TROIS RÉFORMATEURS / LUTHER OU L’AVÈNEMENT DU MOI
Page
notamment, était tombée à un niveau très misérable, il avait pris parti
pour le courant réformateur, et ne se laissait pas, comme il dit, pousser
une toile d'araignée sur le museau quand il s'agissait de tempêter contre
les abus. A vingt-cinq ans professeur à l'Université de Wittenberg, à
vingt-neuf ans docteur en sacrée théologie, la charge de maître, si
imprudemment conférée à ce fiévreux, le jeta tout de suite dans la
poussière empestée des controverses humaines, et mua son zèle en
arrogance et présomption 3. De la scolastique corrompue étudiée par lui
il n'avait su tirer qu'un arsenal de mots aveuglants et d'à peu près
théologiques, et une habileté déconcertante à argumenter captieuse-
ment.
Il ne faudrait pas que ce qu'il est devenu plus tard nous empêchât
de nous imaginer ce qu'il a pu être d'abord comme religieux fervent,
mettant sincèrement toute sa fougue naturelle dans cette recherche
de la perfection qu'il avait vouée. Au contraire, rien n'est plus
instructif que d'essayer de nous représenter ce qu'a pu être ce jeune
religieux. Je remarque ici deux choses dans la vie intérieure de frère
Martin, d'après ses propres témoignages, et d'après les études de
Denifle et de Grisar.
D'abord, il semble avoir cherché avant tout, dans la vie spirituelle, ce
que les auteurs appellent les consolations sensibles, et s'être attaché
éperdument à ce goût expérimental de la piété, à ces assurances senties
que Dieu envoie aux âmes pour les attirer à lui, mais dont il les prive aussi
quand il veut, et qui ne sont que des moyens. Pour Luther, au contraire,
toute la question était de se sentir en état de grâce, — comme si la grâce
était en elle-même objet de sensation ! La thèse des théologiens, qu'au
moment où le péché est effacé la grâce est infusée dans l'âme, ne le
« portait-elle pas à désespérer presque de Dieu, de tout ce que Dieu est
et de tout ce qu’il possède (Sermon du 27 décembre 1514, Weim., I, 43,
5-12 ; IV, 665, 15-22. (DENIFLE, Luther et le luthéranisme, trad. Paquier,
raconte qu'un jour, à la messe, tandis que le prêtre lisait l'évangile du démoniaque
muet, Luther saisi de terreur, s'écria tout à coup : Ha ! non sural non sural et tomba
de son haut sur le pavé de l'église, précipité comme par un coup de foudre. (Félix
Kuhn, Luther, sa vie et son œuvre, t. I, p. 55.)
3 « N'était que je suis docteur, écrira-t-il plus tard, le diable m'eût tué souvent avec
cet argument : Tu n'as pas de mission ! » WALCH, Luther's Werke, XXII, 1035-1036.
Otto Scheel a montré (Martin Luther, vom Katholizismus zur Reformation ; I, Auf der
Schule und Uniyersität, 1916.) que les études scolastiques de Luther ont été plus
sérieuses que Denifle ne l'a pensé. Il reste que la scolastique étudiée par lui était
une scolastique corrompue par le « terminisme » d'Occam et de Gabriel Biel et par
cet esprit nominaliste et « pragmatique » (je veux dire tourné vers les applications
pratiques, le succès éristique ou la facilité pédagogique plus que vers la vérité) que la routine
des controverses d'école développe trop naturellement.