trouble envahissant du développement et langage : représentations

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Sciences-Croisées
Numéro 6 : Le langage
Troubles envahissant du développement du langage :
représentations et pratiques
Geneviève Bergeron
Université du Québec
(Département d’éducation et de formation spécialisée)
[email protected]
Delphine Odier-Guedj
Université du Québec
(Département d’éducation et de formation spécialisée) [email protected]
TROUBLE ENVAHISSANT DU DÉVELOPPEMENT
ET LANGAGE : REPRÉSENTATIONS ET
PRATIQUES
Résumé : Cet article désire évoquer le poids que représentent les troubles
de la communication et du langage sur les représentations des enseignants
qui intègrent des élèves ayant un trouble envahissant du développement en
classe de maternelle. Les résultats de l’étude ont permis de constater qu’au
travers du corpus étudié, les représentations que se font les enseignants des
capacités langagières et des capacités de compréhension du langage d’élève
ayant un trouble envahissant du développement guident leurs pratiques
éducatives.
Mots-clés : intégration scolaire, trouble envahissant du développement,
représentation sociale, école maternelle, préscolaire, communication,
trouble du langage.
PERVASIVE DEVELOPMENTAL DISORDER AND
LANGUAGE : REPRESENTATIONS AND
PRACTICES
Abstract: This article tries to demonstrate the problem presented by
difficulties in communication and language in the representations of
1
teachers who integrate students with pervasive developmental disorder at
the nursery school. The results of the study lead to the observation that
throughout the body of work studied, the teacher’s representations of
language and comprehension capacities in children with pervasive
developmental disorder, must guide their educational practices.
Key words :
integration, pervasive developmental disorder, social
representation, Language Disorders, communication, Nursery School, PreSchool Education
2
Dans
cet article, nous désirons évoquer le poids que représentent les
troubles de la communication et du langage sur les représentations des
enseignants qui intègrent des élèves ayant un trouble envahissant du
développement en classe de maternelle. Nous montrerons comment, au
travers du corpus étudié, les représentations que se font les enseignants des
capacités langagières et des capacités de compréhension du langage d’élève
ayant un trouble envahissant du développement peuvent guider les
pratiques éducatives.
Depuis quelques années, l’intérêt des instances québécoises envers les
troubles envahissant du développement (TED) a considérablement
augmenté. Et ce, pour cause : en 2002-2003, 2440 élèves ayant un trouble
envahissant du développement étaient dénombrés dans les écoles du
Québec. Ce nombre est passé à 5895 en 2007-2008. C’est donc dire qu’en
5 ans, la présence de ces élèves dans le système scolaire québécois a subi
une augmentation de près de 242% (DCS, 2008). Le Ministère de
l’Éducation du Québec (MELS) souligne qu’actuellement, la présence
d’élèves aux prises avec un trouble envahissant du développement en
classe ordinaire est à la hausse.
La direction de l’adaptation scolaire1 du MELS estime que, de 2002 à
2006, tous niveaux confondus, l’évolution du taux d’intégration scolaire
des élèves présentant un TED est passé de 35,8% en 2002-2003 à 43,3% en
2005-2006. Par ailleurs, il est primordial de mentionner que les politiques
québécoises en vigueur encouragent l’accroissement de cette intégration.
Malgré la hausse remarquée, il semble que la scolarisation des personnes
ayant un TED, ainsi que tous les aspects qui s’y rattachent, est un sujet très
peu abordé dans les écrits scientifiques (Poirier, Paquet, Giroux et Forget,
2005; Cantin & Mottron, 2004), notamment ceux qui touchent à la
communication et au langage de l’enfant. Ces derniers sont perçus comme
étant une barrière à l’intégration des élèves en classe ordinaire par bon
nombre d'enseignants. Rogé (2003) mentionne que, spécifiquement pour
les enfants présentant un TED, les difficultés communicationnelles peuvent
parfois se traduire par l’apparition de comportements problématiques, ce
qui contribue à l’entrave de l’intégration scolaire (Tardif, 1994; Rogé,
Philip & Rebourg, 1994).
En contexte préscolaire, en plus d’être indispensable au
développement, le langage détermine les apprentissages par son rôle-clé
dans l’acquisition de certaines compétences (Ministère de l’Éducation
nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002). Selon ce
ministère, le langage est « permanent, intégré à toutes les activités et à la
vie de l’enfant dans l’école parce qu’il s’acquiert en situation, et non selon
des modalités formelles de transmission qui s’apparenteraient à des
«leçons» (p.9) ». Comme le mentionne si bien Perrenoud (1991), tout au
long de leur parcours scolaire, qui s’échelonne sur plusieurs années, les
enfants « baignent dans un univers de paroles (p.17) ».
1Service responsable de la politique en lien avec les élèves ayant un trouble
d'apprentissage ou un handicap.
3
Le choix de la maternelle a été décisif dans le cadre de cette étude, compte
tenu des défis posés par le début de la scolarisation lorsqu’ils sont
combinés aux singularités du trouble. En effet, la maternelle est un lieu où
l’émergence du langage est omniprésente et où les enseignants sont
extrêmement préoccupés par cet aspect du développement de l’enfant, ce
qui rend encore plus palpable les difficultés inhérentes au trouble
envahissant du développement (Ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002). Il importe de rappeler
que la maternelle constitue « pour tous les enfants, la découverte de
nouvelles situations de communication avec de nouveaux partenaires »
(Florin, Veronique, Courtial et Goupil, 2002, p.24). Il semble aussi que
cette étape de la scolarité soit des plus décisives pour l’avenir scolaire de
l’enfant, et que la première année de scolarisation2 soit extrêmement
déterminante (Larose, Terrisse et Bédard, 2006; Ministère de l’Éducation
du Québec, 2006; Beaupré, 1989).
