introduction Yeats dramaturge - Presses Universitaires de Rennes

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[« Yeats dramaturge », Pierre Longuenesse]
[ISBN 978-2-7535-1980-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
« Ce théâtre du subconscient que fut la vie de mon imagination 1. »
I
Le théâtre de W. B. Yeats reste aujourd’hui, du point de vue de sa réception
en France, victime d’un paradoxe. On ne se souvient plus que Yeats est le premier
des quatre prix Nobel de Littérature attribués à un irlandais 2. Les suivants ont
occulté leur aîné, auquel ils se réfèrent pourtant régulièrement, comme à une figure
tutélaire majeure en même temps que problématique, incontournable en même
temps qu’impossible à tuer. Inconnu du grand public en France, il est également
peu connu, en dehors du milieu angliciste, de la communauté des chercheurs en
arts du spectacle. Peu monté sur les scènes françaises, il n’a fait l’objet que d’expériences scéniques isolées. En 1974, au théâtre de la Cité internationale, le metteur
en scène d’origine bruxelloise Henri Ronse, qui n’était pas encore directeur du
Théâtre Oblique (futur théâtre de la Bastille) présente l’ensemble du cycle de
Cuchulain 3. Plus récemment un nombre non négligeable de compagnies, voire de
lieux de formation, se sont emparés de certains des textes les plus originaux 4. Mais
• 1 – W. B. Yeats, préface à The King of the Great Clock Tower, Dublin, Cuala Press, 1934, in
Variorum Poems, p. 855. Nous traduisons.
• 2 – Yeats en 1923, George Bernard Shaw en 1925, Samuel Beckett en 1969, et Seamus Heaney
en 1995.
• 3 – On peut ré-écouter l’émission de France-Inter Le Masque et la Plume du 30 décembre 1973,
consacrée à cette mise en scène, sur les archives de l’INA. Voir le site [http://www.ina.fr/archivespourtous/index] et rechercher par l’entrée Henri Ronse/Yeats.
• 4 – En mars 1983, Armand Gatti ouvre, dans l’ancienne chapelle des Cordeliers à Toulouse,
l’Atelier de création populaire qu’il nomme L’Archéoptéryx et dont il assure la direction. Il y met
en scène La Nuit de Cuchulain et Le Seuil du royaume, inspirés respectivement des pièces du cycle
de Cuchulain, et de The King’s Threshold. En 1996, l’auteur de ces lignes présente à la Galerie
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il semble être cantonné à cette sphère expérimentale : aucun Théâtre national, ni
Centre dramatique, ni Scène nationale, ne l’a jusqu’à présent programmé.
Cette lacune tient probablement à plusieurs strates superposées de malentendus. Le premier d’entre eux est que l’œuvre théâtrale est le plus fréquemment perçue comme seconde par rapport à l’œuvre poétique – ce qui n’est pas le
moindre des paradoxes, concernant un poète qui a fait de « l’oralité » de la parole
la pierre angulaire de son œuvre, tant dramatique que poétique. Nombreux, de
ce point de vue, sont les liens que l’œuvre poétique elle-même entretient avec le
théâtre, tant dans son écriture que dans la façon dont Yeats envisageait le devenir
concret d’une œuvre « à dire ». L’œuvre dramatique quant à elle, n’échappe pas
aux jugements critiques. Le premier théâtre semble rangé au placard tantôt des
expériences néo-symbolistes, à la marge des grands courants européens du moment
– symbolisme belge et français, figures européennes dominantes des scandinaves
ou des russes –, tantôt du théâtre militant, et donc local, de l’Irish Cultural Revival.
