GRANDS FORMATS | E N T R E P R I S E La méthode Renzi A Carpi, la renaissance du “made in Italy” Plus que les réformes, c’est le discours optimiste et volontariste du Premier ministre qui convainc peu à peu les entrepreneurs italiens que la reprise économique est bien là. Illustration en Emilie-Romagne, où de nombreuses marques de textile créent des emplois DE NOTRE CORRESPONDANTE EN ITALIE, MARCELLE PADOVANI L’OBS/N°2627-12/03/2015 C arpi, ses 70 000 habitants nichés dans le ventre tranquille de l’Italie centrale, son jeune maire de gauche, Alberto Bellelli, 38 ans, et son secteur textile florissant, illustration de la magie du « Sblocca Italia » (« débloque l’Italie »), le tonitruant slogan du Premier ministre Matteo Renzi. Depuis quelques mois, l’économie locale a redémarré. Et cette nouvelle version du « miracle » italien y est incarnée par 261 PME de la mode, pour la plupart prospères, de Twin-Set (de Simona Barbieri) à Champion, en passant par Blumarine, Liu.Jo et Manila Grace. Cette dernière, c’est l’entreprise de mode qui monte. Manila Grace fête ses dix ans et affiche un chiffre d’affaires de 60 millions d’euros, un taux de croissance à deux chiffres, et désormais 18 boutiques à sa marque en Europe (dont la première à Paris sur le boulevard Saint-Germain). Le tout pour « une production totalement italienne ! », s’enthousiasme Maurizio Setti, 51 ans, cofondateur de Manila Grace. Il se vante de contrôler le cycle complet de production : le tissage est fait à Carpi, les perles et les paillettes aussi. Le président du Conseil italien Matteo Renzi dans la cour du palais Chigi, siège du gouvernement. PAOLO TRE/A3-CONTRASTO/REA 50 En chiffres Croissance (prévision 2015) : +0,6% Chômage ( janvier 2015) : 12,6% Chômage des jeunes : 42,9% Déficit public (2014) : 3% du PIB Dette publique (2014) : 131,9% du PIB Excédent commercial (2014) s: 42,9 milliards d’euros. 51 Tout comme les jeans, l’assemblage, la distribution. « Nous restons des artisans polyvalents », affirme Setti, l’enfant du pays si fier d’un succès qui illustre la renaissance du « made in Italy ». Les premières réformes économiques de Matteo Renzi, celle du marché du travail notament, dite Jobs Act (voir encadré) viennent à peine d’entrer en vigueur que déjà son « Sblocca Italia » semble avoir stimulé les esprits et ravivé l’économie ! « De la Fiat aux petites entreprises, voici la première vague d’embauches », titrait « la Repubblica » du 22 février. Le patronat italien évalue à 680 300 le nombre de salariés qui seront embauchés en 2015 grâce au Jobs Act. Il savoure une avalanche de chiffres marqués du signe « + » : +5,4% d’exportations en 2014, +93 000 emplois nouveaux en décembre, +0,6% de PIB prévu pour 2015, +2 000 emplois dans l’année à Telecom-Italia, +1 500 à la Fiat de Melfi, +2 500 dans le bâtiment… Il n'est pas un jour sans que Matteo Renzi, en as de la com, ne fustige la « maussaderie » et la « tristesse » qui mènent à l’« impuissance ». Fascinés par son aisance à manier la méthode Coué, et ses exhortations insistantes à « aller de l’avant », « redémarrer », « remettre le moteur en marche », les Italiens commencent à se sentir des fourmis dans les doigts. L’arrogance, l’autoritarisme et la gestion personnalisée du pouvoir de Matteo Renzi sont souvent critiqués. Mais beaucoup s’inclinent devant l’efficacité de son bagou économico-financier et son indémontable volontarisme. Le « renzisme » commence à porter ses fruits. Et « Sblocca Italia » a créé un climat. A Carpi, la primesautière styliste de Manila Grace a la gaieté contagieuse. Habituée à bosser et à rire en même temps, Alessia Santi, 42 ans, ressemble à une pub pour la méthode Renzi. Alors qu’elle mitonne la collection printemps-été 2016, le siège de Manila résonne de ses fous rires : « La couleur, les superpositions, les amalgames, les contaminations, les déséquilibres ? Ils seront au rendez-vous de la nouvelle collection », assure-t-elle. On découvre avec elle le meilleur du fameux « district du textile » : réactif, accessible, inventif et très à la mode, chouchouté par les nouvelles classes moyennes d’Europe .On comprend à la regarder travailler comment et pourquoi la reprise économique sous l’égide de Renzi part du textile. Elle s’affaire, s’agite, discute, s’assied sur son bureau couvert d’échantillons qu’elle palpe, respire, frotte, étale. Sa philosophie : « Un tissu doit raconter une histoire. » D’où ses vêtements apparemment simples mais agrémentés de détails précieux. Le 6 février, « Matteo », qui a décidément du flair, a eu la bonne idée d’injecter 260 millions d’euros dans le secteur. Pour booster le décollage du new « made in Italy ». A 60 kilomètres de Bologne, en Emilie-Romagne, Carpi a su grandir autour de sa place qui date de la Renaissance, bordée par les classiques portiques ocre rouge qui protègent aussi bien de la pluie que du soleil. Ce n’est pas un hasard si le fameux « communisme à visage humain », qui voulait la redistribution des richesses tout en n’entravant pas le L’OBS/N°2627-12/03/2015 GRANDS FORMATS | E N T R E P R I S E GRANDS FORMATS | E N T R E P R I S E L’OBS/N°2627-12/03/2015 EMMANUELE CIANCAGLINI 52 marché, est né et s’est développé ici, dans cette riche Italie du centre. Aujourd’hui, le maire de Carpi, bien que fils de la tradition communiste, est devenu l’homme du fashion system. Depuis trois ans, Alberto Bellelli se bat pour que les banques, le patronat et la municipalité coopèrent afin de favoriser la commercialisation, la publicité, et la participation aux foires étrangères de toutes les marques présentes sur le territoire de la commune. Tout à Carpi est très propre, très ordonné, très efficace et très civilisé. Depuis toujours. Déjà au xvie siècle av. J.