Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant © 2013, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France L'intérêt porté aux troubles d'apprentissage de la lecture à la fin du xixe siècle est concomitant au moment où les grandes puissances européennes institutionnalisent une scolarité obligatoire. Cet intérêt va se nourrir de l'approche anatomoclinique validée par l'observation princeps de Broca [1] du patient Leborge, qui est atteint d'une hémiplégie droite et d'une aphasie réduite à l'émission d'une stéréotypie. Cette approche anatomoclinique permet d'affirmer le lien entre la sémiologie d'un désordre langagier et une lésion corticale objectivée. Ainsi, d'un côté, des instituteurs sont formés pour apprendre au plus grand nombre à lire, de l'autre la pathologie du langage oral puis du langage écrit est médicalisée en référence à une théorie localisationniste où toute fonction cognitive s'élabore au sein d'aires cérébrales bien délimitées. Ces réflexions pédagogique et médicale se nourrissent chacune des différents courants de pensée, en premier lieu celui de la linguistique structurale (Saussure, 1916), de diverses théories psychologiques dont la Gestalt (Köhler, 1929)1, la psychanalyse (Freud, 1896) et la psychométrie, avec la construction de tests mesurant le niveau d'intelligence (Binet, 1905). Cette évaluation de l'efficience intellectuelle s'inscrit, quant à elle, dans 1. CHAPITRE 3 un débat plus large comprenant les facteurs socioculturels, pédagogiques, explicatifs également des troubles des apprentissages. La place qu'occupe la dyslexie développementale dans l'histoire médicale revient à Orton, neuropsychiatre et neuropathologiste américain qui, de 1920 à 1930, examine près de 3000 dyslexiques de tous âges. Ses observations, particulièrement sur les confusions visuelles des lettres, débouchent sur la mise au point d'une méthode de rééducation multisensorielle. Les principes de sa théorie (le déterminisme cérébral : une anomalie de « dominance hémisphérique ») sont réinterprétés et traduits sous la notion de « troubles instrumentaux » qui ont donné naissance à différents programmes rééducatifs dans le monde. Les recherches et constatations d'Orton sont à l'origine de l'idée d'un déterminisme génétique [2]. Ses positions ont renforcé, en France, l'évaluation psychométrique de la vitesse de lecture [3]. La part croissante du médical et du paramédical dans la prise en charge des troubles des apprentissages (entre autres avec le développement des Centres Médico-Psychologiques, en 1962) déresponsabilise, un temps, les enseignants de leur rôle dans l'accompagnement des enfants souffrant de troubles de la lecture, ou tout du moins focalise la question des troubles de l'apprentissage de la lecture sur le choix des méthodes de lecture : analytique ou globale/synthétique. En France, jusqu'aux années 1980, les conduites d'évaluation et d'apprentissage/de rééducation de la lecture ont Si Köhler est considéré comme l'instigateur et propagandiste de la Gestaltheorie, cette psychologie de la forme a été initiée par Wertheimer (1923). Koffka (1935) et Köhler sont devenus avec lui les trois fondateurs de cette théorie sur la perception. 75 0001870538.INDD 75 3/28/2013 11:07:58 PM Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant été le reflet d'une part de cette dichotomie entre apprendre à lire au plus grand nombre et traiter individuellement ceux qui n'y arrivent pas, et d'autre part des conflits entre thérapeutes sur les causes explicatives du trouble de la lecture. Dans ce contexte, la lecture est envisagée comme un processus unitaire où les mécanismes d'identification des mots et l'accès à la compréhension ne sont pas clairement dissociés. Il faut attendre la fin du xxe siècle, avec l'apport du courant cognitiviste, pour que les processus d'identification des mots écrits et la lecture proprement dite soient clairement différenciés. De cette confusion entre mécanismes d'identification et d'accès à la compréhension émergent parfois de surprenantes conclusions sur les étiologies des troubles de lecture et sur le choix des orientations thérapeutiques, alors qu'en fait la plupart des méthodes traitent d'abord l'identification des mots puis