement dialogique, est bien un
"mécanisme par lequel sont créés deux pôles fonctionnellement différents dans une
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
348
Olivier Jouslin
Pascal ? Comment s'articula la dispute, en termes formels et
pragmatiques ? Quels en furent les enjeux profonds et comment se
termina-t-elle ?
1. La place du R. P. Noël dans la communauté scientifique
Si l'on choisit l'optique chronologique du chroniqueur des
polémiques, et l'idée qu'un combat n'est jamais gagné d'avance, force
est de reconnaître que les différences entre les deux personnages
étonnent. Pascal ne manque ni d'audace ni de courage et le premier
adversaire direct que se choisit l'écrivain polémiste est une sorte de
Goliath. Seul le futur, connaissant sa défaite, transforme Étienne Noël
en colosse aux pieds d'argile.
Au moment de la polémique Étienne Noël a 66 ans et de
nombreux ouvrages à son actif10. Pascal a 25 ans, il a une réputation
de surdoué, mais il n’a encore rien publié d’important. Le révérend
père Noël est un personnage éminent : jésuite, recteur successivement
des collèges d'Eu et de la Flèche11 puis de celui de Clermont12, il sera
élevé à la dignité de vice-provincial. Le jésuite peut encore
s’enorgueillir d’avoir été quelques trente-cinq ans plus tôt le Repetitor
philosophiae de Descartes à la Flèche en 1611-1612. L'auteur,
désormais célèbre en 1646-1647, du Discours de la méthode fut
d'ailleurs en correspondance toute sa vie avec son ancien maître. Une
lettre datée du 14 juin 1637, dans laquelle il lui dédie la Dioptrique et
––––––
structure vivante". On ne peut se passer d'étudier chaque texte pour lui-même, sans
méconnaître qu'il prend place dans une structure (le dialogue constitué par l'ensemble
du corpus de la polémique) qui ne lui appartient plus tout à fait. Pour un exemple
d'étude de la polarisation polémique au XVIIe siècle, voir Claire
Gheeraert-Graffeuille, "Satire et diffusion des idées dans la littérature à l'aube de la
guerre civile anglaise, 1640-1642", XVIIe siècle, nº195, pp. 282-296.
10
Pour Étienne Noël, Sommervogel recense 10 entrées bibliographiques, t. V, 1894,
col. 1790.
11
Voir P. Camille de Rochemonteix, Le Collège Henri IV de la Flèche, Le Mans,
1889, t. I, p. 211, t. IV, pp. 52, 57.
12
"Noël, Étienne, né dans le Bassigny (Haute-Marne), le 29 septembre 1581, entra au
noviciat de Verdun, le 17 septembre 1599. Il professa la grammaire à Rouen en 1606,
8 ans la philosophie, à la Flèche 5 ans la théologie ; il fut préfet des études, recteur
d'Eu, La Flèche et Paris, vice-provincial et mourut à la Flèche, le 16 octobre 1659",
Sommervogel, t. V, 1894, col. 1790.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
349
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
les Météores, est l'occasion pour Descartes d'exprimer sa dette envers
le révérend père et les jésuites :
je suis du nombre de ceux [vos disciples] qui sont effacés de votre
mémoire. Mais je n'ai pas cru pour cela devoir effacer de la mienne
les obligations que je vous ai, ni n'ai pas perdu le désir de les
reconnaître, bien que je n'aie aucune autre occasion de vous en
rendre témoignage, sinon qu'ayant fait imprimer ces jours passés le
volume que vous recevrez en cette lettre, je suis bien aise de vous
l'offrir, comme un fruit qui vous appartient, et duquel vous avez jeté
les premières semences en mon esprit, comme je dois aussi à ceux de
13
votre Ordre tout le peu de connaissance que j'ai des bonnes lettres.
Dans une lettre d'octobre 1637, Descartes, inquiet d'une possible
censure, demande à Noël d'examiner les ouvrages qu'il lui a envoyés
pour savoir s'ils sont conformes à l'orthodoxie. Il lui importe que son
ancien maître en personne, et non seulement ses collègues, se penche
sur ses ouvrages :
je vous remercie aussi de ce que vous me promettez de faire
examiner le livre que je vous ai envoyé par ceux des vôtres qui se
plaisent le plus en de telles matières, et de m'obliger tant que de
m'envoyer leurs censures. Je souhaiterais seulement, outre cela, que
vous voulussiez prendre la peine d'y joindre les vôtres, car je vous
assure qu'il n'y en aura point dont l'autorité puisse plus en mon
14
endroit, ni auxquelles je défère plus volontiers.
C'est ici au théologien qui semble loin de cette image de religieux
confus qu'on s'est plu à lui donner que s'adresse le philosophe.
DescartesErreur! Signet non défini. considère comme essentiel de
faire passer son ouvrage au crible théologique du recteur du collège
de Clermont, et cette marque de confiance n'est pas à prendre à la
légère à une époque où la censure est dure et savante.
NoëlErreur! Signet non défini. témoigne un grand intérêt, et
pas seulement comme censeur, à la physique cartésienne et lui
–––
13
Œuvres de Descartes, publiées par Charles Adam et Paul Tannery, [1897-1913],
Paris, Vrin, 1974. Nous désignerons cette édition par l'abréviation AT, suivie du
numéro du tome : AT, I, p. 383.
14
AT, I, pp. 454-455.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
350
Olivier Jouslin
demande ses ouvrages "avec une grande instance"15. Il semble ici déjà
y avoir un hiatus entre l'aristotélicien convaincu qu'on nous décrit,
tenant et héritier de l'École et de sa tradition, et le prêtre ouvert,
comme le sera plus tard NicoleErreur! Signet non défini., à la
nouveauté cartésienne au point de réclamer d'autres ouvrages à son
ancien élève. Le 7 septembre 1647, celui-ci s'étonne pour sa part
auprès de MersenneErreur! Signet non défini. de n'avoir pas reçu "le
petit livre du P. Noël que vous pensez m'avoir ci devant envoyé"16. Le
23 novembre 1646, il fait une allusion au Sol Flamma17 dans des
termes relativement flatteurs et sans flagornerie, cette lettre étant
adressée à un tiers : "je l'ai parcouru et je suis bien aise de voir que les
jésuites commencent à oser suivre des opinions un peu nouvelles."18
Le 7 février 1648, en pleine querelle du vide contre Pascal,
DescartesErreur! Signet non défini. dit à MersenneErreur! Signet
non défini. qu'il "espère voir le livre du Père NoëlErreur! Signet
non défini."19. Ajoutons qu'un fragment de lettre qu'on peut supposer
avoir été écrit en 1644, et qui traite assez longuement de physique et
du problème du vide pourrait avoir été envoyé à Étienne Noël. Ce
serait alors le texte le plus long et le plus approfondi de la
correspondance entre Descartes et son ancien maître. Le philosophe
du cogito s'y montre inquiet d'une censure possible de ses travaux ; il
y est question d'AristoteErreur! Signet non défini. mais aussi de
"matière subtile, qui coule continuellement, ainsi qu'un torrent, par les
pores des corps terrestres"20. On verra plus bas que Noël sera tenant
d'une entrée de la matière subtile passée par les pores du verre dans
l'espace vide en apparence qui occupe le haut du tube de torricelli.
Pour Descartes, Noël n'est certes pas un interlocuteur privilégié ni un
destinataire à qui le philosophe réserve la primeur de ses dernières
découvertes. C'est néanmoins un savant qu'il respecte assez pour
–––
15
DescartesErreur! Signet non défini. s'en ouvre à HuygensErreur! Signet non
défini. en mars 1638. Voir Descartes, AT, II, p. 50.
16
AT, IV, p. 498.
17
Étienne NoëlErreur! Signet non défini., Sol flama, sive Tractatus de Sole, ut
flamma est, ejusque pabulo, Paris, Cramoisy, 1647.
18
AT, IV, p. 567, DescartesErreur! Signet non défini. reprendra les mêmes termes
dans une lettre à NoëlErreur! Signet non défini., datée du 14 décembre 1646, IV, p.
584.
19
AT, V, p. 119.
20
AT, V, p. 551.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
351
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
rester en contact avec lui sa vie durant. Dans sa Vie de Descartes21,
Adrien Baillet brosse une rapide biographie de Noël qui sert de base
aux biographies ultérieures du jésuite. Celles-ci insistent sur les
rapports amicaux qui lièrent les deux savants22. Il faut essayer
maintenant d'élargir le champ des recherches pour tenter de cerner la
place qu'occupe Noël dans la communauté scientifique à l'aube de la
querelle qui l'opposera à Pascal.
La correspondance de MersenneErreur! Signet non défini.
dit assez à quel point les prises de position de NoëlErreur! Signet
non défini. sur le vide sont attendues par des membres importants de
la communauté scientifique pour qui il est loin d'être tenu pour une
quantité négligeable, même après les lettres que Pascal lui a envoyées.
Le 16 février 1648, le P. Jean FrançoisErreur! Signet non défini.,
jésuite lui aussi, attend l'ouvrage et l'écrit à Mersenne23. Une lettre de
Jacques Pequet (1622-1674), médecin, le découvreur des canaux
lymphatiques de l'intestin, indique à Mersenne que dans sa traduction
du Plein du vide (Plenum experimentis novis confirmatum) :
Le P. NoëlErreur! Signet non défini. a ajouté encore une feuille à
son livre latin où il traite des éléments et de leurs mouvements ad
locum et ad figuram. Ce sont ses termes que je vous expliquerai un
24
de ces jours parce que la pensée en est cachée.
–––
21
Adrien Baillet, Vie de Monsieur DescartesErreur! Signet non défini., Paris,
DanielErreur! Signet non défini. Hortemels, 1691, t. II, livre VII, ch. VIII, p. 283
sur l'amitié avec NoëlErreur! Signet non défini. et p. 285 sur l'historique de leurs
relations. Texte édité pour ce qui concerne Pascal et Descartes par Jean
MesnardErreur! Signet non défini., OCM, I, pp. 797-798.
22
Hoefer, Nouvelle biographie générale, Paris, Firmin-Didot, 1872, t. 38, col. 173,
reprend quasiment mot pour mot le texte de Baillet. Il se réfère aussi à la Bibliothèque
lorraine de Calmet et ne dit mot de la controverse qui opposa NoëlErreur! Signet
non défini. à Pascal, centrant son article sur les rapports entre le jésuite et
DescartesErreur! Signet non défini.. Il n'y a pas d'article sur Noël dans la Biographie
Universelle de Michaut.
23
"J'ai reçu celle de V. R. sans avoir encore eu le moyen de voir votre traité De Vacuo
que j'attends avec impatience, aussi bien que celui du père NoëlErreur! Signet non
défini. qu'on m'a dit être imprimé", Correspondance du père Mersenne, religieux
minime, publiée et annotée par Cornelis de Waard et Armand Beaulieu, Paris,
Éditions du CNRS, 1932-1988, t. XVI, p. 105.
24
Le terme de "pensée cachée" ne sous-entend pas nécessairement pensée obscure,
mais peut indiquer qu'elle est complexe. Pourquoi du reste Pequet perdrait-il son
temps à expliquer une pensée sans importance ?
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
352
Olivier Jouslin
MersenneErreur! Signet non défini. lui-même, lorsqu'il présente les
ouvrages de NoëlErreur! Signet non défini., comme à
HuygensErreur! Signet non défini. le 2 mai 1648, le fait en termes
flatteurs25.
S'il s'agit à partir de ces quelques données de dresser un
portrait rapide de NoëlErreur! Signet non défini., on peut affirmer
qu'il s'agit bien d'un savant, peut-être pas un découvreur ni un
scientifique de premier plan, mais une personnalité dont certains
membres éminents de la communauté scientifique cherchent à
connaître les avis et les ouvrages. Du point de vue social, c'est un
religieux jésuite qui a mené une carrière relativement honorable sans
parvenir au premier rang de la Compagnie. Professeur respecté, il est
devenu recteur de trois établissements réputés, dont le grand collège
parisien. Du point de vue philosophique il est impossible d'en faire ce
jésuite de comédie, un pédant joué qui appartiendrait plus à la
comédie de CyranoErreur! Signet non défini. de Bergerac qu'à la
réalité. Noël est aristotélicien mais affiche des sympathies pour les
novatores. Voilà qui va permettre à Pascal de faire coup double : à
travers Noël il atteint les aristotéliciens et l'École mais aussi
DescartesErreur! Signet non défini. et la matière subtile dont le
jésuite va se révéler un défenseur. Il s'agit, maintenant que l'on a
établi que l'homme auquel Pascal se heurte est fort loin d'être un
inconnu ni un adversaire sans épaisseur, de préciser l'historique et les
enjeux d'une polémique qui sera suivie avec un certain intérêt par la
communauté scientifique26.
–––
25
"Je désire que vous ne perdiez pas l'occasion de pouvoir lire ce livre nouveau latin
du vide [La Gravitas comparata], que vient de faire le recteur du collège des jésuites
d'ici, qu'il envoya à M. DescartesErreur! Signet non défini., et qu'il recevra, s'il vous
plaît, de votre part après que vous l'aurez lu, et dont vous me donnerez s'il vous plaît
votre jugement, dont je fais si grand état", Marin MersenneErreur! Signet non
défini., Correspondance, t. XVI, p. 290.
26
Voir la lettre de ChanutErreur! Signet non défini. à MersenneErreur! Signet non
défini. datée du 21 mars 1648 : "Je suis ravi de vous savoir opiniâtré à la fameuse
question du vide pour en tirer lumière par la force des expériences. Si nos pères,
depuis deux mille ans, avaient philosophé avec cette exactitude qu'on y apporte
aujourd'hui, j'estime que nous serions savants ou assurés qu'on ne le peut être. Je crois
que Monsieur mon beau frère [c'est ainsi que Chanut appelle son cousin germain
Claude Clercelier] ne m'enverra pas les pièces de ce grand procès où M. Pascal et le
Père NoëlErreur! Signet non défini. ne sont pas les principales parties si nous
croyons ceux qui s'y intéressent", t. XVI, p. 196. Il est évident que dans une querelle
où prennent position HobbesErreur! Signet non défini. et DescartesErreur! Signet
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
353
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
2. La correspondance directe entre Pascal et NoëlErreur! Signet
non défini.
C’est une sorte de distinction pour le jeune savant que la
lettre de NoëlErreur! Signet non défini. qui lui parvient dès la sortie
des Expériences nouvelles, entre le 20 et le 25 octobre 164727. Ceci
tient peut-être au fait que Pascal et Noël s'étaient déjà rencontrés.
Selon les Reflectiones, MersenneErreur! Signet non défini. aurait
fait l’expérience du vide "en présence du R. père Vatier et de
plusieurs autres jésuites, en présence aussi des deux illustres MM.
Paschal, qui examinaient nos observations"28. Noël fut-il présent ?
Rien n'interdit de le penser, comme rien n'interdit non plus de
supposer que Pascal fit parvenir un exemplaire de son opuscule à son
futur adversaire, s'attirant ainsi la réponse qui fut à l'origine de la
polémique. Pascal répondra le 29 octobre à cette lettre. La célérité du
jeune savant étonne en premier lieu. La maladie lui laisse-t-elle un
répit ? Non, si l'on en croit l'ouverture admirative de la seconde lettre
de Noël29 qui mentionne l'état de santé déplorable de son adversaire.
Lorsque l'on constate qu'il s'agit en fait de la première
accusation directe et publique30, à la fois de sa personne et de ses
ouvrages sur le vide, on comprend que ce soit précisément à
NoëlErreur! Signet non défini., et en dépit d'ennuis de santé, que
Pascal choisisse de répondre, pénétrant de plein pied sur le champ de
bataille polémique. Jean MesnardErreur! Signet non défini. montre
que Noël fut tout aussi rapide à répondre que son adversaire, et qu'il
dut répondre dans les huit jours, soit début novembre 1647, voilà qui
––––––
non défini., ni Pascal ni Noël ne peuvent aux yeux des contemporains passer pour des
figures principales ; il n'en faut pas déduire qu'on leur dénie tout intérêt.
27
OCM, II, p. 509.
28
OCM, II, p. 486.
29
"Je l'ai lue avec admiration qu'en si peu de temps, et incommodé de votre santé,
vous ayez répondu de point en point à toute ma lettre", OCM, II, p. 528.
30
Les lettres de Pascal et NoëlErreur! Signet non défini. relèvent de ce qu'on peut
appeler la correspondance semi-privée, elles circuleront très vite dans les milieux
scientifiques, OCM, II, p. 510.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
354
Olivier Jouslin
fait de la correspondance un duel, où l'issue du combat est souvent
affaire de promptitude.
Quels sont les enjeux de la polémique entre Pascal et
NoëlErreur! Signet non défini. ? Plutôt que de considérer le jésuite
comme un physicien contradictoire, il vaut mieux voir en lui un
scolastique aristotélicien, mais progressiste. Loin d'être obtus face aux
idées, même les plus neuves, et d'ailleurs convaincu par Pascal, il
admettra, tout comme DescartesErreur! Signet non défini., la
"pesanteur" — ou pression — de l'air.
a. La recherche de la vérité
Comme scolastique, dans sa première lettre à Pascal,
NoëlErreur! Signet non défini. défend le plein et l'horreur du vide31.
Ces deux idées sont les dernières de la tradition aristotélicienne pure
que peut défendre l'École sans passer pour absolument rétrograde car
de nombreux scientifiques et philosophes sont encore plénistes.
MersenneErreur! Signet non défini. hésite, HobbesErreur! Signet
non défini. refuse le vide, DescartesErreur! Signet non défini.
aussi32. La première lettre de Noël est aristotélicienne33. Il entend
–––
31
Voir Edward GrantErreur! Signet non défini., La physique au Moyen-Âge, VI-XVe
siècle, traduit de l'anglais par Pierre-Antoine Fabre, Paris, PUF, 1995, pp. 97-107
ainsi que, du même auteur, Much Ado About Nothing. Theories of Space and Vacuum
from the Middle Ages to the Scientific Revolution, Cambridge, London, Cambridge
University Press, 1981. Pour une histoire du vide, voir Armand le Noxaïc, L'Idée de
vide de l'Antiquité à nos jours, histoire et interprétations, thèse dirigée par Jean
Salem, Paris I, 1999. L'idée de vide apparaîtrait pour la première fois au Ve siècle av.
J.-C. chez Alcméon de Crotone, un disciple de Pythagore. Du même auteur, voir
encore Les Métamorphoses du vide, Paris, Belin, 2004. On complétera cette
présentation descriptive et historique des principales théories du vide avec les travaux
de Pierre DuhemErreur! Signet non défini., Le Système du monde, Histoire des
doctrines cosmologiques de Platon à Copernic, [1913-1959], Paris, Herman, 1973, t.
VIII, ch. I : "L'infiniment grand et l'infiniment petit", pp. 3 à 68, ch. IX : "l'horreur du
vide", pp. 121-148, et "L'impossibilité du vide et la scolastique avant 1277.
L'argument d'Ibn Bâdjâ, saint ThomasErreur! Signet non défini.Erreur! Signet non
défini. d'AquinErreur! Signet non défini. et la notion de masse", pp. 165 sq. On se
reportera aussi à l'introduction de L'Expérience barométrique, ses antécédents et ses
explications, étude historique de Cornélis De WaardErreur! Signet non défini.,
Thouars, Imprimerie Nouvelle, 1936, qui présente les thèses en présence.
32 La communauté scientifique est loin d'être unanime sur le sujet : "Ainsi, en l'année
1647, les discussions ne donnent pas de résultats définitifs. L'incompréhension
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
355
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
démontrer que l'espace "vide en apparence" qui est dans le haut du
tube est bien un corps, c'est-à-dire un composé, un mixte des quatre
éléments. Il le fait, en bonne méthode traditionnelle, par le biais d'une
analogie entre la doctrine aristotélicienne des éléments et la théorie
humorale classique : l'air est un mélange de feu, d'air et de terre,
comme le sang un mélange de bile, de pituite, de mélancolie et de
sang. La comparaison est filée ensuite dans une théorie de la
séparation accidentelle des éléments. En anatomie humaine les
humeurs peuvent, sous le coup d'une émotion intense, être séparées,
mais le cœur rétablira l'équilibre si l'émotion tient par exemple à la
crainte ou à la honte. Par analogie, le soleil joue le même rôle dans le
cas d'une séparation, accidentelle ou recherchée (dans le cas des
expériences pascaliennes par exemple) entre les éléments qui
composent l'air. Dans le cas de l'expérience du vide, c'est bien une
action violente qui a eu lieu et le mercure a attiré à lui de force, à
travers les pores du verre, de l'air épuré. L'air le plus grossier reste
autour du verre, attaché à celui qui est entré, mais sitôt que la violence
cesse, l'air reprend son équilibre initial. Noël choisit alors pour
expliquer sa pensée de recourir à l'analogie avec l'arc qui, lorsqu'on le
bande, expulse des "esprits" de sa partie concave et en admet d'autres
dans sa partie convexe. La cessation de la violence rétablit l'équilibre
initial ("naturel") entre les "esprits" logés dans les pores de l'arc.
Cette longue paraphrase est destinée à mettre en avant que le
discours de NoëlErreur! Signet non défini. n'est pas aussi incohérent
qu'on veut bien le dire. Il propose un "système du monde"
intrinsèquement logique dans une langue qui est encore la langue
habituelle des scientifiques formés par l'École. On trouve
fréquemment dans la correspondance de MersenneErreur! Signet
non défini. ce type de lecture scientifique de l'univers.
DescartesErreur! Signet non défini. lui-même peut proposer ce type
d'interprétation dans un langage très voisin.
Pascal ne s'y trompe pas, et avant de mettre en avant certaines
apories du raisonnement de NoëlErreur! Signet non défini., il
––––––
diminue, les plaisanteries faciles disparaissent. Mais il faut attendre la grande
expérience de 1648 pour que s'affirment les certitudes", Cornélis De WaardErreur!
Signet non défini., Marin MersenneErreur! Signet non défini., Correspondance, t.
XV, p. 328.
33
OCM, II, p. 513-516.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
356
Olivier Jouslin
choisit dans sa réponse d'indiquer que ce n'est pas la cohérence
interne du système défendu par Noël qu'il remet en cause :
C'est ainsi que, quand on discourt humainement du mouvement ou
de la stabilité de la terre, tous les phénomènes des mouvements et
rétrogradation des planètes s'ensuivent parfaitement des hypothèses
de Ptolémée, de Tycho, de Copernic et de beaucoup d'autres qu'on
34
peut faire, de toutes lesquelles une seule peut être véritable.
Pascal a conscience que le système de son adversaire est
vraisemblable, mais que, comme le système cartésien, c'est un roman
du monde, une fiction. Le fameux paragraphe sur les
"présuppositions" de NoëlErreur! Signet non défini. est plus que de
l'ironie sur un système incohérent : il constitue une charge contre
"l'imagination et la coutume" appliquées à la physique35 :
Vous présupposez ensuite que ce feu peut être séparé de l'air, et
qu'en étant séparé, il peut pénétrer les pores du verre ; et
présupposez encore qu'en étant séparé, il a inclination à y retourner,
et encore qu'il y est sans cesse attiré ; et vous expliquez ce discours,
assez intelligible de soi-même, par des comparaisons que vous y
36
ajoutez.
Il va de soi que cette méthode analogique dont la cohérence ne repose
que sur la vraisemblance ne permet pas d'atteindre la vérité et que
"qui présupposera le contraire [des allégations de NoëlErreur!
Signet non défini.], tirera une conséquence contraire aussi
nécessairement"37.
La méthode de la recherche de la vérité dans la physique
pascalienne fonctionne ici sur le même mode que la critique du
–––
34
OCM, II, p. 524.
Voir Gérard FerreyrollesErreur! Signet non défini., Les Reines du monde,
l'imagination et la coutume chez Pascal, Paris, Champion, 1995. Sur NoëlErreur!
Signet non défini. prisonnier de la coutume aristotélicienne, voir pp. 76 sq. "Pascal
en Noël n'attaque pas AristoteErreur! Signet non défini., il attaque un aristotélicien
qui aurait refusé de grandir, héritier doublement infidèle et de bannir la raison et de ne
pas imiter l'attitude d'Aristote envers ses propres maîtres". Pascal critiquera
fermement les savants qui se soumettent aveuglément à l'autorité dans la Préface au
traité du vide.
36
OCM, II, p. 521.
37
OCM, II, p. 522.
35
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
357
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
probabilisme dans les Provinciales ou que la liasse"contrariétés" des
Pensées au sujet des contradictions de l'Écriture. Si la vérité existe,
elle est nécessairement univoque. La vérité doit résoudre les
contrariétés : une chose et son contraire ne peuvent être vraies
ensemble si l'on ne trouve pas un lieu où elles s'accordent en
témoignant d'une contrariété résolue. Or, en physique, on ne peut
soutenir ensemble que "l'espace vide en apparence" est un lieu
corporel et dépourvu de tout corps sans faire de la nature un monstre.
"Car on ne peut les croire toutes ensemble [l'idée du vide et celle de la
matière subtile], sans faire de la nature un monstre."38 La recherche de
Pascal en physique, comme dans les Provinciales, est donc une
recherche du "sûr"39. Si l'on ne peut remonter jusqu'aux principes sans
faire appel au "cœur", on peut néanmoins, et ce sera la grande leçon
de De l'Esprit géométrique, produire des démonstrations vraies en
science. Il est d'ailleurs remarquable que, comme exemple de
raisonnement fallacieux, Pascal se souvienne encore en 165540 de la
définition de la lumière qu'il emprunte à NoëlErreur! Signet non
défini. : "la lumière est un mouvement luminaire de rayons composés
de corps lucides, c'est-à-dire lumineux"41, c'est-à-dire d'un exemple
non de géométrie, mais bien de physique.
Il s'agit en polémique, dès lors que la vérité existe et devient
possible, de la défendre coûte que coûte. Jacques
PlainemaisonErreur! Signet non défini. l'a montré sur le terrain
religieux de "la guerre contre les jésuites" en étudiant le fragment
d'une lettre de Pascal à sa sœur et en montrant que la "griserie du
combattant, elle-même due à ce qu'on pourrait assimiler à l'odeur de la
poudre dans un combat réel", amène Pascal de la "patience" aux
"accents de triomphe qui s'expliquent par la certitude de la victoire
finale"42.
–––
38
OCM, II, pp. 522-523.
"SEUR, SEURE. adj. Certain, infaillible. Les principes de la géométrie sont seurs
et démonstratifs. Le mouvement des astres est seur et réglé. Ce mot vient du Latin
securus", Furetière, Dictionnaire universel. "Je ne me contente pas du probable, lui
dis-je, je cherche le sûr", Cinquième Provinciales, Les Provinciales, édition
Cognet-Ferreyrolles, Paris, Bordas, "Classiques Garnier", 1992, p. 84.
40
Si nous retenons la datation de De l'Esprit géométrique par Jean MesnardErreur!
Signet non défini., OCM, III, p. 374.
41
OCM, II, p. 527, repris dans De l'Esprit géométrique, OCM, III, p. 396.