Sans parler de Beckett, qui a acquis depuis longtemps une stature universelle,
il semble ne pas faire le poids à côté de l’œuvre d’un Synge, dont la finesse du
réalisme poétique et la virtuosité de la langue constituent la voie – la voix ? – idéale
pour une représentation efficace et brillante d’une certaine Irlande mythique ; ce
même Synge qui fut choisi par l’Odéon, à côté de Franck MacGuinness, comme
phare de la culture irlandaise durant l’année de l’Irlande en France, en 1996 ; ou
d’un O’Casey, qui fut annexé par Vilar au TNP, à l’époque de ses grandes mises en
scène des années 1950 ; ou, plus proche de nous, d’un Brian Friel ou d’un Martin
MacDonagh. Le second théâtre de Yeats, quant à lui, inspiré du Nô, même s’il
suscite l’intérêt par sa recherche sur les formes, ou l’annonce d’une modernité, est
jugé difficile d’accès, par ses thématiques métaphysiques ou occultes – relecture de
la passion christique, motifs du masque et du double, des morts et des esprits –,
traitées sur le mode de la parabole. Cette difficulté est renforcée par une écriture savante, une forme composée et ritualisée, la mise en place d’une médiation
complexe entre le spectateur et la fable. L’un et l’autre de ces deux pans de l’œuvre,
Marquardt, Place des Vosges à Paris, dans le cadre de L’Imaginaire Irlandais Contemporain, deux
mises en espace de Deirdre et Les Eaux d’Ombre, qui seront reprises au Théâtre de l’université de
Caen, puis, pour Les Eaux d’Ombre, à l’Atalante en 2011, soutenu par la région Île-de-France,
l’Essonne et la ville de Paris. En 2000, les metteurs en scène associés Jacques Delcuvellerie et
Mathias Simons montent La Seule Jalousie d’Emer, présenté au Festival de San Marino, en Italie. En
2004, la compagnie Articule, soutenue par la DRAC, la région Centre et la ville d’Orléans, présente
Trois Nôs d’Irlande d’après W. B. Yeats, sous la direction de Christophe Maltot. Ils seront repris
dans la programmation de Lille 2004 (capitale européenne de la culture). Julien Parent, directeur
de la compagnie « Blow-up, set et match ! », implantée en Essonne, monte en 2006 Le Chat et la
lune et Ce que rêvent les os de W. Butler Yeats, avec l’ensemble musical Suonare E Cantare. Enfin,
le comédien et metteur en scène Eram Sobhani crée, à l’Étoile du Nord en 2010, Le Roi de la tour
du grand horloge, spectacle repris à Roubaix en 2012.
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marqués par leur médiévisme ou leur ésotérisme, et leur lien, dans l’ensemble, avec
l’esthétique du miracle ou de la moralité, semblent donc loin de la modernité européenne issue des dramaturgies postérieures à 1945. En Irlande même, les hautes
instances de l’institution culturelle ne semblent pas vouloir démentir cette image.
En témoigne le film récent Some Other Place, réalisé par Paula Fraser-Bergin, et
promu par la National Library of Ireland dans le cadre de l’exposition Yeats 5. On y
voit une mise en scène de trois pièces rassemblées par leur même lien à la veine du
Miracle : The Cat and the Moon, Calvary, et The Countess Cathleen. Tourné dans un
cadre naturel, le film allie veine tragique, images populaires irlandaises (la lande,
la pauvreté et la famine, la musique), et geste biblique ou magique.
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II
Que reste-t-il à sauver, de ce fait, d’un théâtre jugé au mieux daté, et au pire
ennuyeux ? Si la réactualisation des enjeux de cette œuvre complexe est difficile, une
relecture en est pourtant possible qui, en la reliant aux écritures contemporaines, via
une réflexion sur le verbe et la parole, sur le texte et la représentation, permette de
cerner sa place dans la naissance d’une modernité, au carrefour des xixe et xxe siècles.
L’œuvre théâtrale de Yeats est, à divers titres, complexe à appréhender dans sa
globalité. C’est une œuvre importante : pas moins de vingt-six pièces, rassemblées
dans les œuvres complètes publiées pour la première fois en 1952 6, auxquelles
il conviendrait, pour en avoir une vision exhaustive, d’ajouter à la fois les textes
qu’il a finalement rejetés de l’édition finale de ses pièces 7, les nombreuses variantes
– et en particulier certaines d’entre elles, rattachées par lui-même à son œuvre
poétique 8 –, et même, précisément, quelques-uns des textes poétiques eux-mêmes,
qui présentent fréquemment des caractères proches de l’œuvre théâtrale. Cet
• 5 – Some Other Place, A Trilogy (The Cat and the Moon, Calvary, The Countess Cathleen), directed
by Paula Fraser-Bergin, Amergin Productions, in association with Crimson Films and Dreamrise
Productions, 2008.
