doi: 10.1684/nrp.2010.0077
Mémoire et identité
dans la phénoménologie
dEdmund Husserl :
liens avec les conceptions
des neurosciences cognitives
Memory and identity
in the phenomenology
of Edmund Husserl:
links with the conceptions
of cognitive neuroscience
Résumé Husserl différencie le souvenir à long terme ou « ressou-
venir », du souvenir à court terme, quil qualifie de
phénomène de « rétention ». La tentative de définition de lessence profonde de la rétention
amène Husserl, par le biais de sa méthode philosophique particulière appelée phénoméno-
logie, vers cette conscience absolue invariante présente en toute conscience. La rétention se
révèle être alors, non pas un moment tout juste passé, gardé en mémoire pour quil y ait une
saisie complète dun objet dans le temps, mais un moyen constitutif de cette donnée en
conscience. La rétention est en fait une partie de la conscience absolue et est ce qui permet
à la conscience dêtre consciente de quelque chose. La rétention est ce phénomène constitutif
me permettant à la fois dêtre conscient et de comprendre comment je suis conscient. Husserl
voit deux intentionnalités de la conscience, permises par la rétention : la rétention est en fait ce
point dintersection entre mémoire à court terme et identité, entre un être en train de penser et
lêtre qui vit.
Mots clés : rétention
ressouvenir
conscience
temps intime
perception de perception
conscience absolue et identité
Abstract Husserl distinguishes long-term memory or recollec-
tionfrom short-term memory, a phenomenon he
calls retention. The attempt to define the very essence of retention leads Husserl,
through its particular philosophical method known as phenomenology, to this invariant
absolute consciousness present in all consciousness. Retention does not seem to be a
moment just past, kept in memory so that there is a complete seizure of an object captu-
red in time, but a way of constituting the given conscience. Retention is in fact part of
the absolute consciousness and is what allows consciousness to be conscious of some-
thing without knowing it consciously builds up the meaning of the object of thought it
is collecting in consciousness. Retention is the constitutive phenomenon allowing me
to be both aware and understand how I am aware. Husserl sees in me two intentionalities
Article de synthèse
Rev Neuropsychol
2010 ; 2 (2) : 157-70
Correspondance :
M.-L. Eustache
Marie-Loup Eustache
Département de philosophie,
Université de Caen/Basse-Normandie,
Esplanade de la Paix,
14032 Caen Cedex
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of consciousness, permitted by retention: retention is the point of intersection between
short-term memory and identity, between a being that is thinking and a being that lives.
Key words: retention
recollection
consciousness
intimate time
perception of perception
absolute consciousness
identity
Même si le concept est au centre de son œuvre, le
philosophe allemand Edmund Husserl (1859-
1938) évite lusage du mot « mémoire » dans son
ouvrage majeur intitulé : Sur la phénoménologie de la
conscience intime du temps, Partie B (1893-1917) [1].
Ce terme est en fait polysémique et cristallise, à la fin du
XIX
e
siècle et au début du XX
e
, des divergences de vue entre
les disciplines. Du fait de sa grande richesse, cette période a
été qualifiée dâge dor détude de la mémoire [2]. Pour la
psychologie expérimentale naissante, la mémoire est princi-
palement conçue comme une fonction instrumentale, une
« mécanique remémorative ». Au contraire, Husserl perçoit
dans ce concept une dimension beaucoup plus vaste.
Certainement pour ne pas entrer dans des polémiques sur
le sujet, il conserve une position de philosophe et utilise le
terme de « conscience » dans ses principaux développe-
ments théoriques.
La psychologie expérimentale de la mémoire est
représentée à cette période par Hermann Ebbinghaus.
Ce psychologue allemand (1850-1909), professeur à
luniversité de Berlin, appliqua le premier les méthodes
expérimentales à des fonctions de haut niveau, la mémoire
et lapprentissage, les travaux sétant cantonnés jusquà
cette date à létude de la sensation et des seuils perceptifs.
