Historique des orientations théoriques et rééducatives de

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Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant
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Historique des
orientations théoriques
et rééducatives
de la dyslexie en France
L'intérêt porté aux troubles d'apprentissage de la
lecture à la fin du xixe siècle est concomitant au
moment où les grandes puissances européennes
institutionnalisent une scolarité obligatoire. Cet
intérêt va se nourrir de l'approche anatomoclinique validée par l'observation princeps de Broca
[1] du patient Leborge, qui est atteint d'une hémiplégie droite et d'une aphasie réduite à l'émission
d'une stéréotypie. Cette approche anatomoclinique permet d'affirmer le lien entre la sémiologie
d'un désordre langagier et une lésion corticale
objectivée. Ainsi, d'un côté, des instituteurs sont
formés pour apprendre au plus grand nombre à
lire, de l'autre la pathologie du langage oral puis du
langage écrit est médicalisée en référence à une
théorie localisationniste où toute fonction cognitive s'élabore au sein d'aires cérébrales bien délimitées. Ces réflexions pédagogique et médicale
se nourrissent chacune des différents courants de
pensée, en premier lieu celui de la linguistique
structurale (Saussure, 1916), de diverses théories
psychologiques dont la Gestalt (Köhler, 1929)1, la
psychanalyse (Freud, 1896) et la psychométrie,
avec la construction de tests mesurant le niveau
d'intelligence (Binet, 1905). Cette évaluation de
l'efficience intellectuelle s'inscrit, quant à elle, dans
1.
CHAPITRE
3
un débat plus large comprenant les facteurs socioculturels, pédagogiques, explicatifs également des
troubles des apprentissages.
La place qu'occupe la dyslexie développementale
dans l'histoire médicale revient à Orton, neuropsychiatre et neuropathologiste américain qui, de
1920 à 1930, examine près de 3000 dyslexiques de
tous âges. Ses observations, particulièrement sur
les confusions visuelles des lettres, débouchent sur
la mise au point d'une méthode de rééducation
multisensorielle. Les principes de sa théorie (le
déterminisme cérébral : une anomalie de « dominance hémisphérique ») sont réinterprétés et traduits sous la notion de « troubles instrumentaux »
qui ont donné naissance à différents programmes
rééducatifs dans le monde. Les recherches et
constatations d'Orton sont à l'origine de l'idée d'un
déterminisme génétique [2]. Ses positions ont renforcé, en France, l'évaluation psychométrique de la
vitesse de lecture [3].
La part croissante du médical et du paramédical
dans la prise en charge des troubles des apprentissages (entre autres avec le développement des
Centres Médico-Psychologiques, en 1962) déresponsabilise, un temps, les enseignants de leur rôle
dans l'accompagnement des enfants souffrant de
troubles de la lecture, ou tout du moins focalise la
question des troubles de l'apprentissage de la lecture sur le choix des méthodes de lecture : analytique ou globale/synthétique. En France,
jusqu'aux années 1980, les conduites d'évaluation
et d'apprentissage/de rééducation de la lecture ont
Si Köhler est considéré comme l'instigateur et propagandiste de la Gestaltheorie, cette psychologie de la
forme a été initiée par Wertheimer (1923). Koffka
(1935) et Köhler sont devenus avec lui les trois fondateurs de cette théorie sur la perception.
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été le reflet d'une part de cette dichotomie entre
apprendre à lire au plus grand nombre et traiter
individuellement ceux qui n'y arrivent pas, et
d'autre part des conflits entre thérapeutes sur les
causes explicatives du trouble de la lecture. Dans
ce contexte, la lecture est envisagée comme un
processus unitaire où les mécanismes d'identification des mots et l'accès à la compréhension ne sont
pas clairement dissociés.
