1 QUAND LA PEUR NOUS PREND, QUE NOUS PREND-ELLE? L’histoire de l’humanité est marquée de mouvements empreints de courage, mais aussi d’actes de lâcheté ou de soumission au sein des peuples. De quelle façon l’être humain peut-il être sujet à de tels élans, si diamétralement opposés? Bien des régimes politiques ont usé de la peur pour maintenir les peuples sous leur joug ou pour réprimer des comportements inappropriés à la vie en société. Les gouvernements autoritaires ont visiblement tiré leçon de l’effet de la peur sur les citoyens et d’une telle constatation découle l’interrogation suivante : quand la peur nous prend, que nous prendelle? Les êtres humains, lorsque soumis à une forte crainte de l’exclusion, perdent leur véritable nature au profit d’un caractère reflétant les désirs d’autrui. Par peur des impacts de leurs actions, les hommes voient l’importance de leur pouvoir décisionnel diminuée. Les peuples qui, craignant collectivement une perte de confort, un peuple étranger ou les représailles du souverain favorisent la montée de tyrans et effacent toute liberté d’action à l’intérieur du pays. Tout d’abord, il est primordial de définir ce qu’on entend par peur et par liberté. Pour la première, il s’agit d’une crainte ou d’une inquiétude ressentie par un être face à un événement extérieur incontrôlable et menaçant. Cet événement, qu’il soit présent ou à venir, engendre une anxiété chez l’individu terrorisé. La seconde se définit par une capacité d’assumer ses choix tout en les posant indépendamment de la volonté d’autrui. La peur est assurément un sentiment qui, cultivé chez l’homme de société, diminue fortement sa capacité à dévoiler sa vraie personnalité. C’est en souffrant d’une absence totale d’authenticité due à une peur terrible de l’exclusion que l’homme est dans 2 l’impossibilité à agir de son propre chef. Aristote croit que la sociabilité est le propre du genre humain, que chaque personne a en elle le besoin de créer un groupe et surtout d’y rester attachée. Il affirme que ce n’est qu’en société que les plus importantes réalisations de l’humanité se font, que c’est par son biais que peut s’accomplir l’immense potentiel humain1. De tels bienfaits sont certainement inestimables et il est fort ardu d’en ignorer les effets. La nécessité de la société devient telle que les hommes, de génération en génération, perdent toute capacité à survivre seuls et deviennent totalement dépendants de la collectivité. D’une telle dépendance naît forcément une peur insoutenable d’être mis à l’écart. Cette terrible crainte pousse l’homme à tout faire pour maintenir sa place auprès de ses semblables. Il se prête à toute sorte de conventions, se soumet à de multiples contraintes et élimine certaines opinions personnelles, privilégiant les courants de pensée à la mode. Les hommes évoluant en communauté désirent effectivement faire partie d’un groupe de façon permanente, puisque c’est celui-ci qui satisfait leur besoin compétitif de reconnaissance de leurs capacités2. En désirant être sujet à une admiration constante de la part de son entourage, l’homme social entretient le sentiment factice qu’est l’amour-propre. Né en société, celui-ci est fondé sur l’image de soi qu’on s’imagine projeter. En étant publiquement accepté, en suscitant l’affection et même l’estime, l’homme sent qu’il fait partie intégrante du groupe3. Évidemment, de telles préoccupations envers la vision des autres développent une dépendance à l’opinion d’autrui, nous dit Rousseau lorsqu’il condamne cette recherche insensée d’approbation extérieure : Être et paraître devinrent deux choses tout à fait différentes, et de cette distinction sortirent le faste imposant, la ruse trompeuse, et tous les vices qui en sont le cortège. […] de libre et indépendant qu’était auparavant l’homme, le 1 ARISTOTE, La Politique, «La vertu, fin véritable de l’État». ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, p.212. 3 Ibid. p.212. 