Françoise Wang-Toutain
sel2.
Rappelons que le monarque universel, appelé aussi Roi à la roue ou
roi Cakravartin, est un thème indien très ancien ; dès le IIIe siècle avant
notre ère, il fut repris dans les milieux bouddhiques qui cherchaient à créer
une correspondance temporelle symbolique au pouvoir spirituel illimité du
Buddha et qui désiraient en même temps se placer sous le patronage des
grandes dynasties indiennes. Accompagnant la diffusion du bouddhisme et
les efforts des communautés pour s'assurer le soutien des gouvernants, le
concept du roi Cakravartin se développa en Chine dès le VIe siècle en
connaissant parfois un processus de sinisation. Mais c'est probablement
avec Kangxi, et plus encore avec Qianlong, que la référence à cette idée et
son utilisation devinrent à la fois plus systématique et plus complexe.
Plusieurs arguments sont avancés pour soutenir cette thèse. L'usage cons-
tant du multilinguisme3, notamment dans les cadres administratif et politi-
que,
et le soutien considérable que ces deux empereurs apportèrent au
bouddhisme tibétain sont certainement les plus probants. Or, lorsqu'il
s'agit
d'étayer ces points, notamment le second, il est fait invariablement
référence à la lignée des ICang-skya Hutuktu. Le second ICang-skya,
Ngag-dbang blo-bzang chos-ldan (1642-1715), avait été invité à Pékin en
1693 et fut très proche de Kangxi et de son fils Yongzheng. Quant au
troisième ICang-skya, Rol-pa'i rdo-rje (1717-1786), il était originaire de
l'Amdo (t. A mdo4, actuelle province chinoise du Qinghai), cette région
où confluaient les influences tibétaine, mongole et chinoise. Il avait à peine
dix ans lorsqu'il arriva à Pékin et devint l'un des compagnons de jeu et
d'étude du futur empereur Qianlong. Il est certain qu'il joua un rôle décisif
dans l'action de ce souverain en faveur du bouddhisme tibétain. Cependant,
2 Crossley (1999) ; Rawski (1998)
;
Berger (2003).
3 Pamela Crossley écrit
:
"As the court became more explicit in its formai claims to
universalisai, the emperorship's 'simultaneous'
(kamciha,
ho-pi
[hebi]
) expression in
two or more languages took on a fundamental symbolic rôle in the impérial culture".
Cité par Rawski (2005), p. 315.
4 J'utilise les abréviations suivantes : s. pour sanskrit, ch. pour chinois, t. pour tibétain
et
m.
pour mongol.
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