PORTRAITS DE COMPOSITEURS CANADIENS DOCUMENTAIRE

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PORTRAITS DE COMPOSITEURS CANADIENS
DOCUMENTAIRE SUR TALIVALDIS KENINS
Produit et présenté par Eitan Cornfield
TALIVALDIS KENINS: Je ne suis pas un innovateur. Je suis plutôt un disciple ; mais,
en tant que disciple, j’essaie de mettre beaucoup de mes idées à moi, de mon esprit et de
mon message dans la musique que j’écris.
EITAN CORNFIELD : Les amis du compositeur Talivaldis Kenins savourent son
humour dirigé contre lui-même, mais la vérité est que chaque fois qu’il met toutes ses
idées, son esprit et son message dans une oeuvre musicale, il devient beaucoup plus
qu’un disciple. Sa voix est la sienne propre. C’est une voix formée par le cours de son
existence, une existence qui l’a transporté de la Lettonie déchirée par la guerre, jusqu’en
France et, finalement, au Canada. C’est une existence marquée par la tragédie, par le
travail acharné, et aussi par la chance. Membre d’une famille lettone très en vue qui
fondait de grands espoirs sur ses huit enfants, il est venu tard à la musique. Talivaldis
Kenins naît en 1919. La Lettonie vient tout juste d’obtenir son indépendance de la Russie.
Cette courte période de liberté est brutalement interrompue par la Deuxième Guerre
mondiale. À la fin de la guerre, dix pour cent de la population latvienne fuit l’occupation
russe. 250 000 Lettons constituent une diaspora répartie dans le monde entier, et c’est
ainsi qu’un compositeur né en Lettonie, de formation russe et française, en viendra à
écrire toutes ses oeuvres de maturité sur un piano droit délabré dans un chalet donnant sur
la Baie Georgienne, en Ontario. Ces oeuvres, composées pendant une vie de militantisme
musical, définissaient la culture d’après-guerre autant du Canada que de la Lettonie.
TALIVALDIS KENINS : Mes liens avec les Lettons ont été plutôt suivis, même si toute
mon existence, en réalité, est centrée sur la musique au Canada ; mais je me souviens
qu’Honegger, qui a été pour moi une grande source de joie, m’a interrogé un jour sur mes
origines, et je lui ai dit : c’est la Lettonie. « Oh, la Lettonie, a-t-il dit, vous voulez dire sur
la Baltique ? Je vois. C’est quelque part entre la Norvège, la Suède et la Russie. » Il y
trouvait quelque chose de serein, quelque chose de nostalgique et aussi d’un peu triste.
JOHN BECKWITH : Je dirais que les compositeurs baltes et scandinaves partagent
certaines caractéristiques, que je vois dans sa musique.
EITAN CORNFIELD : Le compositeur John Beckwith connaît Kenins depuis plus de
cinquante ans.
JOHN BECKWITH : L’une d’elles est un penchant pour les formes abstraites. Il écrit
une oeuvre et il l’intitule « Quintette » ou « Symphonie », ou « Concerto Grosso » ou
quelque chose du genre. Il ne l’intitule pas « Clair de lune sur le fleuve ». C’est peutêtre
simpliste, mais je pense que c’est un trait qui traverse ces cultures. Je pense que si une
personne parlant le letton examinait ses rythmes, elle trouverait un lien. J’ai toujours
soupçonné quelque chose du genre, parce que ses rythmes ont un caractère qui n’est ni
américain ni ouest-européen et, souvent, si vous considérez les rythmes d’un
Nous reconnaissons l'appui financier du ministère du Patrimoine canadien pour la traduction de ce documentaire.
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compositeur, vous pouvez les relier à sa langue maternelle. Debussy est un bon exemple.
Je pense qu’on peut faire de même pour Kenins.
EITAN CORNFIELD : Le compositeur et pianiste letton Peteris Plakidis dit que Kenins
est encore plus letton que cela.
PETERIS PLAKIDIS : Il utilise les intonations de la musique folklorique lettone, des
airs folkloriques même, il arrange la musique folklorique lettone dans plusieurs mélodies
pour choeur et plusieurs pièces instrumentales. Il essaie d’être un compositeur letton.
Parfois, c’est comme s’il était un compositeur letton par intérim.
EDGARS KARIKS : Vous dites « Ké-nins », nous disons « Ké-ninsh ». Vous dites «
lundi », nous disons « lindi ». Est-ce vraiment important ?
EITAN CORNFIELD : Edgar Kariks est un chef d’orchestre et musicologue qui vit à
Riga.
EDGARS KARIKS : C’est un compositeur. Le hasard fait qu’il est génétiquement letton
à cent pour cent, c’est son patrimoine et cela se reflète dans sa musique, mais il est
Canadien. Il est très Canadien. Je dirais qu’il est international. Il est simplement un
compositeur.
INGRIDA ZEMZARE : Comment croyez-vous – comment sonne ré majeur en letton ?
EITAN CORNFIELD : La biographe de Kenins, Ingrida Zemzare.
INGRIDA ZEMZARE : C’est une blague que répétait souvent Talivaldis Kenins, parce
que la musique ne connaît pas de frontières. Que signifie une musique lettone ou
française ? Seulement utiliser des mélodies ou des rythmes ? Je ne pense pas.