Il faut attendre la fin du xxe siècle, avec l'apport
du courant cognitiviste, pour que les processus
d'identification des mots écrits et la lecture proprement dite soient clairement différenciés. De
cette confusion entre mécanismes d'identification et d'accès à la compréhension émergent parfois de surprenantes conclusions sur les étiologies
des troubles de lecture et sur le choix des orientations thérapeutiques, alors qu'en fait la plupart
des méthodes traitent d'abord l'identification des
mots puis parallèlement renforcent ce processus
par un accès au sens. En fait, les méthodes empiriques ont bien souvent exploré des voies qui ont
pu, pour certaines, être validées ultérieurement
scientifiquement. Les acquis scientifiques sur le
traitement de la reconnaissance des mots à partir
de modèles sériels (cf. les modèles présentés dans
le premier chapitre, tels que les modèles à double
voie [4–6]) vont générer à leur tour des confusions
entre « marqueurs de déviance » et dysfonction de
la compétence de lecture [7] n'amenant pas les
résultats escomptés en remédiation. En effet, la
question, comme nous venons de le voir au chapitre 2, de l'impact des capacités reliées à la lecture sur le développement déviant de la lecture,
excepté pour les compétences d'analyse phonémique, reste posée.
De plus, la complexité des rapports entre le langage (oral et écrit) et la cognition qui ont toujours
été débattus redevient centrale dans la construction des protocoles de rééducation du langage.
Dans ce chapitre, nous allons décrire les trois courants (organiciste, instrumental et psychoaffectif)
qui ont animé les débats autour des causes explicatives et des conduites de traitement, d'aménagement
de la dyslexie. Ces trois courants permettent de
situer et de comprendre comment, en France, les
orientations de la rééducation de la dyslexie se sont
élaborées, puis confrontées entre un courant instrumental, inspiré du courant organiciste représenté
par Borel-Maisonny (1900–1995), et un courant
psychoaffectif animé par Chassagny (1927–1981).
Progressivement, par le développement des idées et
concepts au sein du courant organiciste, puis sous
l'impulsion des travaux en psycholinguistique et en
neuropsychologie, de nouvelles directions rééducatives sont apparues dans les années 1980, sans pour
autant exclure les précédentes.
Le courant organiciste
De la lésion au déterminisme
cérébral
La publication en 1895, par Hinshelwood [8],
chirurgien ophtalmologiste, d'un article concernant un adolescent non lecteur souffrant de ce
qu'il nommera une « cécité verbale congénitale »
inspire un médecin généraliste, Morgan, qui
publie à son tour, en 1895 [9], la première description d'une dyslexie développementale. Cette étude
de cas porte sur un jeune adolescent âgé de 14 ans
qui souffre de troubles massifs pour lire et écrire,
et cela malgré une scolarisation adéquate et un
niveau d'efficience intellectuelle normal. En fait,
quelques mois plus tôt, Kerr [10], secrétaire médical, avait publié une étude comparable. Si la paternité de la première description d'une dyslexie est
donnée à Morgan, la place médicale et sociale
qu'occupe par la suite la dyslexie est à attribuer à
Hinshelwood qui publie entre 1896 et 1911 une
série de rapports et d'articles sur cette maladie.
Selon lui, ce défaut d'acquisition et de stockage
dans le cerveau de la mémoire visuelle des lettres
et des mots est héréditaire, et il affecte davantage
les garçons. Hinshelwood différencie l'alexie chez
les enfants souffrant d'un retard mental, de la
cécité verbale constituant les cas les plus graves
des troubles de la lecture, et la dyslexie qu'il qualifie seulement de retard d'apprentissage à lire.
Cet intérêt, en cette fin de siècle, pour les troubles
de la lecture chez l'enfant fait suite à la publication
de Déjerine, en 1892 [11], décrivant des patients
adultes avec un trouble isolé du langage écrit étant
dans l'incapacité ou ayant des difficultés à lire
alors qu'ils peuvent écrire. Il dénomme cette
affection « cécité verbale pure », encore appelée
« alexie pure ou alexie sans agraphie ». Assez rapidement, des interrogations émergent sur les relations entre les différents centres fonctionnels du
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Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France
cortex. Dès 1874, Wernicke [12], neurologue allemand, formule l'hypothèse que les deux centres
du cerveau – moteur et sensoriel – seraient reliés
par des fibres nerveuses, ce que confirme
Lichteim, en 1885 [13], par ses travaux sur l'aphasie de conduction. Puis, Déjerine va plus loin en
associant la zone antérieure située dans la région
de l'aire de Broca (considérée comme le centre des
images articulatoires) et la zone postérieure
(englobant le centre des images auditives et celui
des images visuelles des mots). Cette approche
associationniste, contrairement à l'approche localisationniste, n'envisage plus les zones du cortex
comme des entités isolées, mais comme des relais
connectés en réseaux. Cette vision du fonctionnement cérébral reste d'actualité opposant traitements sériel et parallèle des informations,
approches localisatrices et les modèles de la neuropsychologie cognitive, l'approche connexionniste contemporaine militant en faveur d'une
organisation en réseaux des fonctions mentales.