Le rôle que joue l’enseignant à ce niveau de l’acquisition du langage est
primordial puisque c’est à ce dernier qu’incombe la responsabilité de
diriger les échanges (Ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002; Florin et al., 2002). Il
nous est donc apparu pertinent de nous demander si les représentations que
se font les enseignants vis-à-vis des capacités langagières et de
compréhension du langage d’un élève ayant un trouble envahissant du
développement ont un impact sur leurs pratiques éducatives. En effet, selon
Abric (1994) « l’existence d’une représentation de la situation préalable à
l’interaction elle-même fait que dans la plupart des cas, « les jeux sont faits
à l’avance », les conclusions sont posées avant même que l’action ne
débute (p.17) ». C’est pourquoi il sera intéressant de mettre en lien les
interventions élaborées par les enseignants et les représentations qu’ils
entretiennent. Ce faisant, il sera possible de déterminer si ces
représentations guident les pratiques éducationnelles.
Cette recherche, réalisée dans le cadre d’un travail de maîtrise à
l'Université du Québec à Montréal (Master II), s’est intéressée, plus
globalement, aux modalités d’intégration d’enfants présentant un trouble
envahissant du développement en classe de maternelle ordinaire, en
contexte québécois (Bergeron, 2009). Bien qu’ayant des visées plus vastes,
pour les fins de cet article, nous nous limiterons à présenter les résultats
concernant spécifiquement le langage. Pour ce faire, les troubles
envahissant du développement, le cadre de l’étude (où la méthodologie et
le concept de représentation sociale seront exposés) et les résultats de la
recherche seront présentés. Afin de conclure l’article, différentes pistes
d’intervention seront proposées ainsi que certains questionnements apparus
au fil de la recherche.
2Au Québec, les enfants ne vont à la maternelle qu'un an, correspondant à la Grande
Section en France.
4
1. Les troubles envahissant du développement
Le trouble envahissant du développement comprend l’autisme, le syndrome
d’Asperger, le syndrome de Rett, le trouble désintégratif de l’enfance et le
trouble envahissant du développement non spécifié. La prévalence du TED
est d’approximativement 60 cas pour 10 000 personnes (Fombonne, 2003).
Ce trouble se caractérise principalement par des difficultés au niveau de la
communication et des interactions sociales, ainsi que par la présence
d’intérêts restreints et stéréotypés (American Psychiatric Association,
2004).
Malgré ces caractéristiques communes, il demeure que certaines
différences existent et qu’entre les personnes d’un même « syndrome », le
degré de l’atteinte peut varier et les difficultés rencontrées différer d’un
individu à l’autre (Poirier et al., 2005; Cantin & Mottron, 2004). Il est alors
capital, en classe, « de ne pas considérer les élèves ayant un TED comme
un ensemble homogène, mais de situer les particularités de l’enfant luimême et, de ce fait, d’observer ses attitudes et ses aptitudes comme on le
ferait pour tous les autres élèves » (Bergeron, 2009, P.18).
Le tableau suivant présente une synthèse des principales caractéristiques
associées à chacun des troubles.
Autisme
Syndrome
d’Asperger
TED
spécifié
non
Syndrome de
RETT
Trouble
désintégratif
Les troubles envahissant du développement
• Retard de développement global avant 3
•
Commuans;
nication
• DI et altération du langage associées.
• Symptôme apparent après 3 ans;
• Aucun retard de langage ou de développement intellectuel.
•
Interac• Diagnostic temporaire;
tions sociales
• Généralement, retard de développement
du langage.
• Fille;
• Compor• Développement normal puis perte.
tements
res• Très rare;
treints et sté• Développement normal puis perte entre
réotypés
2 et 10 ans.
Bergeron, 2009
1.1 Trouble envahissant du développement et langage
Il semble que « problèmes de communication » ne soit pas nécessairement
synonyme de « trouble de langage », selon le type de trouble envahissant
du développement. Ainsi, pour les personnes ayant un syndrome
d’Asperger, il ne semble pas y avoir de retard du langage qui soit
5
significatif (APA, 2004), alors que les altérations spécifiques à l’autisme au
niveau de la communication, selon les critères diagnostiques du DSM-IVTR (APA, 2004), se traduisent de cette façon :
a) retard ou absence totale de développement du langage parlé (sans
tentative de compensation par d'autres modes de communication, comme le
geste ou la mimique)
b) chez les sujets maîtrisant assez le langage, incapacité marquée à engager
ou soutenir une conversation avec autrui
c) usage stéréotypé et répétitif du langage, ou langage idiosyncrasique
Selon Rogé (2003), 50% des personnes ayant un trouble envahissant du
développement ne développeraient pas de langage. Ces personnes sont
d’ailleurs qualifiées comme étant « non-verbales ». L’élève qui a un trouble
envahissant du développement peut donc éprouver des problèmes au
niveau de sa compréhension du langage ainsi que des difficultés à entrer en
communication avec autrui (Goupil, 2007, MEQ, 2006).
En situation scolaire, l’enfant qui accède au langage peut éprouver
différents problèmes (Rogé, 2003). L’auteur mentionne, par exemple, qu’il
peut avoir un ton de voix et des intonations que l’entourage identifie
comme inaccoutumés. L’enfant ayant un TED présente aussi parfois de
l’écholalie. L’écholalie est le fait de répéter systématiquement en tout ou en
partie des paroles entendues, en guise de réponse verbale. Elle peut être
immédiate ou différée (Rogé, 2003). Dans le premier cas, l’élève « répond
en écho » à son interlocuteur, c’est-à-dire que, suite aux paroles
prononcées, l’enfant répondra exactement les mêmes mots. Par exemple,
un enseignant qui demande à son élève « prends ton crayon s’il te plaît »
obtiendra comme réponse « prends ton crayon s’il te plaît », ou encore
« ton crayon, ton crayon, ton crayon » et ainsi de suite. Lorsqu’il est
question d’écholalie différée, l’enfant répète, dans un contexte tout à fait
différent, des mots ou des phrases entendus précédemment, ce qui fait
perdre toute signification à ce que l’enfant dit. Enfin, l’enfant peut faire
usage d’un bon niveau de langage mais l’employer hors contexte, c’est-àdire que l’utilisation du langage n’est pas adaptée à la situation sociale dans
laquelle l’enfant se trouve (Rogé, 2003).