• 6 – W. B. Yeats, Collected Plays, London, Macmillan, 1952 ; cette édition est la première
qui rassemble l’ensemble des textes tels qu’ils avaient été selectionnés par Yeats de son vivant,
auquel s’ajoutent les dernières pièces écrites en 1938 et 1939. L’édition universitaire de référence,
The Variorum Edition of the Plays of W. B. Yeats, réalisée sous la direction de Russell Alspach, ne
paraît qu’en 1966.
• 7 – Il s’agit surtout de ses quatre courtes pièces de jeunesse (The Island of Statues, Mosada, Time
and the Witch Vivien, et The Seeker), de Diarmuid and Grania, pièce écrite en collaboration avec
Georges Moore, et de Where There is Nothing, première version de The Unicorn from the Stars.
• 8 – En particulier les deux versions de The Shadowy Waters. La première fut éditée en 1900, et
finalement rejetée par Yeats – mais retenue par l’édition scientifique du théâtre complet en 1966 ;
et l’autre en 1906, avant d’être intégrée à l’œuvre poétique sous le sous-titre « Dramatic Poem ».
On peut également mentionner la version initialement en prose de The Green Helmet, intitulée
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ensemble élargi représente alors de trente-cinq à quarante textes. C’est aussi une
œuvre produite sur une période très longue : de The Countess Cathleen, publiée
en 1892, à The Death of Cuchulain, écrite en 1939 et éditée de façon posthume,
il s’écoule presque un demi-siècle – et ce demi-siècle est dépassé si l’on considère
les premiers textes de jeunesse, ou les premières esquisses de The Shadowy Waters.
Pour brosser, certes encore rapidement, une vision d’ensemble de l’œuvre, on peut
avancer que deux périodes distinctes séparent deux groupes de pièces, aux traits
distinctifs assez différents. On peut identifier le premier par la tentative, durant
deux décennies (1890-1900 et 1900-1910) de construire une nouvelle esthétique
du drame poétique tragique, que le poète tente d’imposer à l’Irish National Theatre
Society, puis à l’Abbey Theatre : The Countess Cathleen (première publication en
1892, création en 1899), The King’s Threshold (création en 1903), ou Deirdre (pièce
écrite de 1904 à 1906, et créée en 1906), sont trois œuvres majeures caractéristiques de cette première époque. Puis, la rencontre d’Ezra Pound, et la découverte
du Nô, contribuent à l’émergence d’une écriture nouvelle, en rupture plus radicale
avec le modèle aristotélicien : dans les Quatre Pièces pour danseurs (Four Plays for
Dancers: At the Hawk’s Well, The Dreaming of the Bones, The Only Jealousy of Emer,
Calvary), et dans les autres textes qui suivront, s’affirme une méta-théâtralité systématique, en même temps que la danse y joue un rôle croissant.
Aujourd’hui, la tendance générale de la recherche sur le théâtre de Yeats est
pour l’essentiel d’opposer l’œuvre de jeunesse – fréquemment rejetée du côté d’un
théâtre littéraire, condamné pour son manque de structure et d’action, un théâtre
« qui perd toute vigueur poétique en donnant excessivement dans le flou symbolique, la demi-teinte fantastique et l’évanescent 9 » –, et les textes de la maturité,
tels que les Pièces pour danseurs, dont l’auteur aurait « capté la force [du théâtre]
en tant que spectacle joué, après avoir vingt fois remis son ouvrage sur le métier »,
en « ayant la sagesse de reconnaître les manques des pièces initiales 10 ». On a
donc le plus souvent opposé le jeune Yeats au Yeats de la maturité, des débuts de
l’Abbey Theatre de Dublin jusqu’aux événements à la fois privés et publics de 1916
et 1917 11, puis à celui de l’après-guerre, jusqu’à sa mort en 1939. Le premier
The Golden Helmet ; et la ré-écriture de The Only Jealousy of Emer, éditée sous le titre Fighting the
Waves. Et nous ne comptons là, avec ces quatre textes, que les ré-écritures qui eurent un destin
autonome et officiel, par rapport à leur modèle finalement retenu par la postérité.
• 9 – Christiane Thilliez, « L’Apprentissage du théâtre », in Cahiers de l’Herne – Yeats, Paris,
1981, p. 75.
• 10 – Ibidem.