2 3 voilà par une multitude de nouveaux besoins assujetti […] à ses semblables dont il devient l’esclave4 […] L’amour-propre est un concept qui rappelle la recherche de l’honneur d’Aristote5 : se faire le pantin des désirs des autres pour être accepté, acclamé et glorifié. L’homme qui y succombe est pris par une peur si grande de déplaire qu’il préfère tout effacer de sa véritable nature pour devenir une sorte de caméléon s’adaptant aux modes, aux courants de pensée, ou simplement aux goûts des personnes avec qui il se trouve6. En somme, il est clair que la peur de l’ostracisme retire à l’homme qui y est soumis sa personnalité réelle, en lui substituant un caractère malléable et influencé par les préférences de son entourage. D’autre part, la peur des conséquences de ses actes paralyse toute envie de mener sa vie librement. En se soumettant à ce qui est attendu de lui, l’homme qui mène son existence en refusant d’emprunter certaines voies par peur de ce que cela entraînerait n’a pas un contrôle soutenu de son avenir. Kant explique effectivement que le spectre des conséquences légales, religieuses, familiales, économiques ou autres est une sérieuse motivation pour agir conformément au devoir, c’est-à-dire légalement. Kant accorde une valeur morale importante à des actes dépourvus de motifs personnels et qui ne sont pas posés faute de meilleure option, mais bien par devoir. Cela signifie qu’il faut que les décisions d’un être ne doivent en aucun cas être influencées par des intérêts privés ou par la crainte d’un châtiment pour être moralement souhaitables7. Agir de façon à contourner obstacles et conséquences néfastes serait évidemment le meilleur moyen pour un homme de perdre son pouvoir décisionnel, puisqu’aucune de ses décisions ne serait motivée par sa propre volonté. Par opposition à une vie courageuse, ce mode d’existence est intrinsèquement basé 4 ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, p. 235. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1967. 6 Ibid. 7 Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 94-96. 5 4 sur la fuite plutôt que sur l’affrontement. Nietzsche qualifierait un tel parcours de soumis, de bas au contraire de celui mené par l’homme affirmatif, qui privilégie l’excellence et le dépassement. Ne faisant pas de cas de l’impact qu’aurait son développement sur le monde extérieur, l’homme libre et puissant décrit par Nietzsche n’a nullement peur de la souffrance, qui d’ailleurs est essentielle à sa croissance8. Il est clair qu’un homme qui refuse toute forme de douleur est contrôlé par sa peur, ses actions étant posées dans l’optique de rendre son existence plus douce et plus confortable. Il choisit même de réduire ses possibilités pour éviter d’être confronté à ce qui découlerait de ses gestes et de ses choix. En somme, les intentions dictées par les craintes constantes d’un homme ne peuvent mener qu’à une existence exempte d’autonomie et efface du coup l’importance de sa volonté. Ensuite, la peur, partagée par un peuple entier, maintient les masses dans une situation de soumission et permet l’ascension d’un tyran au pouvoir. Au sein d’un gouvernement, la crainte est fort utile pour apaiser les mouvements rebelles et ainsi asseoir une autorité plus solide. Un peuple apeuré est certainement docile, servile et n’émet que peu ou pas d’opposition aux décisions du souverain. Comme le soutient Étienne de la Boétie, les sujets d’un souverain violent et oppresseur n’ont qu’à cesser de lui offrir le pouvoir pour qu’il le perde aussitôt. Pourquoi ne pas agir? Ne désirent-ils pas acquérir un peu de liberté? Il est clair que la lâcheté, nourrie d’une peur terrible des impacts de la révolte, contient les désirs d’indépendance du peuple opprimé9. Maintenue dans un tel climat, la population d’un pays n’offre évidemment qu’une faible importance à ses droits, en préférant assurer sa survie ou 8 Friedrich NIETZSCHE, Œuvres philosophiques complète, «Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale», p.241. 9 Étienne DE LA BOÉTIE, Discours de la servitude volontaire. 