Méhul croyait que pour certains élans du cœur humain
il y a des accents mélodiques spéciaux
qui seuls les expriment dans toute leur vérité.
Berlioz, Les Soirées de l’orchestre
Méhul et les institutions
Âgé de 30 ans, Méhul est nommé à l’Institut national de musique – qui n’est pas encore tout
à fait le Conservatoire – le 21 novembre 1793. Il y occupera un rôle essentiel, tant dans la vie
quotidienne de l’école que dans le maintien de l’exigence élevé de ses objectifs. Et c’est sous le titre
glorifiant d’inspecteur que Méhul agira. Mais il reste à l’heure actuelle curieusement difficile de
savoir s’il exerça pleinement une activité de professeur de composition. À défaut de classe, on lui
connaît en revanche au moins un élève, et pas des moindres : Louis-Ferdinand Hérold, le futur
auteur de Zampa et du Pré aux clercs. C’est grâce à l’enseignement de Méhul qu’Hérold décroche
brillamment le prix de Rome en 1812 avec sa cantate La Duchesse de La Vallière.
Que Méhul ait été le professeur idéal pour obtenir ce prix ne fait aucun doute car, à l’instar de
Gossec et au contraire de Lesueur et Cherubini, Méhul siège au sein de la classe des beaux-arts
de l’Institut de France depuis sa création en 1795 : il assiste aux délibérations plénières et juge
chaque année les candidats du concours (à partir de 1803, date de sa création). Si l’occupation
d’un académicien n’est pas aussi prenante que celle d’un inspecteur du Conservatoire,
certaines tâches au long cours requièrent toutefois un réel engagement. Hormis l’organisation
et l’évaluation du prix de Rome, c’est surtout la publication collégiale d’un Dictionnaire de
l’Académie des beaux-arts qui va harasser Méhul pendant de longues années, entre 1810 et
1817. Car l’homme n’est pas du genre à refuser la besogne. D’autant qu’on lui prête une plume
solide et facile. Il avait d’ailleurs été sollicité pour la rédaction du Traité d’harmonie de Catel
et des méthodes de chant et de solfège du Conservatoire. À l’Institut, on reconnaît son écriture
dans beaucoup de rapports sur les envois de Rome ou dans les comptes rendus de brevets
musicaux soumis à la docte assemblée.
Cet engagement institutionnel se retrouve d’une autre manière au sein des théâtres lyriques,
peut-être plus involontairement. Car la soumission de Méhul à la politique – sinon par
conviction du moins par obligation ou calcul – fait de lui un compositeur « officiel » idéal pour
promouvoir certaines valeurs étatiques fortes. Sa carrière, ballottée d’une salle à l’autre dans
la décennie 1790, l’oblige à être attentif aux inclinations politiques des directeurs de salle et de
leur public. La vie mouvementée d’Adrien, opéra interdit en 1792 et créé dans des circonstances
rocambolesques en 1799, est peut-être l’épisode le plus représentatif du poids de la censure
pendant la période révolutionnaire. Mais des études historiques à paraître bientôt suggèrent
cependant que Méhul connut des périodes de disgrâces difficiles à traverser.
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Méhul à l’ouvrage
À tout instant, Gossec fustigeait les « modernes ». Il écrivait à son élève Chelard : « Mélodie,
mélodie ! C’est le refrain des gens sensés et de la partie saine du public. Détours d’harmonie,
transitions barbares, chromatique outré, c’est celui des fous et des maniaques. Vous savez, mon
ami, que, de ce côté, nous voyons briller la majeure partie de nos jeunes musiciens français. »
Et d’ajouter plus loin : « [Guériront-ils] de cette fièvre modulatrice, de ce délire fruit de l’amour
du chromatique ? C’est ce que le temps nous apprendra. » À n’en pas douter, Gossec incriminait
là l’esthétique de Méhul dont le style particulièrement véhément s’appuie sur une harmonie
instable et volontiers modulante, chargée de septièmes diminuées. L’imagination de l’auteur
se retrouve tout autant dans sa capacité à revisiter le rythme (ce dont témoignent ses quatre
ballets-pantomimes) et à innover en matière d’orchestration (privant par exemple son opéra
Uthal de tout violon, ce qui occasionna le bon mot apocryphe de Grétry promettant de donner
un louis d’or pour entendre une chanterelle).
Mais la qualité de la musique de Méhul ne s’arrête pas à sa facture, si expérimentale et
innovante soit-elle. C’est sa dramaturgie même – c’est-à-dire sa maîtrise du rythme narratif, du
« temps scénique » – qui en fait le fleuron du premier romantisme. Euphrosine (1790) sembla
l’effet d’un coup de massue précisément par sa capacité à fusionner dans une progression idéale
les éléments dramaturgiques les plus divers.
Il y a là-dedans à la fois de la grâce, de la finesse,
de l’éclat, beaucoup de mouvement dramatique,
et des explosions de passion d’une violence
et d’une vérité effrayantes.
Berlioz, à propos d’Euphrosine et Coradin dans Les Soirées de l’orchestre
De ce pont de vue, une étude des récitatifs de Méhul serait à mener de manière systématique
car elle révèlerait sans doute une variété (et une évolution ?) qu’on trouve chez peu de ses
contemporains. D’un récitatif presque sans accompagnement (à la manière du « secco » italien)
dans certains passages d’Adrien (1791), Méhul évolue vers le récit accompagné de manière
systématique et chargée. Il n’est pas rare que ses œuvres de maturité fassent appel à un plus
grand orchestre dans un récit que dans l’air qui le suit. La fin des années 1790 voit également la
technique du mélodrame s’insinuer dans la texture opératique, et le panel d’effets dont regorge
par exemple Ariodant place Méhul à la pointe du progrès lyrique de son temps (combinant
des progressions « texte parlé => mélodrame => récit => air => ensemble »). Une telle
compétence théâtrale s’exprime également sans difficulté dans les genres théâtraux parlés, et
notamment dans celui, difficile, du mélodrame (musique de scène accompagnant la parole),
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