Chapitre 2

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Chapitre 2
Fondements linguistiques des approches méthodologiques
actuelles: la compétence chomskienne, la linguistique de
l’énonciation et du discours, la sociolinguistique et la
pragmatique
1. La compétence chomskienne. 2. La linguistique de l’énonciation et
du discours. La prise en compte du sujet parlant ordinaire dans la
communication. 3. La sociolinguistique. La prise en compte du
contexte ordinaire mondain dans la communication. 4. La
pragmatique. La prise en compte de l’usage ordinaire de la langue
dans la communication. 4.1. La pragmatique intentionnelle. Les actes
de parole. 4.2. Les fonctions langagières. 4.3. La pragmatique
cognitive et la sémantique pragmatique.
1. La compétence chomskienne
Les positions divergentes de Chomsky par rapport au structuralisme linguistique
(phonologie : Troubetzkoy; fonctions: Jakobson; syntaxe : Bloomfield) partent de la
question du sujet et de son rôle sur le système (linguistique). Chez Saussure, le sujet est
bel et bien le sujet libéral (Locke, Kant), doté de toutes les catégories (sujet libre,
jouissant de droits et de facultés individuelles, composé de corps sensible et d’une
faculté de raisonnement et d’intelligence; sujet idéal, représentatif de l’espèce, etc.).
Cela posait un problème théorique, à savoir l’abîme entre synchronie et diachronie :
l’évolution d’une langue, de toute langue, devrait se faire de manière asystématique par
l’influence de ce sujet imprévisible et libre dans l’exercice de sa parole.
La linguistique structurale (étant donné sa méthode d’analyse positiviste) avait
résolu cette contradiction théorique en faisant disparaître la dichotomie sujet-système
(en définitive parole-langue): le sujet est exclu de la linguistique. Le sujet est siège de la
parole, mais il n’est objet de la linguistique. Cela supposait une restriction du point de
vue saussurien, chez qui la différence entre le sujet (la parole) et la langue s’estompe
dans l’usage1, concept que le structuralisme va ignorer. Car l’usage ( à ne pas
1
Pour Saussure, «la langue est un ensemble de conventions nécessaires adoptées par le corps social pour
permettre l’usage de la faculté du langage chez les individus». Par la parole, «il désigne l’acte de
l’individu réalisant sa faculté au moyen de la convention sociale qui est la langue» (1975 : 419). Donc, la
langue ne vit que pour gouverner la parole. La parole, pour Saussure, est «un acte individuel de volonté et
d’intelligence, dans lequel il convient de distinguer: 1º les combinaisons par lesquelles le sujet parlant
utilise le code de la langue en vue d’exprimer sa penseée personnelle; 2º le mécanisme psycho-physique
qui lui permet d’extérioriser ces combinaisons» (1975 : 30-31). La parole saussurienne n’est donc pas le
discours (la res acta : la langue dans son actualisation/réalisation), mais le ‘parler’ (=habla) de l’individu,
l’exécution (1975 : 30).
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Javier Suso López
confondre avec le discours) semblait impossible à cerner : la linguistique avait besoin de
faits incontestables, universellement valables pour faire de la « science ».
En excluant l’usage, le structuralisme fait disparaître d’emblée le sujet et la parole
(l’exécution individuelle). Pour le structuralisme, le sujet n’est que le siège de la parole;
et celle-ci n’est pas objet d’étude de la linguistique (cela correspondrait en tout cas à la
stylistique): cela entraîne donc une disparition/négation du rôle du sujet individuel dans
la langue. Le sujet – même dans son optique saussurienne : sujet libre, siège de la
pensée – est donc totalement nié, écarté des préoccupations de la linguistique : c’est le
fonctionnement de la langue en elle-même (système) qu’il intéresse de dévoiler... Le
béhaviorisme partageait cette même conception du sujet et de son rapport à la langue :
dans l’apprentissage de la langue, le sujet ne fait qu’intérioriser un objet (système) qui
existe en soi, au-dehors du sujet, et qui possède ses propres lois de fonctionnement.
Dans cet univers conceptuel2, Chomsky fait revivre la notion du sujet cartésien (le
sujet est le siège de la pensée et des facultés supérieures; la pensée préexiste à la
langue), mais aussi les présupposés romantiques sur le sujet qui recrée en lui la langue
de façon permanente, et où la langue est conçue comme un organisme vivant, non
comme produit inerte (voir Humboldt). Face à la position de Hjelmslev (le système est
la seule réalité existante), Chomsky se risque à défendre la position contraire : le sujet
est le système; ce qu’il faut étudier, c’est le fonctionnement du système dans le sujet,
puisqu’il n’existe qu’en lui, et c’est lui qui le crée constamment. La langue n’est rien
sans le sujet; la langue n’existe pas en dehors du sujet.
Derrière chaque structure superficielle, il y a le sujet, la nature humaine, agissante
et vivante : les notions d’intention du sujet parlant et d’intuition donnent lieu à la notion
plus générale de compétence. La compétence chomskienne est comprise comme la
capacité/aptitude du sujet de générer ou de comprendre des phrases jamais produites ou
entendues auparavant. Tout usage du langage est toujours créatif. Elle constitue le
véritable système de base, la dernière structure latente ; le sujet est le système même,
l’état latent ou abstrait du système : « Une personne qui possède une langue a, d’une
certaine manière, intériorisé le système de règles qui détermine et la forme phonétique
de la phrase, et son contenu sémantique intrinsèque ; cette personne a développé ce que
nous appellerons une compétence linguistique spécifique » (Chomsky, 1969 : 124).
Nous reviendrons, au chapitre suivant, sur les implications psychopédagogiques de ces
notions.
Si Chomsky récupère la notion du sujet, il faut dire cependant que le sujet
chomskien est le sujet cartésien, ou saussurien: un sujet idéal, siège de l’« esprit », ou de
l’intelligence; il continue d’agir dans le domaine des essences: comme l’indique Julia
Joyaux-Kristeva3, c’est un sujet « égal à lui-même, unité fixe qui coïncide avec son
discours ». Son rôle est assimilé à celui d’une fonction psychologique, nécessaire
2
Il faut en outre rapprocher cette conception du sujet de celle de l’époque : tant du côté du marxisme
(réalisation stalinienne) que du nazisme, ou du capitalisme, on nie tout droit à l’individu: les classes
sociales, la race, la nation/patrie, ou encore les lois économiques, les sociétés anonymes ou les
multinationales sont les agents de l’Histoire... C’est toute une époque qui a souffert d’une certaine
« déshumanisation ».
3
D’autres chercheurs avaient de même remarqué la voie sans issue dans laquelle était placée la
linguistique structurale, par sa négation du sujet, telle Julia Joyaux-Kristeva : « La psychanalyse rend
impossible l’habitude communément admise par la linguistique actuelle de considérer le langage en
dehors de sa réalisation dans le discours, c’est-à-dire en oubliant que le langage n’existe pas en dehors du
discours d’un sujet, ou en considérant le sujet comme implicite, égal à lui-même, unité fixe qui coïncide
avec son discours. C’est ce postulat cartésien qui sous-tend la procédure de la linguistique moderne et que
Chomsky met au jour est ébranlé par la découverte freudienne de l’inconscient et de sa logique » (1969 :
263-264). Cette réflexion dépasse également la notion de sujet « idéal » de Chomsky.
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
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évidemment (tout comme Saussure l’indiquait). «La théorie générativiste ne fait donc
pas une plus grande place à l’individuel que ne le faisait la théorie structuraliste.
Simplement elle s’avère dans ce domaine plus claire, car elle s’occupe à la fois de
« système » et de « pensée », et donc se trouve de fait obligée de dévoiler ses options
psychologiques» (R. Ghiglione, 1986 : 15). Le sujet chomskien est un « être » idéal,
dont le système cognitif est « pré-doté » par une grammaire universelle, et dont le
fonctionnement psychologique est similaire à un « mécanisme pré-cablé, capable de
reconnaître le bon type de grammaire spécifique et d’être fonctionné par elle d’une
certaine façon». Ainsi, la théorie générative «postule que le système s’approprie l’homme [...] et non l’inverse»; on est encore dans le domaine de la recherche des essences:
«si nous voulons comprendre le langage humain et les capacités psychologiques sur
lesquelles il repose, nous devons d’abord nous demander ce qu’il est, non pas comment
et dans quel but il est utilisé » (Chomsky, 1969 : 105). Peut-être faudrait-il se demander
et ce qu’il est, et comment, et dans quel but il est utilisé: c’est alors qu’on pourrait
comprendre les phénomènes de l’intercommunication.
De ce fait, avec Chomsky, on ne peut pas dire encore que l’abîme (saussurien)
sujet-langue disparaît; il est vrai que des concepts nouveaux, comme celui de capacité
intrinsèque de langage, ou celui d’hérédité biologique du langage, ou bien les
universaux du langage, surgissent (ou resurgissent); la psycholinguistique peut naître :
elle s’occupera de l’étude du fonctionnement de la langue dans le sujet. Mais on est loin
encore de l’élimination de la distinction fondamentale, issue de Saussure, entre langue
(fait social de nature homogène, qu’on peut étudier séparément, comme dans le cas des
langues mortes) et parole (fonction du sujet parlant, exécution particulière hétérogène de
la part du sujet, quoique dépendant du code social): il n’y a pas encore chez Chomsky le
point de vue d’une actualisation en discours de la langue, ou une étude de la
transformation de la langue lors de l’énonciation. Cela s’explique parce que le sujet
chomskien n’est pas conçu en tant que sujet réel, concret, mais en tant que locuteur
idéal:
L’objet premier de la théorie linguistique est un locuteur-auditeur idéal, appartenant à une
communauté linguistique complètement homogène, qui connaît parfaitement sa langue et
qui, lorsqu’il applique en une performance effective sa connaissance de la langue, n’est
pas affecté par des conditions grammaticalement non pertinentes, telles que limitation de
mémoire, distraction, déplacement d’intérêt ou d’attention, erreurs (fortuites ou
caractéristiques) (Chomsky, 1971 : 3).
Le concept de locuteur idéal entraîne deux conséquences qui marquent le
développement des études linguistiques de l’école chomskienne :
-on laisse le terrain du fonctionnement réel (qui n’est autre que celui du processus
de signification) à la psychologie. Chomsky fait passer la signification du système de la
langue au système cognitif, en l’intégrant à un système plus vaste;
-la mise à l’écart des facteurs socio-culturels dans la description de la langue, mais
aussi dans l’explication de l’acquisition de la langue (ils ne seraient présents que dans
son utilisation, dans la performance). Comme le remarque D. Hymes, «une telle
conception de la compétence pose des objets idéaux, en faisant abstraction des traits
socioculturels qui pourraient entrer dans leur description. L’acquisition de la
compétence est considérée comme essentiellement indépendant des facteurs
socioculturels et comme exigeant seulement, pour se développer, la présence de
productions langagières adéquates dans l’environnement de l’enfant» (1984 : 24).
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Javier Suso López
Chomsky, en tout cas, reste ancré dans le dispositif langue-parole : il ne démantèle
pas vraiment le schéma d’acte de communication de Jakobson:
destinateur
(émetteur)
+
sa compétence
linguistique
référent
message
canal
code
destinataire
(récepteur)
+
sa compétence
linguistique
Tableau 1. Schéma d’acte de la communication selon les théories de Chomsky-Jakobson
La compétence linguistique du sujet parlant idéal retombe en effet dans la languecode et se dissout en elle. La langue-code est placée entre les locuteurs, existe comme
un préalable à la communication et les messages n’ont de chance d’être compris que
s’ils sont codés/décodés selon les règles. Dans cette optique, l’apprentissage de la
grammaire (de façon explicite, comme dans la MT; ou implicite, par répétitionimprégnation de structures, comme dans les MAV) est incontournable et constitue la
première priorité.