-C., le savoir-faire local en matière de textile était reconnu : les métiers à tisser équilibrés avec des boules en métal exposés au musée de la ville en témoignent. Dans les années 1920, Carpi fut la capitale des chapeaux de paille, fort prisés à l’époque. Puis elle est passée au tricot : il n’y avait pas au monde de meilleures tricoteuses que les carpigiane ! Et quand le tricot a fini son cours, on inventa ici les textiles légers, élégants, rapides qui, à l’étranger, faisaient mouche. La recette de ce succès est immuable : « C’est la sacro-sainte famille, l’artisanat et la passion du boulot bien fait », rappelle le jeune maire. Plus une capacité peu commune à intégrer les immigrés : à Carpi, ils sont 10 000, soit 13% de la population, venus du Pakistan, de Chine, de Roumanie, de Pologne, du Maghreb. Ils parlent avec l’accent chantant de l’Emilie-Romagne et ne sont pas seulement pizzaioli et serveurs, mais savent aussi travailler sur les métiers à tisser du xxie siècle. « Carpi est aujourd’hui la capitale du “pronto moda”, de la “fast fashion” », écrit le « Corriere della Sera », c’est-à-dire d’un prêt-à-porter… au sens littéral du terme : il ne faut généralement pas plus de trois semaines pour fabriquer et livrer une commande. Un record ! La rapidité, le just on time, pour faire fructifier un patrimoine d’expériences formaté au cours des millénaires. Résultat, portées par cette dynamique du succès, quatre des plus grandes sociétés carpigiane, Blumarine, Twin Set , Liu.Jo et Manila Grace pourraient Atelier de fabrication de Manila Grace. Cette marque se vante d’assurer le cycle complet de production à Carpi. bientôt être cotées à la Bourse de Milan. Sœur aînée de Manila Grace, Liu.Jo a été créée il y a vingt ans avec trois salariés. Elle en compte aujourd’hui 800 pour un chiffre d’affaires de 300 millions d’euros et un réseau mondial de 380 boutiques monomarques et 5 000 multimarques. « Cela veut dire que nous produisons de 4 à 5 millions de pièces par an », souligne Marco Marchi, 52 ans, père fondateur de la société. Liu.Jo, qui se dédie à la femme « très féminine et très combattante », vend un « total look » qui va du sac au jean en passant par le bijou et la chaussure, les lunettes et le parfum. Elle s’est pliée au défi de la globalisation en délocalisant 80% de sa production. Où ? En Turquie, en Chine, en Pologne, même si son siège social, son design et pas mal d’étapes du contrôle et de l’assemblage restent à Carpi. « Nous sommes des globalisés heureux », avance Marchi. Le modèle Manila, qui s’accroche à ses racines, et le modèle Liu.Jo qui délocalise à tout-va, les deux faces d’un même succès. « On trouve à Carpi la meilleure qualité du monde et une intelligence industrielle unique capable d’intercepter au mieux les humeurs du temps », analyse Maria Luisa Frisa, professeur de design et de mode, experte du secteur. Ce qui importe, ajoute-t-elle, c’est de « rester un laboratoire créatif ». Un « laboratoire »… et bientôt une vitrine, celle du renzisme triomphant, c’est en tous cas le rêve du chef du gouvernement… Des réformes pour “débloquer l’Italie” MARCHÉ DU TRAVAIL La réforme de Matteo Renzi est entrée en vigueur le 1er mars. Le Jobs Act repose sur deux mesures : la suppression du symbolique « article 18 », qui obligeait les entreprises à réintégrer les salariés en cas de licenciement injustifié, et l’assouplissement du CDI pendant les 36 premiers mois du contrat, avec un avantage fiscal. CONCURRENCE Un projet de loi finalisé par le gouvernement en février vise, comme la loi Macron, à introduire davantage de concurrence dans certains secteurs et professions réglementés. Les avocats devront présenter un devis à leurs clients. Les notaires pourront s’installer plus facilement. Le secteur de l’assurance sera réformé, afin que les prix baissent. Les pharmaciens, en revanche, conservent leur monopole. PRIVATISATIONS Un vaste programme est engagé (poste, contrôle aérien, chemins de fer, Enel – EDF local –, chantiers navals…). INTERNET HAUT DÉBIT Le gouvernement veut investir 6 milliards d’euros d’ici à 2020. RETARD DE PAIEMENT C’est la mesure qui a donné le plus grand bol d’air aux entreprises selon la Compagnie d’assurances pour le commerce extérieur : l’Etat leur a réglé en 2014 quelque 35 milliards d’euros d’arriérés de paiements (2,2% du PIB). La baisse des taux d’intérêt, de l’euro et celle des prix de l’énergie vont continuer à soutenir la croissance.