L'élève ayant un TED peut donc facilement se trouver désemparé dans un
contexte tel que la maternelle où, comme le rappelle Perrenoud (1991), « la
leçon de langage est permanente (p.18) ». Le langage correspond autant à
des activités liées à la production du langage qu’à la réception de celui-ci et
à sa compréhension (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche, 2002) : « l’école maternelle a la
responsabilité d’accompagner les enfants vers la maîtrise du maniement du
langage oral nécessaire à la réalisation d’une scolarité élémentaire
réussie (p.48) ». Il incombe donc aux enseignants la responsabilité de
guider les enfants dans cette expérience de découverte et dans l’acquisition
du langage (Perrenoud, 1991). C’est ainsi que, « grâce à leur disponibilité
et à leur écoute, en s’appuyant sur l’univers langagier qu’ils proposent »,
l’enfant « affine sa capacité à parler et à comprendre; il explore les
richesses et les fantaisies de la langue et y prend du plaisir » (Ministère de
6
l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,
2002, p.11).
Comme nous l’avons déjà évoqué, selon Jacques et Tremblay (2005), il ne
fait aucun doute que les enfants qui présentent un trouble envahissant du
développement éprouvent de réelles difficultés au niveau de ces aspects
réceptif et expressif du langage. Rogé (2003) affirme d’ailleurs que les
anomalies liées au langage ou à la communication, à des degrés divers,
sont au cœur même du trouble. L’enfant ayant un trouble envahissant du
développement ne peut donc pas suivre un « modèle de développement du
langage » sans heurts et difficultés. Ces caractéristiques liées directement
au trouble sont d’autant plus un obstacle dans leur scolarisation lorsque
nous savons que le langage est au cœur des préoccupations des enseignants
du niveau préscolaire. Compte tenu de la place prépondérante qu’occupe le
langage en contexte scolaire et des spécificités qui entourent le trouble
envahissant du développement lorsqu’il est question de ce thème, nous
comprenons les défis que peut poser la scolarisation pour un enseignant.
L'outil de base à partir duquel travaille l'enseignant, ainsi que les savoirs
qu'il doit enseigner, constituent la source même des difficultés de ces
élèves.
Dans ce contexte, comment l'enseignant agit-il pour aider l'élève à suivre sa
scolarité? à développer son langage?
Nous partageons l’idée que les représentations des enseignants sur leurs
aptitudes à entrer en communication avec leurs élèves influencent
directement les pratiques communicationnelles des enseignants. Toutefois,
dans cette étude, nous désirons observer le plus finement possible quelles
sont les imbrications entre représentations et actions pédagogiques.
2.
Cadre de l’étude
2.1 Participants
Cette étude a été réalisée au Québec, dans des classes de la Commission
Scolaire du Val-des-Cerfs. Les participants ont été choisis selon des
caractéristiques préétablies, à savoir qu’ils devaient enseigner dans une
classe de maternelle ordinaire de l’école ciblée. Ils devaient également
intégrer au sein de leur classe un ou des élèves présentant un diagnostic de
trouble envahissant du développement. Trois enseignantes ont manifesté un
intérêt à participer à l’étude.
Cette recherche s’est déroulée sur une période de trois mois. Les entretiens
ont été réalisés du mois d’avril au mois de juin, au cours de l’année scolaire
2007-2008. La date précise, le lieu et l’heure des entretiens ont été
déterminés avec chacun des participants.
La participation des sujets s’est concrétisée en deux entretiens
individuels d’une durée approximative de 45 minutes chacun. Les
7
entretiens se sont tous déroulés à l’école, et ce à la discrétion de chacun qui
était libre de choisir le lieu où il se déroulerait. Au cours de ces entretiens,
il leur a été demandé de décrire, entre autres choses, leur expérience
concernant différentes situations d’intégration scolaire.
2.2 Objectifs de recherche
L’objectif général de notre travail de recherche, pour la réalisation de la
maîtrise, est d’examiner les conditions de l’intégration scolaire d’enfants
de 5-6 ans qui ont un trouble envahissant du développement et qui
cheminent au sein d’une classe de maternelle ordinaire.
Cette recherche comporte différents objectifs spécifiques, notamment celui
de déterminer si les représentations que se font les enseignants des capacités langagières et de compréhension du langage d’élève ayant un trouble
envahissant du développement ont un impact sur leurs pratiques éducatives. Comme les représentations sont au cœur même de cette recherche, il
nous est apparu capital d’en définir les paramètres afin d’en faciliter la
compréhension.
2.3 Représentation sociale
Plusieurs définitions du concept de représentation sociale existent.
Néanmoins, un consensus semble avoir été fait autour de l’idée qu’elles
sont « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant
une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à
un ensemble social » (Jodelet, 1989, p.53). Abric, pour sa part, a défini les
représentations sociales comme étant « le produit et le processus d’une
activité mentale par laquelle un individu ou un groupe reconstitue le réel
auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique » (1988,
dans Abric, 1989, p.64). Il ajoute en 1989 que « la représentation est donc
un ensemble organisé d’opinions, de pratiques, de croyances et
d’informations se référant à un objet ou une situation. Elle est déterminée à
la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le système social
et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des liens que le sujet
entretient avec ce système social (p.206) ».
La représentation revêt également certaines fonctions. Abric (1994) affirme
que c’est par la réponse à ces fonctions que « les représentations sociales
jouent un rôle fondamental dans la dynamique des relations sociales et dans
les pratiques ». Selon l’auteur, il y aurait « quatre fonctions essentielles » :
1. Fonction de savoir : permet de comprendre et d’expliquer la réalité;
2. Fonction identitaire : définit l’identité et permet la sauvegarde de la
spécificité des groupes;
3. Fonction d’orientation : guide les comportements et les pratiques;
4. Fonction justificatrice : permet a posteriori de justifier les prises de
8
position et les comportements.