D’autre part, nous ne pouvons rentrer ici dans le détail de la « théorie linguistique »
de Chomsky, car, parmi d’autre raisons, «il n’y a pas ‘une’ théorie de Chomsky, mais
plusieurs versions de celle-ci, dont les plus importantes pour la psycholinguistique sont
la théorie syntaxique stricte (Syntactic structures, 1957), et la théorie standard (Aspects
of the theory of syntax, 1965). L’évolution, voire les contradictions de l’une à l’autre et
par rapport à des textes ultérieurs, sont importantes sur certains aspects centraux:
notions de structure de surface et de structure profonde, statut des transformations,
relation compétence-performance, place de la sémantique» (Gaonac’h, 1991 : 94).
L’importance de la théorie de Chomsky, dans son évolution, réside dans l’impact,
voire le raz-de-marée conceptuel qu’il produit dans l’objet d’études de la linguistique.
En effet, «les concepts de compétence et de performance déplacent le centre d’attention
de la linguistique : un objet externe aux individus est remplacé par des actions et
aptitudes humaines». Il ne faut donc pas sous-estimer l’apport de Chomsky, mais non
plus le surestimer: «la conception chomskienne marque à la fois un renouvellement et le
point culminant de la tradition structuraliste moderne en linguistique [...] Chomsky
porte à la perfection le désir de n’examiner que ce qui est interne au langage et pourtant
de trouver dans cette « internalité » ce qui est de l’importance humaine la plus haute.
Aucune autre théorie linguistique n’a abordé de façon aussi pénétrante les questions de
la structure interne du langage et de sa valeur intrinsèque pour l’homme» (Hymes, 1984
: 28-29). Renouvellement ou revitalisation donc, en tant que déverrouillage d’une
porte, et ouverture à un univers nouveau, celui du sujet, du fonctionnement de la langue
dans le sujet, que la psycholinguistique poursuit. Continuité et point culminant des
études antérieures dans la conception de l’autonomie absolue de la forme linguistique en
tant qu’objet formel inné. Car c’est sur l’autonomie de la forme linguistique, face aux
contingences historiques (Sapir), ou comme « homogénéité de sa structure
référentielle » (Pike), ou à travers l’équation ou l’équivalence : une langue = une
communauté, sans variabilités possibles ni d’un côté ni de l’autre (Bloomfield) que
s’était construit le structuralisme, déviant la pensée saussurienne pour qui la langue est
un produit social. Ce n’est pas que Chomsky ait voulu isoler le linguistique de l’humain,
au contraire : sa démarche s’explique par son refus de réaliser des recherches qui
« étudient fragmentairement l’homme » et, par contre, de les transcender à travers une
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
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théorie générale adéquate à l’esprit humain, en cherchant à unir à nouveau la
linguistique à la philosophie et à la psychologie.
En effet, la perspective théorique chomskienne, à travers l’idée d’une capacité
linguistique innée, renvoie forcément à l’existence d’une grammaire universelle,
commune à toutes les langues, et à une compétence générale innée chez l’homme, face à
la compétence particulière qui se développe au contact de chaque langue concrète, chez
un individu, dans une situation sociohistorique déterminée. Le sujet structure la phrase
(voir Port-Royal, voir les universaux du langage) selon le schéma de la pensée : d’abord
il conçoit (une représentation mentale : la terre; c’est le « sujet » grammatical; ou le
thème), puis il conçoit une deuxième représentation par rapport à cette première image
mentale (« rondeur »; « tourner autour du soleil »; c’est le « prédicat » grammatical, ou
le rhème). Ensuite, il effectue une opération de jugement: il met en rapport/associe les
deux idées et les rassemble sous forme de jugement : la terre est ronde; la terre ne
tourne pas autour du soleil, etc.
Il ne faut pas non plus confondre l’apport théorique de Chomsky avec les
grammaires génératives qu’on a construites postérieurement, ni surtout pas avec les
applications didactiques (surtout faites en LM) de ces grammaires. Il a lui-même pris
ses distances entre la « grammaire générative » d’une langue quelconque, créée par le
linguiste, et la connaissance intuitive de la langue par le sujet, qui possède un «caractère
intériorisé, non conscient et en général non explicitable» (Gaonac’h, 1991 : 94). De là
que Chomsky se soit montré « franchement sceptique quant à la signification, pour
l’enseignement des langues, de points de vue et d’explications tels que ceux auxquels la
linguistique et la psychologie ont abouti » (1966 : 43). Nous reviendrons sur cette
question au chapitre suivant.
En tout cas, malgré les limites indiquées, on peut dire que Chomsky a contribué à
ouvrir une porte : celle du rôle et de la place du sujet dans la langue. Ses théories
s’installent en effet dans un courant général de l’époque (à partir des années 1965), dans
la philosophie, la psychologie, les sciences humaines en général, la politique (Prague ;
Mai 68 : liberté du sujet), marqué par l’abandon progressif du déterminisme, du
positivisme, du béhaviorisme, du structuralisme (voir: la théorie mathématique des
organismes complexes), et la mise en place de théories alternatives de compréhension
du développement de la pensée chez l’homme, de l’apprentissage, de la genèse de la
langue.
Avec Chomsky, la langue est d’abord un moyen d’expression de la pensée, ce qui le
rapproche et nous rapproche de la linguistique traditionnelle (Aristote, Descartes, PortRoyal: la langue est un moyen de représentation, d’accès à la pensée). Cela entraîne,
malgré tout, un premier questionnement du schéma de l’acte de communication établi
par Jakobson. Les travaux de Chomsky ouvrent ainsi la voie à une autre linguistique.
Cependant, si la position de Chomsky fait sauter un verrouillage, ce sera la linguistique
de l’énonciation et la pragmatique qui tireront toutes les conclusions de cette prise en
compte du sujet parlant.
De nouveaux courants en linguistique vont surgir de cet esprit nouveau, qui
implique la prise en compte de facteurs/éléments nouveaux dans l’étude du langage,
lesquels marquent à leur tour de nouvelles ruptures à l’égard du structuralisme (voir R.
Éluerd, 1982, chap. 3, 4 et 5):
a) prise en compte du sujet parlant ordinaire (aspect que la linguistique de
l’énonciation mettra en relief, avec Émile Benveniste, 1966 et 1974). Si Chomsky
introduit la notion de compétence (la langue n’existe pas en dehors du sujet; il faut
étudier le fonctionnement de la langue dans le sujet), Benveniste va poursuivre cette
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Javier Suso López
mise en relief du sujet dans la langue. Le locuteur a comme partenaire obligé un
allocuteur, ou destinataire (non plus: le récepteur) dont le rôle est accentué jusqu’à
devenir interprétant (voir l’esthétique de la réception, Jauss); l’acte de langage devient
une co-énonciation, une interaction entre deux pôles également actifs;
b) prise en compte du contexte ordinaire parlant: la sociolinguistique va
remarquer la dimension sociale des discours. Cette composante du langage est
réaffirmée : non seulement le sens est inséparable du contexte de réalisation, mais aussi
l’ensemble des discours est inséparable de leur réalisation contextuelle (de leur situation
de communication). Mais aussi la sémantique renouvelle la conception du signe et du
sens : les mots ne sont pas des étiquettes des choses ou des idées (thèse
représentationniste), mais un « héritage de perplexités » (Bouveresse, 1971 : 328). Les
signes ne sont pas transparents : ils ont besoin du contexte de parole pour leur
interprétation. Les études linguistiques vont s’ouvrir vers le contexte (la
sociolinguistique, l’ethnolinguistique, l’anthropologie), ce qui fera l’objet d’une
pragmatique à orientation sociologique ou interactive ;
c) prise en compte des usages ordinaires du langage : l’usage de la lange répond à
une intention, qui se manifeste à travers les divers « actes de parole ». Tout acte de
« parler », ou de mise en fonctionnement du discours (aspect locutif: la réalisation de la
parole) implique donc la mise en acte d’une ou de plusieurs fonctions/intentions (valeur
illocutive des actes de parole; différents classements, voir Austin, Searle, Halliday...),
qu’ils se sont fixées à la genèse ou au cours de l’échange linguistique (communication).
Pour atteindre les finalités escomptées, les (inter)locuteurs mettent aussi en place une
série de stratégies, d’ajustements continuels de leurs discours. Les actes de « parler » et
de parole possèdent finalement des valeurs perlocutives (ou effets sur les
interlocuteurs), qui peuvent correspondre aux intentions prévues, ou pas. L’analyse des
usages réels instituera la pragmatique intentionnelle.
Ce sera le domaine initial et particulier de la pragmatique. Mais, à côté de cette
définition de son domaine d’études (ou objet) stricte, d’autres définitions augmentent ce
domaine de façon considérable. Pour comprendre ces différentes conceptions de la
pragmatique, il faut d’abord cerner le domaine la linguistique de l’énonciation/du
discours et celui de la sociolinguistique. En tout cas, il faut signifier dès maintenant
qu’il se produit, à travers ces nouvelles théories, une rupture épistémologique de taille
dans la conception de la langue et de la communication.
À partir des études qui ouvrent le domaine de l’analyse à ces terrains inexplorés, il
se produit une redéfinition (qui prend le caractère d’un véritable retournement) de
l’objet de la linguistique. On surpasse la conception de la langue en tant que système
autonome de signes, fermé sur soi et cohérent : la dichotomie entre l’ordre des signes (la
langue) et l’ordre des êtres (les objets du monde, les expériences humaines qui
fournissent des références aux signes) est remise en cause.
On remplace ainsi tout d’abord l’objet d’études de la linguistique. L’objet d’analyse
n’est plus constitué par la langue : statique, invariable, monolithique, universelle
(partagée par tous les membres d’une communauté linguistique), entité tellement
abstraite qu’on avait perdu de vue le sens réel (la communication) au profit du
fonctionnement du système, à partir de l’analyse des unités minimales: même le « mot »
avait disparu au profit des lexèmes ou des morphèmes grammaticaux; quant à la phrase,
elle est décomposée en syntagmes, en schémas distributionnels, puis génératifs... On
gardait, malgré tout, la phrase comme unité de mesure maximale dans l’analyse; dans
cet aspect, la linguistique structurale n’est pas tellement loin de l’analyse traditionnelle,
qui réservait à la dialectique ou à la rhétorique l’étude des unités plus larges. Un début
de rupture se produit cependant, dans cet aspect, dans les études syntaxiques
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
41
distributionnalistes, avec Harris (disciple de Bloomfield), même s’il garde la phrase
comme unité de mesure fondamentale4.
À travers cette succession de ruptures, la linguistique remplace son objet d’études,
au profit de l’analyse du discours, qu’on peut définir comme : ensemble ou suite
d’énoncés formant un tout, donc: toute réalisation orale ou écrite de la langue.
L’ « énoncé », ce n’est pas la « phrase »: l’énoncé c’est un « segment du discours,
apparu dans une situation déterminée, à un moment et dans un lieu déterminés »
(Ducrot&Schaeffer, 1995 : 470). Quant à « phrase », c’est « l’entité linguistique
abstraite réalisée par un énoncé »: elle ne garde son sens qu’à l’intérieur d’une analyse
syntaxique traditionnelle.
On adopte donc une unité de mesure différente : si jusque-là c’était la phrase,
désormais, elle est constituée par un texte/discours complet. Si le segment « il pleut » se
trouve dans des textes différents, ou à deux endroits différents d’un même texte, on dira
qu’il s’agit de « deux énoncés de la même phrase » (Ducrot&Schaeffer, 1995 : 470).
C’est ainsi qu’on a parlé d’une linguistique transphrastique : mais, très vite, le mot
phrase (et ses dérivés) est abandonné, puisque le point de vue de l’analyse est tout autre.
Plusieurs conséquences dérivent de cette invasion par la « linguistique » de ces
domaines divers : tout d’abord, l’unité de recherche cesse d’être le mot, ou encore la
phrase isolée du contexte (objets uniques des études de la phonologie, de la linguistique
distributionnelle, de la sémantique, du générativisme, mais aussi de la morphologie et
de la syntaxe traditionnelles), et s’identifie à l’énoncé (produit par quelqu’un, dans un
contexte précis de parole), puis sur le « texte », ou discours complet et cohérent produit
lors d’un acte de communication5. C’est dans ce sens-là que Benveniste regarde la
phrase :
La phrase, création indéfinie, variété sans limite, est la vie même du langage en action.