42
Jacques PlainemaisonErreur! Signet non défini., "Le combat pour la vérité du
"désir de la connaître et de la défendre" à l'assurance de la victoire" dans Pascal,
39
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
358
Olivier Jouslin
Pour Pascal, malgré toutes les précautions oratoires dont il
peut user, une chose est certaine, le vide existe dans la nature. Cette
vérité doit être défendue. De là, deux théories fausses doivent être
combattues : la théorie aristotélicienne et la théorie cartésienne. Nous
en sommes, au moment de cette lettre à Noël,Erreur! Signet non
défini. encore au stade de la "patience" ; les "accents de triomphe"
viendront plus tard, mais c'est bien un tel processus qui s'engage ici.
Étienne NoëlErreur! Signet non défini. est pour lui un
adversaire commode dans la mesure où il se trouve, comme on l'a vu,
à la croisée des deux idéologies. Pascal vise à travers le jésuite la
physique aristotélicienne, qui malgré tout est encore relativement
épargnée par un polémiste qui choisit une attitude modeste et n'utilise
pas encore l'invective victorieuse. La fin de la lettre à Noël est
pourtant fort claire, il loue son adversaire d'avoir défendu autant qu'il
l'était encore possible une physique désuète :
Au reste, on ne peut vous refuser la gloire d'avoir soutenu la
physique péripatéticienne aussi bien qu'il est possible de le faire ; et
je trouve que votre lettre n'est pas moins une marque de la faiblesse
43
de l'opinion que vous défendez que de la vigueur de votre esprit.
La péroraison, un moment attendu de la polémique où le vainqueur
loue l'adversaire défait, vise (derrière Noël)Erreur! Signet non
défini. les scolastiques péripatéticiens, accusés très classiquement de
sophisme, aussi habiles à défendre une idée que son contraire :
Et certainement l'adresse avec laquelle vous avez défendu
l'impossibilité du vide, dans le peu de force qui lui reste, fait
aisément juger qu'avec un pareil effort, vous auriez invinciblement
établi le sentiment contraire dans les avantages que les expériences
44
lui donnent.
––––––
l'exercice de l'esprit, textes réunis par Christian MeurillonErreur! Signet non défini.,
Revue des Sciences Humaines, Lille, n° 244, octobre-décembre 1996, pp. 179-184,
citations p. 179. L'article est repris dans Jacques Plainemaison, Blaise Pascal
polémiste, Clermont-Ferrand, BUBP, 2003, pp. 95-99.
43
OCM, II, p. 527.
44
OCM, II, p. 527.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
359
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
Le combattant vainqueur en profite pour réaffirmer son idée et la
justesse de ses choix —ici la primauté de l'argument que fonde
l'expérience sur la construction cohérente du point de vue de sa
logique interne, mais strictement abstraite et fictionnelle, d'un "roman
du monde".
AristoteErreur! Signet non défini. a été allégué auparavant
mais, là encore la botte polémique est classique, contre celui qui croit
le défendre. Pascal ramène NoëlErreur! Signet non défini. au texte
aristotélicien et le débat à la théologie, de laquelle Noël ne l'a pas
vraiment fait sortir :
C'est pourquoi la maxime d'AristoteErreur! Signet non défini. dont
vous parlez, que les non-êtres ne sont point différents, s'entend du
45
véritable néant, et non pas de l'espace vide.
Il semble évident que les raisons qui empêchent NoëlErreur! Signet
non défini. de consentir à soutenir le vide ne sont pas physiques, mais
théologiques. La seconde lettre à Pascal le confirmera bientôt.
Un autre adversaire est visé derrière NoëlErreur! Signet non
défini. : DescartesErreur! Signet non défini.46. Pourtant à aucun
moment Pascal ne cite son nom. Le combat polémique est ici très
proche du jet de fronde où l'on cherche à atteindre l'adversaire par
ricochet. Peut-être Pascal, un peu jeune encore, n'ose-t-il affronter
directement un adversaire plus vieux et respecté ? Celui qui s'attaque
au plus faible espérant atteindre indirectement le fort devient alors
plus un Renart rusé qu'un Roland épique, et le combat tient alors plus
du fabliau que de la chanson de geste. Cet argument anti-pascalien est
devenu intenable dès lors qu'on a pris la mesure de l'importance
d'Étienne Noël. Mais pourra-t-on longtemps encore reprocher à Pascal
de n'avoir pas cédé à la témérité en refusant un combat perdu d'avance
contre un adversaire plus considéré ? Dans quels termes d'ailleurs
Pascal s'attaque-t-il à Descartes ?
–––
45
OCM, II, p. 526.
Sur la tonalité anti-cartésienne de la polémique avec le père NoëlErreur! Signet
non défini., voir MichelErreur! Signet non défini. le Guern, Pascal et
DescartesErreur! Signet non défini., Paris, Nizet, 1971, pp.17-20.
46
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
360
Olivier Jouslin
Car toutes les choses de cette nature, dont l'existence ne se manifeste
à aucun des sens, sont aussi difficiles à croire qu'elles sont faciles à
inventer. Beaucoup de personnes, et des plus savantes mêmes de ce
temps, m'ont objecté cette même matière avant vous (mais comme
une simple pensée, et non pas comme une vérité constante), et c'est
pourquoi j'en ai fait mention dans mes propositions. D'autres, pour
remplir de quelque matière l'espace vide, s'en sont figuré une dont ils
ont rempli tout l'univers, parce que l'imagination a cela de propre
qu'elle produit avec aussi peu de peine et de temps les plus grandes
choses que les petites ; quelques-uns l'ont faite de même substance
que le ciel et les éléments ; et les autres, d'une substance différente,
suivant leur fantaisie, parce qu'ils en disposaient comme de leur
47
ouvrage.
Si l'on suit le texte au plus près, il est évident que DescartesErreur!
Signet non défini. est visé dans un premier temps, et en termes très
mesurés, au sujet de la matière subtile48. C'est aux entretiens de
–––
47
OCM, II, p. 522. Il s'agit d'une allusion à l'article 22 de la seconde partie des
Principes de la philosophie de Descartes,Erreur! Signet non défini. "Que la terre et
les cieux ne sont faits que d'une même matière."
48
Voir DescartesErreur! Signet non défini., Principes de la philosophie, art. 4-5 et
16-22. C'est dans la lettre du 15 novembre 1638 à MersenneErreur! Signet non
défini. que les idées de "matière subtile" et de "pesanteur de l'air" sont définies de la
façon la plus synthétique : "ce qui empêche la séparation des corps terrestres contigus
est la pesanteur du cylindre d'air qui est sur eux jusques à l'atmosphère, lequel
cylindre peut bien peser moins de cent livres. Mais je n'avoue pas que la force de la
continuité des corps vienne de là ; car elle ne consiste qu'en la liaison ou en l'union de
leurs parties. J'ai dit que, si quelque chose se faisait crainte du vide, il n'y aurait point
de force qui fut capable de l'empêcher ; dont la raison est que je crois qu'il n'est pas
moins impossible qu'un espace soit vide, qu'il est qu'une montagne soit sans vallée. //
J'imagine les parties de la matière subtile aussi dures et aussi solides que le puissent
être des corps de leur grandeur ; mais pour ce qu'elles ne peuvent mouvoir nos sens, et
que les noms de qualités sont relatifs à nos sens, ils ne leur peuvent proprement être
attribués ; ainsi qu'on ne dit point que la poussière soit dure et pesante, mais plutôt
qu'elle est molle et légère, à comparaison des cailloux, et toutefois chacune de ses
parties est de même nature qu'un petit caillou", AT, II, pp. 439-440. DescartesErreur!
Signet non défini. fait sienne l'idée ancienne du mouvement circulaire de la matière
continue. Un corps sera nécessairement remplacé par un autre s'il quitte un lieu, qui
lui-même sera remplacé à son tour par un autre, ce qui déclenche un mouvement
circulaire de la matière et interdit le vide. Il pense que le mouvement rectiligne d'un
corps entraînera la formation d'un vide derrière lui. Voir Le Monde, Traité de la
Lumière, chapitre IV : "Du vide et que nos sens n'aperçoivent pas certains corps", AT,
IX, pp. 16-23. L'idée des "lieux naturels", exprimée dans le même chapitre, est celle
selon laquelle un élément contreviendra à sa nature pour éviter la création du vide.
L'eau montera dans le vase.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
361
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
septembre 1647 que Pascal songe49. Il ne doute pas un instant que
NoëlErreur! Signet non défini. sait exactement de qui il parle, et si
le nom n'apparaît pas, c'est que Descartes n'est pas le destinataire, et
que c'est Noël qu'il s'agit d'atteindre. Pascal ne se prive d'ailleurs pas
d'une pique contre le jésuite qu'il accuse de manquer d'originalité. Il
ne semble pas non plus qu'il y ait quelque raison, dans la logique de la
polémique, d'attaquer un adversaire qui fait preuve de mesure et de
discrétion avec plus d'intensité que celle dont il a lui-même fait
preuve lors du combat. La suite du texte vise, non pas le même, mais
"d'autres" et, plus bas, "quelques uns" parmi ces autres. Il peut s'agir
ici des suiveurs de Descartes, qui dévoient ses idées en les
caricaturant. Ces "autres" peuvent d'ailleurs tout aussi bien, dans la
mesure où ils proclament cette matière "faite de la même substance
que le ciel et les éléments", être des épigones de Roger Bacon ou de
BuridanErreur! Signet non défini.. Quant à ceux qui proclament le
vide "d'une substance différente", ils seraient plutôt les tenants de la
théorie keplérienne50. Il semble bien que Descartes ne soit pas ici visé
autrement qu'il ne le fut dans le cadre des entretiens, où Pascal ne
semblait pas encore à même de répondre de façon certaine à la
matière subtile cartésienne51. Ce sont plutôt les défenseurs des deux
conceptions caduques du vide (Bacon et KéplerErreur! Signet non
défini.) qui sont visés par Pascal.
L'autre passage alléguant DescartesErreur! Signet non
défini. est utilisé contre NoëlErreur! Signet non défini. :
–––
49
L'entrevue célèbre est rapportée directement par JacquelineErreur! Signet non
défini. Pascal, voir OCM, II, pp. 478-482, et fera l'objet d'une narration au second
degré dans la Vie de Monsieur DescartesErreur! Signet non défini. d'Adrien Baillet.
50
Voir Cornélis De WaardErreur! Signet non défini., L'Expérience barométrique,
pp. 30-31 : KéplerErreur! Signet non défini. définit le vide comme "tenuior aere" et
"materia non plane nulla" dans les Harmonices Mundi, 1619, Lib. IV, Cap. 7.
51
Le témoignage de JacquelineErreur! Signet non défini. Pascal est important ici, il
faut le répéter : "Ensuite on se mit sur le vide et M. DescartesErreur! Signet non
défini., avec un grand sérieux, comme on lui contait une expérience et qu'on lui
demanda ce qu'il croyait qui fût entré dans la seringue, dit que c'était de sa matière
subtile ; sur quoi mon frère lui répondit ce qu'il put, et M. de RobervalErreur! Signet
non défini., croyant que mon frère aurait peine à parler, entreprit avec un peu de
chaleur M. Descartes, avec civilité cependant", OCM, II, p. 481 (nous soulignons).
Le vacuiste sûr de lui, c'est Roberval, Pascal, encore dans un stade de réflexion, peine
à trouver des arguments contre la matière subtile, ou plutôt considère "la matière
subtile" comme une notion à traiter, au moins officiellement, avec le plus grand
sérieux.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
362
Olivier Jouslin
Je finis avec votre lettre, où vous dites que vous ne croyez pas que la
quatrième de mes objections, qui est qu'une matière inouïe et
inconnue à tous les sens remplit cet espace, soit d'aucun physicien.
À quoi j'ai à vous répondre que je puis vous assurer du contraire,
puisqu'elle est d'un des plus célèbres de notre temps, et que vous
avez pu voir dans ses écrits qu'il établit dans tout l'univers une
matière universelle, imperceptible et inouïe, de pareille substance
que le ciel et les éléments ; et de plus, qu'en examinant la vôtre, j'ai
trouvé qu'elle est si imperceptible, et qu'elle a des qualités si inouïes,
c'est-à-dire qu'on ne lui avait jamais données, que je trouve qu'elle
52
est de même nature.
Pascal ici reprend une formule très lapidaire de NoëlErreur! Signet
non défini. qui, à la fin de sa lettre, a assuré que la quatrième
objection que Pascal entendait réfuter dans le traité qu'il méditait sur
le vide, et qu'il présente à la fin des Expériences nouvelles53, n'est
d'aucun physicien. Il est bien évident que c'est la matière subtile que
Pascal prévoit de réfuter. La formule de Noël est assez
incompréhensible et on se perdrait en conjectures à chercher les
raisons de cette disqualification si rapide qu'elle frise l'inconséquence,
d'autant qu'il sera évident, à partir du Plein du vide, que Noël sera un
partisan de cette matière subtile qu'il appellera pour sa part l'éther.
Pascal utilise contre son adversaire le point le plus faible de son
argumentation et, à dessein, place son coup à la fin de la lettre,
utilisant ainsi l'élève contre le maître. On perçoit ici la fameuse ironie
pascalienne, un procédé destiné à faire couler beaucoup d'encre, et qui
est inauguré dès les premiers textes polémiques.
Une fois de plus, DescartesErreur! Signet non défini. est
désigné comme un des physiciens les plus en vue du temps. C'est dans
le Traité qu'il médite que Pascal entend réfuter le grand adversaire
qu'il se garde bien de sous-estimer au point de le contredire
directement dans un abrégé ou une lettre, ouvrages trop brefs et qui ne
permettent pas le développement de l'argumentation serrée d'un traité
scientifique. Pascal n'entend pas réfuter Descartes par le biais de la
polémique, dont le caractère formel bref et violent le dérange dès lors
–––
52
OCM, II, pp. 526-527.
"Qu'une matière imperceptible, inouïe et inconnue à tous les sens, remplit cet
espace", OCM, II, p. 508.
53
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
363
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
que la lutte se place sur le terrain scientifique. C'est dans un ouvrage
de physique pure, un Traité du vide que Pascal entend répondre à
Descartes.
NoëlErreur! Signet non défini., comme le début de sa
seconde lettre l'indique, a dû répondre dans les huit jours à Pascal.
L'engrenage ou polarisation polémique ne fait aucun doute, car la
réponse du jésuite fait quasiment le double de la première lettre54. Le
jésuite ne prend manifestement pas son adversaire à la légère et a dû
être sensible à la fois aux arguments et à l'ironie de Pascal. Le début
de sa missive consiste ainsi en un éloge de son adversaire qu'on
pourrait bien considérer comme un "éloge paradoxal"55 de Pascal. La
mise en avant de la civilité et de la courtoisie du jeune homme semble
être ironique dans la mesure où Noël reprend les mots mêmes par
lesquels Pascal lui avait dans sa lettre adressé de cinglantes
moqueries :
Néanmoins, puisque vous assurez l'existence de cet espace vide, et
m'apprenez dans votre lettre que l'on ne doit rien assurer sans des
convictions, ou du sens, ou de la raison, je me persuade que vous en
avez, lesquelles je ne vois pas, et partant je présuppose l'existence de
cet espace vide, et ne trouve pas qu'il me serve pour expliquer mes
56
expériences qu'en disant quatre choses . Je ne doute pas que vous
n'ayez prévu les difficultés qu'enferment ces quatre propositions. Je
m'arrête à la première, qui est la source des autres, et sur celle-là je
propose mes difficultés dont j'espère être satisfait par vos profondes
57
spéculations, et courtoises.
Tout au long de la lettre, le jésuite reviendra avec une pesanteur qui
ne peut s'expliquer que par l'ironie sur les "profondes spéculations, et
courtoises"58 de Pascal. Il tente pourtant de se plier aux critères
scientifiques que son contradicteur lui a exposés dans sa lettre et
–––
54
OCM, II, pp. 528 à 540.
Pour une définition de la notion voir Patrick DandreyErreur! Signet non défini.,
L'Éloge paradoxal, de Gorgias à Molière, Paris, Puf, 1997.
56
Suivent quatre propositions qui s'opposent selon NoëlErreur! Signet non défini. à
l'assimilation de cet espace au vide : pas un corps matériel n'entre dans le verre à la
descente du vif-argent ; le vide tient la place du vif argent descendu ; il soutient la
lumière qui passe à travers ; il retarde le mouvement des corps matériels.
57
OCM, II, p. 531. Sont placés en italiques les passages qu'on peut considérer comme
ironiques.
58
OCM, II, p. 531 et passim.
55
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
364
Olivier Jouslin
compose sa réponse selon une "méthode" qui n'est pas sans rapport
formel avec celle de Pascal.
Comme Pascal l'avait fait, NoëlErreur! Signet non défini.
commence en citant abondamment le texte de son adversaire au début
de sa réponse. Il ne revient pas sur sa théorie du plein et réaffirme que
par les pores du verre pénètre dans le tube une matière qu'il appelle
"l'air subtil"59, mais témoigne une volonté de répondre en
expérimentateur, sans abandonner l'idée aristotélicienne du mélange
des éléments. Il tente donc de démontrer par l'expérience le "tout est
dans tout" péripatéticien. Le lecteur se trouve bien en présence des
"expériences nouvelles" contre le vide d'Étienne Noël.
L'expérience de la canne à vent montre qu'il y a de l'eau dans
l'air dans la mesure où on peut observer dans le canon de celle-ci des
particules d'eau. Il propose même un montage complexe tendant à
faire observer la présence de l'air dans l'eau, ainsi que des expériences
fondées sur l'observation naturelle pour montrer que le feu et la terre
se trouvent eux aussi dans l'eau. Il remarque par exemple que "cela
[qu'il y a de la terre dans l'eau] se voit dans les canaux des fontaines,
et dans certaines pierres qui s'encroûtent au courant de l'eau par les
atomes terrestres qui se séparent d'elle en étant pressée"60. Ce type
d'observation brute à laquelle on donne le statut d'expérience est
fréquente à l'époque et ne relève pas seulement d'une tradition qui ne
serait l'apanage que de la seule scolastique, confite dans une tradition
passéisteErreur! Signet non défini.. DescartesErreur! Signet non
défini., grand expérimentateur, dont NoëlErreur! Signet non défini.
doit décidément bien plus être rapproché que de l'École, "lit" dans les
observations qu'il peut effectuer directement dans la nature61.
–––
59
OCM, II, p. 532.
OCM, II, p. 534.
61
"Il faut signaler que le père NoëlErreur! Signet non défini. et même
DescartesErreur! Signet non défini. utilisent des phénomènes naturels comme
expériences", voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées
fondamentales de la physique pascalienne et leur originalité", Études de langue et de
littérature françaises, mars 1964, n° 4, Hakusuisha, Kanda, Tokyo, pp. 20-36, citation
p. 27, note 4. Sur l'expérience comme modèle scientifique et social voir Christian
LicoppeErreur! Signet non défini., La Formation de la pratique scientifique, le
discours sur l'expérience en France et en Angleterre 1630-1820, Paris, Éditions la
Découverte, 1996.
60
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
365
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
Les quatre éléments se trouvent à proportion différente dans
chaque corps présent dans la nature. On peut les séparer
artificiellement par l'expérience, mais l'expérience même montre
qu'ils s'attirent les uns les autres. À nouveau le jésuite réaffirme que le
vif-argent, lorsqu'il descend dans le tube, attire les particules d'air
présents dans les pores de celui-ci qui occupent en se dilatant l'espace
laissé libre en haut du tube. Il admet pourtant l'argument pascalien de
la pesanteur de l'air, et y voit une des raisons pour lesquelles la
colonne de mercure ne descend jamais en dessous de 2 pieds 3
pouces. Notons que ce point de vue est aussi celui de
DescartesErreur! Signet non défini. et que NoëlErreur! Signet non
défini. n'est pas contradictoire ici mais qu'il défend le point de vue de
celui dont il partage les théories en physique. Il est donc peut-être un
peu rapide de considérer que le jésuite est sur le fond convaincu par
Pascal, mais qu'il reste pour la forme arc-bouté sur le dogme
aristotélicien du plein62. Il semble plutôt que Noël en admettant la
pesanteur de l'air sans admettre le vide raisonne en aristotélicien de
tendance cartésienne, ce qui du point de vue de la physique pure et
surtout sur la question du vide n'est pas contradictoire.
b. Vide et théologie
NoëlErreur! Signet non défini. engage la querelle sur le
terrain théologique, ce qu'il n'avait pas fait de façon aussi directe dans
sa première lettre. Il établit pour cela une distinction très intéressante
entre le vide des géomètres et celui des physiciens. Le vide des
géomètres est une création de l'esprit, une pure abstraction, un
concept reposant parce qu'irréel. Le vide des physiciens est présent
dans la nature, on doit alors le considérer comme véritable63. Ceci
revient à poser à nouveau, en les modernisant car Noël tient compte
de l'état de la recherche sur le vide, les problèmes théologiques
médiévaux ainsi que ceux qui ont déchiré la communauté scientifique
et théologique au siècle précédent. Noël ne parvient pas à poser en
termes scientifiques l'espace vide, dans la mesure où selon lui ceci
relève d'une aberration théologique :
–––
62
C'est la théorie communément admise depuis Fortunat StrowskiErreur! Signet non
défini..
63
OCM, II, pp. 530-531.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
366
Olivier Jouslin
Vous voyez, Monsieur que toutes vos expériences ne sont point
contrariées par cette hypothèse qu'un corps entre dans le verre, et
peuvent s'expliquer aussi probablement par le plein que par le vide,
par l'entrée d'un corps subtil que nous connaissons, que par un
espace qui n'est ni Dieu ni créature, ni corps, ni esprit, ni substance,
ni accident, qui transmet la lumière sans être transparent, qui résiste
sans résistance, qui est immobile et se transporte avec le tube, qui est
partout et nulle part, qui fait tout et ne fait rien. Ce sont les
admirables qualités de l'espace vide : en tant qu'espace, il est et fait
merveille ; en tant que vide, […] il exclut la longueur, la largeur et la
profondeur.64
NoëlErreur! Signet non défini. refuse de séparer le physique du
théologique parce qu'il refuse de séparer Dieu et le monde. Mais ce
texte sur le vide et la lumière pose un problème central pour les
jésuites : les bons pères suivent AristoteErreur! Signet non défini.
qui avait assuré que la lumière était un accident lié nécessairement à
une substance qui la soutient et la propage. Ils s'engagent donc en
faveur d'une théorie de la lumière qui ne peut se justifier qu'en milieu
plein. Le fait que la lumière puisse traverser le vide est impensable en
termes aristotéliciens, sans quoi on trouverait dans la nature un
accident sans substance. Or les jésuites ont pensé, dans la lignée
thomisteErreur! Signet non défini., cette séparation. Elle n'est
reconnue que dans l'Eucharistie, dans la transsubstantiation qui sépare
l'accident du pain et sa substance65. C'est en ce sens qu'œuvreront les
jésuites italiens, lorsque Crassi poussera le P. Casati à écrire un
Vacuum proscriptum en 1649, qui condamne le caractère
foncièrement hérétique du vide en ce qu'il sépare ce qu'on ne peut
séparer et pourrait amener à remettre en cause, par la physique même,
la question de la transsubstantiation :
Une fois dissous le lien inéluctable entre la substance et l'accident, si
un accident n'était pas en quelque manière soutenu par quelque
corps, tout le monde pourrait se lancer dans la controverse et dire
–––
64
OCM, II, p. 538.
C'est le sens du passage qui occupe les pp. 530-531 qui réfute aussi le vide
épicurien par l'argument aristotélicien et aborde la question du Saint-Sacrement.
65
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
367
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
que la blancheur et la saveur et les autres aliments du pain
demeurent eux aussi séparés de leurs corps par nécessité naturelle.66
L'ouvrage de Casati n'a pas encore paru mais la dispute entre Pascal et
NoëlErreur! Signet non défini. montre bien les problèmes
théologiques que pose à la Compagnie la question du vide. Un lapsus
échappera d'ailleurs à Noël, qui va assimiler le vide au néant, ce que
Pascal aura toujours garde de faire.
Pascal, au contraire, est le tenant de l'idée d'un monde
mécanique et autonome. Son point de vue théologique rejoint celui
des "modernes", naturalistes et de tradition plutôt ockhamienne, que
les propositions de 127767 avaient tenté de faire taire. Il suppose un
point de départ divin à l'histoire du monde physique. Celui-ci relève
certes de principes indémontrables par la raison, et seul le cœur
permet de l'appréhender, de le sentir. Mais, forte de cette séparation
initiale entre le monde et Dieu, la science autorise à cette
"mathématisation" de l'univers qui lui permet de fonder sur
–––
66
A Casati, Vacuum prospcriptum, Gênes, 1649, p. 5. Traduit par Claude
MinoisErreur! Signet non défini., L'Église et la science, histoire d'un malentendu,
Paris, Fayard, 1990, p. 360. Sur la question de la physique de la transsubstantiation
(qui fit l'objet de controverses) voir Jean-Robert ArmogatheErreur! Signet non
défini., Theologia cartesiana, l'explication physique de l'Eucharistie chez
DescartesErreur! Signet non défini. et dom Desgabets, Martinus Nijhoff, La Haye,
1977. Le point de vue développé par le Catéchisme du concile de Trente sur la
transsubstantiation : "Ils présentent encore toutes les apparences du pain et du vin :
mais ils ne tiennent à aucune substance : ils subsistent par eux-mêmes. Quant à la
substance même du pain et du vin, elle est tellement changée au Corps et au sang de
Jésus-Christ, qu'il n'en reste absolument rien, et qu'il n'y a réellement plus ni
substance du pain, ni substance du vin", cité par Jean-Robert Armogathe, p. 6. Sur la
question de la persistance des accidents du pain et du vin, d'obédience
thomisteErreur! Signet non défini., voir p. 14 sq. L'ouvrage de Jean-Robert
Armogathe rétablit l'intégralité des arguments de la querelle dans laquelle
DescartesErreur! Signet non défini. et ArnauldErreur! Signet non défini. ont leur
rôle à jouer mais ne contient pas de développements spécifiques sur le vide.
67
En 1277, Étienne Tempier condamne 219 propositions. Pour cet archevêque de
Paris, il s'agit de lutter contre une théologie "naturelle" qui semble restreindre les
pouvoirs de Dieu en supposant qu'il ne peut aller contre les lois du monde. Deux
propositions centrales concernent le vide qu'elles n'invalident pas tout à fait (peut-être
malgré leur concepteur) : Dieu, dans sa puissance, pourrait créer le vide (article 49). Il
est ici à soigneusement distinguer du néant.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
368
Olivier Jouslin
l'observation et la raison un système dont on pourra dire qu'il est vrai
et non un "roman du monde"68.
La fin du texte reprend, en l'affinant, la théorie de la lumière
que Pascal avait contestée à la fin de sa réponse et se livre à une
distinction entre corps "lucides" et corps "lumineux" et à une
explication de ce que le jésuite nomme le "mouvement luminaire"69.
À nouveau, le problème classique de la propagation de la lumière est
posé et NoëlErreur! Signet non défini. donne une réponse au sujet
de laquelle il est facile d'ironiser, mais dont le ton est très proche des
traités de physique de l'époque consacrés au sujet. Prenons plutôt la
pleine mesure et le caractère "révolutionnaire" du langage pascalien
face à celui qui représente plus la voie moyenne du discours
scientifique au XVIIe siècle qu'un discours rétrograde et refusé par
l'ensemble de la communauté des savants.