Abric (1994) p.15-18
Moscovici et Vignaux (1994), pour leur part, mentionnent que les
représentions sociales jouent un triple rôle. En premier lieu, la
représentation a un sens à donner aux différentes réalités. Ensuite, elle
incorpore les informations nouvelles aux cadres familiers. Enfin, elle
s’assure qu’une collectivité donnée se reconnaîtra en un même sens
commun. Peu importe la façon dont la fonction d’une représentation est
définie, plusieurs auteurs l’abordent selon qu’elle soit une fonction
cognitive ou une fonction sociale (Abric, 1994; Palmonari & Doise, 1986).
L’étude des représentations sociales des enseignants qui intègrent, au sein
de leur classe, des élèves qui présentent un trouble envahissant du
développement s’avère indispensable. D’une part parce que « toujours et
partout, lorsqu’on se rencontre, qu’on entre en contact avec des personnes,
des choses, on véhicule certaines attentes, un certain contenu mental
correspondant à des jugements et à une connaissance des groupes, des
personnes et des choses en présence » (Palmonari & Doise, 1986, p.13).
D’autre part, ces représentations qu’entretiennent certaines personnes du
milieu scolaire peuvent influencer les interactions unissant l’enseignant à
son élève. Ainsi, nous constatons qu’il est primordial d’observer les
représentations qu’ont les enseignantes sur les capacités langagières de
l’enfant, puisqu’elles peuvent détenir un impact immense sur les pratiques
langagières. Pour nous, il est essentiel de déterminer comment
l’enseignante se comporte face à un enfant éprouvant ces particularités au
niveau du langage, et si son agir est dépendant de ces représentations.
2.4 Instruments de collecte de données : le récit de vie
Afin d’accéder au quotidien des enseignants lors d’une expérience
d’intégration scolaire d’enfant présentant un trouble envahissant du
développement, et ainsi atteindre leurs représentations sociales, nous
avons choisi d’utiliser le récit de vie. Selon Pineau (1993), le récit de vie
vise la « recherche et la construction de sens à partir de faits temporels
personnels, elle engage un processus d’expression de l’expérience (p.3) ».
Van der Maren (1996) mentionne que, lorsque le récit de vie se déroule
face en face, les interactions doivent se limiter à des demandes qui visent à
faciliter la compréhension du discours.
Le type de récit de vie privilégié dans le cadre de cette recherche est issu de
l’ethnographie de la communication. Il s’agit du récit de vie ethnosociologique. Selon cette perspective, le récit de vie se définit plutôt
comme un « récit de pratique » (Bertaux, 2005). Il est utilisé pour obtenir
9
et connaître les « savoirs pratiques » que possèdent les participants. Selon
Bertaux (2005), il est possible, par le discours des sujets, de cerner le mode
de fonctionnement d’une situation sociale spécifique. Par son expérience,
la personne acquiert des connaissances pratiques. Le récit de vie vise à
cerner ces pratiques et à faire sortir ce que les gens vivent concrètement sur
le terrain (Bertaux, 2005). Dans cette étude, l’enseignant est perçu comme
détenant des informations par rapport à sa propre expérience lors de
situations d’intégration scolaire d’enfants ayant un trouble envahissant du
développement au niveau préscolaire. Utilisé dans cette optique, le récit de
vie a donc une fonction descriptive :
[…] une description en profondeur de l’objet social qui prend en compte
ses configurations internes de rapports sociaux, ses rapports de pouvoir, ses
tensions, ses processus de reproduction permanente, ses dynamiques de
transformation (p.25).
(Bertaux,2005)
L’utilisation de ce type de récit vise donc à mettre en lumière les
représentations que les enseignants entretiennent face aux capacités
langagières et à la compréhension de langage des enfants ayant un trouble
envahissant du développement qu’ils intègrent au sein de leur classe
3. Analyse des résultats et discussion
Nous venons d'établir que le niveau préscolaire constitue une étape
charnière dans l’acquisition et le développement du langage chez l’enfant.
C’est en étant guidé par son enseignant et par le contact de différentes
personnes que l’élève, au fil des jours, parvient à progresser et à devenir un
être de communication. Par ailleurs, les difficultés en ce qui a trait au
langage, et plus globalement à la communication, sont au cœur même du
trouble envahissant du développement.
Une question centrale a orienté notre recherche : les enseignants, face à ces
réalités, arrivent-ils à observer les pratiques langagières de chacun de leurs
élèves de façon spécifique, ou sont-ils, face à ce handicap si déroutant, pris
de cours et emprunts à se laisser guider par les lieux communs, autrement
dit par des représentations collectives, voire des stéréotypes, liés aux
capacités des élèves ayant un TED et leur soi-disant impossible empathie
avec le monde extérieur?
Les résultats de notre étude ont mis en évidence diverses catégories de
représentations que se font les enseignants de l’intégration des élèves ayant
un trouble envahissant du développement. Toutefois, les représentations
liées aux capacités langagières et à la compréhension du langage prennent
une place considérable. En effet, nous avons constaté que ces
représentations étaient transversales. Lorsque les enseignantes parlent des
caractéristiques des élèves TED, de l’éducabilité de ces derniers ou encore
de leur devenir social et scolaire, le langage, ou de façon plus large la
10
communication, sont omniprésents. Pour faciliter la lecture, nous avons
choisi d'évoquer successivement les représentations des enseignantes en
lien avec la compréhension du langage, puis les capacités langagières au
sens plus large.
3.1 Compréhension du langage et capacités langagières
Les représentations, tant au niveau de leur capacité de compréhension du
langage que de leurs capacités langagières, sont toujours intimement liées à
d’autres. Il ne s’agit pas de nier l’existence des particularités qui
caractérisent d’ailleurs le trouble envahissant du développement. Il s’agit
plutôt de prendre conscience que dans ce contexte, ces caractéristiques se
situent plutôt au niveau des représentations sociales que de la réalité telle
qu’elle est vécue au quotidien. Les enseignantes partent avec une
« représentation de la situation préalable à l’interaction elle-même »
(Abric, 1994, p.17). Ce faisant, la plupart du temps, les conclusions de
l’interaction sont déjà faites avant même qu’elle n’ait eu lieu, c’est comme
dire que « les jeux sont fait à l’avance » (Abric, 1994, p.17).