Nous en concluons qu’avec la phrase on quitte le domaine de la langue comme système
de signes, et l’on entre dans un autre univers, celui de la langue comme instrument de
communication, dont l’expression est le discours. […] La phrase appartient bien au
discours. C’est même par-là qu’on peut la définir: la phrase est l’unité du discours. […]
C’est dans le discours, actualisé en phrases, que la langue se forme et se configure. Là
commence le langage (Benveniste, 1966 : 130-131)6.
4
Harris analyse de même des unités supérieures à la phrase, comme le paragraphe, ou l’ensemble des
phrases d’un texte (du point de vue linguistique), de façon corrélative à la narratologie thématique
(analyse littéraire). Une analyse distributionnelle appliquée à un paragraphe, ou un texte, peut livrer des
règles d’enchaînement des phrases qu’il comporte. C’est ainsi qu’il détermine certains schèmes de
discours et de styles particuliers: « la séquence des phrases constitue l’énoncé, qui devient discours
lorsqu’on peut formuler des règles d’enchaînement des suites de phrases » (Sumpf&Dubois, 1969 : 13). À
partir de Harris commencent à se développer des études structurales (ou même « automatiques », voir Pêcheux 1969) du discours, qui se proposent l’analyse des productions linguistiques d’un niveau supérieur à
celui de la phrase ou de l’énoncé isolé, à la recherche d’une caractérisation de l’organisation lexicosémantique et/ou syntaxico-sémantique des textes, à travers la description des réseaux d’équivalences.
5
Certaines acceptions de discours (voir D. Maingueneau, 1976 : 11-12) élargissent son domaine à des
ensembles non homogènes, produits dans des actes de communication très différents et éloignés entre eux
(le discours de la mode, le discours politique, etc. Nous établissons ainsi que le discours (ou des discours)
peut exister sans une cohérence, dont ne peut se passer toutefois un « texte » (oral ou écrit).
6
Ainsi, on définit énoncé en tant que « segment de discours produit par un locuteur en un lieu et à un
moment déterminés » (Ducrot&Schaeffer, 1995 : 630) ; donc : réalisation d’une phrase dans une situation
déterminée ; face à phrase, « entité linguistique abstraite dont cet énoncé est une réalisation particulière »
ou « suite de mots organisés conformément à la syntaxe » (ib.) (voir aussi : Ducrot, 1972, chap. 4;
Ducrot&Schaeffer, 1995 : 250)
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Javier Suso López
Benveniste parle ainsi du discours comme «la langue en tant qu’assumée par l’homme
qui parle» (Benveniste, 1966 : 266).
La deuxième conséquence c’est qu’il se produit une redéfinition (qui prend le
caractère d’un véritable retournement) de l’objet de la linguistique. Ainsi, à partir de
cet ensemble de « secteurs de recherche » qui sont venus s’y greffer, la linguistique
issue de Saussure :
• reconsidère donc la conception de la langue en tant que système autonome de
signes, fermé sur soi et cohérent : la société, la culture, la situation de parole (ou
contexte), l’intentionnalité du sujet parlant, les rapports interpersonnels (de
pouvoir, de séduction, de collaboration…) constituent des paramètres à analyser
si on veut comprendre le sens d’un échange communicatif;
• continue d’être axée sur la synchronie, et veut être encore une linguistique
descriptive (étude du fonctionnement concret d’une langue) qui a besoin de
s’appuyer sur des cadres théoriques généraux;
• prend cependant comme objet d’études la langue dans son actualisation en
discours, dans ses usages réels, et par des locuteurs réels;
Troisième conséquence : la définition même de la « communication » change ;
l’échange linguistique n’est plus conçu comme une production et un transport
d’information d’un pôle A vers un pôle B, qui le restitue (ou décode) le sens
« premier »7, que C. Kerbat-Orecchioni caractérise justement en tant que « linéaire »
(1986 : 7-25) ; conception, soit dit en passant, qui fondait une pédagogie de l’expression
à sens unique, où le maître « fait parler » les enfants de façon artificielle (égulation de
l’échange par le maître ; cadre monologal ; absence d’ « objet » à communiquer
véritablement, mais plutôt entraînement à des techniques de transposition ou
d’application grammaticale), et qu’on ne peut donc pas caractériser comme une
véritable communication (voir M. Verdelhan-Bourgade, 1986 : 73-74). Face à cette
conception linéaire de la communication, l’échange linguistique va être considéré en
tant que lieu d’inférences, d’interprétations, de réajustements, de négociations du sens,
soumis au jeu des relations sociales et de l’interaction entre sujets.
Bourdieu indique dans ce sens que « accepter le modèle saussurien et ses
présupposés, c’est traiter le monde social comme un univers d’échanges symboliques et
réduire l’action à un acte de communication qui, comme la parole saussurienne, est
destiné à être déchiffré au moyen d’un chiffre ou d’un code, langue ou culture »
(Bourdieu, 1982 : 13). Or, on ne peut oublier que « les rapports de communication par
excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir
symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes
respectifs » (ib., 14). Par ce biais, on revient à une recherche qui porte sur l’activité de
langage (représentation, référenciation, régulation), « sorte de mauvais objet que l’on
avait cherché à évacuer » (Culioli, 1990 : 10) dans la période du structuralisme. Mais
aussi la sémantique renouvelle la conception du signe et du sens : les mots ne sont pas
des étiquettes des choses ou des idées (thèse représentationniste), mais un « héritage de
perplexités » (Bouveresse, 1971 : 328) ; la théorie duelle du signe de Saussure est
remplacée par une vision triadique (Peirce), et son statisme est remplacé par une vision
dynamique et dialectique où la représentation du sens par le sujet devient essentielle. Ce
sera l’objet d’une sémantique renouvelée, non-structurale, mais cognitive, qui possède
tout autant que les autres secteurs de la pragmatique, la vocation d’englober le tout dans
son domaine pour proposer une formalisation du fonctionnement de l’ensemble.
7
Comme s’il s’agissait d’un petit paquet que l’on ferme, que l’on envoie, et que l’on ouvre.
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
43
C’est ainsi que la distinction faite par Saussure entre matière et objet de la
linguistique, essentielle pour lui si l’on veut constituer une science du langage, se trouve
éclatée par les analyses entreprises par ces nouveaux secteurs de recherche : on arrive
même à ne parler aujourd’hui que de sciences du langage, qui s’occupent de presque
tout ce que Saussure classait sous l’étiquette de « matière », étant donné la difficulté de
saisir le domaine propre de la linguistique, et donc son objet. Et par là, le
« recentrement » de l’objet de la linguistique produit, paradoxalement, un domaine
composite, par la dispersion des secteurs de recherche, et sans qu’aucune articulation
entre eux dans une théorie d’ensemble ne fût envisageable pendant de longues années.
Il se produit somme toute un véritable bouleversement dans l’objet et, à sa suite,
dans les méthodes d’analyse, véritable raz-de-marée qui modifie complètement le
panorama des études linguistiques, comme l’indique Marc Wilmet :
Ce qui me frappe d’abord, c’est l’explosion de la recherche depuis les années ‘60 et
l’éparpillement consécutif des intérêts. Plus de centre, aucun noyau dur. Le formalisme
chomskien, surtout celui de ses disciples et de ses dissidents plus ou moins hérétiques, a
provoqué en compensation aux Etats-Unis la vague déferlante de la pragmatique, qui
traverse l’Atlantique munie de sa languette cognitiviste (in J.-F. Corcuera, 1994 : 57).
On abandonne ainsi le concept de langue comme système signifiant en soi, pour
l’ouvrir vers la multitude d’influences externes qui conditionnent son usage (facteurs
psychologiques, sociologiques, ethnographiques, pragmatiques), et en y réinsérant
l’analyse de l’activité de langage (présente dans la tradition philosophique, depuis
Aristote, en passant par les grammaires générales et la grammaire de Port-Royal). Et
cela, tout en recherchant la construction d’une explication ou d’un modèle de
fonctionnement plus souple, plus complexe, qui rendrait compte à la fois des usages
divers d’une langue (spécifique) et de la langue (de toute langue, donc du langage). Car
la confrontation entre ces deux théorisations est la condition de l’établissement d’une
modélisation d’ensemble.
Et, bien sûr, ces recherches posent la question du « spécifique et du
généralisable, du contingent et de l’invariant » (Culioli, 1990 : 11) : on fait de la
linguistique française, mais la recherche d’une modélisation rencontre forcément des
propositions qui proviennent des études sur les autres langues. Ainsi, il y a lieu de
considérer que « prendre en compte l’activité de langage, c’est nécessairement se
construire un objet complexe, hétérogène, tel que sa modélisation suppose l’articulation
de plusieurs domaines » (ib., 1990 : 11), et donc, les propositions d’organisation du tout
sont problématiques. Nous reprenons un long paragraphe de J.-Cl. Chevalier qui signale
ce foisonnement d’études disparates, la spécialisation poussée des chercheurs et les
difficultés pour proposer une vue d’ensemble unificatrice :
Résumons : le mouvement contemporain pousse à alterner recherches ponctuelles sur le
français et extensions généralisantes dans un mouvement perpétuel : l’orthographe est
dévorée par les médias, la phonétique et la phonologie, bases de la percée linguistique
après 1920, sont devenues lieu d’élection pour des spécialistes, ingénieurs ou linguistes,
en interconnexion avec les théories syntaxiques et même sociologiques (J.-R. Vergnaud,
P. Encrevé), les relations de la sémantique et de la syntaxe demeurent un lieu crucial, un
peu étouffé dans l’opinion par le large succès des écrits d’A.-J. Greimas, la lexicologie, à
côté de travaux de compilation informatisés, a donné lieu à des essais de structuration
obéissant à des règles (D. Corbin, P. Cadiot, I. Tamba, G. Kleiber). L’analyse du
discours, était, dans la tradition, inhérente aux descriptions syntaxiques ; le poids des
grammaires formelles a eu tendance à en refaire un domaine à part qui, de Bally à O.
Ducrot, A. Culioli et E. Roulet, s’est mis à proliférer vertigineusement (1996 : 125).
44
Javier Suso López
Dans ces conditions, l’établissement d’un cadre unitaire, ou d’un modèle
d’ensemble, va s’avérer très problématique à dresser, d’une manière cohérente, c’est-àdire susceptible de rendre compte du foisonnement des recherches, et à la fois,
généralisable à l’ensemble des langues et acceptable d’une façon stable par l’ensemble
des chercheurs (sans trop de pertes, ou mieux, sans que les pertes affectent le noyau
théorique). Comme l’indique Culioli :
[...] Cette double prise en compte va, selon les individus ou les groupes, modeler la
recherche dans tel ou tel sens. C’est ainsi qu’à l’heure actuelle la linguistique apparaît à la
fois comme un lieu disciplinaire qui cherche à se constituer en tant que lieu de recherche,
si possible unitaire, et, d’autre part, comme un lieu impossible, où chacun veut se donner
ses règles d’homogénéité, qui varient selon les hétérogénéités acceptées ou récusées, d’où
un domaine soumis à des pressions telles qu’il n’arrive pas à se constituer comme tel. Je
m’explique : il est clair que si l’on définit la linguistique comme la science du langage (on
l’a souvent écrit), la proposition n’a pas de sens, dans la mesure où il existe différentes
sortes de recherches possibles sur le langage en tant qu’activité [...] Si l’on pluralise
(sciences du langage), on ne fait que repousser le problème (Culioli, 1990 : 11).