La formule d'envoi constitue un lieu commun de la
polémique : il s'agit, avant de prendre congé, de louer le bien fondé
des arguments d'un adversaire qui a convaincu son destinataire sur
presque tous les points, excepté bien entendu l'objet qui constitue le
cœur même de la controverse, où, malheureusement, il ne s'est pas
révélé convaincant. Ce type d'envoi est d'un bon rendement en termes
d'ethos et de posture puisqu'il permet au polémiste de mettre en avant
son ouverture d'esprit tout en disqualifiant un adversaire qui, en fin de
compte, ne s'est pas révélé convaincant. On remarquera pourtant que
NoëlErreur! Signet non défini. ne se considère absolument pas
comme le représentant des écoles dont Pascal s'est moqué dans sa
lettre. Ce n'est décidément pas l'aristotélicien scolastique qu'on s'est
plu à présenter, mais bien, une fois de plus, un esprit très influencé
par DescartesErreur! Signet non défini.70 qui lui aussi se démarque
de l'École au début du Discours de la Méthode.
Votre objection m'a fait quitter mes premières idées ; prêt à quitter
ce qui est dans la présente contraire à vos sentiments, si vous m'en
–––
68
Voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées fondamentales de la
physique pascalienne et leur originalité", p. 31.
69
OCM, II, pp. 538-539.
70
Pour l'influence de DescartesErreur! Signet non défini. sur NoëlErreur! Signet
non défini. voir Shôzô AkagiErreur! Signet non défini., "Les pensées fondamentales
de la physique pascalienne et leur originalité", p. 34 note 1 et passim.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
369
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
faites paraître le défaut. Vous m'avez extrêmement obligé par vos
expériences, me confirmant en mes pensées, fort différentes de la
plupart de celles qui s'enseignent aux écoles : il me semble qu'elles
s'ajusteraient bien aux vôtres, excepté le vide, que je ne saurais
encore goûter.71
3. Explicit : Le Plein du vide (fin janvier 1648)72
a. Le silence pascalien
L'échange direct entre Pascal et Étienne NoëlErreur! Signet
non défini. s'arrêtera là. On a beaucoup glosé sur les raisons de ce
silence dont le début de la lettre de Pascal à Le PailleurErreur!
Signet non défini. donne pourtant une raison en expliquant qu'une
sorte de pacte avait été conclu entre les deux partis, où chacun
s'engageait à garder le silence et à ne rien publier sur le vide73. Un
point de la correspondance tend à donner peut-être une autre raison,
ou plutôt une raison supplémentaire, au silence pascalien.
Pendant ses travaux sur le vide, Pascal, nouveau "converti" à
une observance plus rigoureuse de la pratique religieuse, s'est
rapproché de Port-Royal et a commencé à fréquenter la maison de
Paris et les Messieurs. En pleine polémique sur le vide, le 26 janvier
1648, Pascal envoie à sa sœur GilberteErreur! Signet non défini.
une lettre où il relate sa fameuse entrevue avec M. de
ReboursErreur! Signet non défini. et l'incompréhension qui en a
résulté entre les deux hommes. Il semble que le jeune savant, encore
plein de l'effervescence de ses travaux scientifiques, ait plaidé pour
une voie qui emprunterait, sur le terrain de la polémique religieuse,
les méthodes du raisonnement scientifique :
Je lui dis [à M. de ReboursErreur! Signet non défini.] ensuite que
je pensais que l'on pouvait, suivant les principes mêmes du sens
commun, montrer beaucoup de choses que les adversaires disent lui
–––
71
OCM, II, pp. 539-540.
Datation proposée par Jean MesnardErreur! Signet non défini., OCM, II, p. 557.
73
OCM, II, pp. 559-560.
72
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
370
Olivier Jouslin
être contraires, et que le raisonnement bien conduit portait à les
croire, quoiqu'il les faille croire sans l'aide du raisonnement.74
Le polémiste, qui vient d'infliger une leçon de méthode appliquée à la
physique à NoëlErreur! Signet non défini., sait ce que son écriture
scientifique novatrice a de convaincant. Elle emprunte au sens
commun des arguments que chaque homme de bonne volonté peut
faire l'effort de comprendre et il a conscience qu'un raisonnement bien
conduit peut entraîner l'adhésion de certains lecteurs. Pascal est déjà
prêt à mettre sa plume au service de la cause de Port-Royal.
ReboursErreur! Signet non défini. ne semble pas convaincu par le
jeune homme dont il connaît la notoriété, sinon les écrits, dans le
monde scientifique :
Mais comme tu sais [Pascal s'adresse à GilberteErreur! Signet non
défini.] que toutes les actions peuvent avoir deux sources, et que ce
discours pouvait procéder d'un principe de vanité et de confiance
dans le raisonnement, ce soupçon, qui fut augmenté par la
connaissance qu'il avait de mon étude de la géométrie, suffit pour lui
faire trouver ce discours étrange et il me le témoigna par une repartie
si pleine d'humilité et de modestie qu'elle eût sans doute confondu
l'orgueil qu'il voulait réfuter.75
À Port-Royal, on craint Pascal, parce qu'il est scientifique, et peut-être
surtout parce que, trop connu dans le monde, on doute de sa modestie.
Il est fort possible que ReboursErreur! Signet non défini., en 1648,
n'ait encore vu en lui qu'un allié encombrant dont la notoriété
naissante et l'attachement à la libido sciendi aurait pu ternir l'image
des polémistes attachés à Port-Royal. On comprend dès lors qu'il ne
peut être question pour le jeune homme de livrer au grand public un
ouvrage de polémique scientifique, quand cette matière effraie
quelque peu ses nouveaux alliés. Voilà peut-être une autre raison au
silence de Pascal à la seconde lettre de NoëlErreur! Signet non
défini..
b. Noël : rupture de pacte et prise de hauteur
–––
74
75
OCM, II, p. 555.
OCM, II, p. 555.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
371
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
NoëlErreur! Signet non défini. ouvre pourtant à nouveau le
feu de la polémique en publiant un petit opuscule en français, Le
Plein du vide76, qui doit beaucoup à son échange épistolaire avec
Pascal. BossutErreur! Signet non défini. choisit de le publier dans la
mesure où il prend place naturellement dans l'éphéméride de la
polémique contre Noël. Jean MesnardErreur! Signet non défini.,
considérant que le texte du Plein du vide est souvent, au mot près, la
reprise des lettres de Noël à Pascal et qu'il n'apporte rien de nouveau
concernant Pascal choisit de ne pas le publier77. Le plus souvent ce
texte est éreinté par les critiques78.
Considéré sous l'angle de la polémique, cet opuscule inaugure
pourtant une ère nouvelle. NoëlErreur! Signet non défini. s'était
jusque-là opposé à Pascal en utilisant les moyens semi-privés
qu'utilisaient les scientifiques de l'époque. La correspondance, lieu de
colloque entre spécialistes, permettait sans faire vraiment cas du
grand public, d'échanger et de se contredire. Au moment où Noël
publie en français un livre au titre accrocheur, un pas est franchi et la
polémique se déplace sur le terrain mondain.
La dédicace au prince de ContiErreur! Signet non défini.79
ne trompe pas et d'emblée présente un texte dont la volonté est de
–––
76
Le Plein du vide ou Le Corps, dont le Vide apparent des expériences nouvelles est
rempli. Trouvé par d'autres expériences, confirmé par les mêmes, et démontré par
raisons physiques. Par le P. Étienne NoëlErreur! Signet non défini., de la
Compagnie de Jésus, est un opuscule de 67 pages, divisé en XXIII paragraphes,
précédé d'une dédicace au prince de ContiErreur! Signet non défini. et publié en
1648, avec permission, chez Jean du BrayErreur! Signet non défini. à Paris.
77
Voir OCM, II, p. 556, note 2.
78
Fortunat StrowskiErreur! Signet non défini. n'est pas tendre pour le texte de
NoëlErreur! Signet non défini. et il faut revenir sur beaucoup de ses assertions
concernant l'ouvrage : "Le titre était à la fois allégorique et ingénieux : Le Plein du
vide ; la dédicace au prince était du plus mauvais goût. L'auteur, invectivant contre les
vacuistes, y parlait en philosophe beaucoup plus qu'en physicien ; il se donnait
beaucoup de mal pour adapter aux enseignements de l'École les expériences récentes,
que d'ailleurs il ne comprenait pas et auxquelles il n'avait jamais assisté. Cet effort
était loin d'être heureux ; telle page n'a point de sens ; et je ne crois pas qu'il se trouve
dans l'histoire des sciences de logomachie plus inintelligible que le paragraphe 11 de
ce traité", Pascal et son temps, 2e partie, p. 221.
79
Étienne PascalErreur! Signet non défini. donne dans sa lettre à NoëlErreur!
Signet non défini. le texte intégral et exact de cette dédicace en rétablissant
l'orthographe exacte de "persuasion" orthographié "presuasion" dans l'édition
originale, voir le texte dans OCM, II, p. 593.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
372
Olivier Jouslin
répondre au nom de la Nature et du Plein aux "calomniateurs" dont
les "impostures"80 une fois de plus l'accusent de vide. Ce texte, qui
file la métaphore anthropomorphique de la Nature en procès et
"accusée de vide", s'attaque assez directement, mais sans les nommer,
aux expérimentateurs et à Pascal, auxquels NoëlErreur! Signet non
défini. reproche leurs expériences mêmes dans la mesure où elles
trompent dans leur volonté de confirmer le vide au moyen des sens :
Elle [la nature] en [du vide] avait bien été auparavant soupçonnée,
mais personne n'avait encore eu la hardiesse de mettre des soupçons
en fait, et de lui confronter les sens et l'expérience. Je fais voir ici
son intégrité et montre la fausseté des faits dont elle est chargée, et
les impostures des témoins qu'on lui oppose.81
Le texte du Plein du vide, même si c'est celui d'un scientifique aux
développements souvent complexes, ne craint pas parfois de produire
un discours qui semble destiné aux mondains plus qu'aux
scientifiques. Ainsi NoëlErreur! Signet non défini. peut-il écrire, sur
l'expérience de TorricelliErreur! Signet non défini.82 et la présence
du vide en haut du tube :
Tout cela [que le vide est un corps] ne se peut nier : on le voit à l'œil.
Ajoutez qu'on ne sait que devient ce corps qui remplissait tout cet
espace de vide apparent, est-il anéanti ? Non, c'est le vif-argent qui
entre dans la cuvette. Mais quelle place a pris ce vif-argent ? Celle
de l'air en montant. Et l'air dont il a pris la place, qu'est-il devenu ?
Vous me direz qu'il est condensé, cette condensation ne peut être
sans chasser et exclure quelque corps, ou remplir quelque vide, si
quelque corps est chassé. Où est-il allé, puisque tout est plein ? Si le
vide est rempli, le vide sera le lieu de cet air condensé. Et voilà ce
pauvre air hors du monde, privé de toute communication avec les
corps tant célestes que terrestres.83
–––
80
Voici l'entrée en scène d'un topos polémique promis à un bel avenir dans la
trajectoire pascalienne et souvent exprimé lors de "la campagne des Provinciales" par
ses adversaires.
81
Étienne NoëlErreur! Signet non défini. , Le Plein du vide, dédicace à
ContiErreur! Signet non défini..
82
NoëlErreur! Signet non défini. au § I du Plein du vide reprend mot pour mot la
description qu'en a donnée Pascal en tête des Expériences nouvelles.
83
Le Plein du vide, § II, pp. 5-6.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
373
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
Ce n'est évidemment pas ici aux savants que NoëlErreur! Signet non
défini. entend s'adresser. Il cherche le public des salons, avide
d'expériences nouvelles et de discours nouveaux sur le vide. Sa
réponse commence sur un ton qui tente de reproduire celui de la
conversation mondaine et qui était aussi celui de Pascal dans l'avis au
lecteur des Expériences nouvelles. Les mondains lettrés et attirés par
la science sont désignés par les polémistes comme arbitres, et
ContiErreur! Signet non défini. le premier, prince dont on sait
l'attrait pour les choses de l'esprit.
Du point de vue de la stricte polémique, c'est d'abord à
Valeriano MagniErreur! Signet non défini., que l'on connaît grand
ennemi des jésuites84, que NoëlErreur! Signet non défini. s'oppose :
Le R. P. Valerianus Magnus en son traité qu'il appelle Demonstratio
ocularis loci sine locato, raisonnant sur ce fait, avance trois
propositions.85
NoëlErreur! Signet non défini. ne s'attaque à Pascal que dans un
second temps : le jeune savant n'est nommé qu'à la fin du paragraphe
XI86. Des paragraphes XII à XXIII, chacune des huit Expériences
nouvelles sera analysée et réfutée du point de vue pléniste, mais la
critique se fait sur le ton de la réfutation scientifique et non
polémique. Chaque paragraphe s'ouvre sur la citation du texte
pascalien rendant compte de l'expérience et se poursuit par la
réfutation de l'analyse vacuiste du résultat. Ces développements
doivent d'ailleurs beaucoup à la correspondance directe entre les deux
savants et Noël reprend souvent mot pour mot le texte de l'une ou
l'autre de ses lettres à Pascal. La conclusion ne trompe pas, elle pose
l'ouvrage dans le cadre de la querelle sur le vide et non comme une
–––
84
Voir la biographie de ce capucin âgé de 60 ans en 1647, grand ennemi des jésuites,
et grand voyageur, briguant sans succès le cardinalat avant de mourir peu après un
emprisonnement, dans Abel MansuyErreur! Signet non défini., Le Monde slave et
les classiques français aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 1912, pp. 245249. Le Dictionnaire de Théologie Catholique propose une étude biographique et
théologique sur ce capucin que l'on retrouvera, convoqué aux côtés de Pascal cette
fois-ci, au moment de la campagne des Provinciales.
85
Le Plein du vide, § II, p. 3.
86
"Cette expérience est venue d'Italie, celles qui suivent ont été faites et données au
public par Monsieur Pascal le fils, dont la première est couchée en ces termes", Le
Plein du vide, p. 35.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
374
Olivier Jouslin
accusation contre Pascal. Il s'agit de démontrer une fois de plus que la
nature a horreur du vide, rien de plus :
Tout ce discours est une confirmation de l'opinion commune que
dans le monde il n'y a point de vide. Tous les corps, en tant que
corps, s'y entretouchent pour faire un tout plein et parfait87
On admet le plus souvent que la partie qui a peut-être le plus agacé
Pascal est l'avertissement, manifestement rajouté a posteriori entre le
paragraphe I et le paragraphe II du Plein du vide. NoëlErreur! Signet
non défini. y assure qu’une fièvre l’a touché au moment de
l’impression de son livre et l’a empêché d'en corriger les épreuves. Il
en profite pour rajouter deux développements dont le plus important
consiste en une sorte de palinodie. Le jésuite affirme en effet que l’air
pèse sur la surface de mercure qui se trouve dans le tube, et compare
le vif-argent resté en suspension à l’intérieur du tube et celui de la
cuvette aux deux plateaux d’une balance qui se stabilisent en fonction
du poids dont ils sont respectivement chargés. Pascal lui a-t-il
reproché l'emprunt d'idées qu'il considère comme personnelles, ou un
ton trop agressif ? Il ne semble pas car Noël défend ici des idées (la
pesanteur de l'air dont dépend la suspension du mercure et l'équilibre
des liquides) partagées aussi bien par Pascal que par
DescartesErreur! Signet non défini. et qui ne sont ni réellement
nouvelles ni réellement originales. De plus, il termine par une
référence louangeuse à Pascal et stipule que ces idées se trouvent dans
la seconde lettre qu'il lui a envoyée. Ni polémique ni invectives donc,
mais un contre-discours neutre, voire bienveillant, du point de vue du
ton. Il nous semble que si une partie du Plein du vide a pu faire réagir
Pascal, c'est plutôt la dédicace à ContiErreur! Signet non défini.,
bien plus directe et polémique, même si elle ne vise Pascal ni
nommément, ni directement. Pascal répondra à Noël, mais le fera sur
un mode biaisé en restant sur le terrain de la polémique semi-privée. Il
écrira encore personnellement contre Noël. Il ne destinera pourtant
pas sa lettre à son adversaire, mais à un ami, et membre influent de la
communauté scientifique : Le Pailleur (février 1648)Erreur! Signet
non défini.. Deux mois plus tard, il engagera son père à écrire contre
le jésuite (avril 1648) mais il ne s'adressera plus directement à Étienne
Noël.
–––
87
Le Plein du vide, p. 65.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
375
"Science et baroque : la polémique sur le vide"
*
La polémique entre Blaise Pascal et Étienne Noël n'a rien à
gagner à être présentée comme la lutte entre un jeune physicien
moderniste et un jésuite passéiste. C'est un épisode important de
l'histoire des controverses scientifiques non au sens où y germent des
idées originales mais parce qu'elle propose la reformulation in situ de
deux modèles argumentatifs modernes en voie de constitution. Le
modèle aristotélico-cartésien d'abord, promis à un long avenir dans le
discours polémique, comme en témoigne la mise au point — toute
éristique — d'Einstein : "un espace vide, c'est à dire un espace sans
champ n'existe pas"88. Descartes n'avait donc pas tellement tort quand
il se croyait obligé de nier l'existence du vide. Cette opinon paraît
absurde tant que les corps pondérables seuls sont considérés comme
réalité physique. C'est seulement l'idée de champ comme représentant
de la réalité, conjointement avec le principe de relativité générale, qui
révèle le sens véritable de l'idée de Descartes : un espace libre de
champ n'existe pas. Le modèle pascalien ensuite, qui ouvre la voie au
discours physique comme "genre" spécifique. Il semble que seule une
lecture du corpus de cette polémique éclairée par une
contextualisation préalable permette à la fois de situer Étienne Noël à
sa place dans le dialogue et que, sortant de la caricature, il redonne à
l'échange une part de sa vérité.
–––
88
Texte original dans Albert Einstein, Relativity : The Special and the General
Theory [1917], 5e appendice rajouté lors de la 15e édition, 1952, Bonanza Books,
New-York, pp. 155-156, traduit dans Albert Einstein, La Théorie de la relativité
restreinte, Paris, Dunod, "La bibliothèque Gauthier-Villars", 1990, p. 173.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays
Gilles BERTHEAU
Université François-Rabelais, Tours
It has been long established that the main historical source of
George Chapman's Conspiracy and Tragedy of Byron was Edward
Grimeston's A Generall Historie of France, Written by Iohn de Serres
vnto the Yeare 1598. Much Augmented and Continued unto this
Present, out of the Most Approoued Authors That Have Written of
That Subiect1. But it is far from being exclusive of classical sources,
as Thomas Marc Parrott showed in 19082, A. S. Ferguson in 1918 and
19203, Franck Schœll in 19264, George G. Loane in 1938 and 19435
and Jean Jacquot in 19516. The play — which cannot have been
written before 1607, because Grimeston's book was published that
year — was published and acted in 1608.
That was also the year when William Shakespeare's fourth
Quarto of Richard II was published. It was in that quarto that a first
version of the deposition scene (4.1.155-318) appeared "perhaps
derived in some way from a theatrical performance", as Charles
1
The book was published in London in 1607 by George Eld, and again in 1611. See
Frederick S. Boas, "The Source of George Chapman's The Conspiracy of Biron, and
The Revenge of Bussy D'Ambois," The Athenaeum, 10 jan. 1903, pp. 51-52.
2
"The Text of The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron", Modern
Language Review, 4 (oct. 1908), pp. 40-64.
3
"The Plays of George Chapman", Modern Language Review, 13 (1918), pp. 1-24
and "The Plays of George Chapman II", Modern Language Reviewn 15 (1920), pp.
223-39.
4
Études sur l'humanisme continental en Angleterre à la fin de la Renaissance, Paris:
Honoré Champion, 1926.
5
"Notes on Chapman's Plays", Modern Language Review, 33 (1938), pp. 248-54 and
"More Notes on Chapman's Plays", Modern Language Review, 38 (1943), pp. 340-7.
6
George Chapman (1559-1634), sa vie, sa poésie, son théâtre, sa pensée, Paris: Les
Belles Lettres, 1951.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
376
Gilles Bertheau
Forker puts it7. Before that, in the first three quartos (1597-1598), this
scene was omitted for censorship reasons. It appeared as a reliable text
only in the 1623 Folio, but was always performed on stage from its
inception in 1595, when it had probably been performed by the
Chamberlain's Men at James Burbage's Theatre. It was also certainly
performed on 7 February 1601 "at the behest of Meyrick, one of
Essex's followers"8.
If one considers the dates, there is every possibility that
Chapman could attend a London performance of Richard II. His first
published work appeared one year before the first performance of the
play: The Shadow of Night, published in London by William
Ponsonby in 1594. We know that Chapman resided in or near London
in these years. It is therefore very probable that he should have
retained a number of specific details from Richard II when composing
his Byron plays. My contention is that Richard II is one of the sources
of Byron.
Richard II is the only play by Shakespeare to stage "the
dethronement of an unsuitable anointed monarch by an illegitimate
but more able one"9, while George Chapman's The Conspiracy and
Tragedy of Byron deals with a subject's failed attempt at overthrowing
a legitimate king, Henry IV of France. Drawing a parallel between
them may seem paradoxical since King Richard and Marshal Byron
stand at the two opposite ends of the issue of political obedience: the
former falls as a victim to organized and wilful rebellion, while the
latter entangles himself in the meshes of a somewhat pathetic — and
unsuccessful — conspiracy against an absolute king. Yet both
eventually meet their deaths in a tragic way, and one of the reasons
that lead to this catastrophe is both characters' incomprehension of
"modern" politics, as wielded by Bolingbroke / Henry IV on the one
hand, and Henry IV of France on the other hand.
Thus, after a close reading of the Byron plays — but more
specifically of The Tragedy of Byron — the paradox vanishes as the
text reveals similarities and textual echoes of Shakespeare's Richard II
which point at the analogies between the deposed king and the
7
William Shakespeare, King Richard II, ed. Charles R. Forker, London: Thomson
Learning, 2002, p. 165. All subsequent quotations from this edition.
8
Charles R. Forker, pp. 120-121.
9
Charles R. Forker, p. 1.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
377
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
executed rebel, and also reinforce their constitutive ambiguity as
characters. Both are guilty and victimized at the same time. Byron is
guilty of being a bad subject; Richard is guilty of being a bad king.
Byron is condemned ("for depositions of a witch"10) in an iniquitous
trial and eventually executed, while Richard is illegitimately deposed
and eventually murdered.
Reading The Conspiracy and Tragedy of Byronas it unfolds,
one can see how the echoes of Shakespeare's play make sense. In fact,
apart from one in the "Prologus", all these references are to be found
in The Tragedy of Byron. In the "Prologus" to the double play,
Chapman speaks of "the uncivil civil wars of France" (v. 1)11. When
the action of the play starts, these wars belong to the past and Henry
IV's kingdom lives in peace. The polysemy of those two related
epithets, "unvicil" and "civil", creates a pun, the first one gainsaying
the second one, which can also be found in Shakespeare's play, when
Northumberland feigns to dismiss the idea of English civil war — a
recurrent theme of Richard II — after its evocation by the king
himself. He says: "The King of Heaven forbid our lord the King /
Should so with civil and uncivil arms / Be rushed upon!" (3.3.101103). The parallel is — I think — particularly striking, especially if
one considers that among the eight occurrences of the word "uncivil"
in the Shakespearean corpus12, the only time when it is associated with
"civil" is in this scene of Richard II. In the rest of the "Prologus",
Chapman evokes a wounded and ruined France, which is reminiscent
of Bolingbroke's evocation of England in case of military conflict with
Richard:
If not, I'll use the advantage of my power
And lay the summer's dust with showers of blood
Rain'd from the wounds of slaughter'd Englishmen:
The which, how far off from the mind of Bolingbroke
It is, such crimson tempest should bedrench
The fresh green lap of fair King Richard's land,
10
The Tragedy of Byron, 5.4.88.
All references to the play are from John Margeson's edition: The Conspiracy and
Tragedy of Charles Duke of Byron, The Revels Plays, Manchester: Manchester UP,
1988 [1608].
12
Martin Spevack, A Complete and Systematic Concordance to the Works of
Shakespeare, Hildesheim, Georg Olms Verlagsbuchhandlung, 1968-80, vol. 6, p.
3692.
11
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
378
Gilles Bertheau
My stooping duty tenderly shall show. (Richard II, 3.3.42-48, my
italics)
The images of dust, blood, rain and slaughter are taken up by
Chapman, although in a different context (that of Byron's ascent):
When the uncivil civil wars of France
Had pour'd upon the country's beaten breast
Her batter'd cities; press'd her under hills
Of slaughter'd carcasses; set her in the mouths
Of murderous breaches, and made pale Despair
Leave her to Ruin, through them all, Byron
Stept to her rescue […].
And now new cleansed from dust, from sweat, and blood,
And dignified with the title of a Duke,
As when in wealthy Autumn, his bright star,
Wash'd in the lofty ocean, thence ariseth,
Illustrates heaven and all his other fires
Out-shines and darkens […]. (1-7; 10-15, my italics)
But in both plays, war — whether civil or not — belongs either to the
past or to the future. Richard goes and suppresses a rebellion in
Ireland, but does not combat Bolingbroke militarily. On the other
hand, Henry IV's France — after the Treaty of Vervins signed in
159813 — lives in peace, although Chapman mentions the threats
represented by the discontented duke of Savoy, allied with Spain.
Still, these evocations of civil war remind us of the instability of
political power: Richard II experiences it at his own expense while
Byron unsuccessfully tries to provoke it.
The reason for both characters' failures partly lies in their lack
of political intelligence, in their confidence in themselves and their
own statuses: as a divinely ordained king for Richard, and as France's
rescuer for Byron (cf. "Prologus", v. 7). Shakespeare and Chapman,
each in his own way, show the efficiency of Machiavelli's lessons
when understood by Henry IV of England and Henry IV of France14.
Apart from the similarity of these two kings' political methods, the
two texts mention Italy in a way that can be taken as an oblique
13
Cf. The Conspiracy of Byron, 1.2.212.
See Gilles Bertheau, "Machiavélisme et raison d'État dans la tragédie historique:
Shakespeare et Chapman", Shakespeare et ses contemporains, éd. Patricia Dorval,
Actes du congrès de 2002, Paris, Société Française Shakespeare, 2002, pp. 25-44.
