====================================================== Les Affaires Dossier spécial, samedi, 2 septembre 2006, p. 50 SÉRIE LES GRANDS MAUX DU XXIE SIÈCLE 3- Les maladies mentales Maladie mentale au travail : bien plus qu'une simple dépression - Marc Gosselin La maladie mentale au travail, c'est bien plus que la dépression, a expliqué aux AFFAIRES un spécialiste de la question, le psychiatre Martin Tremblay. En plus de pratiquer au Centre hospitalier de l'Université de Montréal (CHUM), M. Tremblay est co-directeur de la clinique Expertise neuroscience, spécialisée en psychiatrie. Il est aussi porte-parole scientifique de la Fondation des maladies mentales, fondée en 1980 par l'actuel président du Collège des médecins, le Dr Yves Lamontagne. Q. (LES AFFAIRES) Quels problèmes de santé mentale trouve-t-on le plus souvent en milieu de travail ? R. (M.T.) Dans la population active adulte, le trouble dépressif majeur remporte la palme. Suivent les troubles anxieux avec le trouble d'anxiété généralisé, le trouble de panique, le trouble obsessif-compulsif, le trouble de stress post- traumatique et la phobie sociale. Il y a également le trouble bipolaire. En de rares occasions - environ 1 % - on peut trouver des cas de schizophrénie en milieu de travail. Q. Comment se décrit le trouble dépressif majeur ? R. On l'appelle aussi dépression. C'est un état de tristesse, de perte d'intérêt, associé à de l'insomnie, diminution de l'appétit, difficultés à se concentrer, idées suicidaires, tendance à se dévaloriser. C'est un état persistant. Ça ne dure pas une journée, ce n'est surtout pas une mauvaise passe ! C'est un état qui s'installe et a tend à persister plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Q. Le trouble dépressif majeur est-il seulement attribuable au milieu de travail? R. Non. La majorité des troubles dépressifs qu'on voit dans la population active proviennent d'un cumul de plusieurs facteurs de stress, de différentes origines. C'est le plus souvent une conjonction de situations qui proviennent du travail et de la vie personnelle. Q. Est-ce important de diagnostiquer rapidement les troubles anxieux ? R. Oui, car la principale conséquence d'un trouble anxieux qui n'est pas diagnostiqué à temps est de devenir un trouble dépressif majeur. La personne qui vit un trouble anxieux a déjà un pied dans la porte du trouble dépressif majeur. D'ailleurs, 70 % des gens qui ont un trouble anxieux contractent un trouble dépressif majeur. Q. Les gens qui souffrent d'un trouble anxieux sont-ils quand même fonctionnels au travail ? R. Absolument. Les gens réussissent à fonctionner sans cela ne paraisse trop, mais c'est plus difficile pour eux que pour la moyenne des gens. Tu te sens mal, tu ne sais pas trop pourquoi, mais tu peux endurer longtemps cet état. Les gens peuvent ressentir de la fatigue, des malaises physiques (maux de tête, de dos et d'estomac). Q. Quels autres problèmes surviennent-ils ? R. Le trouble obsessifcompulsif, qui se résume à la manie de vérifier, d'éprouver une ambivalence, de passer des heures à compter, empiler, etc. Le trouble de panique avec des crises d'angoisses envahissantes. Le trouble de panique peut mener à l'agoraphobie, la peur des foules. Enfin, il y a le syndrome du stress posttraumatique, associé traditionnellement aux vétérans de guerres ou de missions de paix. Mais il y a un glissement inquiétant avec ce syndrome depuis quelques années. Q. De quel glissement parlez-vous ? R. On ne se le cachera pas, avec nos systèmes de compensation - CSST ou autres assurances -, qui peuvent être attirants, il arrive que certains employés se réclament du syndrome à la suite d'une dispute avec des collègues de travail ou encore son patron. Je vois beaucoup de cas allégués de stress post-traumatique et je peux dire que trier le vrai du faux devient un véritable enjeu clinique. Q. Y a-t-il des situations plus problématiques que d'autres dans un milieu de travail ? R. La phobie sociale peut poser des problèmes à une organisation. C'est une maladie qui ne se remarque pas, car