parallèlement renforcent ce processus par un accès au sens. En fait, les méthodes empiriques ont bien souvent exploré des voies qui ont pu, pour certaines, être validées ultérieurement scientifiquement. Les acquis scientifiques sur le traitement de la reconnaissance des mots à partir de modèles sériels (cf. les modèles présentés dans le premier chapitre, tels que les modèles à double voie [4–6]) vont générer à leur tour des confusions entre « marqueurs de déviance » et dysfonction de la compétence de lecture [7] n'amenant pas les résultats escomptés en remédiation. En effet, la question, comme nous venons de le voir au chapitre 2, de l'impact des capacités reliées à la lecture sur le développement déviant de la lecture, excepté pour les compétences d'analyse phonémique, reste posée. De plus, la complexité des rapports entre le langage (oral et écrit) et la cognition qui ont toujours été débattus redevient centrale dans la construction des protocoles de rééducation du langage. Dans ce chapitre, nous allons décrire les trois courants (organiciste, instrumental et psychoaffectif) qui ont animé les débats autour des causes explicatives et des conduites de traitement, d'aménagement de la dyslexie. Ces trois courants permettent de situer et de comprendre comment, en France, les orientations de la rééducation de la dyslexie se sont élaborées, puis confrontées entre un courant instrumental, inspiré du courant organiciste représenté par Borel-Maisonny (1900–1995), et un courant psychoaffectif animé par Chassagny (1927–1981). Progressivement, par le développement des idées et concepts au sein du courant organiciste, puis sous l'impulsion des travaux en psycholinguistique et en neuropsychologie, de nouvelles directions rééducatives sont apparues dans les années 1980, sans pour autant exclure les précédentes. Le courant organiciste De la lésion au déterminisme cérébral La publication en 1895, par Hinshelwood [8], chirurgien ophtalmologiste, d'un article concernant un adolescent non lecteur souffrant de ce qu'il nommera une « cécité verbale congénitale » inspire un médecin généraliste, Morgan, qui publie à son tour, en 1895 [9], la première description d'une dyslexie développementale. Cette étude de cas porte sur un jeune adolescent âgé de 14 ans qui souffre de troubles massifs pour lire et écrire, et cela malgré une scolarisation adéquate et un niveau d'efficience intellectuelle normal. En fait, quelques mois plus tôt, Kerr [10], secrétaire médical, avait publié une étude comparable. Si la paternité de la première description d'une dyslexie est donnée à Morgan, la place médicale et sociale qu'occupe par la suite la dyslexie est à attribuer à Hinshelwood qui publie entre 1896 et 1911 une série de rapports et d'articles sur cette maladie. Selon lui, ce défaut d'acquisition et de stockage dans le cerveau de la mémoire visuelle des lettres et des mots est héréditaire, et il affecte davantage les garçons. Hinshelwood différencie l'alexie chez les enfants souffrant d'un retard mental, de la cécité verbale constituant les cas les plus graves des troubles de la lecture, et la dyslexie qu'il qualifie seulement de retard d'apprentissage à lire. Cet intérêt, en cette fin de siècle, pour les troubles de la lecture chez l'enfant fait suite à la publication de Déjerine, en 1892 [11], décrivant des patients adultes avec un trouble isolé du langage écrit étant dans l'incapacité ou ayant des difficultés à lire alors qu'ils peuvent écrire. Il dénomme cette affection « cécité verbale pure », encore appelée « alexie pure ou alexie sans agraphie ». Assez rapidement, des interrogations émergent sur les relations entre les différents centres fonctionnels du 76 0001870538.INDD 76 3/28/2013 11:07:58 PM Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France cortex. Dès 1874, Wernicke [12], neurologue allemand, formule l'hypothèse que les deux centres du cerveau – moteur et sensoriel – seraient reliés par des fibres nerveuses, ce que confirme Lichteim, en 1885 [13], par ses travaux sur l'aphasie de conduction. Puis, Déjerine va plus loin en associant la zone antérieure située dans la région de l'aire de Broca (considérée comme le centre des images articulatoires) et la zone postérieure (englobant le