Son livre « Sur la mémoire :une contribution de la psycho-
logie expérimentale » (1885) est considéré comme un texte
fondateur de la psychologie expérimentale [3]. Écrit en
langue allemande, il sera traduit en anglais lors de la révo-
lution cognitive des années 1960. Ebbinghaus est ainsi le
premier à avoir élaboré des paradigmes expérimentaux
standardisés pour létude de la mémoire. Il utilise dans ses
expériences un matériel très dépouillé : de simples syllabes
sans signification. Il crée ainsi 2 300 syllabes du type
consonne-voyelle-consonne (CVC). Lutilisation de ce type
de matériel, repris par différents auteurs, favorise une défi-
nition mécaniste de la mémoire. Ebbinghaus a décrit la
courbe de loubli et la formalisée sur le plan mathé-
matique. Cette courbe a permis de rendre compte du déclin
des traces mnésiques au fil du temps. Pour cela, Ebbinghaus
a mémorisé des séries de syllabes sans signification et a
testé sa mémoire à différents intervalles de temps (de quel-
ques minutes à un mois) en calculant léconomie au
réapprentissage, cest-à-dire la facilité à réapprendre les
séries de syllabes. Loubli est dabord rapide puis ralentit
au fur et à mesure que le délai saccroît. Pour rendre
compte de cette évolution, Ebbinghaus utilise les termes
de « fonction de rétention ». Toutefois, le terme de rétention
na pas la même signification chez les deux auteurs,
puisque les expériences dEbbinghaus portent sur de
longs délais. Au contraire, la rétention chez Husserl
concerne « le souvenir dun moment tout juste passé » et
fait ainsi davantage référence à la mémoire à court terme
ou mémoire de travail (4). La contribution majeure dEbbin-
ghaus est donc la mesure de la mémoire à long terme au
moyen de méthodes expérimentales. Ce nest toutefois pas
la seule, loin sen faut, car cet auteur a aussi développé une
conception originale et novatrice de la mémoire qui ne
réduit pas celle-ci au souvenir conscient. Il considère
ainsi, dans le premier chapitre de sa monographie publiée
en 1885 (quelques années avant la naissance de la psy-
chanalyse), que le concept de mémoire inclut également
les modifications qui surviennent dans notre comportement
après avoir vécu une expérience et cela à notre insu. Sa
méthode déconomie au réapprentissage est une approche
expérimentale de cette conception puisquelle vise à mettre
en évidence un gain dapprentissage alors que le sujet
semble avoir oublié linformation.
Les conceptions de la mémoire développées par Ebbin-
ghaus étaient souvent présentées de manière réductrice
dans la première partie du XX
e
siècle : la mémoire était
décrite comme étant simplement un instrument, une sorte
de fonction remémorative. Cette théorie caricaturée a pu
pousser Husserl à ne pas utiliser ce terme de « mémoire »
et à lui préférer celui de « conscience ».
La théorie de la mémoire (même si elle ne porte pas ce
nom), élaborée par Husserl, nous semble intéressante à faire
partager car cet auteur avait pressenti les relations entre
mémoire et conscience, voire leur intrication mutuelle, il
avait aussi perçu un lien entre identité et mémoire. Sa
conception de la mémoire peut être considérée comme un
lieu dynamique et évolutif. Pour cet auteur, si la
« mémoire » est difficile à définir, cest parce quelle est
liée à la conscience, concept sur lequel repose toute sa
philosophie. Nous souhaitons montrer dans cet article
que cette conscience est mémoire en acte et que la vision
de cette mémoire « constituante » (en plus dêtre remémo-
rative) est très moderne. La conscience décrite par Husserl
révèle en fait ce que nous voulons nommer une
« conscience-mémoire » : cette mémoire continue devient
alors constituante en elle-même et au final constituante
dune identité.
Cest ce lien entre mémoire et identité que nous souhai-
tons éclairer dans cet article, au travers des écrits du
phénoménologue E. Husserl, en les mettant en perspective
avec les travaux actuels effectués en neuropsychologie
et en neurosciences cognitives. En effet, la « vision de
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la mémoire » dans ces disciplines a considérablement
évolué depuis une cinquantaine dannées. Au début de la
« révolution cognitive » des années 1960 [5], les travaux
ont porté principalement sur des tâches très simples
(apprentissage de listes de mots dans la tradition dEbbin-
ghaus). Plus récemment (depuis les années 1980), létude
de la mémoire sest étendue à des situations extérieures au
laboratoire : cest létude moderne de la mémoire dans la
vie quotidienne illustrée principalement par létude de la
mémoire autobiographique. Des concepts élaborés anté-
rieurement (par exemple mémoire épisodique, mémoire
sémantique) ont été utilisés pour décrire la mémoire
autobiographique dans des acceptions sensiblement
différentes que leur définition première. La mémoire auto-
biographique est devenue le concept clé à la charnière
entre mémoire et identité.