• 11 – Les événements politiques de Pâques 1916 en Irlande ont coïncidé avec la création de la
première des pièces pour danseurs, At the Hawk’s Well, et ont précédé d’une année le bouleversement personnel qu’a constitué le mariage de Yeats avec Georgie Hyde-Lees, après presque trente
années d’un amour passionné et éconduit pour Maud Gonne.
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aurait écrit une œuvre entièrement centrée sur le verbe et la parole, peu propice
au passage à la scène, tandis que le second, après des rencontres décisives (Edward
Gordon Craig, puis Ezra Pound et à travers lui le Nô), se serait progressivement
écarté des « brumes poétiques » pour se convertir aux règles nécessaires de l’écriture
dramatique, et aux réalités de la scène.
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« En un sens les révisions opérées illustrent surtout son apprentissage
concret du travail de dramaturge. C’est ainsi qu’il revoyait constamment
les détails du dialogue, changeant la disposition, abrégeant, coupant bon
nombre des passages les plus longs afin de libérer le cours principal de
l’action des obstacles purement mécaniques 12. »
De fait, on a le sentiment qu’une certaine critique contemporaine tend à
rejoindre les détracteurs directs de Yeats, qui n’ont cessé de l’éreinter durant ses
premières années de dramaturge. Au cœur de cette polémique pourtant, la question de fond n’est autre que celle du statut et de la place du texte et de la parole,
aussi bien dans l’écriture dramatique, que dans les réalisations scéniques.
En la matière, il faut reconnaître que le principal intéressé ne contribue pas
toujours à clarifier le débat : Yeats passe son temps à s’excuser bruyamment de son
incompétence en matière de théâtre, à protester de ses efforts constants pour y remédier, et à renier les unes après les autres ses propres productions, écrites ou scéniques.
« Je crois que je fais de The Shadowy Waters une pièce vraiment très forte.
Du point de vue dramatique c’est la pire chose que j’aie jamais faite, en
partie parce que je l’ai écrite quand j’ignorais presque tout du théâtre, et
que j’en avais écrit ou projeté beaucoup de passages plus anciens avant d’y
connaître quoi que ce soit 13. »
« J’ai écrit les deux premières pièces de ce recueil avant d’avoir une connaissance suffisante de la scène, mais je les avais toutes écrites pour être jouées 14. »
« J’en ai enfin maintenant achevé une révision complète, qui permet de la
mettre en scène à l’Abbey Theatre. Les deux premières scènes sont presque
entièrement nouvelles, et au cours de la pièce j’ai ajouté ou supprimé certains
passages, selon qu’ils me semblaient ou non retarder l’action, mon expérience
de la scène m’ayant rendu apte à en juger. La pièce dans sa première version
avait été écrite quand je n’avais aucune connaissance du théâtre 15. »
• 12 – Suheil Badi Bushrui, Yeats’s Verse Plays: the Revisions, 1900-1910, Oxford, Clarendon Press,
1965, p. 225.
• 13 – W. B. Yeats, Lettre du 3 août 1905 à Arthur Symons, in Letters, edited by Allan Wade,
London, Macmillan, 1955, p. 144.
• 14 – W. B. Yeats, Préface à Collected Works, London, A. H. Bullen, 1908, VPl, 1293.
• 15 – À propos de The Countess Cathleen : Préface à la ré-édition de The Countess Cathleen, en
1927, VPl, 173.
