TROIS RÉFORMATEURS / LUTHER OU L’AVÈNEMENT DU MOI
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Extrait complet du premier chapitre de l’édition de 1939.
N.B. : Dans le volume original, les notes sont à la fin du volume. Dans ce
documents, nous les retrouvons en bas de chacune des pages ─ certaines notes
débordent sur plusieurs page..
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LUTHER
OU L'AVÈNEMENT DU MOI
Si filius Dei es, mitie te deorsum.
(Matth., IV, 6.)
« Le prototype des âges modernes.
(FICHTE.)
I
DESSEIN DE L'AUTEUR
1. Nous sommes solidaires du passé dans l'ordre intellectuel comme dans
tous les autres, et si l'on oubliait que nous sommes des animaux politiques en
raison de notre différence spécifique elle-même, on s'étonnerait de constater
à quel point nous pensons historiquement, à quel point nous sommes
traditionnels, même quand nous prétendons tout renouveler. Il convient donc
d'aller chercher assez loin dans le passé les racines et la première vertu
germinative des idées qui gouvernent le monde aujourd'hui. C'est au
moment où une idée sort de terre, où elle est toute gonflée d'avenir,
qu'elle est le plus intéressante pour nous, et que nous pouvons le mieux
saisir sa plus authentique signification.
L'étude que je me propose de faire ne ressortira pourtant pas à
l'histoire. Je demanderai seulement à l'information historique de nous
livrer, en certains types représentatifs, les principes spirituels dont la
discrimination nous importe avant tout.
2. A des titres bien différents, trois hommes dominent le monde moderne,
et commandent tous les probmes qui le tourmentent : un formateur
religieux, un réformateur de la philosophie, un formateur de la moralité :
Luther, Descartes, Rousseau. Ils sont vraiment les res de ce que M.
Gabriel Séailles appelait la conscience moderne. Je ne parle pas de Kant qui
est au confluent des courants spirituels issus de ces trois hommes, et qui a
créé, si je puis dire, comme l'armature scolastique de la pensée moderne.
Je considérerai Luther, non pour l'étudier d'une façon complète, et comme
fondateur du protestantisme, mais pour dégager de la physionomie de cet
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ennemi de la philosophie certains traits qui intéressent nos conflits
philosophiques. Il serait du reste étonnant que l'extraordinaire
déséquilibre introduit dans la conscience chrétienne par l'hérésie n'ait
pas eu dans tous les domaines, en particulier dans le domaine de la
raison spéculative et pratique, les plus importantes répercussions. La
révolution luthérienne, par là même qu'elle portait sur la religion, sur
ce qui domine toute l'activité de l'homme, devait changer de la manière
la plus profonde l'attitude de l'âme humaine et de la pensée spéculative
en face de la réalité.
II
UN DRAME SPIRITUEL
3. Évocateur véhément des grandes forces vagues qui sommeillent au
coeur de la créature charnelle, Martin Luther était doué d'une nature
réaliste et lyrique à la fois, puissante, impulsive, courageuse et dou-
loureuse, sentimentale et maladivement impressionnable. Ce violent
avait de la bonté, de la générosité, de la tendresse. Avec cela, un orgueil
indompté, une vanité pétulante. La part de la raison chez lui était très
faible.
Si l'on entend par intelligence l'aptitude à saisir l'universel, à discerner
l'essence des choses, à suivre docilement les tours et les licatesses
du réel, il n'était pas intelligent, mais plutôt borné, obstiné surtout.
Mais il avait à un degré étonnant l'intelligence du particulier et du
pratique, une ingéniosité astucieuse et vivace, l'aptitude à percevoir le
mal chez autrui, l'art de trouver mille expédients pour se tirer d'embarras
et pour accabler l'adversaire, bref toutes les ressources de ce que les
philosophes appellent la cogitative, la « raison particulière. »
Entré en religion, si on l'en croit lui-même, à la suite d'une impression
de terreur causée d'abord par la mort d'un ami tué en duel, ensuite par
un violent orage où il faillit périr, et « non point tant attiré qu'emporté »,
non tam tractus quam raptus, il semble avoir été, dans les débuts de sa
vie religieuse, régulier et peut-être fervent 1, mais toujours inquiet et
troublé 2. A une époque la moyenne au clergé, en Allemagne
1 « J'étais un moine pieux, attaché à mon Ordre, tellement que j'ose dire : si jamais
moine est entré au ciel par sa moinerie, j'y puis entrer aussi. » Weim., XXXVIII, 143,
25-27 (1533).