Plus que jamais, l’enseignant qui intègre au sein de la classe un enfant présentant un trouble envahissant du développement doit parvenir à dépasser
l’étiquette qui rend l’élève semblable à tous les autres enfants TED. Selon
Gillig (1996), cette étiquette que porte un élève aux prises avec une différence lui confère des particularités et des caractéristiques qui font en sorte
que l’enseignant a des difficultés à ne pas s'y fier et s'y référer.
3.1.1 Compréhension du langage
Les résultats de notre étude nous permettent d’avancer que les pratiques
mises en place au sein de la classe tiennent comptent des représentations
que l'enseignante entretient vis-à-vis de la compréhension du langage de
l’enfant. En effet, les façons de faire des enseignantes de notre corpus sont
imprégnées de l'image qu'elles se font du trouble et de ses caractéristiques :
la « rigidité de l’enfant », son « incompréhension des sentiments », son
« besoin de routine » et l’utilisation de structures « pour ne pas
s'éparpiller ». Nous évoquerons ici deux exemples pour souligner l'impact
de ces représentations.
Exemple 1: représentation en vertu de sa fonction sociale et les activités
pédagogiques qui en découlent (Abric, 1994; Palmonari & Doise, 1986)
Une des enseignantes (Ens. 1) mentionne que, lorsqu’elle se retrouve en
situation de classe devant des élèves typiques (sans TED), elle utilise une
grande quantité de mots. Ce faisant, elle se définit elle-même comme étant,
dans l'exercice de son métier, un être de parole. Pour elle, enseigner se
définit par l’usage de la parole. Perrenoud (1991) affirme d’ailleurs que
« le maître parle pour expliquer, donner des consignes, évaluer, réorienter
le travail des élèves, organiser des activités (p.17) ». Selon l’enseignante,
c’est donc en parlant à ses élèves qu’elle peut les conduire vers des
11
apprentissages.
1) J'ai tendance à dire beaucoup de choses, tu sais, quand j'explique
quelque chose…
L’enseignante considère que les « élèves TED » ne peuvent assimiler une
telle quantité de paroles. Et si l’enfant ne peut y arriver, c’est qu’il a un
niveau de compréhension peu élevé.
2) C'est certain qu'eux ils ne captent pas tout ce que j'ai dit.
3) C'est certain qu'il y a des choses qu'il n'assimile pas dans tout ce qu'on
dit
4) Et puis, je sais que des fois je dis des choses qu'il ne comprend pas.
5) C'était assez bas comme niveau de compréhension
Les représentations qu’entretient cette enseignante à l’égard de la « non
compréhension » du langage sont probablement liés aux fonctions
évoquées plus tôt par Abric (1994). D’abord, « elles permettent de
comprendre et d’expliquer la réalité » en ce sens où le fait d’affirmer que
les enfants TED ne comprennent pas le langage justifie en soi que les
enfants, suite aux consignes de l’enseignante, n’émettent pas le
comportement attendu (fonction de savoir). Ainsi, personne n’a à
questionner ses méthodes pour transmette les instructions puisque de toute
façon:
6) Quand je fais l'explication globale, ils ne comprennent pas
En considérant qu’elle se retrouve devant un enfant ne pouvant recevoir
son message (fonction identitaire), elle s’oblige à modifier sa pratique en
réduisant la quantité mots utilisés ou en changent sa manière de parler
(fonction d’orientation). De ce fait, elle se réduit ainsi à devenir un être de
« peu de parole ».
7) J'essaie d'utiliser le même vocabulaire que tout le monde utilise avec lui.
8) C'est la même formulation, toujours utiliser la même formulation.
9) C'est un mot par mot et puis il faut synthétiser, il faut mettre les idées
claires et j'essaie d'utiliser des mots que je sais qu'il connaît.
Aussi, en étant confrontées à ce type d’élève, les participantes de notre
étude, afin de pallier à la « rigidité de l’élève » et à son « besoin de
routine », se contraignent à initier peu d’interactions verbales avec ces
enfants. Ces représentations, liées aux caractéristiques de l’enfant TED,
guident leurs pratiques communicationnelles. Elles se considèrent donc
dans « l’obligation » (fonction justificatrice) d’instaurer des systèmes de
pictogrammes et jugent qu’elles ne doivent pas modifier l’horaire des
activités, sans quoi l’élève ne serait pas apte à comprendre et à suivre le
12
déroulement journalier.
10)
Dans tous les cas, l'utilisation des pictogrammes et de structures
qui revient souvent c'était gagnant
11)
J'avais toujours ces pictogrammes là, parce que je me disais
regarde, c'est universel. Il comprend.
12)
C'est le seul à qui on est obligé de mettre ça (Picto)
13)
Le mot est écrit en pictogramme de la séquence pour les deux
enfants Ted. Afin qu'ils puissent suivre.
14)
qu'on dit
C'est certain qu'il y a des choses qu'il n'assimile pas dans tout ce
15)
Mais ce type d'enfants là, non. Quand c'est pour... On arrive, on
tourne les picto. On arrive, on fait ça, ça, ça, ça. Et puis ne change pas ça.
Sans douter de l’efficience de ces outils lorsqu’il est question du trouble
envahissant du développement, la question de leur utilisation systématique
peut se poser en considérant, comme nous l’avons déjà abordé, la multiplicité des atteintes selon les personnes. En effet, de par leurs pratiques, les
enseignantes ont réalisé que chaque enfant ayant un trouble envahissant du
développement était différent. Elles précisent d’ailleurs que, comme leurs
problèmes diffèrent, ils n’ont pas les mêmes besoins. Elles ont appris par
leur expérience auprès de ces enfants que chaque personne est unique et
donc, chaque intervention l’est aussi. Les enseignantes persistent malgré
tout à employer ces outils et instaurent ces façons de faire, même si elles
ont remarqué leur inutilité avec certains enfants.