EITAN CORNFIELD : Ingrida Zemzare ne le pense peut-être pas, mais les racines
lettones de Kenins sont profondes. Le letton est la langue maternelle de Kenins, celle
qu’il parle encore à la maison. Il a grandi dans l’élégance médiévale de Riga, la capitale
de la Lettonie, où il a commencé à tâter de la musique dans son enfance.
TALIVALDIS KENINS : J’ai étudié le piano et un peu de théorie, et j’ai composé
quelques petites valses quand j’avais sept ou huit ans, sans aucune signification ni valeur.
J’irais jusqu’à dire que je ne pense pas que j’étais doué, comme on dit, vous savez, « cet
enfant est tellement doué, il joue du piano », alors j’ai peut-être eu une formation
musicale très heureuse ; c’est-à-dire qu’on ne m’a jamais vraiment obligé à faire de la
musique, parce que personne ne croyait que je deviendrais musicien, et personne ne s’y
attendait.
GUNDAR KENINS-KING : On ne le voyait pas musicien. On le voyait diplomate. En
fait, ceux qui le connaissent s’accorderont pour dire qu’il continue en réalité d’être un
diplomate.
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EITAN CORNFIELD : Gundar Kenins-King est doyen émérite de l’école des études
commerciales de la Pacific Lutheran University, dans l’État de Washington. Il est aussi
l’un des cinq frères de Talivaldis Kenins. La Riga de leur enfance était une belle ville,
assez semblable à Vienne. À l’époque des croisades, ce port hanséatique millénaire fut
capturé par les Germains. Il passa aux mains des Russes, des Suédois, des Lithuaniens et
des Polonais, mais la mémoire nationale survécut grâce à la tradition orale transmise par
un corpus de plusieurs centaines de chants folkloriques épiques. En tant que membre de
l’élite lettone, la famille Kenins menait une existence cosmopolite.
GUNDAR KENINS-KING : Gardez à l’esprit que les cercles culturels de Riga
comptaient peut-être cent ou deux cents familles appartenant à l’élite. C’étaient elles qui
allaient régulièrement à l’opéra et au théâtre ; c’était donc une vie culturelle plutôt active,
et Talivaldis a été en contact avec tout cela. Dans ce contexte, il s’est frayé un chemin
jusqu’au Conservatoire national.
EITAN CORNFIELD : Talivaldis Kenins admet volontiers qu’il était gâté et paresseux.
La seule chose qu’il désire à cette époque est jouer du piano, pas faire des gammes,
seulement jouer pour le plaisir. Il gagne du temps. Ses parents s’attendent à ce qu’il
poursuive la tradition familiale et étudie les sciences politiques à la Sorbonne, mais la
Deuxième Guerre mondiale et la fin de l’indépendance lettone anéantissent tout espoir
d’une carrière diplomatique. À l’instar d’innombrables familles lettones, les Kenins sont
frappés par la tragédie, déracinés et dispersés. Kenins est conscrit dans l’armée
d’occupation allemande. Par chance, il passe la guerre en Allemagne en qualité
d’organiste auprès d’un aumônier de l’armée.
Cette expérience lui sera très utile par la suite. À la fin de la guerre, Kenins a décidé de
faire carrière en musique. Une fois de plus, la chance est de son côté. Il a organisé des
concerts pour l’armée française dans la zone occupée de l’Allemagne. Grâce à ses
contacts dans l’armée, il réussit à obtenir un visa pour la France. Il ne possède aucun
diplôme officiel, n’ayant jamais pris ses études musicales très au sérieux ; pourtant,
Kenins espère être admis dans l’une des grandes écoles de musique de Paris, peut-être
même au Conservatoire.
TALIVALDIS KENINS : J’ai eu beaucoup de chance, parce que j’ai découvert que
j’avais un métier assez solide, par conséquent j’ai essayé de viser la Schola Cantorum ou
l’École Normale, mais je ne m’attendais jamais à recevoir une bourse pour étudier au
Conservatoire. Mais là, vous savez, j’ai vraiment remarqué pour la première fois de ma
vie ce qu’est le professionnalisme en musique, ce qu’est véritablement un don naturel,
parce que j’étais entouré de gens possédant ces qualités. Vous savez, les camarades de ma
promotion étaient la chanteuse Régine Crespin, le pianiste Philippe Entremont. Dans ma
classe, il y avait Pierre Boulez, il y avait Marie- Claire Alain. À cette époque, je me suis
vraiment rendu compte que mon talent avait des limites très définies – étant entouré de
gens abondamment pourvus de talent, de dons et ainsi de suite. Bref, je savais que la
chose sur laquelle je devais me concentrer était le métier, car je me suis dit : « Si tu dois
survivre en musique, dans ta carrière – parce que j’avais vraiment choisi d’en faire une
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carrière – alors tu ferais bien de perfectionner cela », et je vous assure que mes
professeurs m’ont beaucoup aidé.