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On ne saura jamais ce que Yeats entendait exactement en parlant du « théâtre »
auquel il ne connaissait rien. On peut supposer qu’il se réfère implicitement à un
modèle, celui d’une dramaturgie fondée sur l’action et les caractères, et inspirée
par les règles aristotéliciennes ; et qu’il fait aussi allusion à la réalité scénique du
travail de l’acteur, du décor ou de la lumière. On notera au passage l’aveu d’une
contradiction, lorsqu’il parle de passages qu’il apprécie, et élimine pourtant de
ses textes au nom des impératifs du « théâtre ». À peu près aux mêmes époques
pourtant, le même écrivain tient aussi d’autres discours :
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« The Shadowy Waters […] ne sera peut-être pas considérée comme une
pièce de théâtre, sauf par ceux qui aiment la poésie lyrique 16. »
« La tragédie n’est que passion, elle ne s’intéresse pas aux caractères, elle
prend forme à partir des ressorts de la passion et ses errements […]. Je
pense que les mobiles de la tragédie ne sont pas liés à l’action, mais aux
changements d’état 17. »
« Je reprends la pièce à partir de la scène, et je l’écris à nouveau, plusieurs
fois peut-être. Au début, je croyais toujours que ce qui n’allait pas devait
tenir au déroulement des événements […]. Mais quand j’eus reconstruit une
scène […], je découvris que je devais veiller constamment à conserver à la
langue la même richesse. […] Cédant au mélodrame, j’avais oublié que le
théâtre tragique est sculpté dans la langue, comme la statue dans la pierre 18. »
Même si la vision que donne Yeats du théâtre, dans certaines de ses déclarations, s’apparente à un ensemble de savoirs fixés une fois pour toutes, auxquels il
se doit d’accéder par un apprentissage patient, il n’en livre pas moins, ailleurs, des
réflexions qui procèdent d’une logique plus autodidacte, par laquelle il construit
par accumulation d’expériences son propre modèle de référence. Pour le moins, la
confusion apparente qui se dégage de postures contradictoires ne peut donc que
nous alerter sur la complexité du contexte, à la fois personnel et public, des débuts
de Yeats dans le théâtre. D’une part, en tant que co-directeur, de 1899 à 1910,
de l’Irish Literary Theatre, puis de l’Irish National Theatre Society, bientôt installée
au Théâtre de l’Abbaye, il est amené à opérer des revirements tactiques face à des
détracteurs obstinés. Dans sa tentative pour fonder un théâtre poétique se revendiquant, entre autres, des expériences françaises, il est confronté à la double résistance d’un côté des conventions du théâtre victorien, et de l’autre des parti-pris
du courant nationaliste irlandais, favorable à un théâtre populaire, miroir idéalisé
• 16 – W. B. Yeats, « Notes », The Arrow, 1er juin 1907, in Uncollected Prose – vol. 2, collected and
edited by J. P. Frayne and Colton Johnson, New York, Columbia University Press, 1976, p. 354.
• 17 – W. B. Yeats, « Estrangement », in Autobiographies, London, Macmillan, 1955, p. 470-471.
• 18 – W. B. Yeats, préface à Plays for an Irish Theatre, 1911, VPl, 1299.
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des réalités rurales et des luttes militantes de ce début du siècle. Dans ce contexte,
il lui est difficile de résister à l’image réductrice que donnent de lui ses détracteurs.
Lui-même n’échappe pas aux doutes, voire aux reniements, et se répand parfois
en auto-critiques, pour revenir peu après à des manifestes enflammés. Lorsqu’il se
démarque progressivement, à partir de 1908, de l’Abbey, ce n’est donc pas pour
renoncer au théâtre, mais plutôt pour entamer un nouveau cycle de travail qui
le conduira, huit ans plus tard, dans les salons de Lady Cunard à Londres, où il
crée la première de ses pièces pour danseurs, At the Hawk’s Well. Et d’autre part,
s’il est incontestable que l’on peut parler d’apprentissage à propos d’une longue
première période, qui couvre l’essentiel des décennies 1890 et 1900, ce n’est pas
en terme de revirement qu’il faut l’envisager, mais plutôt de tâtonnements, de
tentatives, d’accumulation d’expériences concernant une discipline – la mise en
scène – qui naît au moment même où il la découvre ; expériences elles-mêmes
marquées fréquemment par la superposition, dans les textes comme sur la scène,
de formes qui semblent appartenir à des esthétiques opposées. Deux exemples,
de nature différente, en témoignent : alors qu’à Paris, si le paysage du théâtre
d’avant-garde des années 1890 dessine des frontières somme toute claires entre
symbolistes et naturalistes, entre le Théâtre d’Art puis le Théâtre de l’Œuvre, d’un
côté, et le Théâtre Libre, de l’autre, le tout jeune mouvement d’avant-garde que
veut représenter à Dublin l’Irish Literary Theatre face à toutes les traditions, est
animé par deux personnalités appartenant chacune à l’un de ces deux courants :
à côté de Yeats en effet, Georges Moore, romancier, essayiste connu, est l’un des
plus éminents représentants du roman naturaliste anglophone, et grand admirateur d’André Antoine. De plus une marque importante de la démarche du poète
irlandais reste, sans conteste, son attachement à certaines formes traditionnelles de
composition dramatique. Yeats n’a eu de cesse, d’un bout à l’autre de son œuvre,
et avec le souci constant de ce que l’on pourrait appeler « la pièce bien faite », de
revoir ses textes dans le sens d’un raffermissement ou d’un resserrement de l’action,
de la clarté de la fable, ou de la construction des personnages.