les gens se cachent quand elle est à son paroxysme. On peut parler de timidité extrême. Les gens ne sont pas capables de répondre au téléphone, ne veulent pas aller parler à leur patron, ne peuvent pas s'exprimer lors des réunions d'équipe ou ne sont pas capables de s'adresser à un collègue. Cette phobie affecte la communication. Ça donne un environnement stressant et un risque plus élevé de contracter un trouble dépressif majeur. Q. Comment s'exprime le trouble bipolaire ? R. Ce sont des périodes de dépression majeure en alternance avec d'autres où ça va bien. On observe aussi des épisodes maniaques : hyperactivités, irritabilité, impression d'être supérieur, de pouvoir en faire plus, avec une diminution de jugement. J'ai déjà vu des gestionnaires mener des négociations sans arrêt pendant 24, 36 heures alors qu'ils étaient dans une phase maniaque. C'est une maladie sérieuse, où la personne peut avoir tendance à rechuter. Mais le nombre de rechutes et leur sévérité est bien moindre quand la médication est bien dosée. Cela nécessite un bon suivi. Q. Comment prévenir et traiter tous les cas précédemment expliqués ? R. Si on pouvait diagnostiquer les troubles d'anxiété généralisée et de les traiter plus rapidement - et nous sommes capables de le faire -, on diminuerait de beaucoup le taux de dépressions majeures. C'est important d'éduquer les gens, de bien les informer pour qu'ils en parlent à leur médecin, pour les amener à changer certains éléments stressants de leur vie personnelle et professionnelle. Q. Sur quelle période de temps peut s'étendre une dépression majeure ? R. Si elle n'est pas traitée, ou encore prise sur le tard, ça peut aller de six mois à un an. Si elle est traitée à temps et bien suivie, après trois mois la personne peut se dire que le pire est passé et reprendre sa vie habituelle. Les mêmes délais s'appliquent pour les troubles anxieux. ================================================================== Les Affaires Dossier spécial, samedi, 2 septembre 2006, p. 48 SÉRIE LES GRANDS MAUX DU XXIE SIÈCLE 4- Les maladies mentales - Le mal invisible frappe partout, peu importe l'entreprise Tout gestionnaire devra un jour gérer des cas de dépression ou d'épuisement professionnel - Marc Gosselin "Il ne semble pas dans son assiette. Il traverse sûrement une mauvaise passe." Ces phrases, employeurs et employés les entendent à plusieurs reprises en milieu de travail. Parfois, la mauvaise passe devient une maladie mentale, un mal invisible, sournois, qui affecte durement les entreprises. Un phénomène incontournable pour les gestionnaires qui, bon an, mal an, doivent gérer des cas de dépression, d'épuisement professionnel, etc. Les coûts annuels, directs et indirects, liés à la maladie mentale s'élèvent à 33 milliards de dollars annuellement pour les entreprises canadiennes, révélait une recherche menée en 2000 par Global Business and Economic Rountable on Addiction and Mental Health. Un mal de plus en plus répandu Selon Statistique Canada, près de 4 % des travailleurs québécois avaient souffert d'un épisode de dépression en 2004. Enfin, Global Business and Economic Rountable on Addiction and Mental Health estime qu'un seul cas de dépression équivaut à la perte de 40 jours de travail par employé et à une facture moyenne de 10 000 $. Professeur titulaire de la chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail de l'Université Laval, Jean-Pierre Brun a mené plusieurs recherches au cours des dernières années, notamment l'Évaluation de la santé mentale au travail : une analyse des pratiques de gestion des ressources humaines, publiée en 2003. Et le constat dressé par le chercheur est loin d'être rassurant pour les employeurs et les employés. "En ce qui concerne l'ampleur de la problématique de la santé mentale au travail, les résultats (...) sont préoccupants. En effet, le pourcentage des individus qui présentent un niveau élevé de détresse psychologique s'avère deux fois plus important dans les organisations participantes qu'il ne l'était dans la population québécoise en 1998 (43,4 % contre 20,1 %)." Des emplois à haut risque Sans grande surprise, c'est le milieu hospitalier qui remporte la palme du taux de détresse psychologique le plus élevé. Ce sont surtout les emplois en soins infirmiers et dans les services paratechniques qui présentent le plus haut risque. Si les travailleurs sont mal en point, la situation est-elle pire au Québec qu'ailleurs dans le monde industrialisé ? "Il semble que non, puisque les constats sont similaires à ceux de nombreuses autres recherches québécoises et internationales", écrivent les auteurs JeanPierre Brun, Caroline Miron, Josée Martel et Hans Ivers. Devant une telle situation, les chercheurs croient que les modes de gestion doivent être sérieusement revus. "Cette révision ne passe plus par une gestion des ressources humaines, mais par une gestion plus humaine des ressources." Des sentinelles en milieu de travail John Harbour, présidentdirecteur général de la Société d'assurance automobile du Québec (SAAQ), a compris depuis longtemps les enjeux qui entourent la bonne santé physique et mentale de ses employés, influençant du même coup la santé de l'organisation. Lors d'une conférence donnée à Montréal, en juin, à l'occasion de l'assemblée générale annuelle du Groupe de promotion et de prévention en santé, il a rappelé qu'un bon programme préventif trouve rapidement sa justification économique. "En milieu de travail, un dirigeant peut aider ses employés dans la prise en charge de leur santé", expliquait le pdg. Au fil des années, la SAAQ a mis sur pied plusieurs projets pour améliorer la santé mentale et physique de ses quelque 3 000 employés répartis aux quatre coins du Québec. Mais celui auquel M. Harbour tient le plus est celui des sentinelles en milieu de travail, instauré en 2004. Ce projet de formation -"peu coûteux et très efficace", assure M. Arbour - permet à la SAAQ d'avoir des employés sensibilisés aux signes avant-coureurs de problèmes de santé mentale. Même si la palette des problèmes de santé mentale peut être très vaste, les gestionnaires doivent principalement composer avec le trouble dépressif majeur. C'est un état persistant, qui dure plusieurs semaines. La personne ressent de la fatigue, peut avoir des idées suicidaires. L'état s'incruste sournoisement et tend à persister. On peut également trouver des troubles anxieux, obsessifscompulsifs, des troubles de panique, etc. Les symptômes de ces maladies se détectent si on porte une attention particulière aux employés. C'est là le rôle des sentinelles. Le présentéisme Les spécialistes en maladie mentale parlent de plus en plus du présentéisme comme d'une nouvelle réalité avec laquelle les organisations doivent composer. Sans trop entrer dans le détail scientifique, le présentéisme se résume à une présence physique de l'employé, sans plus. Son esprit, ses pensées sont ailleurs. "C'est le comportement typique d'employés qui, même malades, se rendent au boulot", expose la directrice des communications de la Fédération des maladies mentales, Lola Noël. Plusieurs causes sont à l'origine du présentéisme : charge de travail excessive ou insuffisante, conflits, impossibilité de progression dans l'organisation et faible participation aux décisions sont autant de facteurs qui entraînent des malaises d'ordre psychologique ou y contribuent. De plus, les facteurs extérieurs au travail, à savoir la vie familiale ou une situation personnelle difficile, contribuent au présentéisme. Selon une étude réalisée par la Harvard Medical School, on estime que le présentéisme coûte aux seules entreprises américaines 150 milliards de dollars par année, ce qui est bien plus que l'ensemble des coûts liés à l'absentéisme, aux frais médicaux directs et indirects et aux congés de maladie à court et à long terme. Le présentéisme dans les entreprises est responsable des deux tiers des pertes de productivité constatées sur place, lesquelles pertes sont, en outre, sept fois plus grandes que celles causées par l'absentéisme. ===================================================================== ===