EITAN CORNFIELD : À Paris, Kenins ne tarde pas à se créer un réseau de soutien. Il
établit des liens durables avec son professeur de composition Tony Aubin, luimême un
élève de Paul Dukas. Kenins tombe également sous le charme du compositeur Olivier
Messiaen. La célèbre pédagogue Nadia Boulanger le prend sous son aile. En 1949,
Kenins compose un Septuor, qui est porté à l’attention de l’éminent chef d’orchestre
allemand Hermann Scherchen. Scherchen dirige la création du Septuor au Festival de
musique nouvelle de Darmstadt. C’est le premier succès important que remporte Kenins
en tant que compositeur. La chance lui sourit de nouveau lors du concours pour
l’obtention de son diplôme, en 1950. Tony Aubin a persuadé le grand violoncelliste
Maurice Gendron d’exécuter la toute nouvelle sonate de Kenins. Il est accompagné au
piano par la femme du compositeur Henri Dutilleux. Le jury de compositeurs comprend
Arthur Honegger, Darius Milhaud, Georges Enescu et Francis Poulenc. Nadia Boulanger
est là aussi. Le jury est suffisamment impressionné pour accorder à Kenins un premier
prix. Kenins les remerciera de leur bonté en volant de petits morceaux à chacun d’eux,
mais il réservera son hommage ultime au plus grand compositeur français.
TALIVALDIS KENINS : J’ai toujours suivi le conseil de Jean Cocteau, le dramaturge
français qui disait – voici sa phrase célèbre : « Les grands maîtres sont inimitables ; par
conséquent, imitez-les », et, vous savez, mon modèle en musique est Maurice Ravel, son
genre objectif de musique, et sa manière de projeter ses pensées où, dans un minimum de
temps, il dit les choses importantes, et, d’une certaine façon, j’ai essayé de modeler mes
sentiments, ma technique, sur ce type de plan ou de dessin formel.
EITAN CORNFIELD : Il y a aussi une empreinte française très marquée sur le langage
harmonique de Kenins. Sur le Steinway de son studio torontois, le pianiste Arthur
Ozolins fait une démonstration.
ARTHUR OZOLINS : Il a certainement des éléments français de Messiaen, et
beaucoup de ses harmonies, surtout dans la première Sonate, et même dans la deuxième,
il utilise un demi-ton, puis un ton, puis un demi-ton, puis un ton, de sorte qu’on obtient
une gamme octatonique – tous ces sons – et tous les accords sont parfois construits sur
cette gamme particulière ; mais, très souvent, il aime aussi l’intervalle de la septième, qui
est plutôt laid, un peu, et parfois, comme dans la deuxième Sonate, il emploie la seconde
mineure, vous savez, des choses de cette nature, et ce sont celles-là qui en ont surpris plus
d’un au début : « Quel genre d’harmonies est-ce que c’est ? », mais, évidemment, c’est
presque comme Chopin et le reste – une version moderne. Voici un mouvement lent qui
est le thème, puis, évidemment, les variations démarrent, chacune prenant une tangente
différente, mais si vous songez que tout descend d’un demi-ton, constamment, les
accords, on voit que cela suppose une technique d’écriture, mais je crois vraiment qu’il
avait un don pour la mélodie.
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EITAN CORNFIELD : Le musicologue Edgars Kariks a choisi Talivaldis Kenins
comme sujet de sa thèse de doctorat. Kariks pense que l’usage que fait Kenins de la
gamme octatonique se situe au coeur de sa vision esthétique.
EDGARS KARIKS : En un sens, cette gamme reflète l’homme de la rue, elle n’est pas
noire, pas majeure pas – pas sombre, pas mineure, mais de couleur grise, avec des
possibilités multiples de modifier sa couleur autour d’un noyau de couleur noire ; mais
Kenins met l’accent sur le stress et la relaxation, les contraires absolus : noir/blanc,
joyeux/triste ; mais pas tellement joyeux/triste en réalité, plutôt au sens de
tension/résolution de tension. On trouve cela dans sa Symphonie no 4, de 1973, qui est, je
pense, le coeur de toute sa production, qui constitue réellement, à mon avis, la
représentation extrême et parfaite, à travers sa musique, de la tension et de la résolution
de la tension ; pas joyeux/triste, mais quelque chose de complètement différent, qui
transparaît dans sa musique ; je crois qu’il faut comprendre un peu l’histoire de l’homme
et d’où il vient pour comprendre cet aspect de sa musique, autrement la musique ne
rejoindra peut-être pas l’auditeur ordinaire.
EITAN CORNFIELD : Toute refléxion sur cet homme et ses origines doit commencer
par le père de Kenins. L’histoire d’Atis Kenins est intimement liée à l’histoire de
l’indépendance de la Lettonie. Dans sa bibliothèque, Gundar Kenins-King tente
d’expliquer et saisit un livre qui a manifestement beaucoup servi, un recueil de poèmes
de son père.
GUNDAR KENINS-KING : Je lis ici dans la préface de ce recueil de poésie
commémoratif : « Gardien de troupeaux de vaches et rêveur au bord de la rivière ; père
de six garçons et de deux filles ; éducateur de sa famille et de sa nation ; professeur et
fondateur des écoles Kenins ; fondateur de la Lettonie, signataire de l’indépendance ;
poète ; traducteur, surtout du français ; premier représentant de la Lettonie en Pologne ;
par la suite ministre de l’éducation et de la justice ; avocat, nationaliste et démocrate. » Si
vous preniez tous ces champs d’intérêt et ces expériences pour les diviser entre les six
fils, vous obtiendrez beaucoup, non ?
TALIVALDIS KENINS : Mes parents étaient de fervents nationalistes lettons, ils ont
combattu et travaillé pour l’indépendance de la Lettonie, et Riga, d’une certaine façon,
malgré sa situation sur les rives de la Baltique, était un centre qui penchait souvent vers la
Russie au plan culturel ; vous savez, quand j’ai commencé à écouter de la musique et
quand j’ai commencé à assister régulièrement à des événements musicaux, c’est à
l’opéra, vous savez, que j’ai connu mes premières expériences musicales ; et par
tempérament aussi, du moins à l’époque où je faisais mes études en Lettonie, j’ai d’abord
penché vers Tchaïkovski, Rachmaninov.