Toutefois, cette approche associative est longtemps restée dans le champ de l'étude des
patients cérébrolésés et l'hypothèse d'un déficit
cérébral à l'origine des troubles de lecture chez
l'enfant n'a été de nouveau défendue qu'en 1964
par Critchley [14]. Entre-temps, Orton, en 1925
[15], critique cette approche lésionnelle et
conclut à celle d'un retard dans l'établissement
de la dominance hémisphérique cérébrale [16].
Il observe une corrélation entre un retard d'apprentissage de la lecture et d'autres facteurs tels
qu'une latéralité mixte ou croisée. Selon Orton,
les stimuli visuels (les lettres et les mots) sont
représentés de manière symétrique dans chaque
hémisphère cérébral, c'est-à-dire en miroir les
uns par rapport aux autres. Une inhibition progressive des représentations dans l'hémisphère
droit au profit de celles dans l'hémisphère
gauche se produit au cours du développement
de l'enfant, expliquant les confusions en miroir
des mots et des lettres (inversion de lettres)
relevées chez le jeune enfant, erreurs qu'il
nomme par le terme « strephosymbolie » (strepho signifiant retourné). La persistance de ce
type d'erreurs chez le dyslexique indique une
anomalie de « dominance » hémisphérique
consécutive à un dysfonctionnement du lobe
occipital. Cependant, il souligne qu'en dehors
de la lecture, la perception visuelle et visuo-
Figure 3.1. Le modèle du triangle.
« Language triangle ». Perspectives, Fall, 2006, The
International Dyslexia Association (www.interdys.org).
spatiale n'est pas affectée. Or, cette théorie d'un
déterminisme cérébral est en partie détournée
et ses principes théoriques ont débouché sur la
notion de troubles instrumentaux avec la validation chez l'individu dyslexique de troubles
de la perception visuo-spatiale, de l'orientation
et surtout de la prédominance d'une dominance manuelle gauche chez les dyslexiques2 .
Ces principes ont longtemps pesé sur les
conduites d'évaluation et de rééducation des
dyslexiques.
Bien que cette théorie du déterminisme cérébral
soit réfutée, elle a permis d'apporter une première réponse thérapeutique aux troubles d'apprentissage du langage écrit et a inspiré de
nombreuses méthodes de rééducation utilisées
par des rééducateurs, des psychologues, des
enseignants et avec la participation des parents.
Les orientations thérapeutiques d'Orton et de
son équipe s'appuient principalement sur des
techniques de stimulations multisensorielles
(figure 3.1) : l'Orton-Gillingham Approach [19]
est toujours très répandue sur le continent américain (cf. la méthode EMS [enseignement multisensoriel simultané] au Canada), avec des
entraînements très structurés comme, par exemple,
pour traiter la confusion symétrique des lettres.
2. Le lecteur dyslexique est majoritairement droitier,
comme l'est la majorité de la population (pour une
revue, voir Geschwind et Behan [17] et Locke et
Macaruso [18]).
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Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant
L'éducation multisensorielle
Orton a suggéré que le renforcement kinesthésique et tactile par l'association de stimulations
visuelles et auditives pouvait corriger la tendance à confondre des lettres similaires et leurs
transpositions lors de la lecture et de l'écriture.
Par exemple, pour le sujet qui confond les
lettres « b » et « d », on lui enseigne différentes
techniques pour les écrire, comme tirer un
trait vertical avant de dessiner le cercle pour
réaliser le « b » et inversement réaliser un cercle
puis tirer un trait vertical pour la lettre « d ».
des syllabes, des mots avec une expérience
« concrète » du fonctionnement alphabétique.
Les lettres sont disposées dans l'espace plutôt
que de manière séquentielle, selon qu'elles sont
voisées ou non voisées. Les voyelles sont en
rouge. Un renforcement est demandé en ressentant avec la main la vibration des cordes
vocales et le mouvement des lèvres.