Quoi qu’il en soit, lorsque Yeats revient, d’une année à l’autre, sur ses opinions
et ses propositions, ce n’est pas parce qu’il se rend à l’évidence de contraintes
dont on sait qu’elles ne sont que relatives à des codes dominants, mais parce qu’il
cherche, au fur et à mesure de ses découvertes, les formes correspondant à un
projet, aussi bien textuel que scénique. Que cette recherche passe par la découverte
et l’assimilation de pratiques et de techniques scéniques nouvelles, c’est incontestable. Pour autant – et ce malgré ses propres dénégations, dont on vient de voir
qu’elles furent en partie, consciemment ou inconsciemment, tactiques – Yeats,
en se confrontant aux productions écrites de ses contemporains, ou à la réalité
de la scène de l’Abbey, n’apprend pas comme un bon élève une discipline déjà
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toute faite, un savoir clos venant de l’extérieur : il l’invente. Dublin n’échappe
pas en effet, même à sa plus modeste mesure, à une époque marquée par de
profonds bouleversements esthétiques autant que techniques, et à la naissance de
cette nouvelle discipline qu’est la mise en scène. Dans le parcours du dramaturge,
il n’y a pas d’abord un théâtre littéraire, et ensuite un théâtre soudain réconcilié
avec le fait théâtral, avec la physique ou la plastique de la scène. Durant toute la vie
de Yeats, il y a un théâtre obsédé par le Verbe, qui cherche à la fois à assimiler un
modèle dramaturgique de représentation, et à le dépasser au profit d’un nouveau ;
et ce en construisant, étape après étape, les formes scéniques concrètes qui s’articuleront le mieux à lui – ou même parfois, à l’inverse, en conceptualisant ce nouveau
modèle a posteriori, à partir d’expériences scéniques inattendues.
III
Au cœur de cette construction en effet, et d’un bout à l’autre de l’œuvre, depuis
ses débuts (The Countess Cathleen, 1892) jusqu’à la fin (The Death of Cuchulain,
1939), se situe le thème qui fédère les textes, par-delà les différences d’époque, de
style, ou de pratique : celui d’un théâtre de la parole et de la voix. Aucun autre
n’aura eu une telle importance, et une telle permanence, dans l’œuvre comme
dans les commentaires du poète. Et aucun autre, sans doute, ne peut mieux aider
aujourd’hui à cerner sa dramaturgie. Définir une dramaturgie, c’est en effet chercher ce qui dans l’œuvre, dans sa globalité et peut-être dans sa cohérence, fait
système, et ce qui, caractérisant ce système, permettrait de dégager des lois de
composition ou d’écriture des œuvres, des motifs récurrents dans l’organisation de
la fable, des personnages, de l’espace, du dialogue – en un mot, tous les éléments
qui font d’une forme dramatique l’expression d’une vision du monde, au croisement de l’idéologie et de l’esthétique.