EITAN CORNFIELD : Un faible pour l’école romantique russe n’était pas tellement
inhabituel en Lettonie.
GUNDAR KENINS-KING : Avant l’occupation allemande et la déclaration,
fondamentalement, le régime impérial russe exigeait que tous les sujets, à tous les
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niveaux et à toutes les écoles, soient enseignés en russe, à l’exception peut-être des cours
de letton. L’autre influence majeure était allemande : les pasteurs allemands, les
propriétaires allemands, les artisans et les commerçants allemands dans les villes, une très
forte tradition allemande. Je dirais que mon père et – la mère de Tali a probablement reçu
une bonne dose des deux influences, des doses très substantielles des deux, et pourtant la
famille était francophile.
EITAN CORNFIELD : Il n’est donc pas surprenant que Talivaldis Kenins aboutisse au
Conservatoire de Paris. Malgré le succès de son Septuor et un premier prix pour la Sonate
pour violoncelle, le compositeur fraîchement diplômé trouve la vie dure à Paris. Il a
épousé sa compatriote lettone Valda Dreimane. Elle attend leur premier enfant et il
n’arrive pas à trouver un emploi stable. Pour joindre les deux bouts, il joue du piano dans
les bars de jazz. Mais juste au moment où l’horizon est plutôt sombre, autre coup de
chance : arrive une invitation de l’église luthérienne lettone de Toronto. Kenins aimeraitil
devenir son organiste et chef de choeur ? Kenins et sa femme voient cette offre comme
un signe du destin, et le Canada comme une terre d’asile. Parrainés par la communauté
lettone de Toronto, avec en poche une lettre de recommandation de Nadia Boulanger,
Talivaldis et Valda Kenins mettent les voiles pour le Canada.
TALIVALDIS KENINS : Nous sommes arrivés par bateau à Halifax, puis nous devions
prendre le train pour Toronto et c’était l’un de ces hivers précoces. Je me souviens de
toute cette neige à Toronto le jour de notre arrivée, le 18 novembre, en 1951. Je me
souviens très bien de la date, parce que le 18 novembre est l’anniversaire de l’éphémère
indépendance de la Lettonie, et ils m’on traîné du train à l’église St. Andrew’s, sans me
laisser le temps de dormir, et je me suis endormi pendant l’office.
EITAN CORNFIELD : Au début, les Kenins mènent une vie difficile dans leur pays
d’adoption. Talivaldis gagne très peu à son église et il a une petite famille à faire vivre,
alors il trouve un emploi comme déménageur de réfrigérateurs et de cuisinières au grand
magasin Simpson’s. En désespoir de cause, Kenins demande à rencontrer Arnold Walter,
doyen de la Faculté de musique de l’Université de Toronto, et directeur du Royal
Conservatory avec Edward Johnson. Quand il entend parler de l’histoire de Kenins,
Edward Johnson ne peut supporter l’idée d’un premier prix de conservatoire qui
déménage des appareils ménagers pour survivre. Il dit à Arnold Walter de trouver un
poste à ce jeune homme sans délai. On est au milieu de l’année scolaire. Kenins doit donc
patienter. Mais au mois de septembre suivant, en 1952, Kenins devient professeur à la
Faculté de musique de l’Université de Toronto pour un salaire annuel de 2 000.00 $. Il
n’est pas le seul. John Beckwith vient de rentrer d’un stage d’études à Paris. Lui aussi est
nommé professeur de théorie et d’histoire à la Faculté.
JOHN BECKWITH : L’une des choses que j’ai reconnues très tôt est que, même s’il
s’était établi au Canada avec l’intention de passer sa vie au Canada, il était encore très
attaché à son passé letton, à sa culture lettone, et cela a fonctionné dans les deux sens : il
a apporté cet élément au Canada, et la communauté lettone à contribué à l’intégrer. Elle
lui a passé des commandes. Elle organisait chaque année des festivals où on programmait
sa musique, et cetera, et ce ne sont pas tous les compositeurs qui sont arrivés d’ailleurs
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qui ont maintenu un lien solide avec leur culture d’origine. Certains lui ont tourné le dos
complètement, et il aurait pu faire de même, puisque la Lettonie appartenait au bloc
soviétique à l’époque ; il aurait très bien pu dire, vous savez : « Je fais valoir mes droits
ici au Canada et j’emprunte une nouvelle voie. » Eh bien, c’est ce qu’il a fait, mais il n’a
pas tourné le dos à la Lettonie, et je crois que cela à contribué à façonner sa musique.
EITAN CORNFIELD : Dites-nous ce que nous écoutons en ce moment.
GEORGE KENINS : C’est le mouvement lent de la Huitième Symphonie, pour
orchestre et orgue. Il avait la chance de composer une oeuvre pour Thomson Hall, alors il
a pensé tirer profit de l’orgue qui s’y trouve et d’écrire ce qui serait à l’époque, disait-il,
la première symphonie avec orgue au Canada ; donc, dans le mouvement lent, nous
écoutons – je crois que nous écoutons la lumière filtrant à travers les vitraux de la
cathédrale, et il y a de temps à autre des interruptions d’un choral des orgues, vraiment
très très beau.