2. La linguistique de l’énonciation et du discours. La prise en compte du sujet
parlant ordinaire dans la communication
Nous avons dit que la linguistique structurale avait procédé à une exclusion du sujet
parlant ordinaire, d’abord en posant que l’objet intégral de la linguistique est constitué
par la langue, « tout en soi et principe de classification », « produit social de la faculté
du langage et ensemble de conventions nécessaires » (Saussure, 1975 : 24-25), avec
exclusion de ce qui est exécution individuelle. L’exclusion du sujet parlant ordinaire se
produit même chez Chomsky, puisque s’il n’y a pas un code commun placé entre les
interlocuteurs, il y a en revanche deux idiolectes intériorisés recouvrant chacun la
compétence linguistique de son détenteur. L’intériorisation fonctionne ainsi comme un
code distant, qui réinvestit le sujet lors de chaque réalisation, ou performance.
En effet, chez Chomsky, le domaine « langue » se réduit aux aspects proprement
linguistiques de l’avant-communication (« compétence linguistique »). Il affirme que la
performance « ne reflète pas seulement les relations intrinsèques entre le son et le sens
établies par le système de règles linguistiques », mais implique beaucoup d’autres
facteurs qui tiennent aux locuteurs et à la situation, ainsi qu’au fonctionnement de
l’esprit humain (limitation de la mémoire par exemple). Si ces facteurs étaient intégrés
au système de règles linguistiques, on se dirigerait vers une voie pragmatique de la
communication, par l’intégration du contexte et du sujet dans l’analyse. Mais Chomsky
choisit l’autre voie, et précise que les premiers facteurs (locuteurs, situation) sont
« extra-linguistiques », et que les seconds « ne sont pas, à proprement parler, des
aspects du langage » (1969 : 126). Plus tard, Chomsky tiendra compte d’une certaine
influence de la situation ou du contexte dans l’analyse, à travers la notion d’une
compétence « paralinguistique ».
Il faut dire cependant que les fondements de l’approche « linguistique de
l’énonciation » remontent à F. Brunot et Ch. Bally tout en passant par G. Guillaume.
Elle a été réintroduite par E. Benveniste, appuyé par la découverte de Bakhtine en
Europe occidentale (avec la notion de polyphonie), puis développée par O. Ducrot.
L’influence de Chomsky vient ainsi se greffer sur un terrain longtemps préparé en
France. Avec Benveniste et Bakhtine, le postulat de l’unicité du sujet parlant (sujet idéal
chomskien, toujours égal à lui-même, sans épaisseur, sans doublures...) s’émiette, en
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
45
faveur de la considération du « sujet » réel (soumis à des doutes, des oublis, des
calculs...), sujet qui en outre introduit dans son propre discours des « voix » distinctes à
la sienne (polyphonie), opération discursive qui octroie au discours des dimensions
nouvelles (dans l’ordre compositionnel, et dans l’ordre sémantique). La prise en compte
des sujets parlants réels devient ainsi incontournable dans l’analyse linguistique.
E. Benveniste (I, 1969; II, 1974), avec ce qu’on a appelé la linguistique de
l’énonciation, fait un pas de plus dans l’abandon de la dichotomie langue-parole dans
laquelle étaient situées les études linguistiques. L’énonciation est, selon la définition
proposée par Benveniste, la « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (1974 : 80). Benveniste démontre que certaines unités
linguistiques ne signifient rien en « langue », et qu’elles n’ont de sens qu’à l’intérieur de
chaque situation de communication, de chaque usage. Elles ne possèdent donc pas de
référent constant et objectif, et ne peuvent se définir qu’à partir de l’acte d’énonciation
au cours duquel elles sont proférées. C’est le cas, par exemple, des pronoms personnels
je et tu: ces formes ne présentent pas cette propriété fondamentale de l’organisation
référentielle des signes linguistiques, puisqu’il n’existe pas d’objet définissable comme
je ou tu auquel elles puissent renvoyer de façon constante. C’est encore le cas des
pronoms personnels nous et vous, des déictiques (démonstratifs), de certains adverbes
de temps (demain, hier...) ou de lieu (ici, là...), etc.
Donc, ces éléments linguistiques font échec à la définition de la langue comme
système autonome de signes, chacun doté d’un signifié repérable hors de tout processus
effectif d’énonciation. Dans toute actualisation de la langue en discours, il existe des indicateurs de cette mise en oeuvre de la langue par un locuteur dans un contexte précis
qui éclaire le sens. Et cette constatation est valable au-delà des éléments de la deixis
(qui sont en rapport étroit à la situation): tout énoncé est marqué par l’énonciateur et le
contexte. Prenons l’exemple de l’échange suivant (Baylon&Fabre, 1975 : 125):
Charles: “Alors, Marcel, tu es seul avec ton chien? Ta femme n’est pas à la
maison?”
Marcel: “Oui, je suis là avec mon fidèle ami”.
Dans cet échange, alors n’est compris que grâce aux éléments qui constituent la
situation; seul ne se comprend que par la phrase qui suit celle où il se trouve (ou cotexte
: ta femme n’est pas là); le sens de chien est plus complexe, en plus du référent
(animal), il y a une autre signification associée (de type culturel: chien = fidélité; et
aussi psychologique : l’amitié du chien renvoie à un passé; la non-présence de la femme
et la présence de son ami fidèle place la femme dans une zone de pénombre; la réponse :
« non, elle n’est pas là », aurait une toute autre signification).
La théorie de l’énonciation va constituer surtout un point de vue différent sur la
langue (par rapport à l’analyse traditionnelle ou structurale), et donc, un système
d’analyse spécifique des énoncés. E. Benveniste expose que le langage est
communication, c’est-à-dire, « qu’il contient en lui des unités permettant non seulement
de transmettre des informations, mais de signaler que la communication est en train de
se dérouler, et qui renvoient non pas à l’énoncé produit mais à l’acte de communication
lui-même » (Lebre-Peytard, 1990 : 27).
Dans la linguistique structurale, on voyait la langue comme système de signes, et
non pas comme un « exercice de l’individu » ou un comportement: les instances
énonciatives montrent par contre qu’il existe des zones du langage où il se produit un
empiètement de l’ordre des signes sur l’ordre des êtres: le signe linguistique donne
l’occasion à celui qui l’emploie d’être promu au statut de l’être, de sujet à part entière,
puisque l’énonciation implique une activité locutive de l’individu, donc une accession
46
Javier Suso López
de celui-ci à un statut d’agent, et puisque celui-ci marque indissolublement l’énoncé de
signes propres.
Les études postérieures de la linguistique de l’énonciation étendront ce domaine
vers ce qu’on appelle aujourd’hui la linguistique du discours, et porteront sur plusieurs
voies:
• présence d’anaphores (renvois antérieurs au discours même : regarde cette voiture!
Elle vient d’être immatriculée) et de cataphores (renvois ultérieurs: « je vais te
dire une chose : c’est la dernière fois que... »): sortes de déictiques discursifs;
• modalisation d’un énoncé ou du discours (affirmation ou caractère hypothétique,
éventuel... d’un événement);
• connotation du discours par le locuteur (utilisation de termes affectifs...);
• attitude ou distance par rapport aux énoncés propres, ou des énoncés des autres
(histoire-récit; style direct, indirect, indirect libre ou narrativisation);
présentation objective ou subjective des énoncés (hétérogénéité discursive).
Les premières études sur l’énonciation marquent un début de changement de
l’optique qui mènera au décloisonnement de l’opposition langue/parole et à l’institution
du discours comme objet d’analyse. Ainsi, C. Kerbrat-Orecchioni peut affirmer: « La
langue avant l’énonciation n’est que la possibilité de la langue ». Le schéma de l’acte de
communication de Jakobson doit ainsi être reformulé, puisqu’il représente de manière
incomplète l’échange : le locuteur possède une série de déterminations psychologiques
(« intentions communicatives »); l’encodage se réalise à l’intérieur des contraintes de
l’univers du contexte, et doit être remplacé par le concept de mise en discours...
La linguistique du discours est considérée comme une pragmatique linguistique à
part entière, et elle est souvent définie comme une linguistique française (face à la
pragmatique des actes de parole, anglo-saxonne)8. Sont établis ainsi une série de
« concepts » linguistiques nouveaux : énoncé, marqueur discursif (embrayeur, chez
Jakobson, ou déictique), mise en discours, modalisation... L’énoncé est défini comme
l’unité de discours : « segment de discours, apparu dans une situation déterminée, à un
moment et dans un lieu déterminés » (Ducrot&Schaeffer, 1995 : 470), face à phrase qui
est une unité de construction, formée par des propositions. L’énoncé peut être aussi
analysé d’un point de vue pragmatique (en prenant en compte les facteurs contextuels :
cotexte, contexte situationnel, contexte mondain)9, mais aussi d’un point de vue
« abstrait », en tant qu’il constitue une phrase (on applique alors le code d’analyse de la
grammaire ou de la syntaxe traditionnelle). Les marqueurs discursifs constituent une
première étape de cette linguistique de l’énonciation, qui s’est étendue ensuite vers
l’étude de la modalisation et des opérations énonciatives (A. Culioli), comme l’indique
Mª A. Olivares: « la originalidad [de Culioli] reside en su concepción del lenguaje no
como un objeto estático sino como una relación dialéctica entre el lenguaje y lo extralingüístico, entre la lingüística y otras disciplinas (psicología, psicoanálisis, teorías de
las ideologías...) » (1994 : 302). Ces recherches vont dépasser la notion de
communication structurale (réduite à un transfert d’information), pour établir qu’il n’y a
pas entre les locuteurs de « code neutre », mais, en revanche, que, dans tout échange
8
Voir ainsi Mª Amparo Olivares : « Reflexiones sobre el aporte de la lingüística francesa al análisis del
discurso », in J.-F. Corcuera 1994, 301-312.
9
Nous reprenons le classement d’Éluerd (1982): « le contexte littéral ou cotexte : l’environnement verbal
ou écrit de l’énoncé considéré ; le contexte situationnel : tout ce qui entoure les sujets parlants, le moment
et le lieu comme les raisons qu’ils ont de communiquer et de communiquer ainsi ; le contexte mondain :
tout ce qu’englobe l’horizon de la situation ; le fait que ce soit des hommes qui se parlent et s’écrivent »
(1982 : 13).
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
47
conversationnel, il se produit nécessairement un ajustement du sens de la part des coénonciateurs. D’autre part, comme met en relief Mª A. Olivares :
Culioli frente a la diversidad de las lenguas busca una serie de « invariantes » trabajando
los enunciados y no la frase. Verdadero pionero en su deseo de formalización (recurriendo
a conceptos de la topología), ha pasado de una lingüística de los estados a una lingüística
de las operaciones (de instanciación, de enunciación y de linearización), en las que la
noción de « paráfrasis » ocupa el lugar privilegiado (cf. Fuchs, 1982) (1994 : 303).
D’autre part, dans une tentative de formalisation, le courant énonciatif va orienter
ses recherches vers la structuration des discours ou, pourrait-on dire, vers la syntaxe
discursive : c’est ici qu’apparaît la théorie de Anscombre&Ducrot (1983) sur
l’argumentation (les topoi, l’orientation argumentative, la force argumentative, les
connecteurs) et la polyphonie (étude des « voix » présentes dans l’énoncé), mais aussi
les recherches sur la conversation et la « grammaire textuelle». Ces études rejoignent
celles de la sémantique pragmatique de Moeschler (1985), sans que l’on puisse indiquer
où finit l’analyse du discours et où commence la pragmatique, à tel point que A. Reboul
et J. Moeschler publient un ouvrage intitulé : Pragmatique du discours (1998b).
