80 imagine 108 - MARS AVRIL 2015
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De la maternelle à l’université, en passant par les maisons de jeunes, les centres culturels,
les bibliothèques, les IPPJ et les prisons, PhiloCité diuse dans l’espace public les outils
de la philosophie. Parce que prendre le temps de réfléchir collectivement, sur un sujet du
quotidien saisi au vol ou sur les grands thèmes qui balisent l’histoire de la philosophie,
c’est se donner les moyens de s’émanciper. PhiloCité propose, en Belgique et à l’étranger,
des animations, des formations, des conférences et des travaux de recherche, dans un
souci permanent d’émancipation, tant individuelle que collective.
La franchise,
une parole qui soigne?
Les mots permettent de faire toutes sortes de choses. Ils ne servent pas
seulement à décrire le monde, à coller des étiquettes sur des objets. Ils ont une
ecacité, ils produisent des réalités nouvelles, ils agissent : on dit qu’ils sont
« performatifs ».
Un des premiers philosophes à avoir souligné cette
dimension, c’est Austin, dans un livre au titre par-
lant : Quand dire, c’est faire1. On peut effectivement
faire des tas de choses avec les mots : ordonner, demander,
conseiller, s’engager, promettre, etc. On peut aussi blesser
quelqu’un. Et, c’est une sorte d’évidence du monde thérapeu-
tique, les mots peuvent également soigner. Mais quels sont
les mots qui soignent ? Les mots doux, les excuses ? Les mots
qui brisent un silence, les mots vrais ? Les mots francs ?
Au premier abord, il nous est difficile d’assimiler la franchise
à une parole qui soigne ; nous mettons dans le soin une di-
mension de précaution et de douceur à laquelle s’oppose la
franchise. L’histoire peut nous aider à comprendre cette dif-
ficulté. En matière de lien entre la parole et la thérapie, nous
sommes les héritiers du christianisme : nous vivons dans un
monde de confessions. Pour aller mieux, on confesse ses pe-
tits (et ses grands) maux à son psy, son médecin, son avocat,
ses amis ou son journal intime. Entre deux séances, on s’ali-
mente des confessions des autres qu’on trouve à l’envi dans
les livres ou à la télé.
Je vous propose de remonter avant l’ère chrétienne, aux Grecs,
et de faire un détour par le concept de parrhêsia (franchise),
afin de redonner ses lettres de noblesse et ses vertus curatives
à la franchise, et ainsi de renouer avec un monde valorisant la
parole franche, y compris dans sa violence réelle.
L
Le fameux « Connais-toi toi-même » de Socrate renvoie à un
lien structurel entre philosophie et soin (ou souci) de soi thé-
rapeutique. La philosophie est alors une thérapie de l’âme
(plutôt qu’une discipline académique complexe) et le statut
du philosophe ne tient pas à un diplôme ou à une place ins-
titutionnelle, mais à une capacité à soigner l’âme. Mais la soi-
gner de quoi ?
On distingue trois maladies classiques. D’abord, nous avons
tous un rapport malsain à nous-mêmes, parce que nous nous
aimons toujours trop (nous ne considérons jamais qu’on
peut s’aimer trop peu – ce qui est une « pathologie » récente).
Ensuite, parce que nous sommes toujours un peu aveugles :
nous agissons portés par des intentions, des passions, sans
voir avec objectivité les actes que nous posons. Enfin, nous
ne sommes pas souvent seuls avec nous-mêmes, dans un
rapport à soi plein. Les moments sont rares où nous ne nous
sentons dépendants de rien, ni des malheurs qui menacent,
ni des plaisirs que l’on peut trouver et obtenir autour de soi.
L
La franchise n’est pas la sincérité : ce n’est pas dire ce qu’on
pense, mais dire ce qu’on sait être vrai après une enquête
soigneuse, qui nous permet de nous lier particulièrement
avec ce qu’on dit.
Pour se connaître véritablement et devenir plus serein et
plus autonome, Socrate souligne qu’il est utile de se frotter à
quelqu’un qui se définirait par trois qualités thérapeutiques
essentielles : 1) être attaché à la vérité, ne dire que ce qu’il
croit vrai, objectif, vérifié et se lier à cette vérité quand il parle ;
dire cette vérité à la fois avec 2) bienveillance et 3) franchise.
Ce personnage pourrait nous montrer nos excès ou nos lâche-
tés et nous donner une juste considération de nous-mêmes
afin que nous nous aimions pour ce que nous sommes, avec
lucidité. Son intervention est utile quand nous sommes en
mauvaise santé, pour diagnostiquer les causes du mal. Son
rôle est donc critique, un rôle qui joue dans la crise. Et, le
remède étant souvent un désagrément, le discours franc du
philosophe est désagréable. On peut même réconcilier la
bienveillance avec une forme de violence. C’est la conception
que les Grecs se font du soin qui le justifie : le passage de la
maladie à la santé demande une certaine brutalité, parce que
c’est le basculement d’une organisation inadéquate du corps
à une autre, meilleure. Les mots qui soignent sont les mots