EITAN CORNFIELD : George est l’aîné des deux fils de Kenins. Il est violoncelliste et
il enseigne la musique dans une école secondaire pas très loin de la maison où il a grandi.
Nous sommes dans la salle de l’harmonie de l’école. George vient de mettre un disque de
la musique de son père.
GEORGE KENINS : Eh bien, c’était l’un de ces fameux festivals de mélodies lettones
en 1986. Le comité du festival avait loué le Roy Thomson Hall et avait commandé cette
oeuvre avec le soutien du Conseil des Arts de l’Ontario. Le chef d’orchestre était le
professeur Alfred Strombergs, un chef canado-letton réputé, qui a dirigé à Halifax, dirigé
à la Canadian Opera Company à l’occasion, a été un répétiteur à l’opéra et a ensuite
dirigé le programme d’opéra à l’Université de l’Alberta à Edmonton, donc un formidable
– un orchestre formidable, un chef d’orchestre formidable, une salle fantastique. Nous
avons réussi à remplir le Thomson Hall pour cette soirée de musique symphonique
lettone. C’est l’un des sommets de, je pense, ma vie musicale. J’ai eu la chance de jouer
dans l’orchestre et ce fut tout simplement une expérience fantastique.
EITAN CORNFIELD : Talivaldis Kenins retrace son développement comme
compositeur par le continuum de ses huit symphonies.
TALIVALDIS KENINS : Je pense que j’ouvre un sentier, chaque fois, dans une
direction différente, afin d’améliorer ce que j’ai à dire. Je dirais que la Première
Symphonie est certainement un premier essai, vous savez, mais, vous savez quoi ? Je
compte – je pense que les étapes les plus importantes ont été ma Troisième Symphonie,
où j’ai été capable pour la première fois d’exprimer dans une langue symphonique
certaines de mes priorités en musique. La Troisième a peut-être été un tremplin essentiel,
quand j’ai découvert pour la première fois le drame, le drame symphonique, qui peut être
révélé dans une texture symphonique. Puis la Quatrième, que plusieurs considèrent
comme ma meilleure oeuvre, et la plus avant-gardiste. Je dirais que j’essayais une fois de
plus d’entrer dans un genre de langage contemporain ; j’ai toujours eu intérêt très vif,
vous savez, pour la musique contemporaine, et pour la musique d’avant-garde aussi, un
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intérêt aussi quant à savoir si ces procédés ou catalogues de procédés conviendraient à ma
pensée musicale ; j’ai commencé à composer cette symphonie et tout le monde a dit : «
Oh, Tali, tu es sur la bonne voie. Tu as trouvé la bonne texture. » -- J’ai dit : « Que
voulez-vous dire par la « bonne texture » ? » « Eh bien, tu vois, ta musique est très
moderne maintenant. » J’ai dit : « Est-ce la bonne texture pour moi ? »
EITAN CORNFIELD : Le musicologue Paul Rapoport a publié un essai sur les
symphonies de Kenins. Il dit que la Quatrième Symphonie est en grande partie
autobiographique, et qu’elle représente une expression indéniable de la colère tenace, de
la frustration et du chagrin, émotions que tout émigré balte de la génération de Kenins
peut aisément comprendre. George Kenins n’est pas convaincu que cette musique reflète
les sentiments profonds de son père.
GEORGE KENINS : J’ai lu les écrits de beaucoup de gens qui prennent sa musique très
au sérieux et écrivent de longues thèses sur sa musique et je ne peux pas, vous savez,
d’abord parce que c’est mon père, et quand on le connaît, on sait que luimême ne prend
pas sa musique tellement au sérieux, alors, par exemple, les gens, les gens font le
commentaire qu’il a fait une grande partie de son travail de composition au chalet de la
péninsule Bruce, c’est le pays de Tom Thomson, beau et accidenté, et j’imagine que
quelques-unes de ses oeuvres suggèrent qu’elles sont inspirées par la péninsule Bruce,
mais, pour dire la vérité, il rit de ces comparaisons. Il dit : « Tu sais » – il cite, je pense
que c’est Hindemith. Il dit que quand on lui a demandé quelle était sa source
d’inspiration, il a répondu : « Eh bien, je me lève. Je prends mon petit-déjeuner. Je lis le
journal, je commence à composer à 10 heures, et la Muse a appris à être ponctuelle. »
EITAN CORNFIELD : Les visites de la Muse sont surtout limitées aux deux mois d’été
où Kenins est libéré de ses tâches à l’université. Le chalet de la baie Georgienne est
agrandi pour accueillir un piano droit déglingué. Kenins passe ses étés à marteler le piano
dans la pièce du fond. Quand la Muse n’est pas ponctuelle, il ne poireaute pas en
attendant un éclair d’inspiration. Il a du métier et il sait exactement ce qu’il a à faire.
