36 Javier Suso López
confondre avec le discours) semblait impossible à cerner : la linguistique avait besoin de
faits incontestables, universellement valables pour faire de la « science ».
En excluant l’usage, le structuralisme fait disparaître d’emblée le sujet et la parole
(l’exécution individuelle). Pour le structuralisme, le sujet n’est que le siège de la parole;
et celle-ci n’est pas objet d’étude de la linguistique (cela correspondrait en tout cas à la
stylistique): cela entraîne donc une disparition/négation du rôle du sujet individuel dans
la langue. Le sujet – même dans son optique saussurienne : sujet libre, siège de la
pensée – est donc totalement nié, écarté des préoccupations de la linguistique : c’est le
fonctionnement de la langue en elle-même (système) qu’il intéresse de dévoiler... Le
béhaviorisme partageait cette même conception du sujet et de son rapport à la langue :
dans l’apprentissage de la langue, le sujet ne fait qu’intérioriser un objet (système) qui
existe en soi, au-dehors du sujet, et qui possède ses propres lois de fonctionnement.
Dans cet univers conceptuel
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, Chomsky fait revivre la notion du sujet cartésien (le
sujet est le siège de la pensée et des facultés supérieures; la pensée préexiste à la
langue), mais aussi les présupposés romantiques sur le sujet qui recrée en lui la langue
de façon permanente, et où la langue est conçue comme un organisme vivant, non
comme produit inerte (voir Humboldt). Face à la position de Hjelmslev (le système est
la seule réalité existante), Chomsky se risque à défendre la position contraire : le sujet
est le système; ce qu’il faut étudier, c’est le fonctionnement du système dans le sujet,
puisqu’il n’existe qu’en lui, et c’est lui qui le crée constamment. La langue n’est rien
sans le sujet; la langue n’existe pas en dehors du sujet.
Derrière chaque structure superficielle, il y a le sujet, la nature humaine, agissante
et vivante : les notions d’intention du sujet parlant et d’intuition donnent lieu à la notion
plus générale de compétence. La compétence chomskienne est comprise comme la
capacité/aptitude du sujet de générer ou de comprendre des phrases jamais produites ou
entendues auparavant. Tout usage du langage est toujours créatif. Elle constitue le
véritable système de base, la dernière structure latente ; le sujet est le système même,
l’état latent ou abstrait du système : « Une personne qui possède une langue a, d’une
certaine manière, intériorisé le système de règles qui détermine et la forme phonétique
de la phrase, et son contenu sémantique intrinsèque ; cette personne a développé ce que
nous appellerons une compétence linguistique spécifique » (Chomsky, 1969 : 124).
Nous reviendrons, au chapitre suivant, sur les implications psychopédagogiques de ces
notions.
Si Chomsky récupère la notion du sujet, il faut dire cependant que le sujet
chomskien est le sujet cartésien, ou saussurien: un sujet idéal, siège de l’« esprit », ou de
l’intelligence; il continue d’agir dans le domaine des essences: comme l’indique Julia
Joyaux-Kristeva
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, c’est un sujet « égal à lui-même, unité fixe qui coïncide avec son
discours ». Son rôle est assimilé à celui d’une fonction psychologique, nécessaire
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Il faut en outre rapprocher cette conception du sujet de celle de l’époque : tant du côté du marxisme
(réalisation stalinienne) que du nazisme, ou du capitalisme, on nie tout droit à l’individu: les classes
sociales, la race, la nation/patrie, ou encore les lois économiques, les sociétés anonymes ou les
multinationales sont les agents de l’Histoire... C’est toute une époque qui a souffert d’une certaine
« déshumanisation ».
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D’autres chercheurs avaient de même remarqué la voie sans issue dans laquelle était placée la
linguistique structurale, par sa négation du sujet, telle Julia Joyaux-Kristeva : « La psychanalyse rend
impossible l’habitude communément admise par la linguistique actuelle de considérer le langage en
dehors de sa réalisation dans le discours, c’est-à-dire en oubliant que le langage n’existe pas en dehors du
discours d’un sujet, ou en considérant le sujet comme implicite, égal à lui-même, unité fixe qui coïncide
avec son discours. C’est ce postulat cartésien qui sous-tend la procédure de la linguistique moderne et que
Chomsky met au jour est ébranlé par la découverte freudienne de l’inconscient et de sa logique » (1969 :
263-264). Cette réflexion dépasse également la notion de sujet « idéal » de Chomsky.