centre des images auditives et celui des images visuelles des mots). Cette approche associationniste, contrairement à l'approche localisationniste, n'envisage plus les zones du cortex comme des entités isolées, mais comme des relais connectés en réseaux. Cette vision du fonctionnement cérébral reste d'actualité opposant traitements sériel et parallèle des informations, approches localisatrices et les modèles de la neuropsychologie cognitive, l'approche connexionniste contemporaine militant en faveur d'une organisation en réseaux des fonctions mentales. Toutefois, cette approche associative est longtemps restée dans le champ de l'étude des patients cérébrolésés et l'hypothèse d'un déficit cérébral à l'origine des troubles de lecture chez l'enfant n'a été de nouveau défendue qu'en 1964 par Critchley [14]. Entre-temps, Orton, en 1925 [15], critique cette approche lésionnelle et conclut à celle d'un retard dans l'établissement de la dominance hémisphérique cérébrale [16]. Il observe une corrélation entre un retard d'apprentissage de la lecture et d'autres facteurs tels qu'une latéralité mixte ou croisée. Selon Orton, les stimuli visuels (les lettres et les mots) sont représentés de manière symétrique dans chaque hémisphère cérébral, c'est-à-dire en miroir les uns par rapport aux autres. Une inhibition progressive des représentations dans l'hémisphère droit au profit de celles dans l'hémisphère gauche se produit au cours du développement de l'enfant, expliquant les confusions en miroir des mots et des lettres (inversion de lettres) relevées chez le jeune enfant, erreurs qu'il nomme par le terme « strephosymbolie » (strepho signifiant retourné). La persistance de ce type d'erreurs chez le dyslexique indique une anomalie de « dominance » hémisphérique consécutive à un dysfonctionnement du lobe occipital. Cependant, il souligne qu'en dehors de la lecture, la perception visuelle et visuo- Figure 3.1. Le modèle du triangle. « Language triangle ». Perspectives, Fall, 2006, The International Dyslexia Association (www.interdys.org). spatiale n'est pas affectée. Or, cette théorie d'un déterminisme cérébral est en partie détournée et ses principes théoriques ont débouché sur la notion de troubles instrumentaux avec la validation chez l'individu dyslexique de troubles de la perception visuo-spatiale, de l'orientation et surtout de la prédominance d'une dominance manuelle gauche chez les dyslexiques2 . Ces principes ont longtemps pesé sur les conduites d'évaluation et de rééducation des dyslexiques. Bien que cette théorie du déterminisme cérébral soit réfutée, elle a permis d'apporter une première réponse thérapeutique aux troubles d'apprentissage du langage écrit et a inspiré de nombreuses méthodes de rééducation utilisées par des rééducateurs, des psychologues, des enseignants et avec la participation des parents. Les orientations thérapeutiques d'Orton et de son équipe s'appuient principalement sur des techniques de stimulations multisensorielles (figure 3.1) : l'Orton-Gillingham Approach [19] est toujours très répandue sur le continent américain (cf. la méthode EMS [enseignement multisensoriel simultané] au Canada), avec des entraînements très structurés comme, par exemple, pour traiter la confusion symétrique des lettres. 2. Le lecteur dyslexique est majoritairement droitier, comme l'est la majorité de la population (pour une revue, voir Geschwind et Behan [17] et Locke et Macaruso [18]). 77 0001870538.INDD 77 3/28/2013 11:07:58 PM Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant L'éducation multisensorielle Orton a suggéré que le renforcement kinesthésique et tactile par l'association de stimulations visuelles et auditives pouvait corriger la tendance à confondre des lettres similaires et leurs transpositions lors de la lecture et de l'écriture. Par exemple, pour le sujet qui confond les lettres « b » et « d », on lui enseigne différentes techniques pour les écrire, comme tirer un trait vertical avant de dessiner le cercle pour réaliser le « b » et inversement réaliser un cercle puis tirer un trait vertical pour la lettre « d ». des syllabes, des mots avec une expérience « concrète » du fonctionnement alphabétique. Les lettres sont disposées dans l'espace plutôt que de