14
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
379
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
reference to the Florentine historian. In The Tragedy of Byron, before
consulting an astrologer, the marshal declares to his accomplice, the
count of Auvergne:
there are schools15
Now broken ope in all parts of the world,
First founded in ingenious Italy,
Where some conclusions of estate are held
That for a day preserve a prince, and ever
Destroy him after […]. (3.1.2-7)
The association of "ingenious Italy" with "conclusions of estate"
implicitly points to Machiavelli, but only to condemn his doctrine:
"from thence men are taught / To glide into degrees of height by craft,
/ And then lock in themselves by villany" (3.1.2-9). This feature is all
the more remarkable as it constitutes a major departure from Edward
Grimeston's account of the Byron affair. In the pages devoted to his
captivity, the author writes:
Hee should have knowne that Machiavels councell (who saith that
private men never rise from a base to a high fortune but by fraude
and force) is ruinous, and that humaine lawes beeing grounded upon
divine, suffer no confusions of deseignes whilst that every one doth
limit them by this condition, & that hee knows that God doth
distribute powers for the government of people: that it is alwaies
dangerous to play with his maister […].16
This reintroduction of Providence into history is actually due to one of
"the Most Approoued Authors" Grimeston translated and compiled:
the French historian Pierre Mathieu, who wrote Histoire de France et
des choses mémorables aduenues aux prouinces estrangeres durant
sept annees de paix du regne de Henry III Roy de France et de Nauare
15
Cf. Innocent Gentillet: "Vous semble-il, illustres Seigneurs, voyans en ce temps la
pouvre France (…) tant desolee et dechiree par les estrangers, que vous la deviez du
tout laisser perdre et ruiner? Devez vous permettre qu'ils sement l'atheisme et l'impieté
en vostre pays, et qu'ils y en dressent des escolles?" (in Anti-Machiavel, éd. C.
Edward Rathé, Les Classiques de la pensée politique 5, Genève, Librairie Droz, 1968,
pp. 37-38, reprint of Discours svr les moyens de bien gouverner… Contre Nicolas
Machiavel Florentin, 1576).
16
Edward Grimeston, A Generall Historie of France, Written by Iohn de Serres vnto
the Yeare 1598. Much Augmented and Continued unto this Present, out of the Most
Approoued Authors That Have Written of that Subiect, Londres, George Eld, 1611
[1607], p. 1115.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
380
Gilles Bertheau
(Paris, 1605) and who was Henry IV's official historiographer, and
therefore an important agent of the royal propaganda.
In Richard II, the Duke of York explains to John of Gaunt that
the king is deaf to all reasonable advice of government because of the
flatteries and praises he is more inclined to listen to:
No, it [the king's ear] is stopped with other, flatt'ring sounds,
As praises, of whose taste the wise are fond;
Lascivious metres, to whose venom sound
The open ear of youth doth always listen;
Report of fashions in proud Italy,
Whose manners still our tardy-apish nation
Limps after in base imitation. (2.1.17-22)
Commenting upon these lines, Charles Forker says that "Italy was
regarded as the quintessential source of folly and wickedness"17. But
the mention of "venom" shows the lethal power of such flattering
words and the profound contempt of York for the country it comes
from. This word can be compared to the "poison" Jean Bodin refers to
when speaking of Machiavelli's "tyrannical deceits" in the preface of
his Six Books of the Commonwealth, published in Paris in 1576, and
translated into English by Richard Knolles in 1606. Besides, given
that the views of monarchy which Gaunt and York advocate in the
play are in total opposition with that of Bolingbroke, a true disciple of
the Florentine, this reference to "proud Italy" may well be taken as a
reference to Machiavelli, whose name is not uttered, but whose
teachings Bolingbroke applies to seize power. In both cases, Italy is
viewed — quite conventionally — as a source of infection for national
genius.
As Byron gets nearer his death, the analogies with Richard II
become more numerous. In a striking passage — of Chapman's own
invention, since it does not appear in Grimeston — the French king
addresses a violent accusation against his marshal:
Come, you are an atheist, Byron, and a traitor,
Both foul and damnable. Thy innocent self?
No leper is so buried quick in ulcers
As thy corrupted soul. (IV, 2, 250-53)
17
William Shakespeare, op. cit., p. 243.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
381
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
The first line of this speech is peculiarly interesting as it reminds us of
Bolingbroke's invective at Mowbray in the first scene of the play:
"Thou art a traitor, and a miscreant" (1.1.39). Here, the association of
treason with impiety / atheism creates a parallel between Bolingbroke
and Henry IV of France and points to the similar Machiavellian usage
both characters make of religion in government.
Now, the echoes that have been identified above can be taken
as hints of the context in which both Richard and Byron see their lives
become tragedies: a background of intestine conflict where politics
shift from providential justification to practical Machiavellianism. The
following echoes will enable me to show how telling the analogies
between both characters are, insofar as they enhance the ambivalence
of their statuses as both agents and victims of their tragic ends.
Four of the five passages of The Tragedy of Byron which will
be analyzed are concentrated in act V, scene 4, that is to say the last
moments of the Marshal of Byron, which are strongly reminiscent of
the last moments of Richard II. The first detail in this series
immediately will allow us to qualify the notion of paradox used at the
beginning of this article. Just before the duke of Byron goes up onto
the scaffold, Harlay, one of his judges, tells him that the sentence must
be read publicly one last time before the execution: "My lord, it is the
manner once again / To read the sentence" (5.4.75-76). But Byron
refuses to comply with the ultimate formality of this ceremony and
asks to be dispensed with this infamy: "Suffice it I am brought here,
and obey" (5.4.82). The chancellor insists ("It must be read, my lord,
no remedy", 5.4.84) and Byron finally answers: "Read if it must be,
then, and I must talk" (5.4.85). Thus Harlay eventually reads the
sentence (5.4.86-120), interrupted by the vehement protestations of
innocence of the duke.
This emphasis on the respect of ceremonies is strongly
reminiscent of Northumberland's attitude during Richard's deposition.
To Richard's question, "What more remains?" (4.1.222),
Northumberland answers:
No more, but that you read
These accusations, and these grievous crimes
Committed by your person and your followers
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
382
Gilles Bertheau
Against the state and profit of this land,
That, by confessing them, the souls of men
May deem that you are worthily deposed. (4.1.222-27)
The parallel is striking and enhances the will of both kings to display
an ostentatious respect for forms which is rejected by their subjects,
since Richard asks Northumberland: "Must I do so?" (4.1.228)18. But,
while in The Tragedy of Byron the judge reads the sentence publicly,
Richard does not comply with Northumberland's insistence (4.1.243,
253 and 269), and Bolingbroke eventually yields: "Urge it no more,
my Lord Northumberland" (4.1.271). What replaces the expected
reading of the accusations before the Commons is the mirror speech of
Richard (4.1.276-91). In both cases, the playwrights show that the
ceremonial procedure is all the more respected as it serves to conceal
Byron's unfair trial, on the one hand, and to give a formal legitimacy
to Bolingbroke's usurping of power.
After Harlay has read the fifteen lines of the sentence,
Chapman has Byron ask: "Now is your form contented?" (The
Tragedy of Byron, 5.4.121), the word "form" echoing the word
"manner" used by the judge (5.4.75). This question — and in
particular the word "contented" — sends us back to Richard II, when
Bolingbroke asks Richard: "Are you contented to resign the crown?"
(4.1.200). The difference is that in the first case, the word means
"satisfied", whereas in the second one, it means "willing". Now in The
Tragedy of Byron the Marshal is also asked to "resign" something of
importance — it is not the crown, obviously, but his sword: "Resign
your sword, my lord. The king commands it", orders Vitry, the captain
of the guard in charge of Byron's arrest (4.2.229).
The deaths of these two characters are not similar (Richard is
murdered whereas Byron is legally executed), but in each case, the
playwrights have introduced a character whose voice — and speech
— offers an interesting counterpoint to the version of the story framed
by both kings. A couple of minutes before Byron's beheading,
Chapman has a soldier intervene in a strange way, who sums up the
ambiguity of the play:
18
This question points to the necessity of Richard's deposition, as Gisèle Venet wrote:
"la déposition d'un roi légitime dont tous les motifs politiques et dramatiques avaient
eu le temps de souligner l'inévitable et regrettable nécessité" (Temps et vision
tragique. Shakespeare et ses contemporains, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle,
2002 [1985], p. 183).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
383
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
Soldier.
Now by thy spirit, and thy better angel,
If thou wert clear, the continent of France
Would shrink beneath the burthen of thy death
Ere it would bear it.
Vitry.
Who's that?
Soldier.
I say well,
And clear your justice, here is no ground shrinks;
If he were clear it would; and I say more,
Clear, or not clear, if he with all his foulness,
Stood here in one scale, and the King's chief minion
Stood in another, here, put here a pardon,
Here lay a royal gift, this, this in merit,
Should hoise the other minion into air. (The Tragedy of Byron,
5.4.214-24)
His speech is ambivalent: while justifying the execution of the duke,
whose guilt he publicly confirms, he, at the same time, reveals the
injustice of this condemnation as compared with the lot of "the King's
chief minion", a phrase which most probably refers to Maximilien de
Béthune, baron of Rosny, afterwards duke of Sully (1606). Besides
John Margeson's note19, Berthold Zeller confirms this idea in quoting
Pierre de L'Estoile20. After Biron's death21, some people vented their
discontent in epigrams, poems, and songs, some of which L'Estoile
noted down:
Ce néanmoins, quelques restes de cette racaille de ligue ne
laissèrent, au désavantage de Sa Majesté, d'en écrire et discourir en
sa faveur, condamnant cette exécution comme du tout injuste et
méchante; même, en détestation d'icelle, furent publiés et semés
partout les vers suivants, faits contre le seigneur de Rosny, qui en la
personne du valet attaquaient le maître:
Si, pour avoir trop de courage,
On a bien fait mourir Biron,
Rosny, crois que le même orage
19
George Chapman, The Conspiracy and Tragedy of Charles Duke of Byron, p. 268.
Berthold Zeller, Henri IV et Biron, Sully et l'alliance anglaise, 1600-1604, extraits
des Économies royales de Sully et des mémoires-journaux de l'Estoile, L'histoire de
France racontée par les contemporains (Paris: Librairie Hachette, 1888).
21
Biron is the spelling we use when referring to the historical figure (1562-1602).
20
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
384
Gilles Bertheau
Peut bien tomber sur un larron:
Car déjà le peuple en babille,
Et vous appelle, ce dit-on,
Lui cardinal de la Bastille,
Et vous prélat de Montfaucon.
Mais que troupes bien dissemblables
Iront visiter vos tombeaux!
Car il a des gens honorables,
Et vous n'aurez que des corbeaux,
Desquels la charogne mangée
Fera marque, aux âges suivants,
De ton insolence enragée
22
Sur les morts et sur les vivants.
By inserting this soldier's outburst, Chapman conveyed his own wellinformed interpretation of the allusion reported by Grimeston:
At these words23 the teares fell from the souldiers eyes. All those of
his profession sware by his Spirit, and by his Angell, as the Ancients
did by that of their Prince. The poorest souldiar was cherished by
him […].24
In Richard II, Shakespeare used the same device when in act
V, scene 5 he introduced the character of the groom. While Richard is
pining in his prison, "a Groom of the stable" comes and tells him how
much aggrieved he is by his former master's lot:
I was a poor groom of thy stable, King,
When thou wert king, who, travelling towards York,
With much ado, at length have gotten leave
To look upon my sometimes royal master's face.
O, how it erned my heart when I beheld
In London streets, that coronation day,
When Bolingbroke rode on roan Barbary,
That horse that thou so often hast bestrid,
That horse that I so carefully have dressed! (5.5.72-80)
22
Berthold Zeller, op. cit., p. 89. This poem is not reprinted in the edition of
L'Estoile's Journal de Henri IV (1595-1601) (Paris: Tallandier, 1982), a reprint of a
previous edition (Paris: Librairie des bibliophiles, 1879).
23
"what a pity is it […] to die so miserably, and of so infamous a stroake?" (Edward
Grimeston, op. cit., p. 1133), which corresponds in The Tragedy of Byron to: "Is it not
pity I should lose my life / By such a bloody and infamous stroke?" (5.4.212-13).
24
Edward Grimeston, op. cit., p. 1133.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
385
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
Before taking leave of Richard, he says: "What my tongue dares not,
that my heart shall say" (5.5.97). Shakespeare, as Chapman did a few
years later, developed a short passage in Holinshed25 into a means of
attracting the audience's sympathy for Richard. Chapman went even
further by showing, through the soldier's speech, that the popular
opinion of the Biron affair was at odds with the official version put
down in the sentence read by Harlay. In both cases, the soldier and the
groom compare their former masters with figures of power. While the
groom of the stable imparts to Richard — whom he calls "King" —
his grief at seeing the coronation of the new king — whom he calls
"Bolingbroke" —, the soldier implicitly attacks Henry IV through
Rosny, as indeed L'Estoile had understood (see above).
Finally, to emphasize even more the pathetic situation of
Byron, Chapman has him pronounce last words which are similar to
those of Richard. Byron exclaims: "Fly, fly commanding soul, / And
on thy wings for this thy body's breath, / Bear the eternal victory of
Death!" (The Tragedy of Byron, 5.4.260-62), while Richard's last
words are: "Mount, mount, my soul! Thy seat is up on high, / Whilst
my gross flesh sinks downward here to die" (Richard II, 5.5.111-12).
To paraphrase Gisèle Venet, who speaks of "Richard II,
tragédie du 'roi en majesté'"26, I would say that The Conspiracy and
Tragedy of Byron is a tragedy of Man in majesty. While Richard gives
up his crown into Bolingbroke's hands, Byron is forced to give up his
sword to Vitry, Captain of the king's guard. Byron's sword assumes
the same symbolic function as Richard's crown: it is the visible sign
not only of his status but also of his entire self, and just like Richard,
once he is deprived of it, he becomes nothing. "Ye had as good / Have
robbed me of my soul," he tells Vitry (4.2.281-82), while Richard
25
"The king had verie few about him of his freends, except onelie the earle of
Salisburie, the bishop of Carleill, the lord Stephan Scroope, Sir Nicholas Ferebie […]
and Jenico Dartois a Gascoigne that still ware the cognisance or deuise of his maister
king Richard, that is to saie, a white hart, and would not put it from him, neither for
persuasions nor threats; by reason whereof, when the duke of Hereford vnderstood it,
he caused him to be committed to prison within the castell of Chester. This man was
the last (as saieth mine author) which ware that deuise, and shewed well thereby his
constant hart toward his maister, for the which it was thought he should haue lost his
life, but yet he was pardoned, and at length reconciled to the dukes fauour, after he
was king" (Raphael Holinshed, The Chronicles of England, Scotland and Ireland.
London, Henry Denham, [1587], III, p. 500, l. 54-70).
26
Gisèle Venet, Temps et vision tragique, p. 14.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
386
Gilles Bertheau
answers Bolingbroke's question with the famous words: "Ay, no. No,
ay; for I must nothing be. / Therefore, no 'no', for I resign to thee"
(4.1.201-202).
The similarities cited above underline the prominence of a
concept dear to Chapman: that of the "royal man". Marshal Byron,
during his second interview with La Fin, tells him that friendship,
fame and loyalty are but "mere politic terms" which enslave "the freeborn powers of royal man" (The Conspiracy of Byron, 3.1.31). This
idea had already been expounded in The Tragedy of Bussy D'Ambois
(1607) by the eponymous character. After the triple duel in which
Bussy killed Guise's favourites, Monsieur is begging his brother's
pardon on behalf of his protégé, who then declares: "Who to himselfe
is law, no law doth neede, / Offends no King, and is a King indeede"
(2.1.203-204). His assertion of autonomy27 is later supported by the
king himself, who defends Bussy against the insolence of the duke of
Guise by explaining that Bussy represents "man in his natiue
noblesse" (3.2.90).
Chapman takes up the idea when he stages Byron's reaction to
the astrologer La Brosse's predictions:
There is no danger to a man that knows
What life and death is; there's not any law
Exceeds his knowledge, neither is it lawful
That he should stoop to any other law.
He goes before them and commands them all
That to himself is a law rational. (The Conspiracy of Byron,
3.3.140-45)28
27
Cf. Jonathan Dollimore, Radical Tragedy: Religion, Ideology and Power in the
Drama of Shakespeare and His Contemporaries, Brighton, The Harvester Press,
1984, chapitre 11 ( "Bussy D'Ambois (c. 1604): A Hero at Court"), p. 186.
28
The passage comes from Plutarch's "De fato", as Franck Schœll first showed in
Études sur l'humanisme continental en Angleterre à la fin de la Renaissance (Paris:
Honoré Champion, 1926), p. 211. Jacques Amyot translated it into French as follows:
"S'il y auoit homme qui fust suffisant de sa nature, ou par diuine fortune engendré &
né si heureusement qu'il peut comprendre cela, il n'auroit que faire de loix qui luy
commandassent: car il n'y a ny loy ny ordonnance qui soit plus digne ny plus
puissante que la science, & n'est pas loisible qu'il soit serf ny subiect à personne, s'il
est veritablement & realement franc & libre de nature, ains doit commander partout"
(in Les Oevvres morales et meslees de Plutarque, traduictes de Grec en François,
reueuës et corrigees en plusieurs passages par Maistre Iaques Amiot Conseiller du
Roy et grand Aumosnier de France. Divisees en devx tomes, et enrichies en ceste
edition de Annotations en marge, auec deux Indices. Le premier des traités, Le
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
387
"On Shakespearian Echoes in Chapman's Byron Plays"
These lines of monologue, which express a revolt against the decree of
the stars, will transform into an obvious challenge to the king's
authority when Byron, infuriated by Henry's refusal to give him the
government of the citadel of Bourg [Bourg-en-Bresse], finally tells
him: "But I will be mine own king" (The Conspiracy of Byron,
5.1.137). From that point of view, Byron's enterprise is a total failure
which stands as the inverted image, as it were, of Richard's. Whereas
Richard II stages a king whose tragedy is to betray himself into
becoming a man29, The Conspiracy and Tragedy of Byron stages a
subject whose tragic treason is his ambition to become his "own
king"30.
––––––
Second des choses memorables mentionnees esdites Oeuuvres, trad. Jacques Amyot,
Paris, Barthélémy Macé, 1587, p. 559r C).
29
"I find myself a traitor with the rest; / For I have given here my soul's consent /
T'undeck the pompous body of a king" (Richard II, 4.1.247-49).
30
Gisèle Venet calls his ambition: "la revendication hyperbolique d'une catégorie
nouvelle, d'une catégorie 'moderne', la catégorie de l'individuel" (Temps et vision
tragique, p. 321).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Tourments des temps, tourments des âmes:
The Changeling (1622) et A Game at Chess (1624)
Antoine ERTLÉ
Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3
The Changeling, écrit par Thomas Middleton et William
Rowley en 1622 et A Game at Chess, écrit par Thomas Middleton en
1624 sont deux pièces que peu de choses semblent a priori rapprocher
et dont l’analyse conjointe dans le cadre de la présente étude doit être
justifiée1. Pourquoi en effet s’interroger sur deux œuvres dont les
formes, les intrigues et les destins critiques sont aussi disparates?
Étrange tragédie conjugale mâtinée d’une intrigue secondaire
longtemps jugée incongrue et vulgaire, The Changeling est
aujourd’hui l’une des pièces les plus éditées, les plus traduites, les
plus jouées de la période jacobéenne. Allégorie politique en forme de
partie d’échecs, A Game at Chess n’a été jouée par des professionnels
que lors de sa création en 1624, avant de tomber dans l’oubli en raison
d’un ancrage trop marqué dans un contexte historique bien précis, qui
la rend inaccessible à un public non-initié; oubli duquel l’ont
timidement sorti les étudiants d’Oxford en 1971, ceux de Cambridge
en 19732, puis les études de Margot Heinemann, Paul Yachnin ou
Trevor Howard-Hill depuis les années 19703.
–––
1
Les éditions utilisées dans cette étude sont respectivement l’édition New Mermaids
de Joost Daalder pour The Changeling (Londres: Black, 1990) et l’édition Revels
Plays de T. H. Howard-Hill pour A Game at Chess (Manchester: Manchester
University Press, 1993).
2
La pièce est mise en scène par John Flint et les Trinity Players à Oxford en mai
1971, puis par Mark Lambirth et la Queen’s College Dramatic Society au théâtre de
Christ’s College à Cambridge en novembre 1973.
3
M. Heinemann, "Middleton’s A Game at Chess: Parliamentary-Puritans and
Opposition Drama", ELR, (1975) ; Puritanism and Theatre: Thomas Middleton and
Opposition Drama under the Early Stuarts (Cambridge: CUP, 1980) ; T. H. HowardHill, "The Bridgewater-Huntington MS of Middleton’s A Game at Chess",
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
390
Antoine Ertlé
The Changeling dépeint les machinations de Béatrice-Joanna,
fille de Vermandero, seigneur d’Alicante qui, pour pouvoir épouser
Alsemero, sémillant capitaine valencien, fait assassiner Alonzo,
prétendant choisi par son père, par l’infâme De Flores, dont la vue lui
est pourtant insoutenable. Ce dernier exige en paiement les faveurs de
la belle qui ne peut que céder. Elle envoie sa servante Diaphanta à sa
place dans la couche nuptiale pour dissimuler la perte de son
innocence. Cette complice gênante est ensuite elle aussi éliminée par
De Flores, mais les agissements du couple infernal sont enfin
découverts et les deux amants maléfiques se donnent mutuellement la
mort sous les yeux horrifiés des autres personnages à la fin de la pièce.
A Game at Chess est une véritable partie d’échecs où
s’affrontent les Blancs et les Noirs, c’est-à-dire les Anglais et les
Espagnols, les protestants et les catholiques. Les Pions Noirs tentent
de séduire le chaste Pion de la Reine Blanche, qui manque de peu
d’être violée par le Pion du Fou Noir, un jésuite particulièrement
fourbe et lubrique. Accusée d’avoir inventé l’agression, elle sera
répudiée par les siens. Le Cavalier Noir, principal stratège de son
camp, s’efforce de capturer le Cavalier Blanc et son Duc – c’est-à-dire
sa Tour sur l’échiquier – et de convaincre le Gros Fou, une pièce
Blanche surnuméraire, de rejoindre les Noirs. Le Pion de la Reine
Blanche échappe de justesse à une deuxième tentative de séduction
par les Pions Noirs, avant que la duplicité, la dissimulation de tous ses
adversaires éclatent enfin au grand jour et que toutes les pièces noires
soient jetées dans un sac.
––––––
Manuscripta, 28.3, (1984), pp. 145-156; "The Origins of Middleton’s A Game at
Chess", RORD, 28, (1985), pp. 3-14; "The Author as Scribe or Reviser? Middleton’s
Intentions in A Game at Chess", Transactions of the Society for Textual Scholarship,
3 (1987), pp. 305-318 ; "More on “William Prynne and the Allegory of Middleton’s A
Game at Chess”", N & Q, 234 (1989), pp. 349-351; "The Unique Eye-Witness Report
of Middleton’s A Game at Chess", RES, 42:166 (1991), pp. 168-178; "Political
Interpretations of Middleton’s A Game at Chess (1624)", YES, 21 (1991), pp. 274285; "Prince Charles’s Beard", N & Q, 238 (1993), p. 234 ; Middleton’s "Vulgar
Pasquin", Essays on A Game at Chess (Newark: University of Delaware Press, 1995).
Paul E. Yachnin, "The Literary Contexts of Thomas Middleton’s A Game at Chess."
Thèse (M. Litt.), Université d’Édimbourg, 1978 ; "A New Source for Middleton’s A
Game at Chess," N & Q, 225 (1980), pp. 157-158; "A Game at Chess and Chess
Allegory", Studies in English Literature, 1500-1900, 22:2 (1982), pp. 316-330; "A
Game at Chess: Thomas Middleton’s Praise of Folly", MLQ, 48:2 (1987), pp. 107123 ; Stage-Wrights: Shakespeare, Jonson, Middleton, and the Making of Theatrical
Value (Philadelphie: University of Philadelphia Press, 1997).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
391
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
La proximité chronologique des deux œuvres nous offre un
premier élément de justification d’un rapprochement thématique.
Achevées très précisément entre mars et mai 1622 et entre avril et mai
1624, les deux pièces appartiennent à une période bien particulière de
l’histoire d’Angleterre, à ces années de crise4 qui voient le monarque
se heurter à ses parlementaires, qui voient le royaume lutter pour sa
souveraineté, sa religion, et s’engager dans la Guerre de Trente Ans.
Ces années de crise sont l’aboutissement d’un processus
politique engagé par Jacques Ier et caractérisé par un manque apparent
de fermeté, de direction, par l’incertitude et les hésitations du roi, par
de nombreux virements de bord, en un mot par une inquiétante
mouvance, par un perpétuel changement qui fragilise l’État, ses
frontières, son Église, menacées alors de l’intérieur comme de
l’extérieur.
Ce changement est suggéré de façon très claire par le titre de
la pièce de Middleton et Rowley. Contrairement à ce qu’indique la
liste des personnages, le changeling de la pièce n’est pas simplement
Antonio, dont le rôle est relativement mineur. Tous les personnages de
la pièce sont des changelings, non pas au sens étroit d’enfant des fées
échangé pour un enfant humain ou de drôle, de simple d’esprit, mais
au sens de personnage qui change d’opinion, de foi, de comportement
ou de partenaire. La pièce toute entière (où on dénombre 19
occurrences du mot change, 14 du mot turn employé comme quasisynonyme) n’est-elle pas elle-même une sorte de changeling, une
forme mise à la place d’une autre, la transformation d’un message
politique et religieux donné en anodine pièce de théâtre sous les
plumes des deux dramaturges?
The Changeling est une allégorie au même titre que A Game
at Chess. Elle nous fait entrevoir, derrière une intrigue amoureuse, une
réalité très proche de celle que dissimule la partie d’échecs, où
s’affrontent les Blancs et les Noirs dans une symétrie et un
manichéisme trompeurs. A Game at Chess contient elle aussi dans son
titre la notion de changement évoquée ci-dessus. Malgré la fixité, la
rigidité de ses règles, le jeu d’échecs est fait d’un changement
–––
4
L’expression est empruntée au titre de l’ouvrage de A. A. Bromham et Zara Bruzzi,
The Changeling and the Years of Crisis, 1619-1624: A Hieroglyph of Britain
(Londres: Pinter, 1990).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
392
Antoine Ertlé
incessant de case, de couleur, de direction; c’est la progression
inexorable d’un camp vers la victoire, d’un autre vers la chute, à
l’instar des intrigues du Changeling, faites d’une série d’étapes, de
retournements, menant à la chute finale de ces autres pions noirs que
sont Béatrice et De Flores.
Autre trace d’un contexte historique commun aux deux pièces,
la présence de l’Espagne et des Espagnols, manifeste dans The
Changeling, dont l’action se situe à Alicante et dont les protagonistes
portent tous des noms espagnols choisis par un Middleton grand
maître de l’onomastique; déguisée mais transparente dans A Game at
Chess, dont le texte contient de nombreuses allusions précises qui
permettent d’identifier le camp noir à l’Espagne et ses pièces majeures
à ses principaux hommes d’État. Les acteurs des représentations de
1624 poussent en outre leur souci de précision et leur désir de distraire
le public jusqu’à utiliser des vêtements et des accessoires ayant
effectivement appartenu au célèbre comte de Gondomar, ambassadeur
d’Espagne à la cour du roi Jacques jusqu’en avril 1622, politicien rusé
détesté des Anglais. Même si le cadre de la pièce est un échiquier
apatride, il est aisé d’y reconnaître le roi Philippe IV ou le comte-duc
d’Olivares, entourés d’un sinistre équipage de jésuites intrigants. Le
successeur de Gondomar ne s’y trompe pas: il proteste énergiquement
auprès de Jacques Ier et obtient finalement que la pièce, un simple jeu
d’échecs, soit interdite après neuf représentations, et que l’auteur et les
comédiens soient punis.
