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QUAND LA PEUR NOUS PREND, QUE NOUS PREND-ELLE?
L’histoire de l’humanité est marquée de mouvements empreints de courage, mais aussi
d’actes de cheté ou de soumission au sein des peuples. De quelle façon l’être humain
peut-il être sujet à de tels élans, si diamétralement opposés? Bien des régimes politiques ont
usé de la peur pour maintenir les peuples sous leur joug ou pour réprimer des
comportements inappropriés à la vie en société. Les gouvernements autoritaires ont
visiblement tiré leçon de l’effet de la peur sur les citoyens et d’une telle
constatation découle l’interrogation suivante : quand la peur nous prend, que nous prend-
elle? Les êtres humains, lorsque soumis à une forte crainte de l’exclusion, perdent leur
véritable nature au profit d’un caractère reflétant les désirs d’autrui. Par peur des impacts de
leurs actions, les hommes voient l’importance de leur pouvoir décisionnel diminuée. Les
peuples qui, craignant collectivement une perte de confort, un peuple étranger ou les
représailles du souverain favorisent la montée de tyrans et effacent toute liberté d’action à
l’intérieur du pays.
Tout d’abord, il est primordial de définir ce qu’on entend par peur et par liberté. Pour la
première, il s’agit d’une crainte ou d’une inquiétude ressentie par un être face à un
événement extérieur incontrôlable et menaçant. Cet événement, qu’il soit présent ou à
venir, engendre une anxiété chez l’individu terrorisé. La seconde se définit par une capacité
d’assumer ses choix tout en les posant indépendamment de la volonté d’autrui.
La peur est assurément un sentiment qui, cultivé chez l’homme de société, diminue
fortement sa capacité à dévoiler sa vraie personnalité. C’est en souffrant d’une absence
totale d’authenticité due à une peur terrible de l’exclusion que l’homme est dans
2
l’impossibilité à agir de son propre chef. Aristote croit que la sociabilité est le propre du
genre humain, que chaque personne a en elle le besoin de créer un groupe et surtout d’y
rester attachée. Il affirme que ce n’est qu’en société que les plus importantes réalisations de
l’humanité se font, que c’est par son biais que peut s’accomplir l’immense potentiel
humain1. De tels bienfaits sont certainement inestimables et il est fort ardu d’en ignorer les
effets. La nécessité de la société devient telle que les hommes, de génération en génération,
perdent toute capacité à survivre seuls et deviennent totalement pendants de la
collectivité. D’une telle dépendance naît forcément une peur insoutenable d’être mis à
l’écart. Cette terrible crainte pousse l’homme à tout faire pour maintenir sa place auprès de
ses semblables. Il se prête à toute sorte de conventions, se soumet à de multiples contraintes
et élimine certaines opinions personnelles, privilégiant les courants de pensée à la mode.
Les hommes évoluant en communauté désirent effectivement faire partie d’un groupe de
façon permanente, puisque c’est celui-ci qui satisfait leur besoin compétitif de
reconnaissance de leurs capacités2. En sirant être sujet à une admiration constante de la
part de son entourage, l’homme social entretient le sentiment factice qu’est l’amour-propre.
en société, celui-ci est fondé sur l’image de soi qu’on s’imagine projeter. En étant
publiquement accepté, en suscitant l’affection et même l’estime, l’homme sent qu’il fait
partie intégrante du groupe3. Évidemment, de telles préoccupations envers la vision des
autres développent une dépendance à l’opinion d’autrui, nous dit Rousseau lorsqu’il
condamne cette recherche insensée d’approbation extérieure :
Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette
distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en
sont le cortège. […] de libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le
1 ARISTOTE, La Politique, «La vertu, fin véritable de l’État».
2 ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, p.212.
3 Ibid. p.212.
3
voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti […] à ses semblables dont
il devient l’esclave4 […]
L’amour-propre est un concept qui rappelle la recherche de l’honneur d’Aristote5 : se faire
le pantin des désirs des autres pour être accepté, acclamé et glorifié. L’homme qui y
succombe est pris par une peur si grande de déplaire qu’il préfère tout effacer de sa
véritable nature pour devenir une sorte de caméléon s’adaptant aux modes, aux courants de
pensée, ou simplement aux goûts des personnes avec qui il se trouve6. En somme, il est
clair que la peur de l’ostracisme retire à l’homme qui y est soumis sa personnalité réelle, en
lui substituant un caractère malléable et influencé par les préférences de son entourage.