manière séquentielle, selon qu'elles sont voisées ou non voisées. Les voyelles sont en rouge. Un renforcement est demandé en ressentant avec la main la vibration des cordes vocales et le mouvement des lèvres. Dès cette époque, Norrie reprend l'idée d'une étiologie d'origine familiale de la dyslexie, telle qu'elle avait été évoquée également par Orton [15] et antérieurement par différents cliniciens [24]. Cette approche étiologique prend corps avec l'étude d'un médecin psychiatre, Hallgren [25], la plus fréquemment citée du fait de son étendue (112 familles examinées, 276 dyslexiques). Cette étude suggère que la dyslexie a pour origine une transmission autosomique dominante, hypothèse qui a été contestée puisque la fréquence de la dyslexie est moins importante chez les femmes que chez les garçons. Ce courant de pensée est apporté en France par Debray-Ritzen [26], qui cherche à établir un arbre généalogique des dyslexiques en distinguant les ascendants « porteurs de trouble » de ceux qui en sont indemnes. Il s'appuie pour cela sur une validation de leur déficit de lecture par un test : l'A louette [3], qui conserve de nos jours cette valeur leximétrique. Contrairement aux pays scandinaves, les orientations thérapeutiques en France ne sont pas organisées et sont plutôt éclectiques. Le débat repose le plus souvent sur le choix des méthodes de lecture en privilégiant la méthode analytique et l'organisation, ou la remise en question, de classes spécialisées qui n'accueillent pas seulement les dyslexiques, mais toute une population de lecteurs en difficulté pour des causes multiples allant du retard mental à des troubles comportementaux. La recherche génétique a gagné ces dernières années une place de premier plan (cf. le projet européen Neurodys). Différentes régions chromosomiques pouvant être responsables d'un trouble de la lecture ont été identifiées, ainsi que divers gènes (ROBO1 [27] ; DYX1C1 [28] ; C2ORF3 [29]), ce qui ne permet pas encore de définir lesquels sont responsables d'un trouble spécifique du langage écrit. Même si le rôle des gènes s'avérait décisif, on est encore loin de pouvoir proposer une théra- En hommage à sa mémoire a été créée l'Orton Dyslexia Society, devenue l'International Dyslexia Association, qui a financé, entre autres, les travaux de Galaburda et al. [20] sur le défaut d'asymétrie du planum temporale. Étiologie génétique de la dyslexie En Europe, les études sur la dyslexie sont sporadiques. Le terme de dyslexie est certainement introduit par Ombredane, chirurgien-pédiatre français, en 1937 [21], puis en 1939 en Grande-Bretagne avec les études de McMeeken [22]. En fait, les recherches sur la dyslexie entre les années 1930 et 1950 se déroulent principalement dans les pays scandinaves sous l'impulsion de Norrie [23], qui fonde à Copenhague le Word Blind Institute. L'équipe de ce premier institut européen de diagnostic prend en charge les dyslexiques en élaborant des programmes d'éducation thérapeutique spécialisée3 et en prônant l'utilisation de matériels rééducatifs spécifiques comme les lettres magnétiques (voir l'encadré ci-après). Magnetic letter case [23] Le but est de stimuler des ressources multisensorielles (visuelles, tactiles et kinesthésiques) à partir d'un support de lettres magnétiques que l'on dispose sur un tableau. Les sujets peuvent se déplacer et changer les lettres pour écrire 3. Ces programmes, toujours développés dans différents centre de rééducation pour dyslexiques, utilisent le matériel d'Edith Norrie (Helen Arkell, Dyslexia Centre, Grande-Bretagne). 78 0001870538.INDD 78 3/28/2013 11:07:59 PM Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France pie génique de la dyslexie ; chaque sujet dyslexique possède un profil cognitif et des particularités cérébrales propres qui sont le résultat de la combinaison spécifique de facteurs génétiques dont il est porteur, et de facteurs non génétiques auxquels il a été exposé (pour une revue, voir l'expertise collective de l'Inserm [30], p. 497–512). Suite à ces travaux et à ceux de Galaburda et al. [38] sur des cerveaux de sujets dyslexiques adultes présentant des anomalies discrètes au niveau du thalamus (ectopies et dysplasies), Livingstone et al. [39] mettent en évidence