En effet, la linguistique du discours se propose, globalement, de fournir une vue
partielle mais non négligeable de l’habileté humaine à construire et à comprendre des
discours de diverses sortes et reliés entre eux. C’est à travers ce biais que l’analyse de
la conversation et du français parlé (à partir de corpus constitués par des conversations
réelles) a été entamée de la part de l’école de Genève (E. Roulet, 1985 ; J. Moeschler,
1982, 1989 ) ou d’autres chercheurs (D. André-Larochebouvy, 1984 ; P. Bange, 1992a ;
Cosnier et Kerbrat-Orechioni, 1987 ; Kerbrat-Orecchioni, 1990-1992 ; Claire BlancheBenveniste, 1990). Ces auteurs essayent de dégager des séquences linguistiques (ou
unités) issues d’une description de leur fonctionnement discursif. Ils prennent en
compte le cotexte (ce qui a été dit auparavant), mais aussi les facteurs d’ordre
situationnel qui ont une influence directe sur le linguistique : le fait d’énoncer quelque
chose, l’attitude du locuteur, la modalité de l’énonciation, les rapports entre locuteur(s)
et co-locuteur(s). Ils intègrent à leurs analyses, bien sûr, les connecteurs, la
modalisation... Il s’en dégage une hiérarchie, des lois de fonctionnement, une structure
interne de l’échange communicatif. On pose que les conversations s’organisent selon
des codes rhétoriques précis, mais variables : mouvement d’ouverture, support
(maintien du thème) et/ou introduction de nouvelles directions thématiques, conclusion ;
ou encore : introduction, demande, commentaire, clôture... Ou alors, c’est l’aspect
interactif (la dynamique des prises de parole) qui y est analysé : question-réponse, prise
de parole à tour de rôle, organisation préférentielle (ordre préfixé), contrôle par l’un des
locuteurs des prises de parole... Ces organisations discursives commandent les actes de
parole présents (suggestion, demande, réplique, feinte d’ignorance, etc.). Le domaine
initial de la linguistique de l’énonciation est ainsi étendu vers les domaines de la
pragmatique.
Ces analyses sur le discours rejoignent d’autre part les analyses sur les textes, ou
la « grammaire textuelle » (J.S. Petofi), l’isotopie (Rastier, 1987), la thématisation
(Combettes, 1988 ; Charolles, 1978), et plus précisément l’oeuvre de J.-M. Adam
(1985, 1990, 1992, 1999), qui propose un cadre qui permet l’intégration des différentes
approches et analyses de la linguistique du discours et de la pragmatique, en réunissant
dans l’analyse trois composantes : la composante sémantico-référentielle, la composante
énonciative et la composante argumentative. L’avantage du cadre de J.-M. Adam (ou
d’autres similaires, comme celui de van Dijk) consiste à souligner la modularité des
différentes approches linguistiques et pragmatiques, c’est-à-dire, comment les diverses
approches de l’analyse des discours s’enrichissent les unes les autres, et donc, comment
48
Javier Suso López
–en termes d’hypothèse– cette modularité dynamique, dialectique, peut répondre au
fonctionnement cognitif lui-même. Bien sûr, ce cadre ne résolut pas les problèmes de
l’articulation théorique des divers « modules », mais, du moins, il constitue une
méthode de travail.
L’hypothèse de J.-M. Adam est que les pratiques discursives possèdent un
caractère textuel : la production de la parole, la mise en discours ferait l’objet de deux
structurations (ou codifications, si on nous permet d’utiliser ce terme) successives :
linguistique (répondant au système ou au code) et textuelle (lors de la « mise en texte »),
sur deux niveaux : local (microstructurel ; éléments de cohésion : anaphore,
coordination...) et global (macrostructurel : cohérence ; et superstructurel : structure
narrative, structure du texte argumentatif...). Dans les deux cas, c’est l’étude des
relations intérieures à un discours (cotexte) donné qui est réalisée, face aux études
pragmatiques, qui prennent pour objet l’étude les rapports entre des énoncés qui
n’appartiennent pas nécessairement au même discours et les rapports entre les énoncés
et le contexte.
3. La sociolinguistique. La prise en compte du contexte ordinaire mondain
dans la communication
Le contexte ordinaire mondain où s’effectue une actualisation de la langue est le
contexte précis de toute énonciation, contexte circonscrit et limité dans certains cas
(ainsi lors d’un simple acte de parole d’un achat), mais ce contexte peut être élargi aux
limites du monde et de l’histoire des individus engagés dans une situation de
communication plus complexe (par exemple, dans les réactions à des évocations de
conflits antérieurs); de même, il peut être restreint au contexte littéral antérieur (ou
discursif), ou co-texte.
La réalisation concrète de la langue dans un discours (actualisation) suppose un
événement de parole (oral ou écrit). L’acte de parole se produit à l’intérieur d’un cadre
constitutif (participants, finalités, ton général, moyens ou canaux, normes d’interaction,
contexte : Hymes, 1984). La situation concrète où se produit cet événement de parole
(ou situation de communication) règle les manifestations du discours, le choix des
énoncés (non plus phrases), les tons, les gestes (ainsi, phrases ou gestes de courtoisie),
et même donne la clé interprétative du sens de l’énoncé (concret): par exemple,
« donne-moi ça » est incompréhensible en dehors du contexte de réalisation; « il fait
chaud ici » peut vouloir dire, ouvrez la fenêtre, s’il vous plaît... (voir Oswald Ducrot).
D’autre part, la sociolinguistique réaffirmera la dimension sociale des discours
(rappelons que pour Saussure la langue était surtout un fait social). Cette transformation
dans la conception de la langue détermine une variation essentielle de sa description, qui
s’effectue à travers 3 courants d’analyse :
• la sociolinguistique variationnelle (Labov) : il n’y a pas une seule langue, mais
des réalisations de langues (des langages, des parlers, des idiolectes, des jargons)
très diverses, tant dans l’aspect géographique (variantes diatopiques) que dans
l’aspect social (variantes diastratiques, conséquence des stratifications sociales,
les niveaux de langue) que personnelles (variantes diaphasiques ou stylistiques,
imposées par les changements de registre d’un discours de la part d’un locuteur,
selon les différentes situations de parole).
• l’ethnographie de la communication (Hymes) mettra en rapport les formes de
langage et les modes de vie des sociétés. La langue est un lieu de signification
où est condensée l’expérience humaine, que l’individu apprend comme outil
d’action sur le monde, comme outil de réflexion, et comme outil d’expression de
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
•
49
ses besoins (interaction communicative), et qui est dotée d’une forme
susceptible d’abstraction à partir des usages multiples et innombrables de la
parole par les locuteurs de cette langue (voir chapitre 3).
la sociolinguistique interactionnelle (Gumperz, Hymes, Di Pietro) veut mettre
en relief comment « les variables sociolinguistiques sont liées à la poursuite de
fins communicatives particulières et fonctionnent en particulier comme des
signes indexicaux qui guident et orientent l’interprétation des énoncés »
(Ducrot&Schaeffer, 1995 : 124). Il se produit ainsi une insistance particulière sur
l’aspect interactif du langage. L’activité de communication ne consiste pas à un
échange d’information (ou d’ordres, de conseils, etc.) entre deux pôles (émetteur,
récepteur), à l’aide d’un outil commun (codé); elle ne doit pas être conçue comme
le lieu de rencontre (aimable ou tendue) et d’expression de plusieurs subjectivités,
qui viennent chacune s’exprimer, mais plutôt:
comme une tentative d’ajustement, où l’on doit ajouter au transport de l’information, le jeu
des rôles et des actes par quoi les interlocuteurs se reconnaissent comme tels, agissent
comme tels et fondent ainsi des communautés linguistiques dans un monde humain (Éluerd,
1985 : 184).
4. La pragmatique. La prise en compte de l’usage ordinaire de la langue dans
la communication.
La définition de la pragmatique ne peut pas se faire à l’intérieur du cadre
conceptuel de la linguistique traditionnelle (conception de la langue comme moyen de
représentation et d’expression) ou structurale (conception de la langue comme moyen
de « communication »: transmission d’informations). C’est une autre perspective, un
autre point de vue que la pragmatique instaure. La linguistique pragmatique aborde la
nature du langage d’un point de vue fonctionnel comme principe scientifique ou
épistémologique. Le langage est conçu comme une activité sociale, dont la fonction est
de satisfaire les besoins de communication qui surgissent dans les processus d’interaction qui s’établissent entre les hommes, communication qui implique un ajustement, une
négociation du sens (ce qui entraîne à son tour une nouvelle conception de la notion de
communication). L’approche du « sens » est ainsi totalement modifiée. Mais la langue,
aussi, est un outil à travers lequel les hommes agissent sur d’autres hommes. Dans les
deux cas, la mise en fonctionnement de la langue (l’activité significatrice) est pleine de
complexité, psychique (intentions, processus d’inférence...), contextuelle (situation),
socioculturelle (représentations), linguistique (usage du code).
À partir de là, la pragmatique pose un principe fondamental: le signifié des mots
(ou des signes) n’est pas seulement en rapport à sa forme linguistique (conventionnelle,
héritée de la tradition), mais en rapport à la fonction prise lors de son usage dans un
contexte concret. C’est-à-dire, la valeur précise d’une phrase est donnée par l’interaction entre son signifié structural-lexique et la situation où elle est employée, situation
qui implique autant un contexte interne au discours qu’un contexte externe imposé par
la situation de communication elle-même (Kramsch, 1984).
Par exemple, que signifie : « Quelle chaleur ! »? Ça dépend :
-invitation à ouvrir la fenêtre ;
-justification pour enlever sa veste (ou autre) ;
-complicité avec un interlocuteur inconnu, et manifestation d’une volonté d’entrer
en contact ;
-suggestion d’aller boire/offrir une boisson ;
-constatation d’un fait objectif concernant la climatologie ;
50
Javier Suso López
-constatation banale.
Un autre exemple : dans le dialogue banal qui s’effectue dans un ascenseur, on ne
communique rien d’essentiel (du point de vue sémantique); il est cependant pleinement
significatif (politesse, amabilité, bon voisinage...), surtout par opposition à un refus de
la parole.
Donc, tout énoncé est lié à un contexte, et le sens est déterminé par le thème (ou
topic) du discours et à la fois par la situation de communication où l’énoncé est produit.
La connaissance linguistique est la connaissance non pas d’un code linguistique (plus
ou moins abstrait, une grammaire ou un système) mais une connaissance-action, qui
nous fait agir (linguistiquement) d’une certaine façon dans l’usage réel de la langue
(discours). Ce qui implique, du point de vue didactique, qu’il faut inclure dans toute
démarche d’enseignement/apprentissage, la connaissance des conventions pragmatiques
qui gouvernent la participation du sujet parlant dans un discours social, c’est-à-dire, les
processus de compréhension (interprétation) et d’interaction.
L’avènement de la « pragmatique » signifie ainsi la primauté de l’approche
d’analyse sémantique des discours (face à la forme : la morphologie et la syntaxe
traditionnelle ; le structuralisme-distributionnalisme). C’est une approche philosophique
de la langue qui est à son origine, qui reprend la tradition cartésienne (Port-Royal), et
qui avait été renouvelée par Brunot et Bally au début du siècle, comme nous l’avons vu.
Nous allons proposer une définition globale de pragmatique pour cerner de façon
minimale ce concept : la pragmatique a pour objet l’étude de l’usage de langage, par
opposition à l’étude du système linguistique, qui concerne à proprement parler la
linguistique. Ainsi, la pragmatique s’occupe non pas des « aspects codiques du
langage » (affaire de la linguistique), mais uniquement des « processus d’interprétation
qui viennent se superposer au code pour livrer une interprétation complète des phrases »
(Reboul&Moeschler, 1998a : 23). D’autres définitions équivalente peuvent être
proposées : la pragmatique est la discipline qui « étudie tout ce qui, dans le sens d’un
énoncé, tient à la situation dans laquelle l’énoncé est employé, et non à la seule structure
linguistique de la phrase utilisée» (Ducrot&Schaeffer 1995 : 111) ; ou encore : « la
pragmatique est le domaine qui étudie l’usage qui est fait de la langue dans le discours
et la communication, et vise à décrire l’interaction entre les connaissances fournies par
les différentes unités linguistiques, et les connaissances extralinguistiques (ou
contextuelles)
nécessaires
pour
comprendre
les
phrases
énoncées »
(Moeschler&Auchlin, 2000 : 7). Selon ces définitions, et strictement parlant, la
pragmatique serait une discipline non-linguistique, ou bien elle engloberait à son
intérieur la linguistique (dont elle se servirait) lors de sa réflexion sur le sens des
énoncés. Cependant, si nous examinons d’autres définitions et d’autres réflexions, nous
voyons que les domaines de travail ne sont pas si nettement séparés. Nous allons voir
dans les pages suivantes combien cette polémique est stérile puisqu’il est aussi difficile,
en linguistique, de marquer strictement un terrain de travail que de mettre des portes aux
champs.