16)
Et puis même avec les pictos, Jacques il ne sera pas porté à les
regarder
17)
Il va regarder, il va dire coller. OK, mais il va prendre ses ciseaux, ses crayons. Il va dire ce qu'il voit, mais... On a bien essayé mais...
18)
Les pictos ça ne donne rien
19)
Ça ne faisait pas de sens pour lui
Ainsi, même si elles jugent de l’inefficacité de ces façons de faire avec les
enfants qu’elles intègrent, les enseignantes de notre corpus s’entêtent à les
mettre en place. Il est intéressant de souligner que par ailleurs, le fait que
l’enfant ne réponde pas à ces interventions est en soi une difficulté de plus,
puisque les enseignantes considèrent que « comme il est TED », l’enfant
devrait se conformer au type d’aide qu’elles tentent d’implanter.
Exemple 2 : quand la représentation est surpassée
Une des enseignantes (Ens 1) est tout de même parvenue à initier des
interventions sans égard aux représentations qu’elle entretient. Ce faisant,
13
elle dépasse ces représentations, notamment celles qui soutiennent que
l’enfant ne saisit pas les sentiments d’autrui et qu’il ne comprend pas
lorsque les gens parlent. Lorsqu’elle arrive à surpasser ces représentations,
ses pratiques diffèrent et elle utilise des moyens qui de prime à bord lui
auraient paru inefficaces.
20)
Je demande à l'autre ami à lequel ce serait son tour, de lui dire
j'ai hâte de jouer à l'ordinateur ou je veux jouer à l'ordinateur. Fait que là,
lui il comprend qu'il y a d'autres amis qui veulent jouer
Subséquemment, lorsque l’enfant émet un comportement qui va au-delà
des représentations de l’enseignante, celles-ci se modifient :
21)
Regarde, tu te dis il y a quelque chose, il y a quelque chose ! Il
est réceptif quand je dis des choses et quand on lui montre des choses...
À l’instar d’Abric (1989) qui souligne que la représentation « est
déterminée à la fois par le sujet lui-même (son histoire, son vécu), par le
système social et idéologique dans lequel il est inséré, et par la nature des
liens que le sujet entretient avec ce système social (p.206) », ces résultats
semblent illustrer que c’est par l’expérience qu’elle acquiert et par le
contact quotidien auprès de ces enfants que l’enseignante parvient à
transformer les représentations acquises précédemment et à intervenir de
façon plus ciblée auprès de l'enfant.
3.1.2 Capacité langagière
Plus l’enfant grandit, plus son « système d’échange langagier » se
complexifie, passant d’un niveau d’échanges restreints et familiers à un
« cercle d’échanges » développés (Ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002; Florin et al., 2002).
Dans ce système d’échanges devenu vaste, l’enfant devra dorénavant
s’exprimer pour se faire comprendre et apprendre à cerner les personnes
qui constituent son entourage (Ministère de l’Éducation nationale, de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002). Selon Florin et al.
(2002), éventuellement, l’enfant deviendra « un partenaire actif et il va luimême susciter les interactions (p.17) ». De plus, Perrenoud (1991)
mentionne que l’enfant devra, pour investir pleinement son rôle d’élève,
être en mesure d’employer le langage oral.
La survenue d’une « intention communicative » est généralement jointe
« de regards et de gestes qui vont progressivement se conventionnaliser :
pointage du doigt accompagné d’échange de regards, offrandes, demandes
avec inclinaison de la tête sur le côté… » (Florin et al., 2002, p.17),
comportements qui sont régulièrement déficients chez les personnes
présentant un trouble envahissant du développement (Rogé, 2003). Jacques
et Tremblay (2005) rapportent d’ailleurs un grand manque d’intentionnalité
communicationnelle chez ces personnes. Ces auteurs ajoutent que la
pauvreté des « messages intentionnels » émis par un enfant ayant un TED
met en évidence « les défis éprouvés par les intervenants dans l’attribution
14
d’une intention de communication aux comportements produits par les
jeunes (p.136) ». Ce qui montre une fois de plus les obstacles auxquels
doivent faire face les enseignants qui intègrent ce type d’élève.
Nous évoquerons ici deux exemples à titre d'illustration pour souligner le
poids des représentations sur les actions pédagogiques.
Exemple 1 : l'usage de système de communication « réservé » aux élèves
TED.
Une des enseignantes (Ens 2), qui a au sein de sa classe un enfant qui
éprouve des « difficultés à se faire comprendre », ne peut prêter à cet
enfant « qui n’a pas de mots » de réels intérêts à entrer en communication
avec son entourage. Pour elle, l’enfant n’accèdera jamais au langage et
devra utiliser son système PECS (Picture Exchange Communication
System)3 tout le reste de sa vie. Elle considère d’ailleurs ce système de
communication comme étant la voie d’accès à la communication pour
l’enfant.
22)
mots
On a le système PECS avec cet enfant-là, parce qu'il n'a pas de
23)
Il aura toujours besoin de son système PECS
24)
Fait que, avec les systèmes PECS, au moins, il y a des référents,
il y a des mots qui veulent dire quelque chose.
Cette enseignante voit dans cet enfant qui « n’a pas de langage » un enfant
qui ne communique pas, puisque l’entourage n’est pas capable de
comprendre lorsqu’il tente de parler.
25)
S'il
a
envie
de
me
parler,
il
va
faire
« ahahahaaaaaaaaaaaheha »... Tu sais comme ça, parce qu'il a le goût de
parler, et il a toutes les petits yeux pétillants, mais regarde, c'est ça qui me
dit. Il n'y a personne qui comprend rien.
L’enfant initie des interactions et l’enseignante consent qu’il a le goût de
parler, mais ne profite pas de ces tentatives pour stimuler et encourager le
discours de l'enfant. À défaut de profiter de ces occasions où l’enfant utilise
spontanément le langage et en faire des situations d’apprentissage, elle met
en place des façons de faire « utilisées avec les TED ». L’élève se voit ainsi
retirer tous ses objets pour qu’il soit dans l’obligation d’effectuer des
demandes afin de « favoriser la communication ». Les effets personnels de
l’enfant lui sont retirés pour créer des situations où il sera contraint de faire
3 La méthode PECS aide à initier le langage. Elle facilite les interactions sociales
par la transmission de symboles de communication (généralement des
pictogrammes) à une tierce personne. Par exemple, un élève pourrait montrer à son
enseignant le pictogramme d’une pomme (image d’une pomme) pour lui signifier
qu’il a faim.