Dès cette époque, Norrie reprend l'idée d'une
étiologie d'origine familiale de la dyslexie, telle
qu'elle avait été évoquée également par Orton [15]
et antérieurement par différents cliniciens [24].
Cette approche étiologique prend corps avec
l'étude d'un médecin psychiatre, Hallgren [25], la
plus fréquemment citée du fait de son étendue
(112 familles examinées, 276 dyslexiques). Cette
étude suggère que la dyslexie a pour origine une
transmission autosomique dominante, hypothèse qui a été contestée puisque la fréquence de
la dyslexie est moins importante chez les femmes
que chez les garçons. Ce courant de pensée est
apporté en France par Debray-Ritzen [26], qui
cherche à établir un arbre généalogique des dyslexiques en distinguant les ascendants « porteurs
de trouble » de ceux qui en sont indemnes. Il s'appuie pour cela sur une validation de leur déficit
de lecture par un test : l'A louette [3], qui conserve
de nos jours cette valeur leximétrique.
Contrairement aux pays scandinaves, les orientations thérapeutiques en France ne sont pas organisées et sont plutôt éclectiques. Le débat repose le
plus souvent sur le choix des méthodes de lecture
en privilégiant la méthode analytique et l'organisation, ou la remise en question, de classes spécialisées qui n'accueillent pas seulement les
dyslexiques, mais toute une population de lecteurs
en difficulté pour des causes multiples allant du
retard mental à des troubles comportementaux.
La recherche génétique a gagné ces dernières
années une place de premier plan (cf. le projet européen Neurodys). Différentes régions chromosomiques pouvant être responsables d'un trouble de
la lecture ont été identifiées, ainsi que divers gènes
(ROBO1 [27] ; DYX1C1 [28] ; C2ORF3 [29]), ce qui
ne permet pas encore de définir lesquels sont responsables d'un trouble spécifique du langage écrit.
Même si le rôle des gènes s'avérait décisif,
on est encore loin de pouvoir proposer une théra-
En hommage à sa mémoire a été créée l'Orton
Dyslexia Society, devenue l'International Dyslexia
Association, qui a financé, entre autres, les travaux de Galaburda et al. [20] sur le défaut d'asymétrie du planum temporale.
Étiologie génétique de la dyslexie
En Europe, les études sur la dyslexie sont sporadiques.
Le terme de dyslexie est certainement introduit par
Ombredane, chirurgien-pédiatre français, en 1937
[21], puis en 1939 en Grande-Bretagne avec les études
de McMeeken [22]. En fait, les recherches sur la dyslexie entre les années 1930 et 1950 se déroulent principalement dans les pays scandinaves sous l'impulsion
de Norrie [23], qui fonde à Copenhague le Word Blind
Institute. L'équipe de ce premier institut européen de
diagnostic prend en charge les dyslexiques en élaborant des programmes d'éducation thérapeutique spécialisée3 et en prônant l'utilisation de matériels
rééducatifs spécifiques comme les lettres magnétiques
(voir l'encadré ci-après).
Magnetic letter case [23]
Le but est de stimuler des ressources multisensorielles (visuelles, tactiles et kinesthésiques) à
partir d'un support de lettres magnétiques que
l'on dispose sur un tableau. Les sujets peuvent
se déplacer et changer les lettres pour écrire
3. Ces programmes, toujours développés dans différents
centre de rééducation pour dyslexiques, utilisent le
matériel d'Edith Norrie (Helen Arkell, Dyslexia
Centre, Grande-Bretagne).
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Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France
pie génique de la dyslexie ; chaque sujet dyslexique
possède un profil cognitif et des particularités
cérébrales propres qui sont le résultat de la combinaison spécifique de facteurs génétiques dont il est
porteur, et de facteurs non génétiques auxquels il a
été exposé (pour une revue, voir l'expertise collective de l'Inserm [30], p. 497–512).