4.1. La pragmatique intentionnelle. Les actes de parole
La première phase du développement de la pragmatique (ou pragmatique
intentionnelle) peut être considérée à part entière comme une pragmatique linguistique :
elle s’est développée « sur la base de la théorie des actes de langage, qui en a constitué
historiquement le creuset. La théorie des actes de langage a pour thèse principale l’idée
que la fonction du langage, même dans les phrases déclaratives, n’est pas tant de décrire
le monde que d’accomplir des actions, comme l’ordre, la promesse, le baptême, etc. »
(Moeschler&Auchlin, 2000 : 135).
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
51
C’est Austin qui a introduit en 1970 la notion d’acte de langage, en faisant voir
que le langage dans la communication n’a pas principalement une fonction descriptive
(ou référentielle : dire le monde), mais une fonction actionnelle (agir sur le monde.
Austin, dans sa tâche d’ordre néopositiviste de purifier le langage pour en faire un outil
scientifiquement (philosophiquement) valable, s’interroge sur l’usage du langage : il
voit que certains énoncés sont constatifs (constative utterances): ils décrivent une situation concrète, ainsi, « le roi de France est chauve », ou bien « le chat est sur le paillasson
». Mais ces énoncés peuvent être corrects ou faux (il n’y a pas de roi en France :
l’énoncé décrit une réalité inexistante; ou bien: je vois que le chat n’est pas sur le
paillasson, tu es en train de mentir). C’est l’usage concret, dans un contexte précis, qui
donne le sens et la valeur à un énoncé.
D’autres énoncés sont réalisatifs ou performatifs (performative utterances): leur
simple émission (production, prononciation) produit leur accomplissement (et parfois
donc une transformation dans la réalité, voir le mythe du: « Sésame, ouvre-toi »). C’est
le cas, dans l’actualité, des énoncés associés à des cérémonies: messe, mariage,
jugements, inaugurations, etc.: « ceci est mon corps »; « Oui, je le veux » (en mariage);
« je te baptise », « je te nomme »..., ou bien de certains actes de langage de la vie courante : « je te parie dix francs que… », « je te promets que... », « je te vends la voiture
pour cent mille euros », etc. Pour que l’action correspondant à un énoncé performatif
soit effectivement accomplie, il faut –en plus de prononcer la phrase- que les
circonstances de cette énonciation soit appropriées. Si ces circonstances ne sont pas
appropriées, l’énoncé n’est pas faux, il est nul ou vacant: c’est le cas d’un prêtre
imposteur qui ferait un mariage. Mais cela n’implique pas dire que les énoncés en euxmêmes sont faux. Si un locuteur dit: « je te promets que je viendrai », et ne vient pas, on
ne peut pas dire que le locuteur n’a pas promis; ce sera toujours vrai qu’il a promis,
même s’il ne vient pas. Les énoncés performatifs ne décrivent donc rien, ils ne sont ni
vrais ni faux; ils correspondent à l’exécution d’un acte de parole.
Austin s’interroge ensuite sur l’acte de parole (ou de langage): en quel sens peuton affirmer que dire quelque chose est faire quelque chose? Soit les phrases:
1. Je vous prie de fermer la porte.
2. Il faut que je vous demande de fermer la porte.
3. Fermez la porte!
4. J’aimerais que vous fermiez la porte.
5. Pouvez-vous fermer la porte, s.v.p.?
6. La porte!
7. Quel courant d’air! Je vais tomber malade!
L’analyse de ces phrases ne s’arrête pas aux valeurs des tournures syntaxiques
(phrases déclaratives, impératives, exclamatives, interrogatives; propositions
principales, subordonnées; modes...), comme le faisait la grammaire traditionnelle.
Passer de l’analyse de la structure des énoncés à l’étude des actes de langage qu’ils
réalisent dans l’interaction sociale, c’est abandonner le domaine du structuralisme
linguistique pour celui de la pragmatique. Austin procède ainsi à différencier, dans un
acte de langage :
• une valeur locutoire ou locutive (le fait même de parler): le fait même d’utiliser le
langage, en donnant une forme phonétique et syntaxique à un énoncé; l’acte de
parole en lui même, l’acte de « parler »: « la production de sons appartenant à un
vocabulaire et à une grammaire auxquels sont rattachés un sens et une
référence », c’est–à-dire, ce qui concerne la construction morpho-syntaxique
d’un énoncé;
52
Javier Suso López
• une valeur illocutoire ou illocutive (force): ce que le locuteur fait quand il parle
(donner un ordre, exprimer un doute, demander une information); « l’acte produit en disant quelque chose et consistant à rendre manifeste comment les
paroles peuvent être comprises » (Austin, 1970). Ducrot rattache la théorie de
l’énonciation à la pragmatique à travers les actes illocutionnaires:
« L’énonciation est considérée comme ayant certains pouvoirs [...] Dire qu’un
énoncé est un ordre, une interrogation, une affirmation, une promesse, une
menace, c’est dire qu’il la représente comme créatrice de droits et de devoirs »
(1980 : 37).
• une valeur perlocutoire ou perlocutive : l’effet que produit un énoncé sur un
interlocuteur (convaincre, rassurer, étonner...). La priorité dans la
communication n’est pas donnée aux aspects syntaxiques de l’énoncé, mais au
contexte : en effet, c’est le contexte qui permet de fournir une interprétation de
l’énoncé (ainsi: « il fait chaud ici » peut être interprété comme une invitation à
ouvrir la fenêtre).
Searle, de con côté, propose une classification des actes de langage en cinq grands
groupes (1972, voir E. Bérard, 1991 : 24-25):
• représentatifs (ou assertifs): assertion, information; description d’un état de fait;
• directifs: ordre, requête, question, permission; on met l’interlocuteur dans l’obligation de réaliser une action future;
• commissifs: promesse, offre; obligation contractée par le locuteur de réaliser une
action future;
• expressifs: félicitations, excuse, remerciement, salutation; expression d’un état
psychologique;
• performatifs ou déclaratifs: déclaration, condamnation; on rend effectif le contenu
de l’acte (déclarer quelque événement comme inauguré; juge : condamnation,
déclaration d’innocence; prêtre : formules de confession, mariage, absolution...)
Austin et Searle réalisent ainsi un inventaire et un classement des valeurs
illocutives des actes de langage/parole, de façon beaucoup plus précise que l’on faisait
dans l’analyse traditionnelle (qui ne distinguait que 4 types d’actes de langage : déclaration, question, ordre, exclamation). Une application didactique de ces classements va
consister à établir les formes linguistiques nécessaires pour réaliser une fonction de
communication déterminée, selon le niveau ou le registre requis, donc en contact avec la
sociolinguistique (voir chapitre 1 : Un Niveau-Seuil, The Treshold Level, les syllabus):
donner opinion, attitude, sentiment, renseignement, faire faire, donner une information,
formuler une hypothèse, annoncer, se souvenir, répéter, exprimer un doute, l’ignorance,
une plainte, félicitation, remerciement, accusation, excuse, critique, promesse, avouer,
demander permission, demander la parole, proposer, conseiller, suggérer, inviter,
autoriser, menacer...
Cette force/fonction/valeur illocutoire peut se réaliser à travers des procédés
directs (phrases 1-2-3 : requête, avec des variantes: ordre, modalisation, demande polie),
ou indirects (phrases 2-4-5-6-7 : phrases assertives, déclaratives (ou encore demandes
indirectes, du type : vous avez l’heure? vous avez du feu?). Les deux dernières phrases
exigent la connaissance de la situation de communication, et dépendent de la relation
aux autres locuteurs.
4.2. Les fonctions langagières
Dans tous les cas, la conception de la langue a changé: de simple outil de
transmission d’information (ou de communication) banal, il devient le siège d’une
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
53
dialectique, d’un débat, d’une interaction ; il devient un moyen d’action sur l’autre.
C’est cette conception qui va orienter les analyses vers la recherche des différents
usages : non plus les fonctions abstraites ou générales de la langue (comme dans le cas
de Jakobson), mais celles qui sont réalisées dans l’actualisation de la langue en
discours. Nous avons précisé au chapitre 1 les différentes acceptions que recouvre le
terme « fonctionnel » ; il est néncessaire d’en faire autant avec « fonction ».
Le terme « fonction » connaît en effet les acceptions suivantes:
• du point de vue grammatical traditionnel, la fonction est le « rôle joué dans la
phrase par une unité lexicale » (sens courant de fonction, donc point de vue
sémantique du terme). Ainsi, fonction « sujet » d’un substantif, fonction
« épithète » ou « attribut » d’un adjectif... Cette étude des fonctions, c’est-à-dire
des relations entre les mots (puis des phrases entre elles) est l’objet de la
syntaxe, à partir du XVIIIe siècle, face à la syntaxe traditionnelle (ou
construction) qui s’occupait de « l’étude des règles qui président à l’ordre des
mots et à la construction des phrases ».
• du point de vue du structuralisme, la fonction est l’« ensemble des propriétés
d’une unité par rapport au processus d’ensemble (communication) » (Petit
Robert), mais aussi « le but dans lequel un élément linguistique est utilisé »
(DLAEL). Selon Dubois: « Le point de vue fonctionnel, dans une analyse
linguistique, consiste à décrire la structure d’une langue, définie avant tout en
tant qu’instrument de communication. Dans ce cas, toutes les unités
linguistiques et les rapports de celles-ci entre elles sont analysées et décrites en
tenant compte de leur fonction dans l’établissement de la communication ».
Ainsi, est fonctionnelle l’analyse d’un énoncé d’un point de vue sémantique (en
tant que thème-rhème; qui correspond à la terminologie traditionnelle sujetprédicat), face au classement antérieur des parties du discours (basée en réalité
sur des présupposés logiques: substantif, verbe, etc.).
Le terme de fonction est appliqué non seulement à différentes unités langagières,
mais au langage dans son ensemble. Ainsi, si on parle des fonctions du langage, le
cartésianisme et Port-Royal (voir Irson, [1656] 16622) voyaient surtout dans le langage
le moyen d’accéder à l’esprit, au monde des idées (immatérielles), l’instrument à travers
lequel celles-ci prenaient corps, devenaient concrètes; à partir de cette fonction première
(de représentation dans l’intellect), la fonction expressive prenait place (la transmission
à d’autres de ces idées).
Pour le Dictionnaire de Didactique des Langues (désormais DLE), le « rôle(s) du
langage par rapport à ce qui n’est pas lui: monde extérieur, pensée, sujets parlants [...]
Pour Martinet, la fonction centrale du langage est la fonction de communication, telle
qu’elle se réalise dans l’échange de messages entre interlocuteurs. Elle est primordiale,
car elle seule justifie l’organisation même du langage, les caractéristiques des unités
linguistiques et nombre d’aspects de l’évolution diachronique » (Galisson&Coste, 1976
: 225). Les autres fonctions, secondaires, sont la fonction d’expression (« pour
s’exprimer, c’est-à-dire pour préciser en mots ce qu’il pense, sans trop s’occuper des
réactions d’autrui, et aussi, dans bien de cas, pour affirmer son existence à soi-même et
aux autres », Martinet, 1959), et la fonction esthétique (combinaison des deux
fonctions antérieures).
Quant à Bühler (psychologue), il distingue une fonction de représentation (qui
renvoie au contenu référentiel, à ce dont on parle), une fonction d’expression (qui
renvoie au locuteur, et indique la position intellectuelle ou affective de celui-ci par
rapport à ce dont il parle), et une fonction d’appel (tournée vers l’interlocuteur,
54
Javier Suso López
l’impliquant dans l’acte de communication comme directement concerné par le
message).