Ces termes de parole (speech), et de voix (voice), Yeats lui-même dans ses
essais les emploie tous les deux, dans des contextes variables, en les interchangeant ou les articulant fréquemment, y associant tout un paradigme de termes qui
brouillent les pistes d’une compréhension claire de son propos. Dans le corpus de
ses commentaires sur ses propres œuvres, depuis les premiers essais rassemblés sous
le titre The Irish Dramatic Movement, jusqu’aux derniers essais des années 1930 19,
c’est d’abord le mot speech qui domine, et permet d’identifier un projet d’écriture
• 19 – On peut se référer aux trois ouvrages qui rassemblent l’essentiel de ces commentaires,
de 1898 à 1937 : Explorations, composé des textes écrits par Yeats dans les différentes revues
attachées à l’Irish Literary Theatre puis à l’Abbey, auxquels sont adjoints des introductions aux
pièces des années 1930, et quelques essais isolés ; l’ouvrage Essais et Introductions, composé des
essais les plus importants et les plus connus de Yeats, depuis « The Celtic Element in Literature »,
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dramatique. C’est une valeur programmatique que prend ainsi cette phrase de
présentation de Cathleen ni Houlihan, en 1902 : « C’était la première des pièces
de notre école irlandaise de théâtre populaire, et dans ce style mélangeant sobriété
des mouvements et qualité de la parole qui ont donné à nos acteurs une certaine
célébrité 20. » En 1904, il confirme dans « La pièce, l’acteur, le décor » : « Nous
devons bâtir un théâtre fait d’énergie, d’extravagance, d’imagination, et d’une
parole musicale et noble 21. » Dans Samhain 1906, il développe sa conception d’un
théâtre de la parole dans l’article « La Littérature et la voix vivante », à travers des
formules telles que : « Je ne possède qu’un art, celui de la parole » (EX, 199-200),
ou bien : « Nous avons cherché le fondement de notre art là où les acteurs du
temps de Shakespeare et de Corneille ont trouvé le leur : dans la parole » (EX,
195). En 1907, on retrouve la formule désormais acquise dans une de ses préfaces :
« Avant tout, ce sera un théâtre de la parole 22 » ; dans la revue The Arrow, en juin
de la même année, il précise de nouveau :
« La qualité de la parole a toujours été, d’une façon ou d’une autre et quelle
que soit la pièce, notre principale préoccupation – car ce n’est que lorsqu’on
rencontre une parole musicale, agréablement articulée, délicate, variée et
énergique, que le style peut contribuer au succès d’une pièce, qu’elle soit
en vers, ou en dialecte 23. »
À la fin de sa vie, il ré-évoquera sa quête de ce théâtre soucieux d’une qualité
originale de la parole : « j’ai essayé de faire coïncider le langage poétique avec celui
de la langue passionnée de tous les jours » (EI, 37 ; en anglais : EI, 521).
Yeats cherche systématiquement à renforcer, dans l’emploi courant qu’il fait
du terme, la dimension orale de la parole, dans sa profération concrète, incarnée.
D’emblée, il décline ainsi un paradigme de mots, un ensemble d’apposés qui valorisent cette dimension, voire associent à cette oralité des valeurs d’authenticité et
d’élèvement moral : abondant, musical, noble, passionné, énergie, vivant, courant,
et même « le mouvement délicat d’une parole vivante, qui est le plus pur ornement
en 1898, jusqu’à l’essai quasi testamentaire « A General Introduction for my Work », en 1937 ;
enfin, Autobiographies, écrit à partir de 1912, où il évoque la période de ses débuts jusqu’en 1902.
• 20 – W. B. Yeats, préface à Cathleen ni Houlihan, in Collected Works (1908), cité dans VPl, 232.
• 21 – W. B. Yeats, « La pièce, l’acteur, et le décor », Samhain 1904, in Explorations, Presses
universitaires de Lille, 1981, p. 158 (en anglais : Explorations, London, Macmillan, 1962, p. 170).
Samhain est le titre de la revue programmatique parue annuellement, à chaque ouverture de saison
de l’Irish National Theatre Society, de 1901 à 1908. Lui avait précédé Beltaine, en 1899 et 1900.
Nous insérons dans le corps du texte les références suivantes à cet ouvrage.
• 22 – Préface à Poetical Works II—Dramatic Poems, London, Macmillan, 1907, in VPl, 1294.
• 23 – W. B. Yeats, The Arrow, 1st June 1907, in The Collected Works of W. B. Yeats, Vol. VIII: The
Irish Dramatic Movement, edited by Mary FitzGerald and Richard J. Finneran, New York, Palgrave
Macmillan, 2003, p. 193.