D’autre part, la peur des conséquences de ses actes paralyse toute envie de mener sa vie
librement. En se soumettant à ce qui est attendu de lui, l’homme qui mène son existence en
refusant d’emprunter certaines voies par peur de ce que cela entraînerait n’a pas un contrôle
soutenu de son avenir. Kant explique effectivement que le spectre des conséquences
légales, religieuses, familiales, économiques ou autres est une sérieuse motivation pour agir
conformément au devoir, c’est-à-dire galement. Kant accorde une valeur morale
importante à des actes dépourvus de motifs personnels et qui ne sont pas posés faute de
meilleure option, mais bien par devoir. Cela signifie qu’il faut que les décisions d’un être
ne doivent en aucun cas être influencées par des intérêts privés ou par la crainte d’un
châtiment pour être moralement souhaitables7. Agir de façon à contourner obstacles et
conséquences néfastes serait évidemment le meilleur moyen pour un homme de perdre son
pouvoir décisionnel, puisqu’aucune de ses décisions ne serait motivée par sa propre
volonté. Par opposition à une vie courageuse, ce mode d’existence est intrinsèquement basé
4 ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, p. 235.
5 ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1967.
6 Ibid.
7 Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 94-96.
4
sur la fuite plutôt que sur l’affrontement. Nietzsche qualifierait un tel parcours de soumis,
de bas au contraire de celui mené par l’homme affirmatif, qui privilégie l’excellence et le
dépassement. Ne faisant pas de cas de l’impact qu’aurait son développement sur le monde
extérieur, l’homme libre et puissant décrit par Nietzsche n’a nullement peur de la
souffrance, qui d’ailleurs est essentielle à sa croissance8. Il est clair qu’un homme qui
refuse toute forme de douleur est contrôlé par sa peur, ses actions étant posées dans
l’optique de rendre son existence plus douce et plus confortable. Il choisit même de duire
ses possibilités pour éviter d’être confronté à ce qui découlerait de ses gestes et de ses
choix. En somme, les intentions dictées par les craintes constantes d’un homme ne peuvent
mener qu’à une existence exempte d’autonomie et efface du coup l’importance de sa
volonté.
Ensuite, la peur, partagée par un peuple entier, maintient les masses dans une situation de
soumission et permet l’ascension d’un tyran au pouvoir. Au sein d’un gouvernement, la
crainte est fort utile pour apaiser les mouvements rebelles et ainsi asseoir une autorité plus
solide. Un peuple apeuré est certainement docile, servile et n’émet que peu ou pas
d’opposition aux décisions du souverain. Comme le soutient Étienne de la Boétie, les sujets
d’un souverain violent et oppresseur n’ont qu’à cesser de lui offrir le pouvoir pour qu’il le
perde aussitôt. Pourquoi ne pas agir? Ne désirent-ils pas acquérir un peu de liberté? Il est
clair que la lâcheté, nourrie d’une peur terrible des impacts de la révolte, contient les désirs
d’indépendance du peuple opprimé9. Maintenue dans un tel climat, la population d’un pays
n’offre évidemment qu’une faible importance à ses droits, en préférant assurer sa survie ou
8 Friedrich NIETZSCHE, Œuvres philosophiques complète, «Par-delà bien et mal. La généalogie de la moral,
p.241.
9 Étienne DE LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire.
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son confort matériel : « En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on
en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie
profite, que ceux auxquels la liberté plairait10Soumis à la crainte de la perte d’une vie
confortable, les citoyens n’ont aucune envie de la mettre en péril pour courir la chance de
vivre librement. Machiavel encourage donc tout prince, ou toute personne cherchant à
exercer un grand pouvoir politique, à être craint plutôt qu’aimé : « Les hommes craignent
moins de faire du tort à quelqu’un qui se fait aimer qu’à quelqu’un qui se fait craindre;
parce que […] la crainte est maintenue par une peur des représailles qui ne t’abandonne
jamais11. » L’histoire humaine fait pourtant état de grandes révolutions qui contredisent
cette idée de servitude volontaire et de lâcheté naturelle chez l’homme. La Révolution
française est un parfait exemple de soulèvement populaire contre l’oppression d’une
minorité. C’est pourquoi une nuance essentielle est à apporter : la crainte d’un souverain
n’est pas synonyme de haine envers celui-ci, au contraire. Alors que la haine suscitée par
l’autorité pousse à la révolte, la peur entraîne une réaction de fuite, de soumission. Un tyran
qui manipule les masses en faisant miroiter une certaine aisance financière en échange des
pleins pouvoirs se sert assurément de la peur, que ce soit par des moyens ouvertement
répressifs ou par l’appréhension d’une possible attaque extérieure, pour s’assurer de
l’adhésion des citoyens tout en les maintenant sous son joug. En les rassemblant
uniformément sous d’effrayantes perspectives, le tyran sait maintenir son peuple dans une
servitude qu’il ne cherchera pas à combattre, du moment que son confort matériel est intact.
Il est donc certain qu’en appuyant le pouvoir d’un dictateur violent et répresseur, la peur
partagée par un peuple est fort nuisible à la liberté collective et aux droits des individus.
10 Ibid. p. 80
11 Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, « De la cruanté et de la pitié, et de s’il vaut mieux être aimé que craint ou
bien craint plutôt qu’aimé».
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