Appliquant plus scrupuleusement la méthode d’analyse du structuralisme
(décomposition en sous-éléments), Jakobson va théoriser les fonctions du langage en
général, en faisant correspondre une fonction aux diverses instances ou éléments de
l’acte de communication: fonctions expressive, référentielle, métalinguistique, poétique,
phatique, conative (voir chapitre 5).
Quant à Lyons (1977-1981), il distingue 3 fonctions:
• fonction descriptive (« il fait -10º »): il s’agit d’un usage de la langue qui porte
une communication d’information factuelle.
• fonction expressive (« j’ai terriblement froid »): mise en usage de la langue dans
une communication qui porte une information sur le sujet qui parle :
transmission-expression de sentiments, de préférences, d’idées, de préjugés,
d’expériences vécues...
• fonction sociale (« il fait froid, n’est-ce pas? »): mise en usage de la langue
servant à établir et à maintenir des rapports sociaux (d’ordre divers:
professionnels – « Désirez-vous quelque chose? »).
Ainsi, on peut remarquer que, entre la vision des fonctions de la grammaire
traditionnelle et de la linguistique structurale il ne se produit pas vraiment de rupture : la
linguistique structurale insiste plutôt sur les rapports entre le langage et la
communication, le langage ayant une fonction principalement communicationnelle (face
à la fonction représentative). C’est Chomsky qui revient à la filiation rationaliste (1969):
le langage a une fonction première de représentation; l’expression des idées n’étant que
seconde. Il faut remarquer que ces analyses appartiennent au cadre de la sémantique,
jouant le sens (et non la structure) un rôle primordial.
L’approche pragmatique (Austin-Searle) et sociolinguistique transfigurent cette
approche de la question. En effet, « l’énoncé ne peut pas être séparé du cadre social et
culturel dans lequel il est proféré [...], et donc la pragmatique relèverait de la
sociolinguistique : l’étude de la contextualisation du langage (Gumperz, 1989); de la
variation sociolinguistique (Labov 1976, 1978); des rites d’interaction (Goffman, 1973,
1974, 1987) prime sur l’étude du système. Bref, l’accent est dans l’étude du langage est
mis sur ses fonctions et non sur ses structures » (Moeschler&Reboul, 1994 : 33).
D’autre part, l’approche pragmatique contextuelle (co-textuelle) parle d’une
fonction désignative du langage (dont la linguistique, selon Milner, se saurait y suffire
dans son analyse, qui fait partie du problème plus général de l’assignation des
référents): elle est du ressort des expressions référentielles10, qui se divisent en deux
10
La notion de fonction référentielle est à mettre en rapport avec la théorie des espaces mentaux
(Fauconnier, 1984); cette théorie s’appuie sur la notion de fonction référentielle (Nunberg, 1978): « c’est
ce qui permet d’établir des rapports ente objets différents, que ces rapports soient à mettre au bénéfice de
la psychologie, de la culture ou de la pragmatique (type de, cause de, propriétaire de...). Fauconnier
reprend à son compte cette notion et la rebaptise comme fonction pragmatique, qui permet de passer d’un
espace à l’autre. La théorie des espaces mentaux de Fauconnier considère le langage et son usage comme
la construction mentale et abstraite d’espaces et d’éléments, de rôles et de relations entre espaces. Dans la
même optique, communiquer consisterait à établir des constructions d’espaces semblables ou identiques.
Le but de la théorie des espaces mentaux, c’est d’étudier le ou les modes de constructions des espaces et
des relations entre espaces. À la différence de ce qui se passe pour la théorie des mondes possibles [...], il
n’est pas question [dans cette théorie] de la relation entre les mots et le monde, mais tout au plus de la
relation entre les mots et les constructions mentales que bâtissent le locuteur et l’interlocuteur »
(Moeschler& Reboul, 1994 : 158).
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
55
groupes: expressions référentiellement autonomes (capacité d’une expression à
déterminer, par elle-même, son référent: « la cathédrale de Chartres », « Jean Moliner »)
et expression référentiellement non autonomes (c’est beau, il a perdu son chapeau...). À
l’intérieur de cette dernière catégorie, on peut encore réaliser un second clivage : les
expressions privées d’autonomie référentielle qui ont recours pour la détermination de
leur référent à des facteurs linguistiques (anaphoriques), et les autres (déictiques).
D’un autre côté (en opposition à la fonction descriptive/expressive de Lyons), il y
aurait une fonction actionnelle primordiale : en utilisant le langage, ce que nous faisons
surtout, ce n’est pas de décrire le monde, ou nos sentiments -aspect non descriptif des
énoncés que Austin défend-, mais nous réalisons des actes, les actes de langage, par
lesquels nous nous situons par rapport à des interlocuteurs, selon une hiérarchie
professionnelle, sociale, psychologique... Cette option (dans la pragmatique) part d’une
conception descriptiviste du langage : les énoncés ne communiquent pas des états de fait
(fonction de représentation), mais des actions, des actes de langage (ordonner,
promettre, souhaiter, asserter...)11. On peut également, d’après l’approche austinienne,
indiquer l’existence de fonctions illocutionnaires, qui sont associées aux interventions
constituantes de l’échange (et qui sont de trois types: initiatives (première intervention,
commande de la direction thématique), réactives-initiatives (intermédiaires) et réactives
(associées aux interventions clôturant l’échange) (voir Moeschler&Reboul, 1994 : 483).
De son côté, Halliday (1978) considère que la langue possède 3 fonctions
principales:
• la fonction idéationnelle : par laquelle elle organise les expériences du locuteur
(ou écrivain) dans le monde réel ou imaginaire (semblable à la fonction de
représentation: référence à des personnes, des actions, des événements, des
états.. réels ou imaginaires) ;
• la fonction interpersonnelle : par laquelle elle indique, établit ou maintient des
rapports sociaux entre les personnes (formules de traitement, modalités de
parole, etc.) ;
• la fonction textuelle : par laquelle le locuteur crée des textes écrits ou parlés qui
sont cohérents, d’un point de vue interne, et s’assujjetissent à la situation
concrète d’usage.
Halliday parle également de cadres fonctionnels, prévus initialement pour la
description du développement du langage chez les enfants (1975 : 19):
• cadre fonctionnel instrumental (le langage satisfait des besoins matériels): faire
des demandes, exprimer un besoin, manifester l’incapacité de faire quelque
chose...
11
Il faut souligner qu’il s’agit encore d’une pragmatique intégrée à la sémantique, malgré cette conception
ascriptiviste, de même que la these de l’autoréférence (« le sens d’un énoncé est une image de son
énonciation: comprendre un énoncé c’est comprendre les raisons de son énonciation », Moeschler, Reboul
1994 : 30-31), face à la pragmatique radicale (non plus intégrée à la sémantique, puisque l’interprétation
des énoncés fait intervenir des aspects vériconditionnels et des aspects non vériconditionnels). La théorie
de l’argumentation (Ducrot, 1980c; Anscombre&Ducrot, 1983) est de même une théorie ascriptiviste et
non logiciste du langage. « Elle fait l’hypothèse que le langage n’a pas fondamentalement de fonction de
représentation et de description. La conséquence théorique en est que la valeur référentielle des énoncés
n’est pas, du point de vue sémantique, première, mais seconde; à l’opposé, les valeurs argumentatives, que
l’on considère généralement comme des faits de discours o de contexte pragmatique, sonr pour
Anscombre et ducrot premières et inscrites dans la structure mème du langage » (Moeschler&Reboul,
1994 : 301).
56
Javier Suso López
• cadre correspondant à la fonction régulatrice (où l’on exerce un contrôle sur les
autres, où l’on établit des règles de conduite): donner ou comprendre des
instructions, des ordres, des défenses, faire des suggestions ou des conseils..
• cadre correspondant à la fonction interactive du langage (régulation des rapports
sociaux): salutations, expression de la gratitude, de voeux, de félicitations, de
l’accord, du désaccord, du doute, la surprise, offres, acceptations, opinions,
argumentations...
• cadre correspondant au modèle personnel (expression de l’identité, individualité,
sentiments, attitudes): données physiques, goûts, préférences, opinions,
sentiments, états d’âme, volonté...
• cadre fonctionnel heuristique (que l’on utilise pour explorer la réalité et arriver à
une catégorisation de celle-ci): demandes sur la signification de quelque chose
(pourquoi, comment, dans quel but...), identification et description des objets,
demande d’opinion...
• cadre fonctionnel imaginatif (où l’on crée son propre monde fictif à travers le jeu,
des histoires inventées, ou bien où l’on exprime de façon créative le monde):
utilisation de l’interlangue (gestes, actes, jeux, poèmes, narrations...).
• cadre fonctionnel informatif (par lequel l’on transmet une information sur
quelque chose ou quelqu’un, donc des messages): informer sur les activités de
tous les jours, description de l’environnement, d’événements, raconter des
événements...
4.3. La pragmatique cognitive et la sémantique pragmatique
Au fur et à mesure que se produisent les recherches, les développements de la
pragmatique connaissent des inflexions importantes. La première consiste dans
l’introduction d’une nuance dans la thèse initiale (exprimée par Austin et Searle euxmêmes), qui peut être énoncée dans la façon suivante : « la fonction principale du
langage est d’agir sur le monde plutôt que de le décrire » (Moeschler&Auchlin, 2000 :
140). Ainsi, la définition antérieure de Ducrot-Schaeffer, il ne faut pas l’interpréter de
façon stricte en tant que : analyse de l’effet de la situation dans la parole, mais aussi et
surtout en tant que : analyse de l’effet de la parole sur la situation:
La plupart de nos énoncés, en même temps qu’ils donnent des renseignements sur le
monde, instaurent, ou prétendent instaurer, entre les participants au discours, un type
particulier de rapports, différents selon l’acte de langage accompli [...], selon le niveau de
discours choisi (Ducrot&Schaeffer, 1995 : 112-113).
Les énoncés que nous utilisons imposent une certaine image du locuteur, et une
image du destinataire, ce qui implique une attitude de la part de celui-ci envers nous,
envers l’échange. C’est bien sûr la distinction tu-vous qui marque cette attitude, mais
au-delà de cet élément traditionnel, tout énoncé nous situe et situe les autres dans un
type de rapport (hiérarchie ou rapport entre égaux; distance ou confidence; rapport
formel ou informel; séduction, jeu...).
La seconde inflexion est encore plus importante : les discours réels ont besoin très
souvent d’une analyse fine pour déterminer la force illocutive qui y est présente, ce qui
est indispensable pour leur interprétation. On ne se contente plus du monde de
l’explicite, de la surface (langage = acte, comportement objectif) et on creuse vers le
monde de l’implicite et donc il se produit une ouverture de l’analyse vers les processus
inférentiels (ce qui relève du cognitivisme). L’interrogation sur le sens des énoncés est
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
57
donc incontournable, et on revient ainsi à la sémantique, pour la déborder aussitôt et
sortir du domaine linguistique : le contexte (extralinguistique) est nécessaire pour
l’interprétation des énoncés. C’est ainsi que se pose la question d’une pragmatique (ou
d’une sémantique) intégrée à la linguistique ou pas intégrée, discipline plus large, qui
déborderait la linguistique.