Les liens entre mémoire et identité peuvent être formu-
lés de différentes façons : comment comprenons-nous avec
autant dassurance que nous restons le même, alors que
nous mémorisons au fur et à mesure un nombre important
dinformations nous faisant mûrir, changer, devenir autre ?
Comment expliquer alors que nous soyons toujours le
même en devenant sans cesse autre ? Mémoire et identité
ne sont-elles pas finalement antinomiques ?
Dans un premier article, nous avions rapproché les
conclusions de Husserl de développements théoriques des
neurosciences actuelles, notamment les conceptions de la
mémoire de travail développées par Alan Baddeley [6, 7].
Nous pensons quune même approche sera tout aussi
féconde en ce qui concerne la formation de lidentité. En
effet, le travail conceptuel de Husserl décrit ce que nous
appelons une « conscience-mémoire », constitutive dun
soi se développant tout en restant lui-même. Comment
Husserl dune part, et des neuroscientifiques actuels
comme Martin Conway dautre part, parviennent-ils à
souligner une mêmeté identitaire dans un ensemble
modulé à chaque instant [8, 9] ? Cette description de la
mémoire implique dautres questions à la fois théoriques
et appliquées, menant dans certains cas à des problèmes
éthiques, comme de savoir si des troubles de lidentité,
rencontrés dans diverses pathologies, sont dus à
un dysfonctionnement de la mémoire elle-même (en
tant quinstrument), ou à un désordre de lidentité ?
Mais existe-t-il vraiment une frontière entre le soi et la
mémoire ?
Husserl et la phénoménologie
de la mémoire
E. Husserl est un philosophe né en Moravie (Autriche-
Hongrie) en 1859 et mort en 1938. Suivant des cours de
mathématiques, de philosophie et dastronomie, il obtient
un Doctorat de mathématique à Vienne, intitulé : Contribu-
tion à la théorie du calcul des variations, en 1882. Il suit, en
1883, lenseignement de Franz Brentano qui va influencer
le cours de sa vie, si bien que Husserl ne se consacre
plus quà la philosophie par la suite [10]. Il fonde sa propre
méthode philosophique, la phénoménologie, qui étudie
les conditions de possibilité de la connaissance chez
lHomme. Cette « science », comme Husserl la désigne,
part de cette évidence que la conscience est intentionnelle,
faite pour avoir un objet toujours en conscience.
Le terme dintentionnalité, si prégnant dans sa philoso-
phie, fut proposé pour la première fois par Brentano
lui-même : celui-ci définit lintentionnalité par le simple fait
que toute conscience soit conscience de quelque chose.
La phénoménologie est létude des phénomènes reçus en
conscience. Il ne sagit pas dune approche singulière du
sujet, mais dun essai de regard objectif sur le comment
de la réception dun perçu, souvenu ou imaginé (dune
présence en moi, qui est plus que moi et qui finit paradoxa-
lement par me construire). Husserl sintéresse alors à ce qui
entre en conscience, indépendamment de ma singularité,
cest-à-dire à ce qui se donne à la conscience comme véri
à organiser, aux phénomènes, et cest ce qui nous préoccupe
ici, à comment la conscience accueille ces phénomènes et
les reçoit comme vécus.
Comment la conscience constitue le sens à recevoir et
finalement comment mémorise-t-elle au fur et à mesure les
informations pour en construire une cohérence, une unité
signifiante ?
À travers louvrage de Husserl, Sur la phénoménologie
de la conscience intime du temps, Partie B (1893-1917) [1],
nous cernerons sa conception de la mémoire, puisque ce
recueil retrace lévolution historique des concepts utilisés
par lauteur pour décrire la mémoire et la conscience
constituante chez lHomme.