Les deux pièces s’inscrivent également dans un même
contexte religieux et idéologique. Directement évoqué dans A Game at
Chess où les Noirs sont d’emblée identifiés aux catholiques, où les
jésuites sont systématiquement pris pour cible par Middleton, il est
dépeint de façon plus codée dans The Changeling où abondent
cependant métaphores ou symboles évoquant les mêmes conflits, les
mêmes débats que ceux représentés dans la Partie d’échecs.
Il se dégage donc de la rapide présentation des deux pièces qui
précède une nette parenté thématique qu’il convient désormais
d’éclaircir.
Cette voie politique de l’Angleterre et de son roi qui sert de
toile de fond aux deux pièces qui nous intéressent est le parcours qui
va peu à peu éloigner Jacques Ier de son Parlement et des puritains qui
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
393
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
y sont particulièrement influents, mais aussi du peuple qui ne
comprend pas que son roi s’obstine à se montrer favorable à l’Espagne
et à tolérer l’influence grandissante du catholicisme et de ses agents au
sein du royaume.
Après l’assassinat d’Henry IV de France en 1610, Jacques Ier
avait accepté l’idée d’une union des puissances protestantes et
consenti au mariage de sa fille Élisabeth avec Frédéric, Électeur
Palatin, qui a lieu en 1613. Frédéric accepte en 1619 la couronne de
Bohème, dont le peuple, majoritairement protestant vient de chasser le
très catholique Ferdinand de Styrie. En 1620, Maximilien de Bavière
envahit la Bohème, tandis que l’Espagne envahit le Palatinat, afin de
libérer la route qui permettrait à ses troupes de gagner les ProvincesUnies lorsqu’un an plus tard la trêve de sept ans signée entre les deux
nations, et à laquelle on trouve une allusion directe dans The
Changeling, arriverait à son terme. Frédéric et Élisabeth sont vaincus
et doivent s’exiler à La Haye.
Par ce qui pourrait sembler une étrange perversion de la
politique qui lui avait inspiré le mariage de sa fille à un prince
protestant, Jacques Ier entame en 1617, parallèlement aux événements
décrits précédemment, des négociations en vue du mariage du Prince
Charles à l’Infante Maria, fille de Philippe III d’Espagne. Le parti
belliciste5 du Parlement, dont les rangs ne cessent de grossir, réclame
une intervention armée pour reprendre le Palatinat et sauver la Reine
de Bohème, et se montre très vite méfiant à l’égard du projet de
mariage espagnol. Le roi croit cependant aux vertus de l’apaisement et
s’obstine à faire du retrait espagnol du Palatinat l’une des conditions
du mariage. Mais les négociations s’éternisent, tandis que les
diplomates espagnols, menés par le brillant comte de Gondomar,
proche de Jacques Ier, et leur entourage jésuite arpentent les rues de
Londres non sans une certaine arrogance. Le Parlement adresse en
décembre 1621 une pétition au roi demandant l’entrée en guerre
contre l’Espagne, l’arrêt immédiat des négociations relatives au
mariage du Prince Charles et la promulgation de lois limitant les
libertés accordées aux catholiques d’Angleterre. Jacques Ier dissout
alors le Parlement, (le 6 janvier 1622), ce qui ne fait qu’augmenter le
ressentiment des politiciens favorables à la guerre et des très
nombreux ennemis de l’Espagne. Une abondante littérature de
–––
5
Ce war party controversé par nombre d’historiens est évoqué par Margot
Heinemann (1980).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
394
Antoine Ertlé
propagande paraît dans les mois qui suivent la dissolution, où les
auteurs rivalisent d’habileté et de prudence pour permettre à leurs
allégories, à leurs pamphlets, à leurs sermons d’échapper au censeur.
C’est à ce moment précis que Thomas Middleton et William
Rowley achèvent de composer The Changeling, où on trouve des
emprunts à un ouvrage paru en mars 1622 intitulé Gerardo, The
Unfortunate Spaniard, de Leonard Digges.
Les années 1617-1622 sont ainsi celles d’un revirement
fondamental de la politique de Jacques Ier qui est donc lui-même en un
sens un changeling, le modèle du Vermandero de la pièce, d’abord
heureux d’offrir la main de sa fille au noble Alonzo, puis ravi de
changer de gendre en accueillant Alsemero; d’abord méfiant (1.1.160164) envers cet étranger fraîchement débarqué auquel, non content de
donner sa fille, il ouvre les portes de son château (1.1.199-200);
d’abord sûr de son fidèle conseiller De Flores, avant de reconnaître en
lui un ennemi redoutable (5.3.147).
Ce Jacques Ier est aussi le Roi Blanc de la Partie d’échecs qui
se laisse trop facilement convaincre par les Noirs de la culpabilité du
Pion de la Reine Blanche et l’abandonne aux mains cruelles de ses
ennemis, se montre étrangement discret alors que sa Reine et son
Cavalier doivent à leur tour faire face aux attaques du camp Noir,
avant de changer brusquement d’attitude, de réhabiliter le malheureux
Pion Blanc et de voler au secours de ses proches menacés.
Certains passages de la Partie d’échecs font allusion à des
événements postérieurs à mai 1622, c’est-à-dire au Changeling.
L’année 1623 marque en effet un tournant capital dans la crise et
semble confirmer le changement de cap entamé par le roi en 1617.
Après un séjour de plus de six mois à Madrid, le Prince Charles et le
Duc de Buckingham rentrent en Angleterre avec une nouvelle version
du contrat de mariage. Le roi tente de prévenir, avant leur retour, la
réaction des opposants en faisant publier en septembre 1623 une
Proclamation against the Disorderly Printing, Uttering, and
Dispersing of Books, Pamphlets, etc6. Mais le Prince reste bel et bien
célibataire et ne tarde pas à dénoncer les termes d’un contrat inique
qu’il avait feint d’accepter pour découvrir les véritables intentions des
–––
6
STC 8714, 25 septembre 1623.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
395
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
Espagnols. Un retournement de situation spectaculaire, une péripétie
de plus dans une période où inconstance, duplicité, incertitude
semblent régir le monde. L’épisode du voyage à Madrid précédant de
peu la dénonciation définitive du projet de mariage espagnol figure
dans la Partie d’échecs où (acte 5 scène 1) le Cavalier Blanc et son
Duc sont reçus en héros par les Noirs qui leur dévoilent leur vraie
nature et tombent dans le piège d’un échec à la découverte, "the
noblest mate of all" (5.3.161).
La pièce évoque également une ultime conversion du
monarque qui, conforté par les observations de Charles et
Buckingham, laisse agir le parti belliciste, avoue devant son quatrième
Parlement, en février 1624, qu’il a été victime des machinations
espagnoles, met un terme à toute négociation et laisse les partisans de
l’entrée en guerre prendre peu à peu le dessus (partisans qui ne
tarderont pas à s’en prendre au Lord Treasurer, Lionel Cranfield,
comte de Middlesex jugé trop réticent à financer la guerre et dont
l’impeachment est proclamé en mai 1624, épisode représenté dans la
pièce par les mésaventures du Pion du Roi Blanc).
C’est en fonction de ce contexte précis que l’on peut
interpréter l’Acte 3 de la Partie d’échecs, où le Roi Blanc dénonce les
mensonges des Noirs et loue la sagesse et la célérité du Cavalier
Blanc, grâce auxquelles a été prouvée l’innocence du Pion de la Reine
Blanche, incarnation du Parlement, héritière de la Lady England des
pièces du siècle précédent, d’abord dissous (répudiée à l’Acte 2, scène
2) puis rétabli dans ses pouvoirs.
Il est en fait à la fois facile et tentant de lire les deux pièces en
fonction du contexte politique résumé ci-dessus, fait d’une succession
de changements, de conversions, dont les échos dans les textes sont
trop nombreux et trop manifestes pour être fortuits: volonté de
possession, de conquête, exprimée par Alsemero ou De Flores à
l’égard de Béatrice, par les Pions Noirs à l’égard du Pion de la Reine
Blanche, par le Cavalier Noir à l’égard du camp Blanc tout entier;
épisodes paroxystiques du meurtre ou du viol, évoqué
symboliquement de façon frappante par De Flores jouant avec
l’anneau sur le doigt mort d’Alonzo, évité de justesse par le Pion de la
Reine Blanche, sauvée in extremis des griffes du jésuite;
omniprésence du thème du mariage, représenté en pantomime dans
The Changeling, conclu sans être célébré dans A Game at Chess;
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
396
Antoine Ertlé
abondance de références à la défloration – dans le nom même de De
Flores, dans la bouche du Roi Noir qui va mourir d’apoplexie s’il ne
déflore pas la Reine Blanche (4.5.19-20) – à l’infection, à la maladie
(la lèpre du visage de De Flores que l’on retrouve sur les Pions Noirs);
le cadre même des deux intrigues, château ou échiquier avec leurs
tours, leurs cachots, leurs passages, lieux allégoriques où il est aisé de
reconnaître le royaume, cette forteresse dont l’ennemi détient les clés
(De Flores joue ostensiblement avec son trousseau de clés en
conduisant Alonzo vers les oubliettes; le Cavalier Noir se targue
d’avoir ouvert les portes des prisons pour libérer ses coreligionnaires,
d’avoir fait enfermer ceux qui le critiquaient – 3.1.89; 3.1.100-103).
Tout indique que ces deux pièces doivent être décodées,
converties comme on convertit une monnaie en une autre, et
considérées au moins en partie comme des commentaires de la
situation politique contemporaine. Cette conversion est d’ailleurs sans
doute naturelle pour le spectateur du XVIIe siècle, habitué à cette
gymnastique particulière dont se moque Ben Jonson dans l’Induction
de Bartholomew Fair (1614), qui s’en prend aux "politic pick-locks of
the scene7".
Mais les péripéties dépeintes dans les deux pièces n’évoquent
pas seulement la conversion politique du monarque, la conversion des
rapports de force entre l’Angleterre et l’Espagne, mais aussi la
conversion religieuse, la conversion des rapports de force entre
l’Église calviniste d’Angleterre et l’Église catholique de Rome. La
menace d’une conversion religieuse est en effet très présente dans les
deux pièces qui nous intéressent.
Elle est annoncée dès les premiers vers du Changeling par la
perversion du lieu commun puritain selon lequel le parcours de
l’homme sur cette terre est comparable au voyage ininterrompu d’un
navire sur les mers. Or Alsemero choisit d’interrompre son voyage et
de rester à Alicante, malgré l’insistance de son ami Jasperino qui
l’implore de profiter des vents favorables. Alsemero jure avoir vu la
girouette changer de direction, image emblématique de la pièce toute
entière, et reste sur sa décision, qu’il justifie en des termes
particulièrement éloquents. À Jasperino qui lui rappelle qu’il était
jusqu’alors "in continual prayers for fair wind" et lui demande "And
–––
7
Ben Jonson, Complete Works, éd. C. H. Herford, P. & E. Simpson (Oxford, 19251952), vol. vi, p. 17.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
397
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
have you changed your orisons?", Alsemero répond: "No friend,/I
keep the same church, same devotion" (1.1.33-35), mais le ver/vers de
la conversion est irrémédiablement introduit dans le fruit, dans la chair
de la pièce.
Les premiers vers de A Game at Chess font ressortir encore
plus clairement la dimension religieuse de l’allégorie: le Pion de la
Reine Noire aperçoit le Pion de la Reine Blanche et regrette que celleci soit "the daughter of heresy" (1.1.5), avant de la confier aux mains
expertes de son confesseur jésuite, le Pion du Fou Noir, qui va
s’efforcer de lui faire comprendre ses erreurs et de la remettre dans le
droit chemin.
Cette proéminence du thème de la conversion religieuse
traduit les inquiétudes des dramaturges et des milieux puritains dont
ils sont tous deux proches. L’inquiétude la plus forte est causée par le
risque bien réel de conversion du Prince Charles, futur roi
d’Angleterre, au catholicisme de sa promise espagnole, fervente
disciple de l’Église de Rome pour qui Inigo Jones est chargé de
construire une chapelle au cœur même du palais de Saint James; par le
risque de voir une dynastie catholique s’installer sur le trône
d’Angleterre, lui aussi bien réel car les Espagnols insistent pour que le
traité de mariage prévoie l’éducation des enfants du couple royal dans
la foi catholique; par le risque, enfin, de voir s’effondrer les barrières
légales qui limitaient jusque là la liberté des catholiques d’Angleterre,
autre clause importante du traité de mariage.
Ces menaces très sérieuses sont incarnées dans The
Changeling par De Flores qui force Béatrice à s’écarter du chemin
vertueux de la vie conjugale – chemin pour lequel elle semble, il est
vrai, assez mal équipée – mais aussi par une série d’allusions à
certains stratagèmes et à certaines victoires des puissances catholiques
en Europe. Bromham et Bruzzi8 voient ainsi par exemple une allusion
claire au massacre, par les catholiques de la Ligue des Grisons, des
protestants de la Valteline (1620), zone frontalière du nord de l’Italie à
l’importance stratégique considérable dont les nombreux cols seraient
les passages dangereux du château d’Alicante où De Flores assassine
Alonzo, passages que l’on retrouve dans la Partie d’échecs dans la
–––
8
A. A. Bromham et Zara Bruzzi, p. 59.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
398
Antoine Ertlé
bouche des Pions Noirs assiégeant la vertu du Pion de la Reine
Blanche (1.1.69).
La représentation des menaces catholiques est plus facile à
déceler dans A Game at Chess, où est évoqué de façon transparente le
mariage royal, à travers celui du Pion de la Reine Blanche – parangon
de vertu incarnant la pureté de la religion des Blancs – au Pion du Fou
Noir, disciple maléfique d’Ignace de Loyola; mariage qui intervient
après de longues tirades d’endoctrinement où les Noirs parviennent à
convaincre le Pion de la Reine Blanche de se changer en l’une des
leurs. Les menaces sont aussi clairement représentées dans les efforts
répétés du Cavalier Noir pour convertir le Cavalier Blanc et son Duc,
dans ces longs passages très inspirés où le diplomate machiavélique
saute (c’est, ne l’oublions pas, le Cavalier d’un jeu d’échecs) de la
menace à la fanfaronnade, du discours hautain à la flatterie la plus
basse, du dédain à la séduction, dans une mise en scène
particulièrement subtile des machinations espagnoles et des
interminables négociations qui paralysent l’Angleterre entre 1617 et
1624.
La représentation la plus spectaculaire du risque de conversion
et de la menace catholique qui pèse alors sur l’Angleterre est
cependant celle que nous offre l’intrigue comique de la Partie
d’échecs, où le Cavalier Noir s’évertue à faire changer de camp, c’està-dire de religion, le Gros Fou de la pièce, incarnation de Marc
Antonio de Dominis, archevêque de Spalato (Raguse), prélat
catholique ayant déserté Rome pour faire carrière en Angleterre mais
qui, mécontent de la lenteur de son avancement, retourne à Rome en
1623. Il sera condamné par l’Inquisition et mourra en prison quelques
jours à peine après les heures de gloire vécues sur la scène du Globe
par son personnage, incarné par William Rowley. Ce personnage haut
en couleurs, héritier direct du Vice des Moralités, incarnation énorme
des imperfections, des erreurs, des abus que les calvinistes voient en
l’Église de Rome, qualifié trois fois de turncoat par ses adversaires,
est un autre changeling dont les mésaventures et le sort pitoyable
étayent l’évocation d’un contexte religieux dominé par le doute.
Là encore, la parenté entre les deux pièces est mise en
évidence par une même description, plus ou moins déguisée, du
contexte en question; parenté qui les relie toutes deux à un large
courant de propagande dont on trouve la trace dans les sources
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
399
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
utilisées par les deux dramaturges. The Changeling est en effet en
grande partie inspiré d’un récit, publié en 1621, du puritain John
Reynolds, intitulé The Triumphs of God’s Revenge against the Crying
and Execrable Sin of Wilful and Premeditated Murder, et A Game at
Chess cite abondamment, parfois jusqu’au plagiat, les pamphlets du
prédicateur puritain Thomas Scott, et en particulier les deux parties de
Vox Populi, publiées en 1620 et 16249.
L’autre menace directe qui pèse sur l’Église d’Angleterre en
1622 et 1624, ou plus exactement sur les puritains qui y sont de plus
en plus puissants, vient de la pénétration, de la propagation des thèses
de l’arminianisme. Les disciples de Jacobus Arminius, qui réfutent la
stricte prédestination telle que les calvinistes la conçoivent, et tentent
de réconcilier la Toute-Puissance de Dieu et le libre arbitre de
l’homme, voient leurs convictions condamnées par le Synode de
Dordrecht en 1619, qui les déclare contraires aux Écritures, mais
restent néanmoins influents aux Pays-Bas et en Angleterre.
Thomas Middleton et William Rowley, deux calvinistes
orthodoxes, à la foi unique et constante, comme l’atteste la publication
du même ouvrage d’un Middleton militant anti-arminien sous trois
titres différents en 1609 (The Two Gates of Salvation), 1620 (The
Marriage of the Old and the New Testament) et 1627 (God’s
Parliament House), dénoncent l’arminianisme de manière
conventionnelle, selon la mode de l’époque, en s’en prenant
notamment à la soif de savoir, de percer les secrets de la connaissance
qui pour leurs adversaires caractérise les arminiens. Le Cavalier Noir
se pose ainsi en maître de la science politique, dirigeant un réseau
d’espions qui lui envoient des rapports réguliers, bardé de cartes, de
globes et d’accessoires divers. Alsemero est lui aussi un homme de
science dont le cabinet secret recèle des ustensiles et des potions
magiques qui lui permettent d’expliquer les mystères du corps et de
l’âme. Le test de virginité qu’il impose à son épouse avant leur nuit de
noces est important à cet égard car il ridiculise Alsemero, dont le test
scientifique, un breuvage qui fait tour à tour bailler, rire et ouvrir
grand les yeux, s’apparente à un remède de bonne femme, et s’en
prend, à travers le gobelet rempli d’un mystérieux liquide, à une autre
–––
9
John Reynolds, The Triumphs of God’s Revenge, F. Kyngston for W. Lee, 1621.
Thomas Scott, Vox Populi, or News from Spain, Londres, 1620 ; The Second Part of
Vox Populi, or Gondomar Appearing in the Likeness of a Machiavel in a Spanish
Parliament, Londres: N. Okes & J. Dawson, 1624.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
400
Antoine Ertlé
faiblesse des arminiens: l’importance accordée aux sacrements, qui
suffisent à eux seuls à conférer la grâce divine.
Plus généralement, la menace d’une perversion de la foi
anglicane par les thèses arminiennes est évoquée par de nombreuses
références aux notions de secret, de choix, de volonté, de raison et de
liberté, omniprésentes dans The Changeling, mais aussi dans la Partie
d’échecs où le Cavalier Noir est plus libre que les autres pièces, et
donc plus dangereux. J. W. Harper, dans son édition de 1966 voit en
ses déplacements une "leaping deviousness" qui décrit très bien la
démarche retorse du Cavalier, et évoque les ravages potentiels d’une
idéologie déviante introduite sournoisement dans le dogme anglican.
Comme toujours dans les pièces de Thomas Middleton, les
personnages qui revendiquent trop haut leur liberté ou leur
indépendance, qui se montrent trop ambitieux ou irrespectueux, ceux
qui comme Alsemero ou le Cavalier Noir incarnent les travers de
l’arminianisme, finissent par payer leur outrecuidance et, souvent, par
se repentir avant de retrouver le chemin de la foi. C’est ici le cas
d’Alsemero, qui contrairement au Cavalier Noir, personnage hors
norme à bien des égards, est sauvé par une conversion de dernière
minute.
Le parti pris calviniste des dramaturges s’exprime ainsi
clairement à travers le thème récurrent de la chute, représentée de
façon symbolique par l’issue inévitable d’une partie d’échecs, et
exposé par le Roi Blanc dans une longue tirade (3.1.263-273) où les
images de fruits et de jardins évoquent la première désobéissance de
l’homme, tirade adressée au Pion du Roi Blanc, changeling qui a
rejoint le camp des Noirs, séduit par les beaux discours du Cavalier
Noir, qualifié ailleurs de "glitteringest serpent that e’er falsehood
fashioned" (4.4.10). L’inévitabilité de la chute est également abordée
dans The Changeling où, après le meurtre d’Alonzo, De Flores déclare
à Béatrice qu’il traitera bientôt de "broken rib of mankind":
Y’are the deed’s creature; by that name you lost
Your first condition; and I challenge you
As peace and innocency has turned you out
And made you one with me. (3.4.137-140)
Elle est rappelée à la fin de la pièce, où Béatrice montrant du
doigt son amant et son assassin reconnaît résignée:
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
401
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
Beneath the stars, upon yon meteor
Ever hung my fate, ’mongst things corruptible;
I ne’er could pluck it from him. My loathing
Was prophet to the rest, but ne’er believed;
Mine honour fell with him, and now my life. (5.3.154-158)
Dans des pièces où tant d’images se rapportent aux maladies,
à la difformité, (la lèpre déjà mentionnée, la laideur repoussante de De
Flores, l’infirmité du Cavalier Noir souffrant d’une fistule anale,
l’obésité du Gros Fou), les principaux villains sont comparés à des
êtres bestiaux, serpents, loups, basilics, coquatrices, qui sont tous des
suppôts de Satan envoyés par leur maître pour s’emparer des âmes des
fils et filles d’Angleterre.
Le thème de la chute est enfin habilement repris dans
l’intrigue secondaire du Changeling, où Isabella est consciente des
dangers qui la guettent mais parvient à éviter la chute, à ne pas céder
aux avances de ses prétendants. Elle ne fait que feindre la chute, pour
mieux tromper l’ennemi, lorsque, déguisée en folle, elle se jette sur
Antonio. La vraie Isabella fait bien partie des élus et non, comme
Béatrice de ceux qui ne sont pas prédestinés au salut. Béatrice est la
sœur de ces "lost sons" qui se retrouvent dans le sac, comparé par le
Roi Blanc à la bouche de l’enfer, ces "night glow-worms" (Epilogue
6) dont le destin est scellé depuis l’Induction, où Ignace de Loyola
reconnaît en eux avec une touchante fierté paternelle "the children of
[his] cunning" (Ind. 51).
Il apparaît ainsi que cette progression, ce parcours hésitant de
Jacques Ier, cette possible conversion de l’Angleterre au catholicisme,
cette perversion de l’Église anglicane par l’arminianisme, sont perçus
et interprétés par les auteurs comme une perversion fondamentale des
principes politiques et religieux du royaume. Cette perversion
métaphorique se traduit dans les pièces par une perversion des formes
et des situations conventionnelles utilisées par les dramaturges, par
une perversion des rapports entre les personnages, eux-mêmes
dépeints comme des êtres pervers, et par une perversion systématique
du langage qu’ils manient avec tant de dextérité.
Les deux pièces semblent construites sur le principe même de
la perversion. The Changeling débute comme un conte merveilleux où
la belle châtelaine s’apprête à épouser un noble chevalier, mais le
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
402
Antoine Ertlé
conte est miné dès les tous premiers vers où la girouette tourne,
annonçant un long enchaînement de catastrophes qui sont autant de
lieux communs pervertis: la cour faite à la belle qui devient sinistre
chantage; le test d’amour qui devient obscure manipulation d’un
apprenti alchimiste; le mariage qui n’est que sombre mascarade; le
"bed-trick", lutinerie de comédie qui devient macabre escamotage,
jusqu’à la réunion finale qui met un terme heureux à tant de comédies
de la période, devenue ici terrible scène d’aveux, de tuerie et de haine
où triomphent désespoir et folie.
A Game at Chess évoque tout d’abord ses ancêtres illustres où
le jeu des rois était métaphore de l’amour courtois, du bel
ordonnancement des lois, où la partie était un bal grandiose où
régnaient grâce et harmonie, tels ceux que dépeignent Rabelais dans
Le Cinquième Livre, Colonna dans Le Songe de Polyphile ou Vida
dans Scacchia Ludus10. Mais les règles sont là aussi très vite
perverties. Dans l’Induction, après l’arrivée solennelle des deux
Maisons sur l’échiquier (indiquée par la didascalie "Enter severally
the White and Black Houses as they are set for the game"), Ignace de
Loyola annonce la couleur et déclare son refus d’obéir aux règles du
jeu. Celles-ci sont effectivement violées dans les premiers vers de la
pièce quand, jouant un impossible coup double, le Pion du Fou Noir
entre dans la partie juste après l’un des siens. Puis l’ordre devient
chaos, l’amour courtois se change en lubricité, la séduction en viol, la
noble conquête en brutale capture. Le code d’honneur qui caractérise
"the noblest game of all" (Ind. 42) est balayé par la morgue, le
mensonge, la dissimulation.
Le contexte politique et religieux précédemment décrit est ici
mis en scène sous la forme de farces noires à la fois tragiques et
grotesques dont les protagonistes feraient tous d’excellents patients de
Freud ou de Lacan. Il n’est pas surprenant que Henry Havelock Ellis,
père de la sexologie et fondateur des Mermaid Series à la fin du XIXe
siècle ait été fasciné par les œuvres de Middleton et de ses
–––
10
François Rabelais, Le Cinquième livre, 1564. Le chapitre XXIII décrit un bal en
forme de jeu d’échecs présenté à Pantagruel au palais de la Qunite Essence. Voir Les
Cinq livres, dir. Jean Céard, Gérard Dufaux et Michel Simonin, Paris, 1994. La scène
pourrait, selon Yachnin (1982, p. 318), s’inspirer du Songe de Polyphile de Francisco
Colonna ou Leon-Battista Alberti (Venise, 1499). Marco-Girolamo Vida, Scacchia
Ludus [c. 1510], in Musae Reduces, Anthologie de poésie latine européenne de la
Renaissance, Leiden, 1975.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
403
"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
contemporains, qu’il édite tout en rédigeant ses Studies in the
Psychology of Sex.
C’est en effet plus précisément les perversions sexuelles qui
semblent diriger les actions et dicter le langage des personnages du
Changeling et de la Partie d’échecs. Les deux pièces s’apparentent à
de longs catalogues illustrés des perversions humaines d’où la vertu,
la chasteté, la pureté de l’amour conjugal, pourtant si souvent
invoquées, sont à jamais bannies.
Les plus évidentes de ces perversions sont sans doute le
sadisme et son pendant le masochisme. Les sado-masochistes sont
légion dans les deux pièces qui nous intéressent. Le Cavalier Noir est
à coup sûr un grand pervers. Il se vante d’avoir persécuté les ennemis
de sa cause et se délecte, visiblement très inspiré, du souvenir de ses
méfaits:
But let me a little solace my designs
With the remembrance of some brave one past,
To cherish the futurity of project
Whose motion must be restless. (3.1.80-83)
Il évoque ailleurs ses succès avec une jouissance non
dissimulée:
And what I have done, I have done facetiously,
With pleasant subtlety and bewitching courtship,
Abused all my believers with delight:
They took a comfort to be cozened by me.