Suite à ces travaux et à ceux de Galaburda et al. [38]
sur des cerveaux de sujets dyslexiques adultes présentant des anomalies discrètes au niveau du thalamus (ectopies et dysplasies), Livingstone et al. [39]
mettent en évidence un nouveau type d'anomalies
au niveau des noyaux relais thalamiques des voies
visuelle et auditive (voir le chapitre 2). Cette étude
renforce la théorie d'un déficit magnocellulaire
dans les troubles d'apprentissage du langage écrit
proposée par Lovegrove et al. [40], et appuie l'hypothèse d'un trouble de la migration et de la maturation neuronale comme étiologie des troubles du
langage écrit. Cependant, si l'hypothèse d'un
trouble magnocellulaire est compatible avec un
certain nombre de données comportementales
relatives à la sensibilité aux contrastes à basse fréquence spatiale ou à haute fréquence temporelle,
les publications reproduisant ces travaux expérimentaux sont plus nombreuses à démontrer une
absence de tels problèmes de sensibilité ou la présence d'un trouble de la sensibilité aux contrastes
dans des zones de fréquences qui ne dépendent pas
du système magnocellulaire [41]. Dans tous les cas,
ces travaux relancent le courant de recherches sur
le lien entre un trouble de la lecture et les compétences visuelles (voir le chapitre 2).
De la même façon, les corrélats neuronaux des
traitements phonologiques en accord avec la
théorie phonologique, à ce jour la plus robuste,
trouvent leur confirmation par exemple avec le
relevé d'activations réduites des aires périsylviennes gauches (plutôt que bilatérales) chez les
dyslexiques [42]. Enfin, il semble acquis que la
plasticité cérébrale permettrait de contourner le
dysfonctionnement des aires postérieures de la
lecture en créant des mécanismes compensatoires
utilisant des voies cérébrales inhabituelles [43],
renvoyant au concept selon lequel rééduquer les
processus de lecture, c'est rééduquer le cerveau.
Retard de maturation
Selon Fijalkow [31], le retard de maturation constitue la troisième thèse issue du courant organiciste.
Ce retard ne répond pas de manière uniforme au
critère de l'origine innée ou acquise des difficultés
d'apprentissage de la lecture, il peut être dû à une
prédisposition héréditaire ou d'origine acquise
consécutive à des événements périnataux [32].
Cette hypothèse des difficultés d'apprentissage du
fait d'une agénésie ou d'un retard de développement du système nerveux central a été posée dès le
départ par Morgan [9]. Elle a pris toute son
ampleur en France dans les années 1970 après la
traduction de l'ouvrage de Critchley [14], neurologue, qui est le premier à utiliser le terme de
« dyslexie développementale » ou « dyslexie d'évolution » pour décrire les troubles d'apprentissage
du langage écrit chez l'enfant. Cette conception
d'une immaturité cérébrale responsable des difficultés d'apprentissage est apparue comme un
compromis, une explication moins radicale que
celle du déterminisme ou d'une lésion cérébrale,
et a donc été acceptée par le plus grand nombre.
La première étude de Geschwind [33] est venue
renforcer l'hypothèse d'un retard de maturation ;
elle insiste sur le rôle du gyrus angulaire, aire
associative permettant de relier entre elles les
informations sensorielles de la vue, de l'audition
et du toucher. « Cette zone à maturation tardive
chez l'enfant et intervenant dans la lecture chez
les adultes, paraissait susceptible d'être impliquée
dans la dyslexie… » (Van Hout et Estienne [34],
p. 194) et donna lieu à différentes recherches sur
les capacités de dénomination et d'appariement
intermodal. La seconde étude [17,35] fait réapparaître le lien entre la gaucherie et la dyslexie par le
fait d'un mécanisme intra-utérin retardant le
développement du cerveau et du thymus dans une
proportion analogue. Un certain nombre d'études
[36,37] ne permettent cependant pas de mettre en
évidence cette association.