La phénoménologie correspond à ce que Husserl
désigne par les termes de « psychologie purement inten-
tionnelle », puisquelle ne sintéresse, ni à la personnalité
du sujet (il nest pas perçu en tant quindividu), ni à lobjet
de pensée dans son contenu de sens, mais au rapport de la
conscience à ce type dobjet. Lorsque la conscience est
regardée en elle-même, elle nest pas saisie daprès ce
quelle forme, mais en tant que structure capable de
former. Ce regard réflexif de la conscience sur elle-
même, par soustraction de tout ce qui est individuel et
personnel en elle, est appelé « réduction phénoménolo-
gique»:cest la méthode de la phénoménologie. À partir
de cette réduction, je suis pleinement un moi capable de
connaître. Grâce à cette réduction, je suis face à ma
conscience purement constitutive, je fais face à ce que
Husserl appelle « la conscience absolue ». Cest elle
qui me décrit finalement comme un être capable de com-
prendre les conditions de possibilité de la connaissance,
dont les conditions de possibilité de la connaissance de
soi. Jai, en phénoménologue, un deuxième regard sur
les choses qui mentourent ou qui me parviennent en
conscience : je perçois alors la perception elle-même et
sa possibilité même.
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La découverte, par elle-même,
dune conscience absolue constituante
En phénoménologie, la conscience est un pont vers un
sujet de pensée ; cela est dû à son caractère intentionnel.
Lintentionnalité sapplique à la réflexion sur le monde,
mais aussi à la réflexion de soi sur soi. Cest cette deuxième
acception du mot « réflexion » que nous retiendrons ici,
pour aboutir aux conceptions de Husserl sur la mémoire.
Cette réflexion du soi sur lui-même est opérée dans les
Leçons sur le temps, où Husserl découvre la présence
en lui dune conscience absolue constituante, cest-à-dire
un noyau dur invariant formant les données reçues en
conscience. Si Husserl est le créateur de la phénoménolo-
gie et de cette méthode de la réduction phénoménologique
évoquée ci-dessus, il nest conscient de lexistence en lui
dune conscience absolue constituante quaprès avoir
découvert la présence en lui dune mémoire constituante.
Pour cela, en décrivant la méthode de la phénoménologie
comme nous venons de le faire, nous manquons lidée
fondamentale que cest par létude du souvenir en lui-
même que Husserl découvre la conscience absolue, qui
sera lassise de la phénoménologie. En effet, cest lorsque
Husserl sintéresse au phénomène de mémoire, et en
particulier de la mémoire dun temps venant tout juste de
passer (quil nomme « souvenir frais », puis « rétention »),
quil fait la découverte de cette « conscience absolue »
purement constitutive, en lui. Il en résultera une véritable
méthode, la réduction phénoménologique, capable de
nous mener vers cette conscience absolue elle-même,
vers ce « moi invariant » caché au fond de nous-même et
fondamentalement constitutif dun soi unique, dune
possible identité.
Dans son ouvrage Sur la phénoménologie de la cons-
cience intime du temps, Partie B (1893-1917) [1], Husserl
sattache à décrire lessence du souvenir. Pour bien com-
prendre la démarche de Husserl, il faut saisir que le concept
de « souvenir » englobe différents modes de vécus passés,
selon quils sont plus ou moins éloignés dans le temps par
rapport à ma conscience actuelle : il différencie ainsi
le « ressouvenir » du « souvenir frais ». Quentend-il par
« ressouvenir » ? Le « ressouvenir » est le souvenir auto-
biographique : je me rappelle au présent dun événement
vécu jadis, mais qui est inactuel au présent, matériellement
bien que présent mentalement. Je me souviens dun
moment précis à luniversité, bien que je ne sois plus
étudiante. Au contraire, le « souvenir frais » implique la
présence particulière dun « souvenir » dun événement
venant tout juste de se passer (comme un son venant tout
juste dêtre entendu) mais ayant encore une présence au
présent. Dans lexemple développé par Husserl, le son
tout juste passé dans une mélodie en cours découte est
encore présent en moi, pour que je puisse saisir le nouveau
son et lassembler avec, ceci permettant la saisie de la
mélodie entière dans son déroulement. Le problème posé
par ce type de souvenir bien particulier, dun moment passé
encore là au présent, est que ce son nest plus, il est qualifié
de souvenir puisquil sagit toujours dun élément vécu dans
le passé, mais en même temps il est encore présent (dans
lactivité en cours) et nest donc pas vraiment un souvenir,
comme le ressouvenir peut lêtre. Husserl, et cest ce qui
importe ici, finit par découvrir que ce son passé encore là,
nest pas vraiment un souvenir, mais il est une marque de
« rétention », cest-à-dire un moment constitutif de la
conscience elle-même, gardant de manière brève un
temps en mémoire.