TALIVALDIS KENINS : Avant tout, si la commande précise une durée de douze, de
dix ou de vingt minutes, je dois normalement faire cadrer la pièce dans une certaine
structure, et aussi, très souvent, les commanditaires me disent s’ils veulent une oeuvre en
un seul mouvement ou s’ils veulent plusieurs mouvements, puis je me mets à faire
quelques esquisses, parfois je sketche des idées mélodiques et ainsi de suite, mais les
sketchs des motifs rythmiques sont également importants, puis je suis déjà en train
d’esquisser la structure d’un mouvement, si ce sera ce que j’appelle plus ou moins une
forme sonate, un rondo ou n’importe quelle autre forme, ou simplement un mouvement
lent dans une forme de lied, puis je cherche – ceci est très important pour moi --, je
considère l’équilibre du concept global. En d’autres termes, j’examine les minutes et les
segments. Si mon exposition me prend, disons, sept ou six minutes, je ne peux vraiment
expédier mon développement en trois minutes. Je dois faire quelque chose qui maintient
l’équilibre. Vient maintenant le deuxième point. La durée est une chose, mais l’autre est
l’aspect dramatique du drame musical qui va se dérouler, pour moi, et pour l’auditeur
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aussi, j’espère. Par conséquent, je dois savoir quels seront les moments de tension et les
moments de repos.
EITAN CORNFIELD : Pour le fils cadet de Kenins, Andy, le son de son père
composant au piano est devenu un bruit de fond parfaitement normal.
ANDY KENINS : Vous savez, quelqu’un d’autre pourrait être en train de travailler dans
son atelier au sous-sol, et on entendrait des bruits d’outils électriques. Eh bien, c’était
quelque chose de constant et, vous savez, au début quand nous avions notre chien, parfois
il s’asseyait et hurlait – hurlait --, on disait qu’il chantait, en réaction au son du piano ;
parfois, mon père répétait la même petite phrase de cinq notes cinquante fois, et si on
écoutait vraiment, ça rendait fou ; parfois il y avait quelque chose d’étrange, parce que je
l’avais entendu travailler à quelque chose pendant, oh, plusieurs mois, jamais plus que
quelques mesures à la fois, puis plus tard j’allais à la création et j’entendais ce que
donnait l’ensemble, et cela ne sonnait jamais comme ce que j’avais entendu au piano, les
grandes oeuvres pour orchestre ; j’avais entendu, vous savez, quelques mesures d’un
instrument, ou peut-être deux instruments ensemble ; comment tout cela en venait à
former une oeuvre d’envergure cohérente était pour moi un mystère. Je n’ai jamais vu le
rapport entre les deux.
Je ne l’ai jamais considéré en tant qu’artiste, comme si votre père était Picasso ou Van
Gogh ou Beethoven, qui a manifestement mis son coeur et son âme dans sa musique.
Dans certaines pièces, il est clair qu’il a été inspiré par quelque chose. Il a écrit Beatae
Voces Tenebrae après la mort de plusieurs amis chers, c’était sa façon d’exprimer son
chagrin, alors on pouvait y voir et entendre son chagrin ; mais autrement – et ceci ne se
veut absolument pas irrespectueux, car j’ai un immense respect pour cette musique et
pour le créateur de cette musique --, je l’ai toujours considéré comme un ébéniste, et si on
demande à un ébéniste : « Qu’y a-t-il de vous dans ce meuble ? », eh bien, c’est son
métier. C’est son habileté phénoménale. C’est la faculté qu’il a de prendre un fragment de
mélodie ou une idée et d’en faire quelque chose de magnifique, alors je ne sais pas si je
vois la personnalité autant que je vois son habileté extraordinaire.
EITAN CORNFIELD : On peut pardonner aux fils de Kenins de considérer une bonne
partie de l’oeuvre de leur père comme de la musique utilitaire, puisqu’ils ont assisté à sa
création de l’intérieur. La propre attitude de Kenins à l’endroit de sa musique a encouragé
ce point de vue. Arthur Ozolins :
ARTHUR OZOLINS : Il m’a dit, bien sûr, qu’une fois qu’il avait composé une oeuvre,
elle ne l’intéressait plus. Il dit qu’il ne voulait jamais l’entendre, et souvent il n’allait
même pas au concert. Il l’aimait pendant qu’il la composait, mais une fois le travail
terminé, c’était quelque chose qu’il ne voulait pas – il voulait toujours passer à autre
chose, et j’ai dit : « Allons donc, c’est ridicule. Je veux dire, n’aimez-vous pas écouter
vos oeuvres ? », et il a répondu : « Eh bien, pas nécessairement. Non – je cherche
toujours quelque chose de nouveau, et la pièce est terminée, alors elle appartient
maintenant à l’interprète, et ils peuvent faire ce qu’ils veulent » ; il m’a souvent dit que si
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je n’arrivais pas à jouer avec exactitude certains passages techniques, je pouvais récrire
des choses.
ANDY KENINS : Une fois qu’il a terminé une composition, c’est fini, elle n’est plus
entre ses mains ; si elle est exécutée, si elle est publiée ou si on en fait la promotion ou un
enregistrement, c’est formidable ; mais sinon, eh bien, cela ne diminue pas l’œuvre à ses
yeux. « Vous savez, dit-il, je regarde ma musique de temps à autre, et je décide que la
moitié est pourrie. Puis, je la regarde de nouveau deux ans plus tard, et je décide que
l’autre moitié est pourrie » -- cela dépend du point de vue, j’imagine.
EITAN CORNFIELD : Le compositeur et pianiste letton Peteris Plakidis a été témoin
de nombreux exemples d’auto-dénigrement de la part de Kenins.