To many a soul I have let in mortal poison
Whose cheeks have cracked with laughter to receive it;
I could so roll my pills in sugared syllables
And strew such kindly mirth o’er all my mischiefs,
They took their bane in way of recreation
As pleasure steals corruption into youth. (1.1.257-266)
C’est enfin lui qui détermine le châtiment infligé par les Noirs
au Pion de la Reine Blanche: la chaste jeune fille devra rester douze
heures agenouillée à contempler les gravures érotiques que Giulio
Romano exécute à partir des Sonnetti Lussuriosi de l’Arétin.
Mais De Flores est sans conteste le champion des sadomasochistes, s’offrant au regard haineux de Béatrice, obéissant
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
404
Antoine Ertlé
servilement à la moindre de ses requêtes (2.2.121-122), abandonnant
pour elle sa condition de gentilhomme, dans le seul but de pouvoir
l’asservir et la soumettre à son désir brûlant.
Béatrice se montre digne de son partenaire et se débarrasse
sans sourciller de son prétendant, fait exécuter sa servante, et se donne
à son pire ennemi sans vraiment résister. C’est une véritable lamie,
monstre diabolique qui investit le corps des femmes, cité au XVIIe
siècle comme sens possible de changeling et défini comme "a witch or
a hag", ou encore comme un être "wonderful desirous of copulation
with men11".
Ces deux personnages forment un couple étonnamment
proche de ceux que décrit Jean Clavreul dans un article de 196612
consacré au couple pervers. Ce couple pervers du psychanalyste
possède un certain nombre de caractéristiques que l’on retrouve dans
le couple Béatrice-De Flores:
- L’union des opposés, la grande disparité des partenaires (Béatrice
refuse de s’offrir à De Flores et s’explique en ces termes: "Think but
upon the distance that creation/Set ’twixt thy blood and mine, and
keep thee there", 3.4.130-131); union des opposés que l’on rencontre
aussi dans les couples de la Partie d’échecs, celui du Pion du Fou Noir
et du Pion de la Reine Blanche, du Cavalier Noir et du Cavalier Blanc,
ou celui du Gros Fou et du Cavalier Noir, version comique d’un
couple sado-masochiste à l’homosexualité latente.
- "L’ignorance au moins affectée de la visée du partenaire, pour que
l’angoisse et la jouissance surgissent comme l’aboutissement commun
d’un désir inconnu13", définition parfaite de l’attitude de Béatrice
s’obstinant à offrir de l’argent à De Flores qui veut tout autre chose;
de l’attitude du Pion de la Reine Blanche qui croit jusqu’au bout à la
sincérité du Pion du Fou Noir, l’implore de "lay his commands as
thick and fast upon [her]/As [he] can speak’em" (2.1.33-34) et refuse
de reconnaître son agresseur pourtant dissimulé par un bien piètre
déguisement.
–––
11
Cf. A. A. Bromham et Zara Bruzzi, p. 19.
Jean Clavreul, "Le couple pervers", in P. Aulagnier-Spairani, J. Clavreul, F. Perrier,
G. Rosolato, J.-P. Valabrega, Le désir et la perversion (Paris: Seuil, 1967), pp. 91126.
13
Clavreul, p. 100.
12
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
- La notion de contrat impliquant la présence d’un tiers toujours
absent dont l’ignorance garantit la continuité du couple pervers, dans
le respect d’un secret qui est le fondement de la relation perverse.
Selon J. Clavreul, "le couple pervers supportera sans difficulté
souffrances, mesquineries, infidélités. Il suffira qu’un certain type de
secret soit conservé14 ». C’est à nouveau le cas du couple Béatrice-De
Flores qui jouent leur jeu jusqu’à la fin, mais s’entretuent lorsque leurs
machinations éclatent au grand jour; c’est le cas du Pion de la Reine
Noire, inexorablement attirée par le Pion du Fou Noir, auquel elle
offre un tendre Pion Blanc avant de s’immiscer dans sa couche sous
une fausse identité, peu soucieuse des ignobles méfaits perpétrés par
son bien-aimé, et de disparaître, hystérique, dans le sac des perdants,
matrice maléfique où retournent les Noirs à la fin de la partie
d’échecs.
- La nécessité "d’extraire l’autre de son système15" pour que
l’expérience perverse fasse figure de débauche, forme violente de la
conversion. "Il importe que l’autre se trouve entraîné comme malgré
lui dans une expérience qui s’inscrit en faux par rapport à tout un
contexte.16" Comment ne pas voir dans ces remarques une analyse
précise de la chute progressive de Béatrice ou des erreurs du Pion de
la Reine Blanche, qui se laisse entraîner hors du chemin de la vertu:
"If this be virtue’s path, ’tis a most strange one./I never came this way
before." (2.1.74-75). Le pervers cherche toujours à débaucher l’autre
de sa dignité (c’est le Cavalier Noir qui s’acharne sur le Gros Fou
retranché derrière ses hautes fonctions, De Flores qui veut que
Béatrice s’abaisse à son niveau), de sa pureté (le Pion du Fou Noir qui
s’en prend au Pion de la Reine Blanche, ou Lollio qui tente de séduire
Isabella), ou de sa puissance (le Cavalier Noir qui veut capturer le
Cavalier Blanc).
- L’importance enfin, pour les pervers, du travestissement, de la
mascarade, du jeu, des artifices, que l’on retrouve dans les
changements de couleur, c’est-à-dire de costume, du Pion du Roi
Blanc et du Gros Fou, les "turncoats" de la Partie d’échecs, mais aussi
dans le déguisement du Pion du Fou Noir, dans la parade face au
miroir magique, ou encore dans le test de virginité truqué par Béatrice.
–––
14
Clavreul, p. 98.
Clavreul, p. 110.
16
Clavreul, p. 110.
15
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Antoine Ertlé
Tous les pervers de nos deux pièces cherchent à créer une
illusion, au prix d’efforts considérables qui les obligent "à briller d’un
éclat particulièrement vif aux yeux de ceux qui les observent et qu’ils
doivent éblouir.17" C’est le cas du Cavalier Noir dont la verve étonne
même ses propres partenaires, qui récite voluptueusement dans les
plus belles tirades de la Partie d’échecs le catalogue de ses haut faits,
tel un Don Juan politique, et déclare enfin à sa proie: "I will
change/To any shape to please you, and my aim/Has been to win your
love in all this game" (4.4.42-44). C’est le cas de Béatrice qui semble
prise dans un tourbillon, ou perdue dans un labyrinthe selon ses
propres termes, auquel elle tente d’échapper par une course insensée,
changeant de partenaire, de conviction, d’humeur, telle la girouette
emblématique du début de la pièce. C’est enfin le cas de De Flores
dont la vie toute entière est vouée au seul assouvissement du désir
destructeur que lui inspire sa maîtresse et pour lequel il est prêt à tout
endurer.
Les caractéristiques décrites par le psychanalyste, qui
s’appliquent avec une facilité déconcertante aux personnages des deux
pièces, rappellent étrangement les constatations de Bacon dans son
essai sur la difformité, où on peut lire:
Whosoever hath anything fixed in his person that doth induce
contempt, hath also a perpetual spur in himself to rescue and deliver
himself from scorn; therefore, all deformed persons are extreme
bold: first, as in their own defence, as being exposed to scorn, but in
process of time by a general habit. Also it stirreth in them industry,
and especially of this kind to watch and observe the weakness of
others, that they may have somewhat to repay18.
Bacon insiste sur l’importance du regard pour les êtres
difformes; importance que l’on retrouve pour le pervers qui prend du
plaisir à voir et être vu, qui s’attache à créer une illusion qui est avant
tout une illusion d’optique. Middleton et Rowley n’agissent-ils pas en
maîtres de l’illusion d’optique en créant deux pièces, deux
anamorphoses dont les éléments déformés ou difformes trouvent leur
sens sur la scène du théâtre?
–––
17
Clavreul, pp. 107-108.
Francis Bacon, "Of Deformity", in The Works of Francis Bacon, vol. I, Essays. The
World’s Classics (Oxford, 1902), pp. 121-122.
18
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"Tourments des temps, tourments des âmes: The Changeling (1622)…"
La scopophilie du pervers nous amène, pour conclure, à nous
arrêter sur un point qui pourrait expliquer l’étrange fascination que le
lecteur ou le spectateur moderne, à l’instar de Havelock-Ellis, éprouve
à la lecture ou à la représentation de ces pièces dont chaque vers
recèle un double sens, dont chaque mot revêt une double acception
(play, take, game, meet ou fall donnent aux deux pièces une couleur
grivoise qui domine aisément le noir et blanc de l’échiquier ou les
nuances de gris du château de Vermandero), ces pièces où le
changeling n’est pas celui qu’on pense, et où le jeu des rois n’est plus
qu’une vulgaire foire d’empoigne.
Ce désir de voir n’est-il pas également celui du lecteur ou du
public, entraîné dans une relation perverse où il devient voyeur face à
des acteurs exhibitionnistes? Formulée en ces termes, la comparaison
est sans doute un peu trop facile. Il n’en reste pas moins que
l’étonnante proximité constatée entre les thèmes et les méthodes de
Middleton et de Rowley et les observations de la psychanalyse
moderne révèle une facette particulièrement intéressante du théâtre
jacobéen, miroir des tourments de l’âme et des transformations du
monde, théâtre des passions, que le public d’aujourd’hui – qu’il soit
pervers ou non – devrait pouvoir plus souvent applaudir avec
délectation.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Antoine Ertlé
Bibliographie sommaire
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© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
D’Othello à Otello: les avatars du Maure1
Alexis TADIÉ
Maison Française d'Oxford / Université Paris VII – Denis Diderot
"L’année dernière le soldat qui était en faction dans l’intérieur
du théâtre de Baltimore, voyant Othello qui, au cinquième acte de la
tragédie de ce nom, allait tuer Desdemona, s’écria: "Il ne sera jamais
dit qu’en ma présence un maudit nègre aura tué une femme blanche."
Au même moment le soldat tire son coup de fusil, et casse un bras à
l’acteur qui faisait Othello. Il ne se passe pas d’année sans que les
journaux ne rapportent des faits semblables. Eh bien! ce soldat avait
de l’illusion, croyait vraie l’action qui se passait sur la scène". L’année
dernière, c’est-à-dire bien sûr en août 1822, car c’est Stendhal qui
raconte l’anecdote dans le premier Racine et Shakespeare. On se
souvient en effet que c’est l’illusion dramatique qui le passionne chez
l’auteur d’Othello: "Toute la dispute entre Racine et Shakespeare se
réduit à savoir si, en observant les deux unités de lieu et de temps, on
peut faire des pièces qui intéressent vivement des spectateurs du XIXe
siècle, des pièces qui les fassent pleurer et frémir, ou, en d’autres
termes, qui leur donnent des plaisirs dramatiques, au lieu des plaisirs
épiques qui nous font courir à la cinquantième représentation du Paria
ou de Régulus." Le spectateur de Racine applaudit poliment à l’issue
de la représentation, le spectateur de Shakespeare est soumis à une
illusion parfaite, qui lui remue l’âme. Et c’est Shakespeare, bien sûr,
qui donne à l’opéra italien et parfois français certains de ses plus
–––
1
On lira ici le texte d’une conférence prononcée en juin 2004 devant l’Association
pour le Rayonnement de l’Opéra de Paris. Je n’ai apporté que peu de modifications au
style oral d’une conférence qui n’avait pas de finalité spécifiquement universitaire, et
ai préféré, pour cette raison, conserver les citations en français. Toutes les références
sont données à l’édition de la Pléiade, dans la traduction de Jean-Michel Déprats, à
partir du texte établi par Gisèle Venet et Line Cottegnies. Les lecteurs de l’édition
verront tout ce que cette conférence doit à la remarquable notice de Gisèle Venet.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
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Alexis Tadié
grands livrets: Roméo et Juliette, Othello, Macbeth, Les Joyeuses
Commères de Windsor, Hamlet, pour ne citer que les plus connus.
Mais l’anecdote stendhalienne, fort bien choisie, j’allais dire
inventée, rappelle aussi le scandale de la situation dramatique, de ce
Maure dont on a débattu pour savoir s’il était arabe ou africain, en tout
cas amant, mari, et assassin d’une noble vénitienne. Cette question de
la race d’Othello est d’importance pour saisir la puissance de
l’intrigue, et le pouvoir de la pièce de Shakespeare. Et si ce n’était pas,
au départ, l’essentiel (encore que…), l’histoire a rendu cette question
centrale, et nous y reviendrons: elle est indispensable pour
comprendre l’intérêt et la fortune d’Othello. Ces quelques remarques
pour se souvenir de l’importance de Shakespeare pour le siècle
romantique, pour redire la force dramatique de la pièce, et le scandale
qu’elle peut provoquer par son sujet. Si Verdi, à l’instigation de Boïto,
s’est tourné vers cette œuvre, c’était dans un contexte qu’il faut avoir
présent à l’esprit. Peut-être, au demeurant, Boïto et lui l’ont-ils
transformée en œuvre romantique.
Mais le contexte est évidemment plus compliqué, parce que
c’est le Verdi vieillissant, dont on pouvait penser qu’il n’écrirait plus
d’opéra, qui accepte finalement d’adapter une tragédie de la fin de
l’œuvre de Shakespeare: comme si la grande maturité du compositeur
se confrontait à celle du poète. Il y a aussi une raison aux hésitations
de Verdi, une circonstance non avouée, qui tient au fait que l’opéra
italien a déjà son Otello, que lui a donné Rossini, et qui passe pour le
grand opéra du siècle, aux yeux de presque tous. Je dis presque tous,
pour signaler quand même que quelqu’un — Stendhal, pour ne pas le
nommer — écrit par exemple d’Otello dans sa Vie de Rossini: "Par
quoi le faiseur de libretto italien a-t-il remplacé cette situation parfaite
d’Othello racontant devant nous l’histoire de ses amours? Par une
entrée triomphale d’un général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui
depuis cent cinquante ans fait la fortune du grand Opéra français, et
paraît sublime au provincial étonné."
C’était donc là tout le défi de Boïto et de Verdi: adapter
Shakespeare dont la puissance dramatique, dans Othello, paraît se
prêter à l’opéra, et en même temps échapper à la domination de
l’œuvre de Rossini pour, bien sûr, la dépasser. Je propose donc de
réfléchir aux modalités de cette adaptation, aux façons dont Boïto et
Verdi ont interprété la tragédie de Shakespeare, mais peut-être aussi,
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"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
par là, de suggérer des façons dont l’histoire nous conduit à retourner
toujours vers Othello, et peut-être à écouter Verdi avec d’autres
oreilles.
Shakespeare adaptateur: la transformation de types en personnages,
de situations en action.
Puisque l’on parle d’adaptation, c’est-à-dire de comparaison,
il convient de revenir aux sources. Car Shakespeare n’invente pas son
sujet, mais le trouve dans un conte du XVIe siècle italien inclus dans
l’Hecatommithi de Giraldi Cinthio (1565). Ce recueil contient en effet
une nouvelle que Shakespeare connaissait en italien, et peut-être aussi
dans sa traduction française parue en 1583 (mais on ne connaît pas de
traduction anglaise à l’époque). À la fois par son sujet, mais aussi, à
l’occasion, dans le détail de la formulation, Shakespeare s’inspire du
texte italien: c’est en effet la première structure de l’histoire d’Othello.
Dans le septième conte de la troisième décade, tout entière
consacrée aux infidélités conjugales, on voit apparaître un capitaine
maure qui prend pour épouse une dame vénitienne, appelée
Disdemona (le capitaine n’a pas de nom dans le conte italien). Nommé
commandant des forces vénitiennes à Chypre, il s’embarque avec sa
femme, ainsi que son enseigne, homme de belle apparence mais, nous
dit le texte, de la nature la plus scélérate qui soit. Son vil caractère, le
texte y insiste, est dissimulé à la perfection, au point que l’on croirait
voir un Hector ou un Achille. Un caporal, ami du capitaine maure et
de sa femme, les accompagnait également. Dans le texte italien, le
scélérat est en outre ardemment amoureux de la dame vénitienne, et
résolu à profiter d’elle. Malgré ses efforts pour arriver à ses fins, la
dame l’ignore, et le scélérat de croire que c’est au caporal que la dame
réserve ses faveurs. Il se livre alors à une machination diabolique pour
écarter le caporal, qui le conduit à accuser la dame d’adultère. J’insiste
sur ses détails parce qu’ils ne figurent pas chez Shakespeare: dans le
conte italien, les motivations psychologiques du scélérat sont on ne
peut plus claires. Selon un schéma bien connu, l’amour frustré s’y
transforme en cette haine qui anime le personnage de l’enseigne. Chez
Shakespeare, cette possibilité reste bien sûr présente, mais le texte
anglais se refuse à trancher: l’ambiguïté du personnage de Iago est
essentielle, parce qu’elle permet au dramaturge anglais de susciter des
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Alexis Tadié
sentiments contradictoires chez le spectateur; chez Cinthio, le scélérat
se rapproche davantage du type que du personnage.
L’enseigne lance sa machination: suite à une punition
encourue par le caporal, il prend avantage de l’intercession de la
femme du capitaine maure auprès de celui-ci, et glisse une allusion
perfide, dont Shakespeare reprend la lettre et l’esprit ("Regardez votre
femme, observez-la bien"). Les premières altercations entre le Maure
et Disdemona sont renforcées par le scélérat qui dit à son capitaine
que sa femme est "déjà ennuyée de vostre taint noir". Nous
reviendrons sur cette question de teint, mais la question raciale qui
surgit dans le texte italien est évoquée par Othello dans ces termes
mêmes, alors qu’il s’interroge sur les raisons de l’abandon de
Desdemona ("Peut-être parce que je suis noir,/ Et n’ai pas les manières
doucereuses / Des courtisans" 3.3.266-9) et ne quittera pas le débat
autour de l’œuvre.
C’est alors que surgit le deuxième plan machiavélique de
l’enseigne: il dérobe lui-même sur la personne de Disdemona le
mouchoir qu’elle affectionne particulièrement, et le place dans la
chambre du caporal. Celui-ci le trouve, le rapporte à Disdemona,
croit-il, en l’absence de son mari, mais celui-ci revient impromptu, et
le caporal s’enfuit. Les soupçons s’accumulent. Le Maure s’enquiert
auprès de son épouse du fameux mouchoir, évidemment introuvable.
C’est alors, nous dit le texte italien, que l’idée de tuer sa femme germe
dans l’esprit du Capitaine. De son côté, Disdemona commence à
douter de la justesse d’un mariage qui a été formé contre l’avis de la
famille, alors que tout, Nature, Ciel et habitudes de vie séparent le
Maure de la Vénitienne. C’est Iago, chez Shakespeare, qui reprendra
ces paroles: "N’avoir pas de goût pour tant de prétendants/ De son
pays, de sa couleur, et de son rang, / Ce vers quoi en toute chose nous
voyons tendre la nature" (3.3.233-5). L’aveu d’impuissance de la fille
de noble vénitien devient déclaration diabolique, placée dans la
bouche de Iago, adressée à Othello.
Les deux compères fomentent le meurtre du Caporal, que doit
entreprendre l’enseigne, ainsi que celui de la femme, qui sera mise à
exécution de concert par les deux hommes. L’enseigne entreprend de
tuer le Caporal, mais ne parvient d’abord pas à l’achever (quoiqu’il lui
coupe la jambe en deux, détail sympathique que reprendra
Shakespeare). La femme doit mourir assommée (c’est avec une
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"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
chaussette pleine de sable qu’ils décident de la tuer, parce que, les
amateurs de mauvais romans policiers le savent bien, cela ne laisse
pas de trace), et le plafond lui tomber ensuite sur la tête, pour
dissimuler le forfait. Dont acte. Mais l’enseigne continue sa
vengeance, et poursuit le Maure jusqu’à sa perte, en expliquant au
Caporal que c’est le capitaine qui lui a coupé la jambe, par jalousie, et
lui révèle par là-dessus que le Maure a assassiné sa femme. Celui-ci,
torturé, n’avoue rien, est banni, puis tué par la famille de Disdemona.
L’Enseigne pour sa part continue d’accuser les uns et les autres, et
finit par mourir sous la torture, d’une explosion interne de ses organes.
Si je me suis permis de relater à grands traits ce conte, c’est
non seulement parce que peu de gens le lisent aujourd’hui, mais
surtout parce qu’on y voit paraître plusieurs éléments importants. Tout
d’abord, il est indéniable que la forme générale du récit est identique à
la pièce de Shakespeare: la source est bien là, et je dirais volontiers
qu’elle est structurale. Des acteurs (un capitaine maure, une femme
vénitienne, un scélérat et sa femme dont je n’ai pas parlé pour
simplifier, un caporal), des fonctions (le mari, la femme, l’amant
éconduit, l’amant supposé), des objets (quelques armes, un mouchoir)
et des passions (l’amour, la haine, la jalousie). La spécificité de
chaque personnage apparaît clairement: le capitaine maure extérieur
aux familles vénitiennes, la dame vénitienne en contravention avec
son milieu, l’enseigne jaloux, etc. Certains thèmes importants sont
soulignés: je pense bien sûr à la question raciale, mentionnée à
plusieurs reprises par le texte italien. Des péripéties disparaîtront de la
pièce: la fin notamment, à ressorts, a une plus grande pureté chez
Shakespeare.
Quelle a été la contribution de Shakespeare à cette histoire?
Ou, si l’on préfère, que manque-t-il alors à Cinthio pour être
Shakespeare? Le premier point, le plus évident pour qui lit Cinthio
après avoir lu Othello, est l’absence de caractérisation chez Cinthio.
J’ai dit la simplicité de la motivation psychologique de l’enseigne:
celle-ci n’est jamais plus remise en question, et c’est le caractère
maléfique qui le pousse de l’avant. Chez Shakespeare au contraire, les
possibles sont toujours ouverts, l’interrogation sur les raisons d’une
action toujours envisageable, une identification toujours amenée. Dans
le conte italien, de plus, c’est l’accumulation de péripéties qui fait le
récit. Chez Cinthio, il n’y a rien en dehors des situations; chez
Shakespeare, il n’y a rien dans les situations. En ce sens, si
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Shakespeare a trouvé chez Cinthio une structure, il n’y a trouvé que
cela.
Prenons l’exemple du personnage fourbe, qui devient Iago
chez Shakespeare (le nom est curieusement espagnol). Dans la
tragédie, Iago apparaît comme un personnage maléfique par son
langage: il se caractérise par une propension au juron, à l’insulte, à la
remarque d’ordre sexuel. La première scène de la pièce, entre
Roderigo, que Iago va persuader de poursuivre Desdemona de ses
faveurs, et Iago, se termine par une forme de charivari, un raffut
provoqué par les deux compères pour perturber la nuit de noces
d’Othello et de Desdemona, et amener le père de celle-ci à prendre des
mesures. Iago dit à Brabantio (le père): "un vieux bélier noir/ Grimpe
votre blanche brebis", et complète avec l’expression rabelaisienne sur
"la bête à deux dos" (1.1.85). Un peu plus loin, c’est à Cassio, le
caporal du conte, que Iago explique par un jeu de mots qu’Othello
s’est trouvé un navire sur lequel embarquer, mais le mot utilisé pour
embarquer a aussi le sens sexuellement marqué d’entrer. On pourrait
multiplier les exemples, mais la vilenie du personnage apparaît déjà
dans le langage.
De plus, je le mentionne parce que Boïto reprendra le procédé
en le modifiant, Iago se livre dès la première scène à une profession de
foi (1.1.41-65), un peu énigmatique par endroits: Iago explique qu’à
servir le Maure il ne fait que se servir lui-même, qu’il n’est que
dissimulation ("je ne suis pas ce que je suis" 1.1.65), et que s’il était le
Maure, il ne serait pas Iago. Cette déclaration minimale ne livre pas
une motivation, mais suggère que tout le personnage de Iago tient
précisément dans un inaccessible, dans un renversement des
apparences toujours possible. Si la raison avouée de sa jalousie est
donnée par la promotion dont va bénéficier Cassio alors que lui, Iago,
reste enseigne, on voit bien que les raisons ne peuvent en être que plus
complexes (y compris celle avancée par Cinthio, d’un fort désir à
l’endroit de Desdemona). Chez Verdi, Iago prononce une grande
profession de foi, un "credo": "Credo in un Dio crudel", qui se termine
autant par une soumission au diable que par une déclaration
d’athéisme: "le Morte è il Nulla, è vecchia fola il Ciel" (le ciel est une
fable). Le romantisme est évidemment passé par là, mais chez
Shakespeare il ne saurait y avoir de telle profession. Le personnage
n’a d’autre philosophie que celle de l’énigme des apparences.
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"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
Le deuxième trait que je voudrais isoler ici, peut-être le plus
profond dans le personnage, c’est son pouvoir manipulateur. Certes, la
machination existe chez Cinthio, mais elle acquiert au théâtre une
beaucoup plus grande dimension, puisque, comme Boïto lui-même le
note, Iago est véritablement l’auteur du drame. Plusieurs éléments
permettent de préciser: d’abord, si Iago parle trop, déverse injures et
obscénités, il est aussi celui qui ne parle pas assez: dès les premiers
vers de la pièce, on comprend que Iago a refusé de livrer des
informations à Iago: "mais vous ne voulez pas m’écouter" (1.1.4), ditil à Roderigo. Et toute la machination se fonde sur des allusions, des
réticences à parler, des silences entendus, dont Othello même perçoit
la nature ("Je t’ai entendu dire à l’instant que tu n’aimais pas cela"
3.3.112; ou encore: "Je t’en prie, parle-moi comme à tes pensées,/ Dismoi ce que tu rumines, et donne à la pire pensée/ Le pire mot"
3.3.134-6 ). Le poison que, semblable à l’assassin du père de Hamlet,
Iago verse dans l’oreille d’Othello (2.3.338) tient justement dans ce
pouvoir de retenir les mots, de ne pas livrer ses pensées, de faire
miroiter les apparences. Ce sont de bien faibles mots autour desquels
se construit toute la machination: "honnête", "penser", "savoir". Toute
la scène 3 de l’acte III tourne autour de ces mots: "N’est-il pas
honnête?" demande Othello à propos de Cassio. Et la suite: "I:
Honnête, mon seigneur?/ O: Honnête? Oui, honnête./ I: Mon seigneur,
pour ce que j’en sais./ O: Qu’est-ce que tu en penses?/ I: Ce que j’en
pense, mon seigneur?" (3.3.103-8). Les apartés de Iago, d’autre part,
sont autant d’indications théâtrales sur les personnages, sur le
déroulement de l’action, sur les mesures à prendre. Iago est à la fois le
commentateur des événements ("Le Maure change déjà sous l’effet de
mon poison" 3.3.329a), et surtout le meneur de la pièce, le metteur en
scène, pour ne pas dire son auteur: laissé seul, il indique souvent la
marche à suivre, prévoit l’étape suivante, et pour finir, commente les
conséquences prévisibles des actions ("qu’il tue Cassio, / Ou que
Cassio le tue, ou qu’ils se tuent l’un l’autre, /À tous les coups je
gagne" 5.1.12-3). Toute la pièce dont l’action se déroule selon les
indications de Iago, est en un sens la victoire de celui-ci. Il est
davantage que le héros de la tragédie (Othello). Il manipule les autres
personnages comme les spectateurs. Il devient l’égal, peut-être
l’image du dramaturge.
De plus, la pièce de Shakespeare est composée à un moment
historique et philosophique qui est celui du déclin de la Renaissance.