Quelques autres orientations
au sein du courant organiciste
La thèse considérant la dyslexie comme une
manifestation d'un dysfonctionnement cérébral
minime (minimal brain damage [MBD]) a été soutenue en France par Debray-Ritzen [44] sans être
confortée dans les faits. Ce concept de MBD a été
opérationnalisé par Wender [45] à l'aide d'un
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questionnaire rempli par les parents comportant
14 items relevant à la fois d'éléments anamnestiques sur l'organisation praxique (courir, sauter,
découper), l'attention et l'impulsivité (activité
motrice excessive, passage d'une activité à une
autre, contrôle des impulsions) et des conduites
comportementales (destructeur, agressif). Ce travail n'est pas sans rappeler les questions de la
comorbidité d'un trouble déficitaire de l'attention
avec ou sans hyperactivité et d'une dyslexie [46]
ou de l'association entre une dyspraxie et une dyslexie-dysorthographie [47]. La prise en charge des
dyslexiques doit prendre également en compte la
comorbidité avec les troubles de l'attention et les
troubles d'acquisition de la coordination [48,49].
par le courant dit de la « psychologie de l'éducation ». En France, cette conception prend son essor
dans le cadre de la « psychologie scolaire » par le
recrutement de psychologues scolaires et des
recherches menées par l'équipe d'Ajuriaguerra
[50]. Les fonctions instrumentales découlent en
fait d'une réflexion cognitive de l'origine des difficultés que rencontrent les enfants pour apprendre
à lire en distinguant quatre classes de déficits : la
perception, la mémoire, le langage et la pensée.
Le passage d'une conception organiciste à une
conception instrumentale relève davantage d'une
évolution que d'une révolution [31] avec, au départ,
une importation des méthodes et des concepts
neurologiques. Ultérieurement, le courant instrumental ou cognitiviste s'est démarqué par la mise
au point d'outils psychométriques et par une référence à une psychologie expérimentale qui permet
de valider des hypothèses théoriques du développement normal et pathologique du langage écrit.
La fracture au sein de ce courant entre les « instrumentalistes » aujourd'hui globalement cognitivistes et les « thérapeutes du langage » défendant
les positions affectives vient certainement, d'une
part, de ce que les premiers gardent la conviction
que les retards d'apprentissage de la lecture sont
dus à un retard de maturation, ou tout du moins en
rapport avec un substrat neurobiologique, le trouble
cognitif étant l'expression d'un trouble de nature
physiologique. D'autre part, l'approche organiciste et
instrumentale apparaît comme celle des milieux
médicaux et paramédicaux plus que des milieux de
la pédagogie et de la psychologie non cognitiviste.
Cette séparation se traduit par des conflits d'intérêts
entre la formation des orthophonistes sous la responsabilité des médecins et celle des rééducateurs du
langage écrit, inscrits dans le champ de la psychologie et de la pédagogie. Les terrains d'action de chaque
courant pourraient, de manière caricaturale, s'établir
entre un courant instrumental « rééducatif » dominant au sein des structures hospitalières et de la
plupart des écoles d'orthophonie, le courant instrumental « psychoaffectif » étant plus présent au
sein des centres médico-pédagogiques (CMP) et
médico-psycho-pédagogiques (CMPP).
Borel-Maisonny, philologue et phonéticienne, est la
principale initiatrice du courant « rééducatif » en
France. Elle travaille avec l'équipe d'Ajuriaguerra
[50] et de Zazzo [51], construit différentes épreuves
et s'intéresse tout particulièrement au langage oral.
Synthèse sur le courant organiciste
Les travaux initiaux sur la remédiation des troubles
de la lecture se sont construits à partir des premières
descriptions des études de cas unique [9,10] et des
liens avec les travaux en aphasiologie, du déterminisme cérébral d'Orton [15] aux travaux de Norrie
sur l'origine génétique, aux recherches de
Geschwind et ses collaborateurs sur les anomalies
cérébrales, et surtout par la prise en compte de l'hypothèse de déficits visuels. Ainsi, dans la plupart
des programmes issus de ces hypothèses, il est proposé des exercices d'attention auditive et de
conscience phonologique. Les entraînements spécifiques à un déficit de traitement phonologique ou
auditif ne sont apparus que plus tardivement. Ce
rapide parcours des différentes thèses du courant
organiciste reflète les orientations rééducatives
actuelles, plus axées sur une éducation thérapeutique d'adaptation que sur une rééducation spécifique de réseaux neuronaux compensatoires.
Courant instrumental
et courant cognitiviste
Des théories organicistes
au courant instrumental
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le
poids de la recherche en psychologique fait émerger une nouvelle conception « instrumentale »
explicative des troubles d'apprentissage du langage.