un nouveau type d'anomalies au niveau des noyaux relais thalamiques des voies visuelle et auditive (voir le chapitre 2). Cette étude renforce la théorie d'un déficit magnocellulaire dans les troubles d'apprentissage du langage écrit proposée par Lovegrove et al. [40], et appuie l'hypothèse d'un trouble de la migration et de la maturation neuronale comme étiologie des troubles du langage écrit. Cependant, si l'hypothèse d'un trouble magnocellulaire est compatible avec un certain nombre de données comportementales relatives à la sensibilité aux contrastes à basse fréquence spatiale ou à haute fréquence temporelle, les publications reproduisant ces travaux expérimentaux sont plus nombreuses à démontrer une absence de tels problèmes de sensibilité ou la présence d'un trouble de la sensibilité aux contrastes dans des zones de fréquences qui ne dépendent pas du système magnocellulaire [41]. Dans tous les cas, ces travaux relancent le courant de recherches sur le lien entre un trouble de la lecture et les compétences visuelles (voir le chapitre 2). De la même façon, les corrélats neuronaux des traitements phonologiques en accord avec la théorie phonologique, à ce jour la plus robuste, trouvent leur confirmation par exemple avec le relevé d'activations réduites des aires périsylviennes gauches (plutôt que bilatérales) chez les dyslexiques [42]. Enfin, il semble acquis que la plasticité cérébrale permettrait de contourner le dysfonctionnement des aires postérieures de la lecture en créant des mécanismes compensatoires utilisant des voies cérébrales inhabituelles [43], renvoyant au concept selon lequel rééduquer les processus de lecture, c'est rééduquer le cerveau. Retard de maturation Selon Fijalkow [31], le retard de maturation constitue la troisième thèse issue du courant organiciste. Ce retard ne répond pas de manière uniforme au critère de l'origine innée ou acquise des difficultés d'apprentissage de la lecture, il peut être dû à une prédisposition héréditaire ou d'origine acquise consécutive à des événements périnataux [32]. Cette hypothèse des difficultés d'apprentissage du fait d'une agénésie ou d'un retard de développement du système nerveux central a été posée dès le départ par Morgan [9]. Elle a pris toute son ampleur en France dans les années 1970 après la traduction de l'ouvrage de Critchley [14], neurologue, qui est le premier à utiliser le terme de « dyslexie développementale » ou « dyslexie d'évolution » pour décrire les troubles d'apprentissage du langage écrit chez l'enfant. Cette conception d'une immaturité cérébrale responsable des difficultés d'apprentissage est apparue comme un compromis, une explication moins radicale que celle du déterminisme ou d'une lésion cérébrale, et a donc été acceptée par le plus grand nombre. La première étude de Geschwind [33] est venue renforcer l'hypothèse d'un retard de maturation ; elle insiste sur le rôle du gyrus angulaire, aire associative permettant de relier entre elles les informations sensorielles de la vue, de l'audition et du toucher. « Cette zone à maturation tardive chez l'enfant et intervenant dans la lecture chez les adultes, paraissait susceptible d'être impliquée dans la dyslexie… » (Van Hout et Estienne [34], p. 194) et donna lieu à différentes recherches sur les capacités de dénomination et d'appariement intermodal. La seconde étude [17,35] fait réapparaître le lien entre la gaucherie et la dyslexie par le fait d'un mécanisme intra-utérin retardant le développement du cerveau et du thymus dans une proportion analogue. Un certain nombre d'études [36,37] ne permettent cependant pas de mettre en évidence cette association. Quelques autres orientations au sein du courant organiciste La thèse considérant la dyslexie comme une manifestation d'un dysfonctionnement cérébral minime (minimal brain damage [MBD]) a été soutenue en France par Debray-Ritzen [44] sans être confortée dans les faits. Ce concept de MBD a été opérationnalisé par Wender [45] à l'aide d'un 79 0001870538.INDD 79 3/28/2013 11:07:59 PM Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant questionnaire rempli par les parents comportant 14 items relevant à la fois d'éléments anamnestiques sur l'organisation praxique (courir, sauter, découper), l'attention