La rétention pour Husserl est une fonction de stockage,
mais elle nest pas le contenu lui-même. La rétention est
constituante : elle est un geste de la conscience. Si la
conscience rétentionnelle constitue du sens, cela se fait
indépendamment du sujet, sans quil soit conscient
quune conscience en lui constitue. Derrière cette mémoire
rétentionnelle (ou mémoire de travail [4]), se lit pourtant la
présence dun Je invariant, lexistence de la conscience
absolue. Cest toujours sur la base du même Je invariant
que le temps intime dun sujet est permis (première inten-
tionnalité), ou bien que la constitution se perçoit en
elle-même (deuxième sorte dintentionnalité).
Cest donc par cette description de la mémoire réten-
tionnelle que Husserl découvre la conscience absolue, ce
moi toujours invariant. La conscience absolue est donc
découverte grâce à létude du « souvenir », et plus précisé-
ment de la rétention. Si notre conscience fait face à un
divers de sensations perceptives, elle seule peut organiser
ce divers de manière linéaire pour que le sujet puisse
comprendre cette information reçue. Il existe alors un lieu
invariant, constituant le multiple pour le rendre continu et
perceptible pour une même identité : ce lieu nest autre que
la conscience absolue.
La conscience et la mémoire
Bien que Husserl nutilise pas le terme de « mémoire »,
quil parle de rétention, de ressouvenir, il est clair que
nous voyons de manière nette à travers son analyse,
que mémoire et conscience sont intrinsèquement liées
chez lui : en effet, la conscience intime (temporelle et
consciente) nest rendue possible que par la rétention,
de même la rétention nest possible que parce quelle est
en la conscience, plus encore, elle est une partie active
de la conscience elle-même, bien que cette conscience,
on la vu, soit passive lorsquelle travaille (la rétention
travaillant en dehors du temps de notre conscience
consciente).
Dailleurs, si létude de la mémoire permet à Husserl de
découvrir une conscience absolue en nous, il faut se rendre
àlévidence que mémoire et conscience sont entremêlées.
Husserl décrit une conscience à la fois dépendante de
la rétention pour être et porteuse de cette capacité en elle-
même. Ainsi, si la rétention nest pas assimilée clairement
au terme de « mémoire » chez Husserl, elle nen est pas
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moins un acte de maintien en mémoire et un acte constitutif
de connaissance. La rétention est bien une forme de
mémoire et, si elle est ce qui permet à la conscience
dêtre pleinement elle-même, cest parce quelle est
une partie de celle-ci. Mais, finalement, quest-ce que
la mémoire ? Quest-ce que la conscience ? Existe-t-il
finalement vraiment une frontière entre conscience et
mémoire ?
Chez Husserl, si la mémoire nest pas indépendante,
elle nest pas non plus aux ordres de la conscience.
Elles sont intrinsèquement liées. Voilà pourquoi nous
utiliserons les expressions de « conscience-mémoire » ou
de « mémoire continue » (termes que nous proposons),
cela pour insister sur cette dualité. Conscience et mémoire
seraient quasiment deux synonymes, sauf que le premier
terme insiste sur lunité du soi, et le deuxième, sur sa
croissance et ses modifications incessantes.
Husserl a voulu montrer limportance de lintentionnalité
de la conscience, révélatrice à la fois dun soi identitaire et
dune conscience dynamique, en transformation constante.
Le terme de « mémoire continue » respecte ce souci dunité
de la conscience, cher à Husserl, tout en soulignant
son caractère de mémorisation permanente, impliquant le
changement. De même, le terme de « conscience-
mémoire » retrace la vision multiple dune unité se dévelop-
pant au fur et à mesure et abritant ses propres changements.