15
des demandes « adéquates » en utilisant son système PECS. Ainsi, l’enfant
se servira des images représentant chaque objet (pictogrammes) pour
pouvoir les obtenir.
26)
Pour favoriser la communication, on lui enlève tout
27)
Il faut qu'il nous demande tout ce qu'il a besoin pour faire
l'activité.
L’enseignante (Ens. 2) exige aussi de l’enfant qu’il formule toujours de la
même façon lorsqu’il utilise le langage verbal. Par exemple si l’enfant veut
un crayon, l’enseignante va dire : « fais-moi une belle demande, JEVEUX-MON-CRAYON-S’IL-VOUS-PLAÎT », et ainsi de suite pour
chaque chose qu’il désire. L’enseignante ne demande jamais rien de
spontané à l’enfant et lui donne toujours deux choix puisqu’elle considère
que sans cela, il ne lui « dira jamais rien ».
28)
Il ne te dira jamais rien. Il va répéter ta fin de semaine, ta fin de
semaine
29)
Tu lui donnes deux choix
30)
Il faut toujours que je le fasse de telle façon
L’importance de profiter de chaque occasion qui se présente afin d’accroître les possibilités d’apprentissage du langage n’est plus à démontrer.
Perrenoud (1991) rappelle en ce sens que « la pédagogie d’un maître ne se
limite jamais à ce qu’il a délibérément mis en place pour faire apprendre (p.18) ». Aussi, l’étude effectuée par Jacques et Tremblay (2005)
met de l’avant la nécessité « de développer des stratégies d’intervention où
les initiatives dans la communication et la formulation de messages variés
sont encouragées (p.137) ». Il est donc essentiel, compte tenu de certaines
difficultés inhérentes au trouble, de ne pas toujours utiliser les mêmes méthodes et de ne pas rester ancré dans les mêmes façons de faire. Les enseignantes de notre corpus ne parviennent pas à surpasser les représentations
qu’elles entretiennent au sujet des capacités langagières de l’enfant et ne
sont pas attentives aux singularités de l’enfant. De ce fait, elles n'utilisent
pas les diverses méthodes adaptées à ses propres caractéristiques mais restent enracinées dans ce qui est proposé comme façon de faire auprès de ce
type d’élève (pictogrammes, coin de travail très structuré, utilisation des
mêmes formulations pour entrer en contact avec l’enfant).
Exemple 2 : l'interaction libre perçue comme non à propos
À l’inverse de l’enfant « sans mots », l’enfant qui est volubile se voit
stopper dans son élan. L’enseignante (Ens.2) considère que s’il discourt de
cette façon, c’est pour les entretenir au sujet de « son fixe » (une fixation
est un « intérêt restreint », une préoccupation constante sur un sujet précis,
par exemple la météo, les cartes géographiques ou encore les trains). Dans
cet exemple, l’élève devait raconter à la classe un livre qu’il avait lui-même
16
choisi à la bibliothèque. Il est donc évident que chaque enfant en choisissait
un selon ses intérêts. Cependant, pour l’enseignante, si l’enfant ayant un
TED a choisi ce livre plutôt qu’un autre, c’est parce qu’il a une fixation sur
ce thème.
31)
Et puis, mon autre enfant aussi avait choisi un livre sur les
autos, c'est son fixe
Elle voit donc d’un œil négatif le fait que cet enfant parle beaucoup, et
l’attribue d’ailleurs à son trouble envahissant du développement : il y a trop
de détails et en contexte de classe, ça prend trop de temps.
32)
Parce que on serait encore assis ici à l'écouter parler, il était
dans le détail, détail, détail…
33)
Mais là, j'ai été obligée de l'arrêter par exemple. Je lui ai fait
raconter tout juste deux pages
Cette enseignante (Ens. 2) perçoit donc l’enfant qui ne parvient pas à se
faire comprendre comme une personne « sans mots », et celui qui use de la
parole comme un enfant n’étant pas adéquat puisque pour elle, il n’est pas
dans la même réalité que tout le monde et ne parle que de « ses fixes ».
34)
Un qui n'a pas de langage, et l'autre qui est comme parti
L’analyse du discours de cette enseignante nous a permis de mettre en
relief une de « ses configurations internes » vis-à-vis les rapports sociaux
qu’entretiennent les enfants TED (Bertaux, 2005). Pour elle, l’élève qui a
un TED se comporte inadéquatement dans ses relations avec les autres et
cela s'expose de façon évidente par le langage. Soit l'enfant TED « n’a pas
de langage », et de ce fait n’est pas un être d’interaction, puisqu’il ne peut
communiquer efficacement avec son entourage, soit celui qui peut parler
surinvestit le discours et est donc perçu par son enseignante comme « hors
du champ » des discours « normés » de la classe.
Cette enseignante a toutefois vu ses représentations être ponctuellement
bouleversées lorsque ces élèves ont eu des comportements auxquels elle ne
s’attendait pas.
35)
J'ai dit qui veut raconter son histoire et puis là, il s'est élevé et il
a levé la main. Il n'a pas parlé. Mais, je lui ai dit est-ce que tu veux raconter
ton histoire ? et il a fait oui. J'étais très fière
36)
Il faisait bla-bla-bla cheval... Eh bien, dans son babillage, il
nous mettait le mot cheval partout. Et il nous a montré toutes les pages, et
on l'a félicité et il avait les yeux tellement pétillants, c'était fantastique.
Pour elle, cet enfant ne pouvait parler et exprimer une idée à l’aide de la
parole et se faire comprendre. En laissant de côté les représentations
qu’elle avait à l’égard de cet enfant, elle lui a offert une occasion de les
17
faire évoluer et c’est ce qui est arrivé. L’enfant a émis un comportement
surpassant ses représentations, ce qui contribue à les transformer, du moins
ponctuellement.