PETERIS PLAKIDIS : Il est très spirituel, très sarcastique. Ses autocritiques étaient
pleines d’ironie dirigée contre lui-même, du genre « Je déteste ma propre musique, mais
je n’ai pas d’objections si d’autres l’aiment et en font quelque chose », ou bien, au sujet
de son mode de fonctionnement : « C’est vrai, je n’aime pas mes propres compositions,
mais j’adore composer. » Ce sont ses paroles, je les cite textuellement. Puis, une autre
fois : « Oui, je sais que ma musique n’est pas d’une très grande qualité. Je ne l’aime pas,
mais la seule chose qui puisse justifier que je compose est que d’autres sont des
compositeurs encore pires que moi », alors je pense que de telles expressions étaient
typiques de Talivaldis.
EITAN CORNFIELD : Le sain mépris de Kenins à l’égard de sa propre musique est
peut-être un luxe qu’il peut se permettre, parce qu’il n’a pas mis tous ses oeufs dans le
même panier. George Kenins :
GEORGE KENINS : Il s’est toujours – devant moi, il s’est toujours présenté comme un
professeur avant tout. Il m’avait souvent dit que ses parents étaient professeurs, que luimême est professeur, et que je suis aussi un professeur, et que c’est quelque chose que
nous faisons dans notre famille ; et s’il lui fallait nommer son premier centre d’intérêt, eh
bien, certains le voient comme un compositeur, d’autres comme un professeur.
JOHN BECKWITH : Ce que Tali avait, c’est du métier.
EITAN CORNFIELD : John Beckwith :
JOHN BECKWITH : Il avait du métier jusqu’aux sourcils. Il maîtrisait le contrepoint,
la fugue. Il possédait cette espèce de continuité facile que les compositeurs désirent
toujours, et que la plupart d’entre nous trouvons très difficile à acquérir. Il avait ce genre
de facilité, c’est pourquoi il enseignait ces disciplines, et quand on avait un étudiant en
difficulté, on l’envoyait à Kenins, parce qu’il avait cette – il avait aussi beaucoup de
facilité au clavier. C’était un bon pianiste, et, en plus, il était doué pour la lecture à vue et
pour l’improvisation au piano, alors il enseignait également les techniques de clavier. Je
pense que c’étaient de atouts importants. Nous n’avions pas beaucoup de professeurs à la
faculté qui étaient aussi bons que lui dans ces domaines.
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TALIVALDIS KENINS : On l’a dit au Canada, on l’a dit en France, et maintenant on
l’a dit en Lettonie : « Kenins a beaucoup de métier. » J’espère seulement qu’outre le fait
que j’ai beaucoup de métier, il y a aussi un peu de talent et un peu de musique.
EITAN CORNFIELD : Selon John Beckwith, ni le talent ni la musique ne sont mis en
doute. Lorsqu’il additionne le nombre d’exécutions canadiennes des œuvres majeures de
Kenins, il reconnaît un scénario familier.
JOHN BECKWITH : Voici un type qui est le Sibelius letton, et au Canada, ses oeuvres
symphoniques d’envergure ne sont pas jouées, à moins que la communauté lettone ne
loue une salle et un orchestre pour le faire. Les orchestres de Montréal, de Toronto et de
Winnipeg ignorent ses oeuvres symphoniques, ce que je trouve épouvantable, alors que
Riga met sur pied un festival de trois jours consacré à sa musique, et l’invite à y assister.
TALIVALDIS KENINS : Bonté divine ! Pourquoi est-ce que le président de la
République de Lettonie me reçoit et me remet une décoration ? Le premier ministre est
venu aux concerts, ils ont publié un livre, vous savez. Vraiment, ils ont exagéré. Je ne
sais pas pourquoi. Je ne sais pas pourquoi ils en ont fait autant, mais j’ai l’impression –
j’ai dit à l’un de mes collègues ici que la raison est probablement que les petits pays ont
davantage besoin d’affirmer leur identité nationale, leurs racines culturelles, leur culture
en général, et sachant que Talivaldis, même si c’est un compositeur canadien, ils
reconnaissent le fait qu’il est né en Lettonie et a d’abord été formé au Conservatoire
d’État de Riga. Je ne remets pas cela en question, pas du tout, parce que je viens d’une
éminente famille lettone d’écrivains, de diplomates, de politiciens et ainsi de suite, mais
tout le monde sait aussi que le Canada occupe pour moi la première place.
EITAN CORNFIELD : Le Canada vient peut-être en premier dans l’esprit de Kenins,
mais la première biographie d’envergure du compositeur a été publiée en letton. Son
auteure est la musicologue Ingrida Zemzare.
INGRIDA ZEMZARE : J’ai dit que Talivaldis Kenins est une personnalité très, très
intéressante, avant tout, et qu’il est une personnalité tout à fait remarquable dans la
culture lettone, et pas seulement lettone, je pense, parce que c’était une époque où il était
extrêmement important d’avoir un lien avec le monde libre et lui – je dois dire, en
Lettonie, les gens comme Talivaldis Kenins symbolisent ce lien, non seulement avec un
autre monde, mais avec le monde libre, l’esprit libre, le monde de la liberté, et,
naturellement, écrire un livre sur lui prend une signification symbolique, parler de lui et
de sa musique au peuple letton.
EITAN CORNFIELD : Au moment où Ingrida Zemzare écrivait son livre, les
exécutions de la musique de Kenins n’étaient pas plus nombreuses en Lettonie qu’au
Canada, mais cela est en train de changer, puisque les Lettons ont adopté Kenins comme
l’un des leurs. Dans les studios de Radio Lettonie à Riga, Ingrida Zemzare, Peteris
Plakidis et Edgars Kariks sont réunis pour se demander si Kenins est un compositeur
letton ou canadien.