2 Sans parler des influences spirituelles qui pouvaient exaspérer cet état d'angoisse,
il paraît difficile d'écarter ici l'hypothèse d'un désordre névropathique. Cochlaeus
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notamment, était tombée à un niveau très misérable, il avait pris parti
pour le courant réformateur, et ne se laissait pas, comme il dit, pousser
une toile d'araignée sur le museau quand il s'agissait de tempêter contre
les abus. A vingt-cinq ans professeur à l'Université de Wittenberg, à
vingt-neuf ans docteur en sacrée théologie, la charge de maître, si
imprudemment conférée à ce fiévreux, le jeta tout de suite dans la
poussière empestée des controverses humaines, et mua son zèle en
arrogance et présomption 3. De la scolastique corrompue étudiée par lui
il n'avait su tirer qu'un arsenal de mots aveuglants et d'à peu près
théologiques, et une habileté déconcertante à argumenter captieuse-
ment.
Il ne faudrait pas que ce qu'il est devenu plus tard nous empêchât
de nous imaginer ce qu'il a pu être d'abord comme religieux fervent,
mettant sincèrement toute sa fougue naturelle dans cette recherche
de la perfection qu'il avait vouée. Au contraire, rien n'est plus
instructif que d'essayer de nous représenter ce qu'a pu être ce jeune
religieux. Je remarque ici deux choses dans la vie intérieure de frère
Martin, d'après ses propres témoignages, et d'après les études de
Denifle et de Grisar.
D'abord, il semble avoir cherché avant tout, dans la vie spirituelle, ce
que les auteurs appellent les consolations sensibles, et s'être attac
éperdument à ce goût expérimental de la piété, à ces assurances senties
que Dieu envoie aux âmes pour les attirer à lui, mais dont il les prive aussi
quand il veut, et qui ne sont que des moyens. Pour Luther, au contraire,
toute la question était de se sentir en état de grâce, comme si la grâce
était en elle-même objet de sensation ! La tse des théologiens, qu'au
moment où le péché est effacé la grâce est infusée dans l'âme, ne le
« portait-elle pas à désesrer presque de Dieu, de tout ce que Dieu est
et de tout ce quil possède (Sermon du 27 cembre 1514, Weim., I, 43,
5-12 ; IV, 665, 15-22. (DENIFLE, Luther et le luthéranisme, trad. Paquier,
raconte qu'un jour, à la messe, tandis que le prêtre lisait l'évangile du démoniaque
muet, Luther saisi de terreur, s'écria tout à coup : Ha ! non sural non sural et tomba
de son haut sur le pavé de l'église, précipité comme par un coup de foudre. (Félix
Kuhn, Luther, sa vie et son œuvre, t. I, p. 55.)
3 « N'était que je suis docteur, écrira-t-il plus tard, le diable m'eût tué souvent avec
cet argument : Tu n'as pas de mission ! » WALCH, Luther's Werke, XXII, 1035-1036.
Otto Scheel a montré (Martin Luther, vom Katholizismus zur Reformation ; I, Auf der
Schule und Uniyersität, 1916.) que les études scolastiques de Luther ont été plus
sérieuses que Denifle ne l'a pensé. Il reste que la scolastique étudiée par lui était
une scolastique corrompue par le « terminisme » d'Occam et de Gabriel Biel et par
cet esprit nominaliste et « pragmatique » (je veux dire tourné vers les applications
pratiques, le succès éristique ou la facilité pédagogique plus que vers la vérité) que la routine
des controverses d'école développe trop naturellement.
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