et l'impulsivité (activité motrice excessive, passage d'une activité à une autre, contrôle des impulsions) et des conduites comportementales (destructeur, agressif). Ce travail n'est pas sans rappeler les questions de la comorbidité d'un trouble déficitaire de l'attention avec ou sans hyperactivité et d'une dyslexie [46] ou de l'association entre une dyspraxie et une dyslexie-dysorthographie [47]. La prise en charge des dyslexiques doit prendre également en compte la comorbidité avec les troubles de l'attention et les troubles d'acquisition de la coordination [48,49]. par le courant dit de la « psychologie de l'éducation ». En France, cette conception prend son essor dans le cadre de la « psychologie scolaire » par le recrutement de psychologues scolaires et des recherches menées par l'équipe d'Ajuriaguerra [50]. Les fonctions instrumentales découlent en fait d'une réflexion cognitive de l'origine des difficultés que rencontrent les enfants pour apprendre à lire en distinguant quatre classes de déficits : la perception, la mémoire, le langage et la pensée. Le passage d'une conception organiciste à une conception instrumentale relève davantage d'une évolution que d'une révolution [31] avec, au départ, une importation des méthodes et des concepts neurologiques. Ultérieurement, le courant instrumental ou cognitiviste s'est démarqué par la mise au point d'outils psychométriques et par une référence à une psychologie expérimentale qui permet de valider des hypothèses théoriques du développement normal et pathologique du langage écrit. La fracture au sein de ce courant entre les « instrumentalistes » aujourd'hui globalement cognitivistes et les « thérapeutes du langage » défendant les positions affectives vient certainement, d'une part, de ce que les premiers gardent la conviction que les retards d'apprentissage de la lecture sont dus à un retard de maturation, ou tout du moins en rapport avec un substrat neurobiologique, le trouble cognitif étant l'expression d'un trouble de nature physiologique. D'autre part, l'approche organiciste et instrumentale apparaît comme celle des milieux médicaux et paramédicaux plus que des milieux de la pédagogie et de la psychologie non cognitiviste. Cette séparation se traduit par des conflits d'intérêts entre la formation des orthophonistes sous la responsabilité des médecins et celle des rééducateurs du langage écrit, inscrits dans le champ de la psychologie et de la pédagogie. Les terrains d'action de chaque courant pourraient, de manière caricaturale, s'établir entre un courant instrumental « rééducatif » dominant au sein des structures hospitalières et de la plupart des écoles d'orthophonie, le courant instrumental « psychoaffectif » étant plus présent au sein des centres médico-pédagogiques (CMP) et médico-psycho-pédagogiques (CMPP). Borel-Maisonny, philologue et phonéticienne, est la principale initiatrice du courant « rééducatif » en France. Elle travaille avec l'équipe d'Ajuriaguerra [50] et de Zazzo [51], construit différentes épreuves et s'intéresse tout particulièrement au langage oral. Synthèse sur le courant organiciste Les travaux initiaux sur la remédiation des troubles de la lecture se sont construits à partir des premières descriptions des études de cas unique [9,10] et des liens avec les travaux en aphasiologie, du déterminisme cérébral d'Orton [15] aux travaux de Norrie sur l'origine génétique, aux recherches de Geschwind et ses collaborateurs sur les anomalies cérébrales, et surtout par la prise en compte de l'hypothèse de déficits visuels. Ainsi, dans la plupart des programmes issus de ces hypothèses, il est proposé des exercices d'attention auditive et de conscience phonologique. Les entraînements spécifiques à un déficit de traitement phonologique ou auditif ne sont apparus que plus tardivement. Ce rapide parcours des différentes thèses du courant organiciste reflète les orientations rééducatives actuelles, plus axées sur une éducation thérapeutique d'adaptation que sur une rééducation spécifique de réseaux neuronaux compensatoires. Courant instrumental et courant cognitiviste Des théories organicistes au courant instrumental Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le poids de la