L’exemple suivant nous montre comment l’enfant est arrivé à faire
progresser les représentations de l’enseignante en la surprenant. En plus
d’utiliser la parole pour parler d’autre chose que de « son fixe », son
« élève TED » lui a exprimé une émotion:
37)
Il était dans le vestiaire et il a crié « ah! ma belle Isaap! J'avais
tellement hâte de venir à l'école aujourd'hui parce que je savais que c'était
toi ! » Ah est bien regarde, ça, ça vaut un million!
Conclusion
Notre étude s'est concentrée sur l'école maternelle qui constitue une étape
très importante dans l’acquisition du langage puisqu’à ce niveau, le langage
est omniprésent (Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, 2002; Perrenoud, 1991). Dans ce contexte,
nous comprenons à quel point la responsabilité d’accompagner les enfants
dans cette aventure de découverte du langage incombe à l’enseignant (Perrenoud, 1991). C’est lui qui dirige et guide les échanges (Ministère de
l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,
2002; Florin & al., 2002).
D'un autre coté, afin d’investir son « métier d’élève », l'enfant devra utiliser
le langage pour s’exprimer (Perrenoud, 1991). En grandissant, il acquiert
des compétences langagières diverses, évoluant dans différents contextes et
côtoyant différentes personnes, ce qui fortifie son langage et le fait évoluer.
(Ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche, 2002; Florin et al., 2002). Toutefois, comme l’ont souligné
Jacques et Tremblay (2005), les enfants présentant un trouble envahissant
du développement éprouvent de réelles difficultés au niveau du langage expressif et réceptif. Dans l'exercice de son métier, l'enseignant doit donc
faire avec cette réalité particulière pour aider l'élève ayant un TED à progresser et grandir. Nous nous sommes donc demandés si ce que les enseignants ont entendu dire sur ce handicap, si les représentations collectives
qu'ils entretiennent avaient un impact fort sur leurs pratiques, ou si le fait
d'être sensibilisés aux variations des compétences de langage de chaque enfant en maternelle faisait rempart contre ces représentations.
Nous avons illustré ici que les enseignantes de notre étude entretiennent effectivement différentes représentations à l’égard des enfants qui présentent
un trouble envahissant du développement, tel que nous pouvions le pressentir, à l’instar de Palmonari et Doise (1996), qui affirment que « toujours
et partout, lorsqu’on se rencontre, qu’on entre en contact avec des personnes, des choses, on véhicule certaines attentes, un certain contenu mental correspondant à des jugements et à une connaissance des groupes, des
personnes et des choses en présence (p.13) ».
18
Il semble que certaines représentations soient bien fixées et difficiles à modifier, malgré les constats que les enseignantes font (à titre d’exemple,
l’utilisation de pictogramme pour tous). Malgré le fait qu’elles aient remarqué que dans leurs pratiques, les pictogrammes ne fonctionnent pas pour
tous les enfants, elles s’entêtent à continuer de les utiliser avec eux.
Comme si le simple fait d’être TED était suffisant pour la mise en place
d’un système de pictogrammes, sans égard aux caractéristiques personnelles de l’enfant.
Nos résultats, à savoir si ces dites représentations guident les actions éducatives des enseignantes, s’accordent avec les paroles d’Abric (1994), qui
souligne que « l’existence d’une représentation de la situation préalable à
l’interaction elle-même fait que dans la plupart des cas, « les jeux sont faits
à l’avance », les conclusions sont posées avant même que l’action ne débute (p.17) ». Ainsi, en analysant le discours des enseignantes, nous avons
constaté que leurs pratiques quotidiennes étaient guidées par les représentations qu’elles entretenaient.
Certaines représentations semblent toutefois avoir ponctuellement évolué.
En effet, de par leur expérience de vie quotidienne auprès de ces enfants,
les enseignantes ont été témoins de situations qui les ont surprises et qui se
sont heurtées aux représentations qu’elles entretenaient à l’égard des capacités langagières et de la compréhension du langage que peut avoir un enfant présentant un TED. Ce faisant, ces représentations se sont modifiées et
elles continuent d’évoluer lorsque d’autres situations de ce genre surviennent. Lantier, Verillon, Auble, Belmont & Waysand (1994) en arrive
d’ailleurs aux mêmes conclusions : les enseignants, par l’expérience qu’ils
ont vécue au quotidien auprès d’enfants différents, acquièrent certaines
connaissances sur ces élèves particuliers. À l’instar des participants de
l’étude de Lantier et al. (1994), la compréhension qu’ont maintenant nos
enseignantes de la différence s’est parfois modifiée, du fait qu’elles l’aient
côtoyée . Ainsi, les représentations qu’elles ont toujours entretenues à
l’égard de ces enfants se voient transformées, mais sur certains aspects
seulement. Dans ce cas, elles sont à même de constater la panoplie de possibilités qui s’offre aux élèves.
Les résultats de cette recherche nous portent à croire qu’en intervenant directement sur les représentations des enseignants, par exemple par des formations, une évolution est possible et alors leur travail auprès des enfants
ayant un trouble envahissant du développement pourrait être facilité. Ainsi,
travailler sur les représentations des enseignants afin de les faire évoluer et
les transformer pourrait faire évoluer les pratiques éducatives auprès des
enfants présentant ce trouble, lorsqu’ils se trouvent en contexte de scolarisation.
Aussi, en considérant les singularités du trouble envahissant du développement, particulièrement lorsqu’il est question du langage, il nous semble intéressant de nous interroger pour savoir si l’amélioration des capacités langagières et de compréhension du langage aurait des impacts sur l’améliora-
19
tion des comportements d’opposition (Rogé, 2003), démarche que nous entreprenons pour notre thèse de doctorat.
Note : Cette recherche a été réalisée avec l’appui financier du Conseil
de Recherche en Sciences Humaines du Canada (CRSH).
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