Grice résout un problème important pour que l’analyse des « intentions
communicatives » puisse être intégré à la linguistique : on exprime toujours plus qu’on
ne dit, mais ce surplus d’information, appartient-il à la linguistique ? «Grice a montré
que le langage naturel n’était pas, comme le pensaient à l’époque les logiciens et les
philosophes analytiques, imparfait, mais que les relations logiques mises en oeuvre par
les énoncés dans la communication (notamment les relations d’implication et d’inférence) étaient gouvernées par des principes ou des règles fondés sur une conception
rationnelle de la communication. Dès lors, il devenait possible d’expliquer comment
l’on communique plus que ce que l’on signifie par un énoncé» (Moeschler&Reboul,
1994 : 18). À partir de Grice, il devient possible d’expliquer comment la
communication n’est pas restreinte à ce qui est signifié dans un énoncé, mais que tout
acte de langage est porteur de communications indirectes (les inférences, les
implicatures). Par exemple, l’énoncé « Marie-France a de la fièvre » comporte une
inférence (toujours et partout valable, indépendamment de la situation) : « elle est
malade » ; mais aussi, selon la situation de communication, cet énoncé comportera des
sens implicites (ou implicatures), du type : « appelle le médecin », « il faut aller à
l’hôpital », « elle ne pourra pas aller à la fête d’anniversaire de sa copine », ou encore
« j’avais raison, tu n’aurais pas dû laisser qu’elle se baigne si longtemps », etc. La
position de Grice va ainsi contre la sémantique logique (ou les logiciens) qui ne peut
admettre qu’un même énoncé puisse signifier des choses différentes.
Ainsi, certains chercheurs proposent de partager les recherches en trois domaines :
à côté de la sémantique linguistique, qui s’occupe du signifié conventionnellement
codifié dans les expressions linguistiques, il existe une sémantique vériconditionnelle,
qui essaie de caractériser les conditions de vérité d’un énoncé (et elle dépend donc par
là des mécanismes de l’inférence pragmatique), et une sémantique pragmatique, ou une
pragmatique tout court, qui va au-delà des limites de la sémantique linguistique et
vériconditionnelle, pour s’occuper des signifiés impliqués dans les échanges discursifs
(voir Escandell, 1993 : 270).
On peut retenir alors cette définition de pragmatique : «l’étude de l’usage du
langage, par opposition à l’étude du système linguistique» (Moeschler&Reboul, 1994 :
17). Cela semble correspondre au large domaine d’études qu’on avait établi; mais, selon
ce que nous avons dit, ce n’est pas dans l’étendue du domaine qu’il faut chercher la
définition de la pragmatique : la polémique sur la question de savoir cette analyse est
ou n’est pas extralinguistique s’inscrit dans ce schéma. La pragmatique c’est surtout une
manière de concevoir le langage, qui détermine une approche de l’usage : le langage est
avant tout acte, action, vie : c’est dans cette optique qu’il faut l’analyser. C’est en tant
qu’agent que le sujet est pris en compte, c’est en tant que régisseur que le contexte est
intégré à l’analyse linguistique, c’est en tant qu’interaction que l’usage de la langue est
conçu. L’analyse pragmatique veut comprendre ce qui se passe dans un échange
communicatif. Ainsi, comme le dit Vª Escandell:
la pragmatique se propose de caractériser un ensemble délimité d’objets (les énoncés) au
moyen d’un ensemble de concepts spécifiques et d’une série de principes généraux
d’interaction de ceux-ci. Face au point de vue grammatical, qui s’occupe de l’analyse
exclusive des aspects formels et constitutifs du système linguistique, la perspective
58
Javier Suso López
pragmatique se caractérise par la prise en compte des éléments et des facteurs
extralinguistiques qui déterminent dans de divers degrés l’usage et l’interprétation des
séquences grammaticales (Escandell, 1993 : 271 ; traduction propre).
Cette définition de pragmatique (étude de l’usage linguistique selon une approche
analytique qui vise à décrire et à comprendre ce qui s’y passe) permet d’envisager
comme complémentaires une série d’analyses concernant l’énonciation (motivations
psychologiques, intentions communicatives, contraintes sociales...), l’ethnographie de la
communication, le contexte physique et temporel (situation de communication...) et le
cotexte (cohésion, cohérence, cataphores, etc.), bien que ces domaines d’études sont
propres aux disciplines spécifiques respectives: linguistique de l’énonciation,
sociolinguistique, ethnographie, linguistique textuelle. Dans tous les cas, il se produit
une analyse du discours, selon des approches spécifiques à chacun de ces courants.
C’est par rapport à elles que la pragmatique se situe : elle les concerne toutes, mais elle
s’en détache de façon nette aussi, par son point de vue particulier et spécifique.
D’autre part, l’analyse de l’inférence nous conduit à la pragmatique cognitive, qui
insiste sur l’importance des processus inférentiels dans l’interprétation des énoncés
(perception de significations secondaires ou implicites, détermination des référents des
« déictiques », force illocutionnaire de l’énoncé...). En effet,
Loin que le langage se réduise à un code de communication transparent, il est vite évident
que l’usage du langage, la production et la compréhension des phrases font appel à des
connaissances non linguistiques et impliquent des processus inférentiels (Reboul&
Moeschler 1998 : 18).
Dans la communication linguistique, et donc dans l’interprétation des discours, le
modèle du « code » est ainsi complété (ou remplacé, selon les auteurs) par le « modèle
inférentiel ». Une série de concepts linguistiques nouveaux sont ainsi développés, tels
que : le contenu explicite, le contenu implicite, l’ellipse, le sous-entendu, le présupposé,
l’implicature, la pertinence... Nous devons signaler l’importance des études d’O. Ducrot
sur ces questions dans le domaine français (1968, 1972, 1984, 1995...). L’étude de ces
concepts a connu des développements très divers: pour certains linguistes, il existerait
différents types de présuppositions; pour d’autres linguistes, la présupposition est
similaire à l’inférence : nous ne pouvons rentrer ici dans les détails.
Mais aussi, tout discours est gouverné par certaines lois, auxquelles les participants à une conversation doivent se tenir. Grice va appeler ces lois les implicatures
conversationnelles; Sperber et Wilson vont apporter la notion de pertinence ; ceux-ci se
situent dans la lignée du générativisme par la distinction de l’existence d’une structure
de surface et une structure profonde dans les énoncés. La théorie de la pertinence fait
rentrer l’interprétation du sens des énoncés à l’intérieur de l’hypothèse cognitive de
Jerry Fodor. Fodor distingue deux types de systèmes cognitifs : les systèmes d’entrées
(spécialisés et modulaires) et le système central de la pensée (non spécialisé et non
modulaire) : « L’hypothèse que fait la théorie de la pertinence est que le système
linguistique (comprenant la phonologie, la syntaxe et la sémantique) est un système
d’entrée, alors que les inférences pragmatiques relèvent du système central »
(Moeschler&Auchlin, 2000 : 176).
La conception du langage change donc ainsi radicalement. Le langage est, par
nature, producteur de sens second et indirect. Dans cette optique, l’interprétation du
langage est fondamentalement contextuelle et inférentielle : elle suppose l’élaboration
d’hypothèses contextuelles qui développent les éléments mutuellement manifestes dans
la situation. Le contexte n’est pas conçu comme donné, il n’est pas réduit à des savoirs
latents supposés partagés, il est construit par les interprétants et se modifie au fur et à
De ‘Un niveau-seuil’ au ‘Cadre européen de référence pour les langues’
59
mesure que le développement de l’échange confirme ou élimine les hypothèses
contextuelles successivement élaborées. Les inférences logiques que l’on produit sont
« valides » peu souvent, étant donné que dans les discours, les hypothèses contextuelles
ne sont pas pré-données, mais qu’elles se construisent et se tréfilent au fur et à mesure
que l’échange conversationnel se déroule. Le locuteur et le co-locuteur posent un
contexte de parole, introduisent des ellipses, des sous-entendus, tâtonnent le terrain,
avancent ou reculent selon les réactions de l’autre, comment nous l’avons dit. Ils
doivent l’un l’autre interpréter les énoncés à l’aide de processus inférentiels basés sur
des hypothèses contextuelles, sans « aucune garantie que le résultat du processus
d’interprétation qu’il a déclenché corresponde à l’intention communicative du locuteur
[...] La communication est un processus à haut risque » (Moeschler&Auchlin, 2000 :
159). La théorie de la pertinence, et la sémantique cognitive, nous permettent ainsi de
modéliser le discours, dans sa genèse et son fonctionnement.
Cependant, pas toutes les recherches pragmatiques cognitives se considèrent nonlinguistiques : de fait, la « sémantique pragmatique » désigne une orientation de
recherche qui « considère que les règles d’usage des expressions linguistiques font
partie de leur signification » (Moeschler&Auchlin, 2000 : 7), et elle essaie d’intégrer la
pragmatique au domaine linguistique (sémantique), par la considération qu’une série de
connaissances ou de processus sont inscrits en langue, et que la frontière entre
linguistique et non-linguistique est difficile à établir. En tout état de cause, la
pragmatique actuelle aspire à fournir des principes (qu’ils soient linguistiques ou nonlinguistiques) pour la compréhension des énoncés.
D’autre part, il existe des recherches pragmatiques qui ne relèvent pas du
cognitivisme : « la théorie des stéréotypes refuse de voir dans le sens un état mental. Par
ailleurs, elle considère que la signification lexicale ne peut fournir les conditions
nécessaires et suffisantes pour identifier le référent d’un nom ou d’un groupe nominal,
par exemple. En bref, la théorie des stéréotypes (Fradin, 1968 ; Aitchison, 1997) refuse
à la fois le cognitivisme et l’hypothèse classique de la signification comme conjonction
d’un nombre fini d’éléments discrets (les traits lexicaux) » (Anscombre, 1994 : 23). De
même, la théorie des topoï (qui est également une théorie des stéréotypes), défendue
par O. Ducrot et A. Anscombre, postule que « le sens d’un mot est un faisceau ouvert de
relations graduelles (un faisceau de topoï) qui le relient à d’autres mots » (Anscombre,
1994 : 23). C’est par leur considération de la langue comme graduelle et dynamique (on
reconnaît là l’influence de G. Guillaume) que ce courant de la pragmatique est connu
sous le qualificatif de sémantique intégrée (voir M. Tordesillas, 1994 : 357).
L’analyse pragmatique ne saurait donc se réduire à l’approche cognitive : les
discours sont produits par des locuteurs réels, dans des situations de discours concrètes,
à des finalités précises. Le cognitivisme peut nous renseigner sur le fonctionnement ;
mais la détermination complète de la signification des discours ne peut se soustraire de
la composante interactive, sociolinguistique et socioculturelle : la langue n’est ni un
code, ni un objet préconstruit, inerte ; elle est par contre un instrument : de solidarité, de
collaboration, ou bien de pouvoir et d’exercice du pouvoir, de domination ou de combat
ou de révolte, d’intégration ou d’exclusion intellectuelle et culturelle. Les variétés des
registres sont chargées de différentes valeurs sociales, que les locuteurs intériorisent ou
dont ils s’en défendent ; l’attitude face à la norme devient une attitude face à la vie.
Chaque locuteur décide et doit décider quel va être son rapport au langage, quelle
attitude il va adopter dans son usage du langage, et parallèlement, il devra être très
sensible aux rapports que les autres établissent ou essaient d’établir à travers le langage.
L’approche sociolinguistique, comme Bourdieu l’a montré (1982), est ainsi un passage
obligatoire de l’interprétation des énoncés, des discours.
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Javier Suso López
Nous terminons ce chapitre avec la constatation suivante :
La sémiotique des années 70 (Eco, 1979, Vigener, 1978) et la sémantique des prototypes
de nos jours (Aitchison, 1997: 87ss.) nous ont fait comprendre que la théorie saussurienne
du signe comme union plus ou moins arbitraire d’un signifiant et d’un signifié ne peut
plus être considérée comme suffisante. Il faut plutôt accepter l’idée que les signes, les
mots, et à plus forte raison les termes techniques, sont étroitement liés à des prototypes
sémantiques, c’est-à-dire à des modèles mentaux individuels et interindividuels,
construits et viabilisés pour survivre dans une réalité privée, culturelle ou scientifique qui
subit elle-même constamment des changements (Michael Wendt)12.
12
Citation tirée de l’article : « Stratégies de l'apprenant et stratégies d'apprentissage: recherche au
service des chercheurs », in http://www.fb10.uni-bremen.de/inform/kfu4Wendt.htm, consulté le 29-052006.
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