5 son confort matériel : « En somme, par les gains et les faveurs qu’on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu’ils se trouvent presque aussi nombreux, ceux auxquels la tyrannie profite, que ceux auxquels la liberté plairait10.» Soumis à la crainte de la perte d’une vie confortable, les citoyens n’ont aucune envie de la mettre en péril pour courir la chance de vivre librement. Machiavel encourage donc tout prince, ou toute personne cherchant à exercer un grand pouvoir politique, à être craint plutôt qu’aimé : « Les hommes craignent moins de faire du tort à quelqu’un qui se fait aimer qu’à quelqu’un qui se fait craindre; parce que […] la crainte est maintenue par une peur des représailles qui ne t’abandonne jamais11. » L’histoire humaine fait pourtant état de grandes révolutions qui contredisent cette idée de servitude volontaire et de lâcheté naturelle chez l’homme. La Révolution française est un parfait exemple de soulèvement populaire contre l’oppression d’une minorité. C’est pourquoi une nuance essentielle est à apporter : la crainte d’un souverain n’est pas synonyme de haine envers celui-ci, au contraire. Alors que la haine suscitée par l’autorité pousse à la révolte, la peur entraîne une réaction de fuite, de soumission. Un tyran qui manipule les masses en faisant miroiter une certaine aisance financière en échange des pleins pouvoirs se sert assurément de la peur, que ce soit par des moyens ouvertement répressifs ou par l’appréhension d’une possible attaque extérieure, pour s’assurer de l’adhésion des citoyens tout en les maintenant sous son joug. En les rassemblant uniformément sous d’effrayantes perspectives, le tyran sait maintenir son peuple dans une servitude qu’il ne cherchera pas à combattre, du moment que son confort matériel est intact. Il est donc certain qu’en appuyant le pouvoir d’un dictateur violent et répresseur, la peur partagée par un peuple est fort nuisible à la liberté collective et aux droits des individus. 10 Ibid. p. 80 Nicolas MACHIAVEL, Le Prince, « De la cruanté et de la pitié, et de s’il vaut mieux être aimé que craint ou bien craint plutôt qu’aimé». 11 6 Toutefois, une peur des conséquences légales ou religieuses diminue les désirs de violences chez certains citoyens. Une chose est sûre : la peur brime la liberté d’action. Finalement, la peur retire chez l’homme dépendant de l’approbation sociale sa personnalité authentique; chez l’être craignant les conséquences de ses actes, le poids de sa volonté, et chez les peuples effrayés, leur liberté. La peur est fondamentalement reliée à la dissimulation, à la fuite et au mensonge. Elle favorise la soumission, mais contraint aussi certains comportements répréhensibles. La peur est un sentiment qui envahit chaque être face à des situations dangereuses pour le maintien de son mode de vie, son confort, sa survie. La problématique traitée ici, à savoir ce qu’elle nous prend lorsqu’elle nous habite, dirige une réflexion importante pour la société actuelle. En constatant les impacts d’une crainte constante chez l’être humain, force est de convenir que la peur peut mener une foule d’individus à ne faire que peu de cas de leurs propres désirs et de délaisser sans objections leur liberté au profit du bien-être matériel. L’expansion d’une société de consommation appuie la pertinence d’une telle question, dont la réponse souligne la valeur de l’intégrité, d’une volonté inébranlable et de la liberté d’action. Valérie Deshaye – Cégep de Sainte-Foy 7 BIBLIOGRAPHIE Livres ARISTOTE, La Politique, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1962. ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1967. DE LA BOÉTIE Étienne, Discours de la servitude volontaire, Paris, Éditions Payot, 2002. KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Delbas, Paris, Delagrave, 1981. MACHIAVEL Nicolas, Le Prince, « De la cruauté et de la pitié, et de s’il vaut mieux être aimé que craint ou bien craint plutôt qu’aimé», trad. J.-V. Périès, Paris, Mille et une nuits, 2003. NIETZSCHE Friedrich, «Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale», Œuvres philosophiques complète, Paris, Gallimard, 1971. ROUSSEAU Jean-Jacques, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité entre les hommes, Paris, Flammarion, 1992, 282 p. Web CARFANTRAN Serge, «L’existence et la peur», Philosophie et spiritualité, http://sergecar.perso.neuf.fr/cours/exist3.htm, 2 avril 2011, 4 p.