Cette position adoptée par Husserl correspond à certai-
nes conceptions de la mémoire développées aujourdhui en
neurosciences. La mémoire, si elle est une fonction
dapprentissage et de maintien (de manière consciente ou
inconsciente), renvoie aussi à une multiplicité de souvenirs
et de savoirs. De plus, « la mémoire » nest plus perçue
comme étant figée, ajoutant simplement au fur et à mesure
le passé entrant, mais la mémoire est changeante, évolue
et se reconstruit sans cesse. Il existe donc bien, dans
les conceptions actuelles, cette idée de « conscience-
mémoire » évoluant sans cesse. Si conscience et mémoire
ne sont pas disjointes, on ne peut dire non plus que la
conscience soit la mémoire, puisque sinon, je retirerais à
la conscience sa substance.
Nous avons pu saisir, par lanalyse de ce texte majeur
dHusserl, deux niveaux de mémoire, lune rétentionnelle
(passive) et lautre possédant en elle les souvenirs. Ainsi,
soit la conscience se sert de la mémoire et donc est
mémoire, soit elle puise dans la mémoire. Finalement
conscience et mémoire travaillent ensemble. La rétention
développée par Husserl est donc à la frontière de la cons-
cience et de la mémoire, ou plutôt le lieu même de leur lien
insécable, ce qui permet de lire chez Husserl une véritable
inséparabilité ou interdépendance de la mémoire et de
la conscience, et même de voir en elles une entreprise
commune où il est parfois difficile de les distinguer. Cet
entrelacs révèle en tout cas le caractère continuel de la
mémoire, se fondant au fur et à mesure que la conscience
vit. Cette « conscience-mémoire » explique la continuité
indéniable de notre soi intérieur et sa possibilité même.
Une vision moderne
de la mémoire chez Husserl :
la « conscience-mémoire »
Cette expression de « conscience-mémoire » nest pas
quune interprétation avec un œil moderne de la philo-
sophie de Husserl, mais bien une reconnaissance de moder-
nité en celle-ci. En effet, nous savons que Husserl fait
référence au concept de « mémoire » lorsquil étudie la per-
ception dun son de manière phénoménologique : il utilise
dailleurs le terme à la page 92 du recueil étudié (Sur la
phénoménologie de la conscience intime du temps) :
«Quest-ce qui fait alors la différence entre la cons-
cience temporelle originaire, dans laquelle le passé est
vécu en relation au maintenant, et la conscience temporelle
reproductive ? En dautres termes : quest-ce qui différencie
la conscience temporelle dans la perceptiondun proces-
sus, ou dune durée, de la conscience temporelle dans un
souvenir dun passé lointain ?
Faut-il dire : dans ce dernier cas, celui de la mémoire au
sens courant, une apparition est donnée, une durée ou un
processus est donné dans une apparition qui dure ou une
consécution dapparition changeante, de sorte que toute
cette temporalité présenteest un représentant, une
image, pour une temporalité passée ? ».
Husserl parle donc de « mémoire au sens courant »,
pour qualifier un processus de remémoration autobio-
graphique, un ressouvenir. Cependant, si Husserl prend la
peine de qualifier ce sens de la mémoire comme étant un
sens courant, cest bien que, pour lui, la mémoire englobe
un autre sens.
Cette citation de Husserl permet non seulement de
montrer la seule occurrence du terme de « mémoire »
dans cet ouvrage, qui pourtant en traite pleinement, et de
souligner cette idée que la mémoire est plus que le ressou-
venir chez Husserl (doù certainement le refus dusage du
terme qui aurait causé polémique et ambiguïté à lépoque) :
il y a retenue déjà au sein même de la perception, la
mémoire nest donc pas simplement le lieu du passé, mais
est ce qui le permet en instituant un présent. Si la mémoire
est plus quune remémoration pour Husserl, elle devient
alors une retenue dinformation en elle-même. Cette
qualification est essentielle puisquelle amène avec elle
une vision très moderne dune mémoire liée à la
conscience, autant constituante que remémorative.
Nous avons utilisé lexpression de « mémoire conti-
nue » chez Husserl, entendant par lidée dune
« conscience-mémoire », cest-à-dire dune mémoire au
présent et non dune mémoire simplement remémorative.
Dans le ressouvenir en effet, la mémoire se détache au
contraire du moment perceptif, il ny a alors quune
continuité indirecte entre mes souvenirs et le vécu au
présent. En cela la mémoire du ressouvenir (secondaire),
est différente de notre conscience au présent.
Ainsi, la mémoire se révèle être aussi cette mémoire
primaire, où le présent se lie au passé dune manière spon-
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