Elle est d'abord portée dans les pays anglophones
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Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France
Elle est certainement la première à évoquer, à
partir d'observations cliniques, la notion de
« conscience phonétique » [52], notion aujourd'hui
largement reconnue sous le terme de « conscience
phonémique ». D'autres représentantes de ce
courant, sà partir de son enseignement, s'intéressent plus spécifiquement aux déficits
instrumentaux et à leurs conséquences sur l'apprentissage du langage écrit, tels que l'organisation spatiale et la dominance latérale [53,54], la
dimension temporelle [55,56]. Ces cliniciennes
construisent et étalonnent des épreuves pour
évaluer ces différentes capacités instrumentales
et les publient. Leurs orientations théoriques ne
diffèrent donc pas de celles décrites par le courant organiciste. Le terme de dyslexie est employé
pour décrire un trouble de la lecture, diagnostiqué selon trois critères :
• le niveau d'efficience en lecture orale de l'enfant
et son niveau d'orthographe ;
• la présence de fautes considérées comme
typiques de la dyslexie-dysorthographie (les
confusions et les inversions) ;
• les performances aux déficits instrumentaux
cités ci-dessus, considérées alors comme des
capacités reliées à la lecture.
destinée à l'enfant, comporte cinq trous et une
boule mobile munie d'une queue qui permet de
la fixer dans celui des trous qu'on désire désigner. L'enseignant, en tenant la planchette verticalement devant lui et en cachant d'une main la
boule d'angle, montre la boule du milieu et incite
l'enfant à placer sa boule selon le modèle proposé. La suite des exercices propose des modèles
selon les axes vertical, oblique, horizontal.
L'exercice s'effectue sans verbalisation puis avec
oralisation : par exemple « en haut, en bas ».
Le lien entre déficit du langage oral et apprentissage de la lecture repose sur l'hypothèse d'un
trouble phonétique (persistance de trouble d'articulation et de trouble de programmation de la
parole) et non pas sur celle d'un trouble de traitement phonologique. La notion de confusion de
sons est introduite. Les entraînements métaphonologiques s'appuient sur une prise de conscience
articulatoire des phonèmes par la répétition de
bruits, de sons puis de leur discrimination et non
sur leur extraction. Le but est ensuite d'obtenir,
grâce à une symbolisation du son par des gestes,
des signes et des graphèmes, le mécanisme de correspondance grapho-phonémique, puis de l'automatiser par des exercices de lecture.
Dans les milieux scolaires, l'évaluation est habituellement complétée par l'administration de
tests d'intelligence et de personnalité. Les
quelques recherches issues de ce groupe de cliniciennes consistent principalement en l'examen approfondi de groupes ou de cas uniques
de mauvais lecteurs.
Selon Borel-Maisonny, les troubles d'orientation
sont absolument constants et doivent être systématiquement travaillés (voir l'encadré ci-après), alors
que les « lacunes » dans le domaine auditif et du
langage peuvent ne pas être trouvées chez l'enfant
dyslexique.
Bref aperçu de la méthode
Avant tout enseignement de la lecture, tout défaut
d'articulation doit être corrigé. Cet enseignement
se décompose en deux stades : l'acquisition du
« mécanisme de la lecture » (la conversion graphophonémique) et son application à la « lecture d'un
texte ». Ces stades sont systématiquement renforcés par des exercices de transposition (des dictées). Il repose sur trois principes essentiels : il est
à base phonétique, un ordre de la lecture doit être
respecté et l'association grapho-phonémique est
renforcée par des gestes symboliques (figure 3.2).
Afin de centrer l'attention de l'enfant sur les sons de
la langue parlée, les voyelles alphabétiques [a, e, i, o,
u, ou, in, an, on] sont travaillées selon leur perception
acoustique et renforcées par des gestes symboliques
(figure 3.3). La correspondance grapho-phonémique
s'appuie sur les mêmes gestes pour les digrammes ou
les trigrammes (par exemple le geste pour le son /o/
Exercices d'orientation avec planchettes
[57,58]
Le matériel comprend deux planchettes de
20 cm sur 20 cm, une pour l'enseignant(e) ou
le rééducateur et une pour l'enfant. La première
planchette (A) porte une boule au centre et une
autre dans un angle. La seconde planchette (B),
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Prise en charge des troubles du langage écrit chez l’enfant
Figure 3.2. Exercices d'orientation avec planchettes.