Les années 1600 marquent un tournant, au moins intellectuel, dans la
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perception de l’univers. On le voit au théâtre, avec Christopher
Marlowe qui compose son Faust dans les dernières années du siècle:
Faust étouffe sous le savoir constitué de la Renaissance, recherche le
nouveau, et son adhésion au satanisme traduit le vertige de la volonté
de savoir, l’ivresse des mondes nouveaux. On le voit encore chez
Shakespeare avec Hamlet, la plus métaphysique peut-être de ses
pièces: souvenons-nous de l’articulation de deux mondes, le monde
ancien (dés)incarné par le père d’Hamlet, et le monde nouveau de la
fin de la pièce, celui que va prendre en main Fortimbras qui tournera
le dos aux "actes charnels, sanglants, contre nature". C’est enfin
Othello qui, comme le dit Gisèle Venet, est la moins abstraite des
tragédies: elle rompt la relation entre le microcosme humain et le
macrocosme en faisant naître un couple au bonheur parfait, mais qui
s’appuie néanmoins sur un désordre du monde, qu’on le voie dans les
récits d’Othello au premier acte de la pièce de Shakespeare, dans
l’union "contre nature" d’Othello et de Desdemona, ou dans la
tempête qui ouvre l’opéra de Verdi. Brabantio, le père de Desdemona,
s’en émeut: "Car si de telles actions peuvent avoir libre cours,/
Esclaves, et païens, seront bientôt nos gouvernants" (1.3.91-2). Au
début du XVIIe siècle, ce n’est pas seulement le teint noir qui dérange,
mais la reine Elisabeth a prononcé en 1601 un arrêté d’expulsion (le
XXe siècle finissant n’a rien inventé) à l’encontre des Maures noirs.
La fragilité du monde qu’Othello aperçoit à la fin de la pièce, après
avoir tué Desdemona, le chaos vers lequel il se précipite, sont alors le
seul avenir promis à la tragédie.
Rossini et l’adaptation: la dénaturation d’une tragédie
La première adaptation musicale, on le sait, est celle de
Rossini, dont l’Otello est donné pour la première fois en 1816, sur un
livret de Francesco Berio. Il est intéressant, bien sûr, qu’il y ait eu là
l’un des grands succès de Rossini, qui impose le sujet pour tout le
siècle. Peut-être est-ce le romantisme qui accueille la tragédie
shakespearienne avec passion. Peut-être est-ce la composition
musicale, l’apparition du grand opéra sur les scènes européennes.
Peut-être enfin, est-ce le troisième acte de la tragédie. Quelles que
soient les raisons, elles suffisent en tout cas à occulter le fait que
l’adaptation a soigneusement dénaturé le texte. Je ne veux pas
simplement renvoyer au fait que le mouchoir a été remplacé par une
boucle de cheveux, que le librettiste a préféré faire de Iago un amant
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"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
éconduit par Desdemona, ou encore que le père de Desdemona est un
épouvantable père possessif rempli de colère par le mariage d’Otello
et de Desdemona. Et je ne parle même pas d’Otello et de Rodrigo
sortant s’affronter en duel vers la fin du deuxième acte. Trop de
péripéties empêchent l’action de se développer selon la pureté des
lignes de la machination de Iago et de la jalousie d’Otello. C’est que le
librettiste s’est manifestement tourné à la fois vers le texte de
Shakespeare, et vers l’original de Cinthio, ce qui retire à l’opéra toute
unité dramatique; seule la fin de l’opéra retrouve une partie de la force
de la tragédie, non pas dans l’air du saule mais dans l’air du gondolier
justement célèbre au XIXe siècle, et que Liszt par exemple allait
transcrire dans le second mouvement de Venise et Naples.
Impossible évidemment de donner une analyse du livret, alors
qu’elle a été si magnifiquement écrite par Stendhal, qui livre son
adaptation personnelle de la tragédie shakespearienne. Pour Stendhal,
la première erreur tient à l’affaiblissement considérable du personnage
d’Othello, et il fallait maintenir ce que Stendhal appelle dans sa Vie de
Rossini "Cette grande condition morale de l’intérêt, la vue de la mort
certaine d’Otello dans le lointain". Orson Welles, à l’inverse, l’avait
bien compris, car son film débute sur les images de la procession
d’enterrement de Desdemona et d'Othello. Stendhal poursuit son
analyse en soulignant en particulier dans le premier acte de l’Othello
de Shakespeare qu’il y a matière à trois situations dramatiques
essentielles. D’abord, le charivari, dans lequel Stendhal comprend
qu’il y a la substance d’un chœur. Ensuite, la passion d’Othello pour
Desdemona, qui fournirait prétexte à un air pour Othello. Enfin,
l’histoire qu’Othello fait de son amour devant l’assemblée des
sénateurs de Venise: Stendhal y trouve un quintetto admirable. Et
Stendhal de conclure:
Voilà trois scènes de suite qui nous montrent Othello amoureux à la
folie, et qui de plus nous intéressent à son amour, en nous faisant
connaître en détail comment, malgré la couleur cuivrée de son teint,
il a pu gagner le cœur de Desdemona, chose fort nécessaire; car nous
ne pouvons plus voir de défauts physiques dans un amant préféré. Si
jamais un tel homme tue sa maîtresse, ce ne sera pas par vanité, cette
idée affreuse est à jamais écartée. Par quoi le faiseur de libretto
italien a-t-il remplacé cette situation parfaite d’Othello racontant
devant nous l’histoire de ses amours? Par une entrée triomphale d’un
général vainqueur, moyen heureux et neuf, qui depuis cent cinquante
ans fait la fortune du grand Opéra français, et paraît sublime au
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Alexis Tadié
provincial étonné. […] Après cette cruelle ineptie d’être allé choisir
un lieu commun qui fait contresens, il n’y a plus rien à dire du
libretto. Il fallait que le génie de Rossini sauvât l’opéra, non pas
malgré la sottise des paroles, rien de plus commun, mais malgré le
contresens des situations, ce qui est bien autrement difficile.
Cette analyse de Stendhal est passionnante à plusieurs titres: d’abord
parce qu’elle montre une perception tout à fait remarquable de la
construction de la tragédie de Shakespeare. Ensuite parce qu’elle
révèle une intelligence de la nature de l’opéra comme genre, qui lui
permet d’exercer son jugement. En outre, et nous y reviendrons, parce
que Boïto a lui aussi décidé de sacrifier le premier acte de la pièce
anglaise. Cette destruction à laquelle procède l’opéra de Rossini, ou
plus exactement son livret, nous enseigne enfin la complexité de ce
que serait une adaptation réussie. Si l’incarnation du Maure de Venise,
trouvée chez Cinthio, acquiert chez Shakespeare une tout autre
dimension, on voit dans ce premier Otello avec quelle facilité cette
dimension peut s’évanouir.
Et Stendhal, non pas de conclure, mais de donner à chacun la
clé d’une écoute raisonnée de l’Otello de Rossini: "Dans Otello,
électrisés par des chants magnifiques, transportés par la beauté
incomparable du sujet, nous faisons nous-mêmes le libretto." C’est là
le paradoxe suprême, à mon sens, des opéras tirés de Shakespeare, et
je partage bien évidemment le sentiment de Stendhal: la force de ses
pièces est telle que leur souvenir plane sur les adaptations de
librettistes pas toujours très inspirés. Les mythes qu’il a créés
s’imposent à la musique par delà les reconstructions dramatiques
données par l’intrigue de l’opéra: c’est vrai de l’Otello de Rossini,
c’est vrai aussi, par exemple, des Capulet et des Montaigu de Bellini,
même s’il n’est pas vraiment tiré de Shakespeare. La connaissance,
même imparfaite que l’on peut avoir des tragédies shakespeariennes
(ou comédies, dans le cas de Falstaff) vient influencer notre
perception des œuvres, renforcer notre écoute, approfondir notre
connaissance de l’opéra.
Car bien sûr la pièce de Shakespeare est elle-même empreinte
de musique, est elle-même musique comme l’a suggéré un critique il y
a fort longtemps. À l’harmonie d’Othello et de Desdemona, Iago ne
réagit-il pas en disant: "Oh! vous voilà au diapason maintenant,/ mais
je fausserai les clés qui font cette musique,/ Honnête comme je le
suis" (2.1.195-7)?
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"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
Boïto-Verdi, histoire d’une collaboration:
transformations, la relecture d’un mythe
les
obstacles,
les
On connaît les difficultés que Verdi a rencontrées dans la
composition d’Otello. Plus exactement, ces difficultés se situent en
amont. Peu nous importe ici le détail des circonstances qui ont mené
Boïto à Verdi, elles sont racontées dans les meilleures biographies. On
sait que depuis 1871, et la première d’Aida, Verdi semble s’être retiré
de la composition d’opéra, se contentant en particulier de diriger des
concerts de son Requiem. De plus, Verdi n’avait à l’origine que peu
d’estime pour Boïto. Les circonstances firent que Verdi fut mis en
présence de Boïto, puis de l’adaptation de l’Othello de Shakespeare
qu’il commençait à composer. Nous sommes alors en 1879. Mais le
processus est long: c’est en 1887 qu’a lieu la première représentation
de l’opéra. L’idée continue donc de germer dans l’esprit de Verdi,
dont la correspondance garde les traces d’un intérêt indéniable pour
l’œuvre de Shakespeare, commentant ici le personnage de Iago ("Ce
Iago, c’est Shakespeare, l’humanité, c’est-à-dire une part de
l’humanité"2), revenant là sur l’ineptie du livret de l’Otello de Rossini
qui avait dénaturé l’original.
Le livret de Boïto prend forme progressivement, parfois sur
les indications de Verdi. Il est manifeste que le sujet se prête
admirablement à l’opéra: une situation dramatique simple, des
personnages clairement construits, une progression inexorable vers la
fin, et la mort, comme disait Stendhal, pour seul horizon. Peut-être
trop, si l’on en croit George Bernard Shaw, que l’on sait par ailleurs
grand amateur de musique: "la vérité c’est que ce n’est pas Otello qui
est un opéra italien écrit dans le style de Shakespeare, Othello est une
pièce écrite par Shakespeare dans le style de l’opéra italien… Les
personnages sont des monstres; Desdemona est une prima donna avec
mouchoir, confidente et grand air; Iago n’est un homme que lorsqu’il
se débarrasse de son rôle de méchant de tréteaux; les transports
d’Othello sont exprimés par une musique absurde qui fait rage du
Propontique à l’Hellespon (3.3.456-61); et l’intrigue est une intrigue
de farce portée par un procédé très faible qui repose sur un mouchoir
–––
2
Lettre à Morelli, 7 février 1880.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
420
Alexis Tadié
et qu’un seul mot peut faire échouer à tout moment". L’ironie est
facile…
En le construisant, Boïto fait prendre au livret une forme
autre. Le premier point, essentiel, est la suppression du premier acte
vénitien. Dans la tragédie de Shakespeare, cet acte d’exposition, dont
on a vu avec quel talent Stendhal l’analysait, permet de mettre en
place des éléments d’importance: la rage de Iago, les premiers signes
de la supériorité de celui-ci sur Othello, le magnifique discours
d’Othello aux sénateurs. Dans ce discours, en particulier, le spectateur
perçoit le peu d’éloquence du militaire ("Je vous ferai le récit simple
et sans fard/ De toute la carrière de mon amour, par quelles drogues,
quels charmes,/ Quelles incantations, et quelle puissante magie…/J’ai
conquis sa fille" 1.3.82; je souligne), le passé complexe du
personnage, la façon en même temps dont son talent de conteur lui a
permis de séduire Desdemona ("d’écouter ces récits/ Desdemona
avait le profond désir"; voir 1.3.133-46), la naissance de leur amour
("Elle m’aima pour les dangers que j’avais traversés,/ Et je l’aimai
d’en avoir pris pitié" 1.3.156-7 ). Et puis aussi l’amour de Desdemona
pour Othello, soumise à celui-ci et qui souhaite l’accompagner à
Chypre (incidemment, chez Rossini, pas de Chypre, tout se passe à
Venise). C’est enfin le contraste entre Iago et Othello qui est
clairement dessiné: l’honnête Iago comme l’appelle Othello dans toute
la pièce, contraste avec la faiblesse de ce dernier décrite
admirablement par Iago: "le Maure est une nature ouverte et franche, /
Qui croit les hommes honnêtes pour peu qu’ils le paraissent,/ Et il se
laissera docilement conduire par le nez…/ Comme les ânes!" (1.3.37881). L’une des données fondamentales du premier acte, et sur laquelle
nous reviendrons, tient à la vulnérabilité d’Othello: il est déjà la
victime de Iago, il est l’objet d’attaques de la part des grands de
Venise, mais il répond à ces attaques avec la noblesse nécessaire: il est
le paria superbe.
Ce pourrait être la caractérisation d’Othello qui est en partie
sacrifiée par Boïto, la noblesse qui cède et craque petit à petit sous la
jalousie. C’est là que l’écho de Shakespeare, que la musique, que le
jeu du chanteur peuvent permettre de retrouver cette grandeur d’âme
qui risque de ne faire d’Othello qu’un mari jaloux… C’est là aussi que
l’on se rend compte de l’admirable concentration provoquée par Boïto
et Verdi, où le duo d’amour du premier acte de l’opéra reprend et
rappelle plusieurs scènes analogues de la pièce. Ce que je dis de la
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
421
"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
musique serait presque une banalité, si ce n’était aussi le sentiment
qu’énonce Boïto à Verdi, alors que ce dernier craignait que la fin du
troisième acte ne dénature Shakespeare: "Une atmosphère, écrit Boïto,
qui a été détruite, peut être recréée. Huit mesures suffisent à
ressusciter un sentiment; un rythme peut établir à nouveau un
personnage; la musique est le plus puissant de tous les arts: c’est sa
logique propre, plus libre et plus rapide que la logique de la parole, et
bien plus éloquente". L’acte trois se termine effectivement sur la
célébration d’Othello victorieux, écho de celle qui ouvre l’œuvre et lui
redonne par là une partie de son sens, sur Othello maudissant
Desdemona, sur Othello s’évanouissant, et l’ironie de cette célébration
magistrale doublée d’un Othello rongé par la jalousie est encore
accentuée par la superbe de Iago: "Ecco il Leone!"
Plus précisément, la fragilité du monde shakespearien,
l’inquiétude de cette fin de Renaissance devant des mondes qui
s’ouvrent et ne sont pas toujours appréhendés avec la curiosité du
Nouveau, ne correspond peut-être plus à la sensibilité d’un
romantisme que je n’ose pas dire finissant. Il était logique, essentiel,
que Boïto se concentrât sur la puissance dramatique de la tragédie, sur
son noyau de tragédie de la jalousie. Il risquait, ce faisant, de
l’affaiblir, mais le drame ne pouvait se jouer, pour le public de la fin
du XIXe siècle, que dans la simplicité de l’amour écrasé.
Un deuxième aspect de la tragédie shakespearienne, occulté
par la suppression de l’acte vénitien, tient dans la dimension politique
de la pièce, qui sans être centrale pose tout de même quelques
problèmes intéressants, que je mentionne rapidement: le premier acte,
la mise en scène du rapport de pouvoir entre Othello et les
gouverneurs de la République de Venise confère en effet au
personnage d’Othello une dimension que sa victoire ne suffit pas à
épuiser. Othello est de fait le sauveur de l’Etat, celui à qui Venise doit
ses victoires. La raison d’Etat apparaît comme l’un des moteurs de la
tragédie, c’est le statut externe, pour ne pas dire de paria d’Othello qui
se trouve renforcé par sa non-appartenance à l’Etat. Plus précisément,
Venise apparaît comme la cité qui à la fois accueille les étrangers
(Othello ou Shylock) et les met au ban si nécessaire. L’ambiguïté de la
position d’Othello trouve donc en partie sa force dans la dimension
politique de la tragédie, et peut-être plus particulièrement dans ce
premier acte. Son caractère externe à la République, que lui-même
rappelle au début, renforce sa fragilité, et s’il cède à la torture de Iago,
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
422
Alexis Tadié
ce n’est peut-être pas par simple propension à la jalousie. À la fin de
la tragédie, le premier acte revient en écho dans les derniers échanges
entre Lodovico et Othello: "un homme dont les yeux vaincus, / Peu
habitués à s’attendrir,/ Versent des larmes autant que l’arbre d’Arabie/
Sa gomme médicinale" 5.2.331-4). En supprimant le premier acte, le
livret de Boïto retire alors toute référence à la dimension de la
politique, concentre l’action (cela était évidemment nécessaire) sur la
tragédie domestique, mais ce faisant ôte une partie de la perspective
que le spectateur de Shakespeare pouvait avoir sur l’univers politique.
Le dernier aspect que Boïto supprime de son livret, fait
pourtant la force du ressort dramatique de la pièce: comme une
particularité shakespearienne, qui n’était peut-être pas essentielle à
l’opéra mais que je m’en voudrais de passer sous silence. On se
souvient que l’une des raisons pour lesquelles Stendhal admirait tant
le dramaturge anglais contre tous les classiques français tenait à la
façon dont il échappe à la règle des unités, d’espace et de temps. Plus
précisément, dans Othello, on observe un double schéma temporel qui
permet à Shakespeare à la fois de resserrer l’action, et de lui donner
une profondeur dramatique. La tragédie est inscrite dans une
immédiateté incontournable, soumise à la pression de l’instant, du
déroulement inexorable du piège de Iago: les notations de temps
soulignent en effet comme une unité de temps, puisque les époux
partent pour Chypre le lendemain de leur mariage, et qu’en un peu
plus d’une journée toute l’action est concentrée. On oubliera
simplement le voyage en mer qui sépare le premier acte du second.
Mais à l’inverse un certain nombre de notations suggère une durée, et
des répétitions: Iago demande à Emilia de voler le mouchoir une
centaine de fois, Desdemona et Cassio l’ont trompé mille fois, Cassio
a abandonné Bianca pendant une semaine, etc. Peu importent les
occurrences: ce qu’il convient de noter c’est la superposition de deux
ordres, l’un qui situe l’action dans la durée, et offre au spectateur toute
la profondeur temporelle d’événements qui ont une histoire, l’autre
qui impose à l’action une immédiateté et lui donne toute la dimension
tragique de son efficacité. Shakespeare et Boïto construisent alors la
tragédie et l’opéra selon des principes dramatiques différents.
D’autres modifications me paraissent plus mineures,
n’affectant pas la nature de l’adaptation: les problèmes techniques
posés par l’opéra nécessitent bien sûr des corrections, des
modifications de perspective. En revanche, on le voit, les trois
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
423
"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
modifications importantes que j’ai voulu noter (quatre si l’on ajoute la
profession de foi de Iago) ont des conséquences différentes: l’une tient
à mon sens à l’essence de l’opéra et du théâtre qui fait que la double
temporalité n’était pas tenable; Boïto lui préfère une forme
d’abstraction temporelle, peut-être pour faire écho à la concentration
des passions. Les autres modifications affectent en revanche
directement la nature de l’œuvre puisque tant la nature politique de la
pièce, que des éléments complexes du personnage d’Othello sont en
quelque sorte sacrifiés par le librettiste. C’est cette modification
essentielle qui oppose les shakespeariens aux verdistes. Pour les
verdistes, les modifications apportées par Boïto ont le mérite de
concentrer l’action, et tout ce que la parole ne peut délivrer est — ô
combien! — remplacé, suggéré, par la musique. Et les verdistes
peuvent citer à l’appui de leur cause le Dr Johnson qui soupirait: "Si
seulement la pièce avait commencé à Chypre…". Pour les
shakespeariens, en revanche, la suppression du premier acte
transforme une profonde tragédie en un mélodrame, en une simple
histoire de jalousie (qui est plutôt un thème de comédie, comme l’on
sait). Lampedusa se gausse ainsi de la célébrité de l’opéra de Verdi
qui fait qu’en Italie les représentations de la pièce de Shakespeare ne
donnent plus le premier acte.
Comme je l’ai suggéré, il me semble qu’il y a erreur à vouloir
opposer l’une à l’autre, et à juger l’un par rapport à l’autre. Il faut au
contraire écouter l’un avec la perspective de l’autre, comprendre le
pouvoir de concentration que Boïto et Verdi ont donné à l’action, et
retourner en même temps à Shakespeare, relire avec lui dans l’opéra
d’autres échos, accepter, malgré le romantisme satanique de Iago, la
grandeur du personnage, dont Verdi avait un temps penser le nom à
l’œuvre (c’est l’incontournable Victor Maurel qui créa le rôle, avec
Francesco Tamagno dans le rôle d’Otello, et Romilda Pantaleoni dans
celui de Desdemona). La modification de la fin de la tragédie par
Boïto et Verdi en est peut-être un bon exemple. À la fin de la tragédie,
Othello meurt dans une dernière adresse à l’Etat, mais n’a pas un mot
pour Desdemona: T.S. Eliot remarque que cette absence d’humilité
trahit le désir de voir les choses comme elles ne sont pas, c’est-à-dire,
dit Eliot, une forme de bovarysme. À la fin de l’opéra, au contraire,
Boïto et Verdi ne s’attardent pas sur le bovarysme du personnage, le
suggèrent simplement en une phrase: "Gloria! Otello fu". Et toute la
fin se déroule autour du cadavre de Desdemona, ce qui renforce
l’essence tragique du personnage. Les phrases sans accompagnement
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
424
Alexis Tadié
musical (des sons sans tonalité, dit Verdi3) qui marquent sa fin,
renforcent au contraire le célèbre "to die upon a kiss".
Ainsi meurt l’un des plus célèbres personnages de l’opéra et
du théâtre, entre le bovarysme et la vanité shakespeariens, et la
douleur tragique de l’amour écrasé de Verdi. Mais c’est dans leur
union que l’on retrouvera toute la grandeur de l’œuvre, c’est dans
toute la complémentarité des incarnations que l’on percevra toute la
poésie du mythe. C’est ainsi que Verdi livre à la fin de sa vie la plus
aboutie peut-être des interprétations de Shakespeare.
L’étrangeté du Maure
J’ai gardé pour la fin l’un des aspects peut-être les plus
troublants de l’œuvre de Shakespeare, qui ressort de toutes les
incarnations d’Othello, dès la première, celle de Cinthio, jusqu’aux
plus récentes, et je pense autant à Verdi qu’à Rushdie dont l’un des
romans s’intitule Le dernier soupir du Maure, ou encore à la belle et
étrange adaptation d’Orson Welles: cet aspect, c’est ce que l’on doit
appeler, justement, l’étrangeté d’Othello. Etranger, Othello l’est à plus
d’un titre: étranger à Venise, étranger à son ordre politique et social,
étranger par sa race, étranger par ses comportements. Mais tout cela le
rend évidemment étrange, perturbateur peut-être. Car la question de la
race d’Othello est l’élément incontournable, qui donne son sens à la
pièce.
Othello est un Maure: précisons tout de suite de quoi il
retourne, car il y a eu débat. Parfois peu ragoûtante, la controverse a
consisté à savoir si Othello devait avoir le type arabe ou africain, le
teint cuivré ou noir. Si les acteurs blancs devaient se barbouiller le
visage ou si seuls des acteurs noirs pouvaient interpréter le rôle. Le
texte de Shakespeare, pas plus que celui de Cinthio ne dit clairement
d’où vient Othello, si ce n’est qu’il vient d’ailleurs. La cohérence
historique laisserait supposer qu’à Venise, le général étranger avait
moins de chance d’être africain: à Venise, un Africain est avant tout
un esclave (il y a un tombeau de doge, dans une église, où la sculpture
repose sur quatre Ethiopiens). Mais Othello rappelle lui-même qu’il a
été un temps esclave. Cette cohérence historique-là n’a de toute façon
–––
3
Lettre à Ricordi 21 janvier 1888.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
425
"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
aucune importance: l’étrangeté d’Othello tient à son apparence
physique différente. Chez Cinthio, le teint noir est explicitement
mentionné. Othello réfère par deux fois à son teint noir, et Iago parle
de ses lèvres épaisses (sans revenir sur le bouc noir déjà mentionné).
Peu importe que des exégètes veuillent à tout prix nous persuader de
ce qu’au XVIe siècle ces expressions pouvaient être ambiguës: il est
indéniable que l’histoire de l’interprétation d’Othello, que l’histoire de
la pièce et peut-être même l’évolution du langage nous amènent à
présent à considérer Othello comme de type africain. Le chanteur et
acteur africain américain Paul Robeson, qui incarna le rôle dans les
années 1930, fit lui-même l’expérience du scandale que provoquait cet
homme noir embrassant sur scène une tendre jeune fille blanche. La
dimension d’étrangeté est centrale à notre perception de la pièce.
Elle n’est au demeurant pas absente d’autres pièces de
Shakespeare, et Othello est peut-être l’un des personnages les plus
étonnants de paria dans l’œuvre du dramaturge anglais qui en compte
d’autres. À Venise toujours, dans le Marchand de Venise, deux
personnages au moins remplissent cette fonction: l’un des prétendants
de la jeune Portia est le prince du Maroc, personnage qui n’est pas
exempt d’une certaine noblesse, à la fois dans le maintien et dans le
verbe, mais qui est rapidement évacué, pour n’avoir pas su choisir le
bon coffret. Dans la même pièce, c’est évidemment Shylock,
personnage qui a été joué comme un rôle tragique dans certaines
interprétations, qui a été joué par un acteur noir dans la mise en scène
de Peter Sellars il y a quelques années4, qui incarne l’étrangeté. Et il
n’est pas inintéressant de retrouver dans le personnage d’Othello des
échos de Shylock. L’étrangeté est encore incarnée par Caliban, dans
La Tempête, le cannibale soumis en esclavage par Prospero, et il y a
peut-être quelque chose de la relation entre Prospero et Caliban, dans
la façon dont Iago en vient à dominer Othello.
Une partie de la grandeur de la tragédie du Maure tient au fait
qu’Othello rassemble toute l’étrangeté de ces personnages
shakespeariens. Elle tient plus encore au pouvoir d’identification qu’il
offre. Un exemple parmi tant: le capitaine Dreyfus, à Cayenne, lisait
Shakespeare, relisait Othello, en particulier un passage qu’il citait à sa
femme dans ses lettres: "Le bon renom pour l’homme et pour la
femme est précieux, mon seigneur, / C’est le premier joyau de nos
–––
4
Cette mise en scène transposait Venise à Venice Beach, sur fond d’émeutes.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
426
Alexis Tadié
âmes; / Qui vole ma bourse vole une chose sans valeur, c’est quelque
chose, et ce n’est rien;/ Elle était à moi, elle est à lui, comme elle fut
l’esclave de mille autres; / Mais qui me chaparde mon bon renom/ Me
dérobe quelque chose qui ne l’enrichit pas,/ Et qui me rend vraiment
pauvre" (3.3.158-64). Plus près de nous, c’est l’écrivain nigérian Ben
Okri qui a toujours été remué profondément par la pièce de
Shakespeare, et qui soutient, à juste titre, que si ce n’est pas là une
pièce sur les questions raciales, l’Histoire lui a donné cette dimension.
Chez Rushdie enfin, le Maure incarne à la fois toute l’étrangeté d’un
personnage autre, tout le métissage dont rêve l’auteur des Enfants de
minuit, toute la superbe du personnage qui vient d’un autre monde,
mais peut-être aussi tout l’échec de ce rêve.