recherche en psychologique fait émerger une nouvelle conception « instrumentale » explicative des troubles d'apprentissage du langage. Elle est d'abord portée dans les pays anglophones 80 0001870538.INDD 80 3/28/2013 11:07:59 PM Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France Elle est certainement la première à évoquer, à partir d'observations cliniques, la notion de « conscience phonétique » [52], notion aujourd'hui largement reconnue sous le terme de « conscience phonémique ». D'autres représentantes de ce courant, sà partir de son enseignement, s'intéressent plus spécifiquement aux déficits instrumentaux et à leurs conséquences sur l'apprentissage du langage écrit, tels que l'organisation spatiale et la dominance latérale [53,54], la dimension temporelle [55,56]. Ces cliniciennes construisent et étalonnent des épreuves pour évaluer ces différentes capacités instrumentales et les publient. Leurs orientations théoriques ne diffèrent donc pas de celles décrites par le courant organiciste. Le terme de dyslexie est employé pour décrire un trouble de la lecture, diagnostiqué selon trois critères : • le niveau d'efficience en lecture orale de l'enfant et son niveau d'orthographe ; • la présence de fautes considérées comme typiques de la dyslexie-dysorthographie (les confusions et les inversions) ; • les performances aux déficits instrumentaux cités ci-dessus, considérées alors comme des capacités reliées à la lecture. destinée à l'enfant, comporte cinq trous et une boule mobile munie d'une queue qui permet de la fixer dans celui des trous qu'on désire désigner. L'enseignant, en tenant la planchette verticalement devant lui et en cachant d'une main la boule d'angle, montre la boule du milieu et incite l'enfant à placer sa boule selon le modèle proposé. La suite des exercices propose des modèles selon les axes vertical, oblique, horizontal. L'exercice s'effectue sans verbalisation puis avec oralisation : par exemple « en haut, en bas ». Le lien entre déficit du langage oral et apprentissage de la lecture repose sur l'hypothèse d'un trouble phonétique (persistance de trouble d'articulation et de trouble de programmation de la parole) et non pas sur celle d'un trouble de traitement phonologique. La notion de confusion de sons est introduite. Les entraînements métaphonologiques s'appuient sur une prise de conscience articulatoire des phonèmes par la répétition de bruits, de sons puis de leur discrimination et non sur leur extraction. Le but est ensuite d'obtenir, grâce à une symbolisation du son par des gestes, des signes et des graphèmes, le mécanisme de correspondance grapho-phonémique, puis de l'automatiser par des exercices de lecture. Dans les milieux scolaires, l'évaluation est habituellement complétée par l'administration de tests d'intelligence et de personnalité. Les quelques recherches issues de ce groupe de cliniciennes consistent principalement en l'examen approfondi de groupes ou de cas uniques de mauvais lecteurs. Selon Borel-Maisonny, les troubles d'orientation sont absolument constants et doivent être systématiquement travaillés (voir l'encadré ci-après), alors que les « lacunes » dans le domaine auditif et du langage peuvent ne pas être trouvées chez l'enfant dyslexique. Bref aperçu de la méthode Avant tout enseignement de la lecture, tout défaut d'articulation doit être corrigé. Cet enseignement se décompose en deux stades : l'acquisition du « mécanisme de la lecture » (la conversion graphophonémique) et son application à la « lecture d'un texte ». Ces stades sont systématiquement renforcés par des exercices de transposition (des dictées). Il repose sur trois principes essentiels : il est à base phonétique, un ordre de la lecture doit être respecté et l'association grapho-phonémique est renforcée par des gestes symboliques (figure 3.2). Afin de centrer l'attention de l'enfant sur les sons de la langue parlée, les voyelles alphabétiques [a, e, i, o, u, ou, in, an, on] sont travaillées selon leur perception acoustique et renforcées par des gestes symboliques (figure 3.3). La correspondance grapho-phonémique s'appuie sur les mêmes gestes pour les digrammes ou les trigrammes (par exemple le geste pour le son /o/ Exercices d'orientation avec planchettes [57,58] Le matériel comprend deux planchettes de 20 cm sur 20 cm, une pour l'enseignant(e) ou le rééducateur et une pour l'enfant. La première planchette (A) porte une boule au centre et une autre dans un angle. La seconde planchette (B), 81 0001870538.INDD 81 3/28/2013 11:07:59 PM Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant Figure 3.2. Exercices d'orientation avec planchettes. D'après Borel-Maisonny [57]. Figure 3.3. Gestes de la méthode de lecture Borel-Maisonny. D'après Borel-Maisonny [57]. est le même que pour la lettre [o] et le digramme [au]). Le signe~au-dessus d'une voyelle indique que le son doit être nasalisé. Il en est de même pour les consonnes qui ne sont jamais nommées par le nom du graphème (par exemple « bé » ou « be » pour le phonème /b/), mais travaillées toujours selon leurs caractéristiques acoustiques : brèves pour les occlusives avec une représentation ou une perception de la présence ou de l'absence du voisement /p, t, k/ contre /b, d, g/, longues pour les fricatives /f, ch, s/ contre /v, j, z/. Voyelles et consonnes sont travaillées ensemble dès la première séance uniquement sur un support vertical. Les consonnes (f, ch, s, v, z, l, r, m, n) sont disposées en colonne verticale à gauche, les voyelles (a, o, u, e, é, i, y) à droite sont écrites en couleur. Les fricatives sonores, les latérales et les nasales sont d'abord travaillées puisqu'elles sont plus faciles à percevoir. La progression introduisant tous les phonèmes du système phonologique est décrite. Divers exercices de reconnaissance sont proposés, tel que, par exemple, désigner le graphème correspondant à l'émission d'un phonème. Le renforcement s'effectue par la manipulation de lettres mobiles sous dictée de syllabes puis de mots. L'association du geste au son et au signe écrit constitue un instrument de mémorisation et un rappel de l'ordre temporel et séquentiel de la lecture. Selon Borel-Maisonny, « à l'ordre d'écoulement des sons, correspond un ordre pour les écrire » [57] qu'il faut rendre présent par une pres- 82 0001870538.INDD 82 3/28/2013 11:07:59 PM Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France Figure 3.4. Images labiales des consonnes. D'après Bourcier et al. [62]. Cette méthode de rééducation de la dyslexie, comme celles qui en découlent, est d'abord une méthode d'enseignement de la lecture qui s'adresse à la fois aux enseignants, aux rééducateurs et aux parents4. Toutes ces méthodes décrivent à la fois des exercices d'entraînement aux mécanismes de la lecture selon un apprentissage progressif des sons et des lettres en traitant les aspects phonétiques (perception/discrimination) et les aspects visuels (orientation des lettres sujettes à confusion) [figure 3.4]. sion du doigt du rééducateur sur la joue gauche de l'enfant ou sur le côté gauche de son corps en amorçant un mouvement vers la droite. Cette association est abandonnée dès que l'enfant a automatisé les correspondances son/graphie. Lorsque le « mécanisme de la lecture » est acquis, l'enfant est entraîné à reconnaître, par le principe d'une « lecture flash » des syllabes, des mots puis de courtes phrases au tableau, puis sur un livre à l'aide d'un carton percé d'une fenêtre. Borel-Maisonny remarque également que les dyslexiques ont des difficultés à centrer leur regard et qu'il est parfois nécessaire de masquer l'ensemble de la page en dehors de ce que l'on peut nommer la fenêtre attentionnelle dans laquelle se trouve le mot à décoder. Des textes compréhensibles par l'enfant sont ensuite proposés, en évitant des textes bêtifiants comme /Lulu et Dédé font joujou avec le dada/. L'étape finale est l'obtention de ce qu'elle nomme une « lecture idéovisuelle » sans participation orale. 4. Ce choix est motivé par l'idée que l'enseignement scolaire serait responsable des « dyslexies » et qu'il faut donc prévenir les risques de développer les troubles de lecture par des méthodes d'apprentissage de la lecture. Il est aussi rappelé que les orthophonistes, alors en nombre limité (le remboursement des soins orthophoniques entre en vigueur en mai 1960), doivent prendre en charge les enfants les plus en difficultés et les plus avancés dans le cursus scolaire. 83 0001870538.INDD 83 3/28/2013 11:08:00 PM