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EDGARS KARIKS : Il est resté au Canada, mais les gens en Lettonie, sauf peutêtre des
gens comme Ingrida et Peteris et ceux de l’Académie de musique, très peu de gens ici
savent qui est Talivaldis Kenins, parce que sa carrière s’est déroulée au Canada, parmi les
exilés lettons, pas en Lettonie ; alors son nom n’est pas dans les journaux, dans la presse,
dans les critiques de musique depuis trente ou quarante ans. Ingrida et Peteris auront
probablement une opinion différente.
PETERIS PLAKIDIS : La musique de Talivaldis Kenins est en train de se faire une
place dans la culture musicale lettone, elle est exécutée par les musiciens lettons de plus
en plus souvent, et elle sera exécutée de plus en plus souvent, dans les cours de musique
de chambre à l’Académie de musique de Lettonie. Même les étudiants jouent Kenins
aujourd’hui et grandissent avec sa musique, à côté de la musique d’autres compositeur
lettons. Je pense que sa musique prendra de plus en plus d’importance en Lettonie.
INGRIDA ZEMZARE : Absolument, absolument. Je suis absolument certaine que
Talivaldis Kenins est de retour. Il est ici. Sa musique est ici. Il est joué et il n’est pas hors
concours maintenant, parce que la Lettonie elle-même, comme je le disais, fait de
nouveau partie du monde libre.
EDGARS KARIKS : Je ne pense pas qu’il – je ne le considère pas seulement comme un
Letton, dans le monde de la musique, je pense qu’il est l’un des grands compositeurs du
vingtième siècle, et le hasard fait que son patrimoine est génétiquement letton à cent pour
cent, et en grande partie grâce à vous, à sa vie au Canada et aux occasions qui lui ont été
offertes par le milieu musical canadien au cours des cinquante dernières années, il a été
en mesure de créer son oeuvre.
INGRIDA ZEMZARE : Je suis très contente que le Canada ait été le bon endroit et lui
ait donné toutes les possibilités de travailler, de travailler dur, mais de créer – de
composer beaucoup de musique, d’être joué, et c’est pourquoi je pense que le Canada
était un bon choix pour lui.
EITAN CORNFIELD : Si le Canada a été bon envers Kenins, il a redonné autant qu’il a
reçu de son pays d’adoption. Il a enseigné trente-deux ans à l’Université de Toronto.
Parmi ses élèves figurent les interprètes Teresa Statas et Arthur Ozolins, ainsi que les
compositeurs Imant Raminsh, Ben McPeak et Bruce Mather. Il a consacré de nombreuses
années à la Ligue des compositeurs canadiens. Il a fondé la Latvian Concert Association
of Toronto, et il a été un père de famille. En 1985, avec huit symphonies, plusieurs
concertos, beaucoup de musique de chambre, de la musique pour piano et de la musique
vocale à son crédit, Kenins a décidé de mettre tout ce qu’il avait dans une dernière
composition.
TALIVALDIS KENINS : Je regrette de dire que je sais ce que je dis et que ceci est la
dernière oeuvre, du moins la dernière oeuvre d’envergure. Mon Dieu ! cette pièce fait
presque quarante minutes, vous savez. Très peu de compositeurs au Canada ont écrit des
oeuvres de musique de chambre de cette durée. Cela ne veut pas dire du tout que la durée
est un gage de qualité, mais je peux vous assurer, Aaron Copland a dit : « Écrire une
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minute de musique, ce n’est rien. Écrire deux minutes est déjà plus compliqué. » Pour
écrire quarante minutes, je peux vous assurer, j’ai dû rassembler tout mon savoir, mon
inspiration, si l’on peut dire, et ma technique. Il m’a fallu, en fait, huit ans pour écrire
cette pièce ; alors je vous dis simplement : je suis arrivé au bout, pas complètement au
bout de ma vie ou de ma vie musicale, puisqu’il y aura encore de petites choses qui
sortiront, vous savez, mais pour ce qui est des oeuvres d’envergure, je n’ai plus l’énergie.
Mon imagination musicale, mon enthousiasme s’épuisent lentement. Il faut de la force
physique, vous savez, pour écrire ces oeuvres. Je me suis déjà rendu compte de cela
quand j’ai terminé ma Huitième Symphonie – c’était en 1986 ou 1985, et je songeais déjà
à fermer boutique à ce momentlà. Mais je voulais faire une chose, conclure ma carrière
musicale sur une note relativement décente : une oeuvre d’envergure dans mon genre
préféré, celui de l’orchestre de chambre ; c’est pourquoi j’ai intitulé la pièce L’Ultima
Sinfonia.
EITAN CORNFIELD : Aujourd’hui, Kenins et son épouse passent une retraite
tranquille dans leur résidence du quartier nord de Toronto. Il y a un piano à queue dans le
tudio, mais il est silencieux depuis plus de deux ans. Il n’en joue pas. Il n’attend plus la
visite de la Muse. Son intérêt pour la musique a pâli. En fait, il a oublié beaucoup de sa
propre musique, mais, lorsqu’on engage la conversation, il s’allume encore en évoquant
ses souvenirs d’enfance en Lettonie, les souvenirs qu’il a dépeints dans les derniers
moments de sa dernière grande oeuvre.
- transcription de Mara Zibens
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