D'après Borel-Maisonny [57].
Figure 3.3. Gestes de la méthode de lecture Borel-Maisonny.
D'après Borel-Maisonny [57].
est le même que pour la lettre [o] et le digramme
[au]). Le signe~au-dessus d'une voyelle indique que
le son doit être nasalisé. Il en est de même pour les
consonnes qui ne sont jamais nommées par le nom
du graphème (par exemple « bé » ou « be » pour le
phonème /b/), mais travaillées toujours selon leurs
caractéristiques acoustiques : brèves pour les occlusives avec une représentation ou une perception de la
présence ou de l'absence du voisement /p, t, k/ contre
/b, d, g/, longues pour les fricatives /f, ch, s/ contre /v,
j, z/. Voyelles et consonnes sont travaillées ensemble
dès la première séance uniquement sur un support
vertical. Les consonnes (f, ch, s, v, z, l, r, m, n) sont
disposées en colonne verticale à gauche, les voyelles
(a, o, u, e, é, i, y) à droite sont écrites en couleur. Les
fricatives sonores, les latérales et les nasales sont
d'abord travaillées puisqu'elles sont plus faciles à percevoir. La progression introduisant tous les phonèmes du système phonologique est décrite. Divers
exercices de reconnaissance sont proposés, tel que,
par exemple, désigner le graphème correspondant à
l'émission d'un phonème. Le renforcement s'effectue
par la manipulation de lettres mobiles sous dictée de
syllabes puis de mots.
L'association du geste au son et au signe écrit
constitue un instrument de mémorisation et un
rappel de l'ordre temporel et séquentiel de la lecture. Selon Borel-Maisonny, « à l'ordre d'écoulement des sons, correspond un ordre pour les
écrire » [57] qu'il faut rendre présent par une pres-
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Chapitre 3. Historique des orientations théoriques et rééducatives de la dyslexie en France
Figure 3.4. Images labiales des consonnes.
D'après Bourcier et al. [62].
Cette méthode de rééducation de la dyslexie,
comme celles qui en découlent, est d'abord une
méthode d'enseignement de la lecture qui s'adresse
à la fois aux enseignants, aux rééducateurs et aux
parents4. Toutes ces méthodes décrivent à la fois
des exercices d'entraînement aux mécanismes de la
lecture selon un apprentissage progressif des sons
et des lettres en traitant les aspects phonétiques
(perception/discrimination) et les aspects visuels
(orientation des lettres sujettes à confusion)
[figure 3.4].
sion du doigt du rééducateur sur la joue gauche de
l'enfant ou sur le côté gauche de son corps en amorçant un mouvement vers la droite. Cette association est abandonnée dès que l'enfant a automatisé
les correspondances son/graphie. Lorsque le
« mécanisme de la lecture » est acquis, l'enfant est
entraîné à reconnaître, par le principe d'une « lecture flash » des syllabes, des mots puis de courtes
phrases au tableau, puis sur un livre à l'aide d'un
carton percé d'une fenêtre. Borel-Maisonny
remarque également que les dyslexiques ont des
difficultés à centrer leur regard et qu'il est parfois
nécessaire de masquer l'ensemble de la page en
dehors de ce que l'on peut nommer la fenêtre attentionnelle dans laquelle se trouve le mot à décoder.
Des textes compréhensibles par l'enfant sont
ensuite proposés, en évitant des textes bêtifiants
comme /Lulu et Dédé font joujou avec le dada/.
L'étape finale est l'obtention de ce qu'elle nomme
une « lecture idéovisuelle » sans participation orale.
4. Ce choix est motivé par l'idée que l'enseignement scolaire serait responsable des « dyslexies » et qu'il faut
donc prévenir les risques de développer les troubles de
lecture par des méthodes d'apprentissage de la lecture. Il est aussi rappelé que les orthophonistes, alors
en nombre limité (le remboursement des soins orthophoniques entre en vigueur en mai 1960), doivent
prendre en charge les enfants les plus en difficultés et
les plus avancés dans le cursus scolaire.
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