Cette étrangeté, on l’entend dès les premiers récits d’Othello
qui séduisent tant Desdemona, où il relate les merveilles rencontrées:
"Cannibale, qui se mangent l’un l’autre;/ Les Anthropophages, et les
hommes dont la tête pousse sous les épaules" (1.3.130-2). En retour,
on comprend qu’Othello puisse faire figure lui aussi d’étranger, dans
un contexte où la figure du diable est souvent faite de cheveux crépus,
de lèvres épaisses, de teint noir. C’est le père de Desdemona, bien sûr,
qui véhicule en premier lieu cette idée, mais la haine de Iago à
l’encontre d’Othello n’est pas exempte non plus de cette méfiance visà-vis de l’Autre: c’est "contre la nature" que Desdemona s’est éprise
d’Othello. La tradition chrétienne elle-même avait pu identifier le
bourreau du Christ à l’homme noir. Un faisceau de significations, pour
la plupart historiquement déterminées, impose une méfiance véritable
à l’égard d’Othello, et définit en retour la fragilité du personnage. Liée
au contexte des découvertes, la composition de la pièce apparaît alors,
selon certains critiques, comme nécessaire à la célébration de
l’impérialisme naissant. D’autres critiques suggèrent en retour une
interprétation de la pièce qui la poserait en opposition au racisme. Je
ne voudrais pas ici prendre parti, mais simplement suggérer à quel
point l’œuvre de Shakespeare a pu servir de matrice à des
interprétations contemporaines, postcoloniales, témoignant ici de la
survivance du mythe. Et je ne parle même pas de l’abus qui en a
évidemment été fait dans la presse américaine au moment de l’affaire
O.J. Simpson.
Je disais, en réécoutant l’opéra de Verdi avec la pièce de
Shakespeare présente à l’esprit, que cette double lecture permettait de
lui donner une profondeur qui naissait de la complémentarité des
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
427
"D'Othello à Otello: les avatars du Maure"
œuvres. J’ajouterais pour finir que l’étrangeté d’Othello, sa différence
imposée par les autres, revendiquée par le texte, ne permet pas
d’entendre l’opéra de Verdi comme une simple tragédie de la jalousie:
pourquoi alors Boïto et Verdi, qui n’hésitaient pas, comme on l’a vu, à
modifier profondément le texte, auraient-ils conservé le personnage du
Maure, dans le temps où ils en supprimaient toute la dimension
politique? C’est que précisément la force de la pièce naît aussi de cette
étrangeté irréductible. Et c’est là peut-être que l’on retrouve la force
d’une œuvre qui ne serait peut-être autrement qu’un mélodrame sur un
mari trompé, un peu trop jaloux. Si l’on n’attaque plus aujourd’hui,
comme dans l’anecdote stendhalienne, des maudits nègres sur des
tréteaux qui embrassent des femmes blanches, le pouvoir de scandale
de cette œuvre énigmatique demeure. Dans l’apparence physique
d’Otello se concentrent une histoire lointaine, des contrées mythiques,
une autre manière de voir. Cette altérité ne résiste peut-être toujours
pas aux Iago de notre monde.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
Politique et imagination féminine
dans Nature's Pictures de Margaret Cavendish (1656)
Claire BOULARD - JOUSLIN
Université de Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
Dans la nouvelle "Assaulted and Pursued Chastity"1 Margaret
Cavendish, Duchesse de Newcastle (1623-1673), fait dire à son
héroïne qu'elle souhaite lire des livres, "if they were good ones, or
else, said she, they are like impertinent persons, that displease more by
their vain talk, than they delight with their company." Cette remarque
peut paraître ironique car elle provient du recueil Nature's Pictures
drawn by Fancys Pencils to the Life (1656), dont la composition et le
contenu semblent "impertinent", terme qui au XVIIe siècle signifie
déraisonnable, incohérent, décousu. Nature's Pictures est en effet un
ouvrage déconcertant qui débute par six préfaces adressées au lecteur.
Il est composé de onze livres en apparence dépareillés qui proposent
pour les uns des contes en prose (Livres 1, 2 et 3), des fables en vers
(Livre 4), pour les autres des dialogues (Livre 5), des nouvelles
romanesques (Livres 6 à 10), et des descriptions. L'ouvrage se referme
sur l'autobiographie de Margaret Cavendish, intitulée : "A True
Relation of my Birth" (Livre 11).
Margaret Cavendish elle-même devait avoir conscience de la
structure chaotique de son livre, car elle explique dans la première
préface :
though my work is of Comicall, Tragicall, Poeticall, Philosophicall,
Romancicall, Historicall and Morall Discourses, yet, I could not
–––
1
Nature's Pictures drawn by Fancys Pencils to the Life, London, 1656, Livre 8, pp.
220-71. Les citations pour la nouvelle "Assaulted and pursued chastity" proviennent
de l'édition de Kate Lilley, The Blazing World and Other Writings (Harmondsworth:
Penguin, 1994).
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006). Reproduction, même partielle, interdite
sans autorisation.
430
Claire Boulard-Jouslin
place them so exactly into severall Books, or parts as I would, but
am forced to mix them amongst another.2
Ce désordre apparent peut expliquer pourquoi les chercheurs ont
préféré analyser certains des livres de l'ouvrage plutôt que le volume
dans son ensemble3. Cependant, la structure acquiert sens et cohérence
si l'on considère qu'elle fonctionne, comme le titre l'indique, sur le
paradoxe, concept central dans la pensée de Margaret Cavendish, ainsi
que sur l'anamorphose4.
En effet, le titre complet Nature's Pictures drawn by Fancys
Pencils to the Life érige l'incohérence en système. Placer le livre sous
le signe de l'imagination et des sciences est à la fois paradoxal et
familier pour quiconque a lu les premières publications de Margaret
Cavendish. La première moitié du titre, "Nature's Pictures", peut
induire le lecteur en erreur car il annonce un ouvrage sur les sciences
naturelles, sujet à la mode chez les lettrés anglais, depuis que Lord
Bacon a publié son Novum Organum (1620) et que la communauté
scientifique développe les sciences expérimentales autour de Gresham
College5. Margaret Cavendish, elle-même férue de sciences, avait déjà
publié plusieurs ouvrages à caractère scientifique, Philosophical
Fancies (1653), Poems and Fancies (1653) et Philosophical and
Physical Opinions (1655), dans lesquels elle exposait sa théorie
atomiste et épicurienne. Le lecteur pouvait donc s'attendre à un
contenu scientifique dans Nature's Pictures. L'un des sens de "picture"
–––
2
Nature's Pictures, "To the Reader", p. 3.
Voir par exemple, Emma L. E Rees, "Heavens Library and Nature's Pictures :
Platonic Paradigms and Trial by Genre" et James Fitzmaurice, "Front Matter and the
Physical Make-up of Nature's Pictures" tous deux publiés dans Margaret Cavendish,
Duchess of Newcastle, 1623-1673, éd. Emma L. E Rees, Women's Writing, 4. 3
(1997); voir également Victoria Kahn, "Margaret Cavendish and the Romance of
Contract", Renaissance Quarterly, 50 (1997), pp. 526-566 et Deborah Burks,
"Margaret Cavendish : Royalism and the Rhetoric of Ravenous and Beastly Desire",
In-between : Essays & Studies in Literary Criticism, 9 (1&2) (2000), pp. 77-88, et
Line Cottegnies, "The "Native Tongue" of the "Authoress" : The Mythical Structure
of Margaret Cavendish's Autobiographical Narrative", in Authorial Conquests. Essays
on Genre in the Writings of Margaret Cavendish, éds. Line Cottegnies et Nancy
Weitz, Madison, Teaneck, Fairleigh Dickinson University Press et AUP, 2003, pp.
103-119.
4
Pour une définition de l'anamorphose, se reporter au livre de Jurgis Baltrusaitis,
Anamorphoses : les perspectives dépravées, Paris, Flammarion, 1984, p. 223.
5
Sur le développement des sciences expérimentales en Angleterre au XVIIe siècle,
voir entre autres Margery Purver, The Royal Society: Conception and Creation,
London, Routledge, 1967, p. 246.
3
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
431
"Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures"
était d'ailleurs à l'époque scientifique, puisqu'il signifiait, selon
l'Oxford English Dictionary : "A visible image of something formed
by physical means, as by a lens"6.
Pourtant, le terme de "picture" est ambigu et presque
contradictoire puisque la seconde moitié du titre lui prête également
un sens artistique qui le tire vers le concept d'imitation par le biais des
images du pinceau, du dessin et de la ressemblance ("to the life"). Or
la science expérimentale rejetait l'imitation qu'elle considérait comme
un principe scolastique contraire à la véracité de l'expérience. De plus,
la nouvelle science accusait la méthode aristotélicienne de
connaissance de la nature de faire une large place à l'imagination, et
de ce fait d'être imprécise. Bacon se méfiait du fonctionnement de
l'imagination qu'il comparait à une araignée tissant sa toile et ne
produisant qu'un savoir d'une légèreté arachnéenne7. De même, plus
tard, Thomas Sprat, historien de la Royal Society, créée en 1660 sous
Charles II, louait la méthode empirique et les savants de la Société en
ces termes : "They have endeavour'd to separate the knowledge of
Nature, from the colours of Rhetorick, the devices of Fancy, or the
delightful deceit of Fables."8 Comment le lecteur parvient-il alors à
réconcilier la recherche empirique de la vérité naturelle promise dans
Nature's Pictures avec les concepts aristotéliciens d'imitation et
d'imagination étalés dans la seconde moitié du titre?
–––
6
L'OED use ici d'une dÈfinition fournie par l'expÈrimentateur de la Royal Society
Robert Hooke.
7
La comparaison est relevée par Sylvia Bowerbank dans son article "The Spider's
Delight" : Margaret Cavendish and the Female Imagination", English Literary
Renaissance, 14.3 (1984), pp. 392-408, p. 398. Bacon, dans The Proficience of
Advancement of Learning, déclare : "the mind works upon itself as the spider worketh
his web […] and brings cobwebs of learning." [cité par Sylvia Bowerbank dans son
article "The Spider's Delight" : Margaret Cavendish and the Female Imagination", p.
398] Margaret Cavendish compare souvent l'activité poétique à celle d'une araignée
qui tisse sa toile. Bacon expose la même idée dans la préface au Novum Organum :
"Comme on l'a judicieusement remarqué, les fables, les superstitions, les sornettes que
les nourrices instillent goutte à goutte aux enfants, ne laissent pas de dépraver
gravement leur esprit; pour le même motif, nous nous soucions et nous nous
inquiétons même, au moment où, avec l'histoire naturelle, nous entourons de soins et
d'attentions l'enfance de la philosophie, que celle-ci ne prenne dès son
commencement, l'habitude des futilités." (Novum Organum, éds. Michel Malherbe et
Jean Marie Pousseur, Paris, PUF, 1986, p. 85)
8
Thomas Sprat, History of the Royal Society [1667], éds. Jackson Cope et Harold
Whitmore Jones, St Louis, Washington University Studies, 1959, p. 62.
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Claire Boulard-Jouslin
Le paradoxe s'épaissit encore si l'on considère que, selon le
titre, la copie se fait non pas d'après l'observation de l'original, mais
d'après l'imagination (fancy)9. Et Margaret Cavendish confirme le titre
en décrivant son ouvrage ainsi : "In this Volume there are several
feigned Stories of Natural Descriptions"10 . Elle précise dans la
préface qui suit : "my feigned stories are not so lively described as
they might have been, for that my descriptions are not so lively
exprest by the pen, as Sir Anthony Vandick by the Pencill, by reason I
have not copied them from true Originalls […] but just as Phancy
forms for I have not read much History to inform me of the past Ages
[…]"11. Or, cet argument ne pouvait que confirmer la mauvaise
réputation que l'imagination avait au XVIIe siècle, en Angleterre,
depuis que Thomas Hobbes l'avait discréditée en l'associant dans son
Leviathan (1651) à des pensées vaines et stériles productrices de
monstres imaginaires, les "Fictions de l'Esprit" ("The Fictions of the
mind")12. L'imagination était donc le contraire de la raison et une sorte
de passion dangereuse.
Les motifs invoqués par Margaret Cavendish dans son épître
aux lecteurs pour justifier le recours à l'imagination pouvaient
confirmer les préjugés à l'égard de l'imagination. Le fait que ce recueil
soit rédigé et publié par une femme ne pouvait que ternir encore le
prestige de l'imagination. D'abord, bien que de nombreuses
aristocrates aient taquiné la muse, peu publiaient car l'entrée dans la
sphère publique, réputée masculine, était perçue comme une infraction
aux règles de modestie et de vertu féminines. Plus rares encore étaient
celles qui signaient leurs publications. Margaret Cavendish, qui
publiait à compte d'auteur et revendiquait ses textes était donc une
exception13.
–––
9
Pour une analyse de l'imagination chez Margaret Cavendish, se reporter à l'article de
Marguérite Corporaal, "'My Mind a Busy Fool' : Margaret Cavendish's Reflections on
Science", In Between : Essays and Studies in Literary Criticism, 9 (1&2) (2000), pp.
147-160.
10
Cette citation provient de la première page et précède toutes les prÈéaces.
11
Nature's Pictures, "An Epistle to my Reader".
12
Sur le glissement du sens de la notion d'imagination au XVIIe siècle, se reporter au
livre de Gérard Ferreyrolles, Les Reines du monde : L'imagination et la coutume chez
Pascal, Paris, Honoré Champion, 1995.
13
William Cavendish souligne le caractère exceptionnel de l'ouvrage dans un des
poèmes dédicatoires qui servent de préface à Nature's Pictures : "O but a Woman
writes, them, she doth strive / T'inttrench too much on Man's Prerogative; / Then that's
the crime her learned Fame pulls down;/ If you be Scholars, she's too of the Gown :/
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"Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures"
Ensuite, on pouvait lire le recueil comme un travail "de
femme", c'est-à-dire de piètre qualité. Selon Margaret Cavendish, le
recours à l'imagination est d'abord un effet de l'ignorance féminine en
matière d'histoire14. Il est dans le même temps le garant certes d'une
spontanéité créatrice qui confère à l'œuvre une originalité. Mais il
place le recueil apparement en rupture avec à la fois la tradition
("history") et l'excellence picturale (le peintre de cour royaliste Van
Dyck). Les préjugés misogynes du temps associaient volontiers
féminité et irrationnel. Margaret Cavendish renforçait d'ailleurs ce
préjugé puisqu'elle était considérée comme une excentrique un peu
folle.
Le recours au terme de "fancy" dans le titre paraît donc
surprenant et ce d'autant que Margaret Cavendish prend dans le même
temps et de manière contradictoire grand peine de dissocier sa
production de l'imagination pour favoriser l'imitation par la
description. Dans sa quatrième préface à Nature's Pictures, elle
prévient : "though my natural Genius is to write fancy, yet in this
work, I have strove, as much as I can, to lay fancy by in some outcorner of my brain, for lively descriptions to take place."
Pour compliquer encore le propos, la première des adresses
aux "lecteurs et spectateurs très nobles" établit un rapport étroit entre
ses recueils et la personne même de Margaret Cavendish, les
présentant comme autant d'auto-portraits changeants et déformés.
You may justly wonder to see that each sort of my books hath a
different Face presented in my pictures from one Original, which
shows the copies are not done truly to the life […]. 'Tis true the
alterations of Time makes a difference in one and the same Face,
altering the lines therein, and features thereof, but not so much in so
short a time, as my books have been printing each from other, but
that there would be some resemblance. […] [T]here is not one line
or feature that hath no resemblance; but those lines that do resemble,
––––––
Therefore be civil to her, think it fit/ She should not be condemn'd, 'cause she's a Wit."
(p. 4)
14
Margaret Cavendish évoque plus loin les restrictions sociales à l'égard des femmes :
"And since all heroick actions, publick Imployments, powerful governments, and
eloquent Pleadings are denyed our sex in this age […] is the cause I write so much."
["To the reader", n.p.] Sylvia Bowerbank montre que dans son précédent recueil de
poèmes Poems and Fancies (1653), Margaret Cavendish associait les productions de
l'imagination, la fiction, à la féminité en rappelant aux dames que la poésie leur
appartenait. Voir "The Spider's Delight", p. 394.
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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Claire Boulard-Jouslin
are buried amongst those that do not resemble, so as the whole piece
is unlike.15
Cette préface annonce donc que Nature's Pictures fonctionne comme
un autoportrait mais que l'ouvrage livre une vérité relative sur l'auteur,
dans la mesure où l'imagination fournit une perspective particulière
qui le transformerait en anamorphose. Ainsi, l'imagination agirait
comme une déformation calculée (oserait-on dire mathématique?), qui
livrerait une vérité au lecteur capable d'en évaluer la part dans
l'écriture de ce recueil.
Le titre Nature's Pictures indique à quel point le "message" de
l'œuvre est ambigu et difficile à saisir. Cependant, on peut penser
qu'en plaçant son livre sous l'égide de la contradiction, de
l'imagination, de la science et de la profusion de genres littéraires,
Margaret Cavendish refuse de réduire l'opposition entre l'imagination
et la science à une opposition entre faits et fiction. Au contraire, le
titre établit un parallèle entre le fonctionnement de la science et celui
de l'imagination en prouvant que tous deux sont des créations du
cerveau. Ainsi Margaret Cavendish proposerait une alternative à
l'empirisme baconien tout en se démarquant de l'aristotélisme.
On peut également interpréter la variété des genres littéraires
et la composition curieuse de Nature's Pictures comme la
confirmation de la thèse de Derek Hirst selon laquelle, après
l'exécution de Charles I en 1649, écrire était pour les Royalistes non
pas un refuge loin des déconvenues de la défaite, mais au contraire
une activité politique de premier plan16. Épouse de William
Cavendish, un des généraux de Charles Ier, sœur de deux royalistes
exécutés par le parlementaire Fairfax, et privée de ses domaines,
confisqués par Cromwell, Margaret Cavendish vivait exilée à Anvers
où elle rédigea Nature's Pictures. Elle avait donc de bonnes raisons de
critiquer le protectorat de Cromwell. C'est ce qu'elle fit de manière
explicite dans le onzième livre consacré à son autobiographie. Mais il
semble que pour l'essentiel, sa critique fut prudente car la censure,
bien que non-systématique était bien réelle, et d'autant plus vigilante
qu'en 1655, une révolte royaliste avait éclaté dans le sud-ouest de
l'Angleterre.
–––
15
Nature's Pictures, "Most noble readers and spectators", p. 1.
Derek Hirst, "The Politics of Literature in the English Republic", The Seventeenth
Century, 5. 2 (1990), pp. 133-55.
16
© Etudes Epistémè, n° 9 (printemps 2006).
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"Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures"
On peut alors se demander si Nature's Pictures n'inscrirait pas
dans sa structure même, autant que dans ses thèmes le portrait
anamorphotique d'un esprit royaliste entré en résistance. Margaret
Cavendish masquerait une propagande royaliste derrière une création
littéraire et scientifique en apparence incohérente, produite par une
imagination féminine perturbée. Elle utiliserait ainsi l'imagination
comme un outil destiné à la fois à subvertir la notion de vérité
scientifique et à indiquer au lecteur le chemin plus noble de la vérité
politique et de ses convictions personnelles. L'esthétique de la
fragmentation et du paradoxe serait alors à l'origine d'une
anamorphose vertigineuse, recueil boursouflé et incohérent qui,
appréhendé dans ses perspectives multiples (littéraire, biographique,
scientifique et politique) se transformerait en un portrait spirituel et
baroque.
L'imagination ou la subversion de l'imitation, de la tradition et de
la science expérimentale
Pour empêcher que Nature's Pictures puisse être accusé d'être
un livre plein de faussetés, Margaret Cavendish définit l'acte de
rédaction comme la résultante de la description et de l'imagination.
Dans les six préfaces au lecteur, elle s'applique à montrer que l'on ne
peut réduire ces deux concepts à l'opposition entre vérité et mensonge
ou encore entre nature et artifice.
Si d'emblée, "descriptions are to imitate, and fancy to
create"17, bientôt l'imitation s'affranchit de la stricte tâche de copiage
du réel pour acquérir des dimensions créatrices. "There is as much
difference between fancy, and imitation as between a Creature, and a
Creator"18. Quant à l'imagination, elle obtient certains attributs de
l'imitation en devenant peintre. Dans l'"épitre au lecteur", Margaret
Cavendish déclare : "in these Designs or Pieces I have described many
sorts of Passions, Humours. […] The pieces are not limb'd alike, for
some are done with Oild colours of Poetry, others in Watry colours of
Prose"19. Dès lors, par une sorte d'anamorphose, la copie contrefaite et
peu fidèle devient une création originale.
–––
17
Nature's Pictures,"To the Reader". p. 3.
Ibid.
19
Nature's Pictures, "To the Reader" p. 5.
18
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Enfin, Margaret Cavendish achève de subvertir les concepts
d'imitation et de création en assurant que loin d'être une partie
monstrueuse de l'esprit, l'imagination est le travail de la nature et est
par essence féminine : "My natural genius is to write fancy" et ajoute
t'elle : "For fancy is not an imitation of nature but a natural creation,
which I take to be true poetry"20.
Parce que la nouvelle théorie scientifique se forgeait en
réaction aux notions d'imitation et de fiction, on trouve dans ces
définitions confuses de l'imagination comme productrice de fiction et
de l'imitation une réponse à ceux qui prétendaient que l'imitation était
le seul outil de connaissance du monde naturel. Mais Margaret
Cavendish répondait aussi à ceux qui, comme Bacon, croyaient que la
vérité scientifique ne pouvait être atteinte que grâce à l'observation et
qui sacralisaient la science au point d'en faire une vérité et non un
moyen pour découvrir cette vérité. Michael McKeon souligne que
c'était l'époque où : "natural philosophy, which is encouraged
increasingly to disdain its traditional function as passage and bridge to
something else […] embraces the effective status of an autonomous
end in itself, the signifier turned signified"21. En d'autres termes,
comme la fiction produite par l'imagination, la science, dont le but
premier était de décrire et d'expliquer la nature, était devenue une
création propre.
On peut poursuivre l'analogie entre la théorie scientifique de
Bacon et les théories de la fiction issue de l'imagination de Margaret
Cavendish. Pour Bacon, la science est vérité et savoir. Bacon affirme
que grâce aux sciences expérimentales, "nous bâtissons dans
l'entendement humain le modèle vrai du monde". Il ajoute que la
vérité et l'utilité deviennent donc une et même chose22. Margaret
Cavendish elle aussi souligne que les travaux de l'imagination ont
pour but d'instruire et de divertir le lecteur :
And if I thought those Tales I call my Romanticall Tales, should or
could neither benefit the life, nor delight the minde of my Readers,
–––
20
Ibid.
McKeon, The Origins of the English Novel, Baltimore, John Hopkins UP, 1987, p.
66.
22
Bacon, Novum Organum, éds Michel Malherbe et Jean-Marie Pousseur, PUF, 2001,
aphorisme 124, p. 177.
21
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"Politique et imagination féminine dans Nature's Pictures"
no more than those pieces of Romances I read did me, I would never
suffer them to be printed.23
Enfin dans la dernière de ses préfaces, elle se définit comme "a
speaker of truth". L'imagination de Margaret Cavendish possède ainsi
les mêmes qualités que la science nouvelle : celle de dévoiler une
vérité naturelle.
Il semble donc que la défense de l'imagination dans les
préfaces de Nature's Pictures ait pour but de dénoncer le glissement
de la fonction de la science. En conférant à l'imagination le même
statut de signifiant et de signifié utile et véridique que celui de la
science, Margaret Cavendish niait que l'observation scientifique fût le
seul et unique instrument de recherche et d'explication des
phénomènes naturels. Le contenu de Nature's Pictures confirme la
théorie exposée dans les préfaces et destinée à convaincre les lecteurs
de la validité de ses créations imaginaires. Les fictions autant que la
structure du recueil établissent un parallèle entre imagination et
science, leur donnant également le statut de vérités fictionnelles.
Tout d'abord, les onze livres de Nature's Pictures reposent sur
le principe fondateur des sciences expérimentales que constitue
l'observation, et ils fournissent une analyse clinique bien qu'imaginaire
de la nature humaine.
I have endeavoured to describe and imitate the severall Actions of
life, and changes of fortune, as well as my little Wit, weak
observations, and less learning can compose into severall
discourses.24
Ensuite, tout comme la science qui montre l'invisible grâce au
microscope et au téléscope, Margaret Cavendish utilise l'imagination
pour révéler à son lecteur ce qui n'est pas visible même à travers la
lentille du microscope, c'est-à-dire, son esprit en activité. Nature's
Pictures se veut le portrait d'un esprit féminin. C'est ce qu'elle
annonce dans la première préface qu'elle adresse, en insistant de
manière significative sur le sens de la vue, si important dans
l'empirisme, à ses "très nobles spectateurs" : "But I must tell my
Readers, that though the Figure of my Person is not exactly like the
–––
23
24
Nature's Pictures, p. 7.
Nature's Pictures, "To the Reader", p. 8.
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Original, as it might have been; yet the Figure of my Brain had a
perfect draught from the original of my Minde"25. On remarque donc
que l'imagination qui à l'ordinaire déforme l'image de la nature fait
une exception pour l'esprit de Margaret Cavendish. Celle-ci indique
ainsi que la structure du recueil et son contenu constituent une clé
pour comprendre le fonctionnement interne de son esprit.
La structure souligne aussi la diversité de son talent
imaginatif, car elle révèle aux lecteurs toutes les facettes de son génie
littéraire : presque tous les genres, à l'exception du théâtre et du genre
épistolaire sont explorés dans Nature's Pictures. Fait remarquable, le
livre se referme sur l'autobiographie de Margaret Cavendish, c'est-àdire sur l'analyse de sa vie, de son milieu et donc de sa nature. On peut
considérer "a true Relation" comme le point d'orgue de Nature's
Pictures puisqu'il présente au lecteur un autoportrait complet qui est,
contrairement aux fictions décrites comme des "feigned stories", un
morceau de vérité. "Also there are some Morals, and some Dialogues
[…] and a true Story at the later, wherein there is no feignings"26. La
forme autobiographique étant le fruit de son esprit témoigne de la
maîtrise par Margaret Cavendish d'un genre littéraire nouveau, tandis
que le texte procure au lecteur des informations supplémentaires sur la
vie et les opinions de l'auteur, auxquelles les livres précédents avaient
déjà fait allusion dans les fictions.
Et comme pour les fictions, "a True Relation" est une
manipulation destinée à présenter au monde sa propre vérité. Elle
donne au lecteur sa version des faits, mais également des aperçus sur
sa personnalité et sa psychologie. Comme l'a montré Line Cottegnies,
cette autobiographie est elle-même une construction faite à partir de
différents mythes : celui d'une enfance édenique, d'une famille unie,
d'une loyauté sans faille à la monarchie, d'une résistance héroïque au
clan parlementaire et enfin celui d'une femme auteur27.
L'autobiographie est donc le moyen idéal de créer par la
reconstruction biographique sa propre vérité, de construire et de forger
son identité singulière et unique. En ce sens, l'autobiographie est la
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