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de la vie » (Samhain 1903, EX, 100 ; en anglais, EX, 108). En même temps, il
articule cette réflexion au travail proprement scénique de la parole : en février 1900
(dans Beltaine), il écrit : « Le jeu d’acteur du drame poétique se devrait d’être
autant un art oratoire qu’un art du jeu, et l’art oratoire a déserté la scène 24. » En
1902, toujours dans Samhain : « Avec le temps, à mon avis, nous pouvons refaire
de la pièce poétique un genre dramatique vivant, et la formation que nos acteurs
auront tirée des pièces sur la vie paysanne, avec son immuable canevas, sa parole
volubile, ses extravagances de pensée, aidera à établir une tradition de jeu dramatique imaginatif » (EX, 88 ; en anglais, EX, 96). Toujours dans Samhain 1902, il
suggère : « Revenons au mot parlé en toutes choses […] car nous avons commencé
à oublier que la littérature n’est que de la parole transcrite » (EX, 87 ; en anglais,
EX, 95). Puis, en 1903, établissant son programme pour le théâtre, il déclare : « Si
nous voulons rendre aux mots leur souveraineté, nous devons faire en sorte que
sur scène, la parole l’emporte sur le geste » (EX, 100 ; en anglais, EX, 108). Dans
Samhain 1905, il se concentre sur le dialecte, et parle de la « langue musicale haute
en couleur », ou de la « parole expressive » parlée par les personnages de Synge
et Lady Gregory (EX, 171 ; en anglais, EX, 171). C’est dans le contexte de cette
défense d’une parole « vivante » et « naturelle » qu’il aborde la question de la voix,
se préoccupant de sa prééminence sur scène, à côté, voire contre les autres éléments
de la représentation. L’essai « La Littérature et la voix vivante » a précisément pour
objet cette défense d’une transmission orale des textes :
« Pour lire vraiment la poésie, il faut qu’ils [la plupart des hommes] l’entendent réciter par des hommes dont la voix est empreinte de musique et qui
ont une compréhension savante de ses sons. […] Si nous faisons en sorte
que le poète puisse de nouveau s’exprimer, pas seulement par des mots
mais par la voix des chanteurs, des ménestrels, des acteurs, nous aurons
vraiment changé la substance et la forme de notre poésie » (EX, 195 et 201 ;
en anglais, EX, 212 et 220).
Cette focalisation sur la voix s’impose également aux pièces inspirées du Nô :
« J’ai simplifié les décors… À chaque simplification la voix a retrouvé un peu de
son importance 25 », ou bien : « Un masque me permettra […] de rapprocher suffisamment le public de la pièce pour qu’il entende chaque inflexion de voix » (TA,
150 ; en anglais, EI, 226). À la fin de sa vie, Yeats rassemble en quelque sorte toutes
ces formules en une seule, retenue par la postérité : « J’ai passé ma vie à éliminer
• 24 – Nous traduisons ; en anglais : W. B. Yeats, Beltaine, Feb. 1900, in The Collected Works of
W.B. Yeats, Vol. VIII: The Irish Dramatic Movement, op. cit., p. 154.
• 25 – W. B. Yeats, La Taille d’une agate, traduit de l’anglais par Jacqueline Genet, Klincksiek,
1984, p. 147 ; en anglais, Essays and Introductions, p. 222. Nous intégrons dans le corps du texte
les références suivantes.
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de la poésie toute phrase écrite pour l’œil, ramenant tout à une syntaxe destinée à
l’oreille seule » (TA, 127 ; en anglais, « An Introduction for my Plays », EI, 529).
Si le terme speech, comme sa traduction française parole, renvoie notamment
soit à l’exercice de la parole comme acte physique déterminé, soit plutôt au contenu
du discours (les paroles, voire le texte écrit qui en garde trace), il n’est pas sans
intérêt de souligner, chez Yeats, une insistance toute particulière à ancrer lui-même
l’idée de parole dans la sphère plus générale de l’oralité : ce qui intéresse Yeats
dans la parole, c’est son expression par une matière sonore. De son côté, le concept
de voix, dans son sens commun, ferait partie plutôt des catégories de la scène :
Patrice Pavis, dans son Dictionnaire du théâtre, en fait l’un des lieux privilégiés du
passage du texte à la représentation 26. Il évoque, après Barthes, la matérialité du
« grain » de la voix dans l’énonciation du texte, et les questions de modalisation
du discours par cette même énonciation. Cette problématique liée à une praxis,
dans le cas de Yeats, est loin d’être sans pertinence : Yeats est praticien, metteur
en scène de ses propres textes à l’Abbey Theatre qu’il co-dirige de son ouverture
en 1904 jusqu’à la fin de la décennie, date à laquelle il prend progressivement ses
distances pour explorer, en toute indépendance, des formes qu’il souhaite plus
stylisées que les pratiques dominantes de ses pairs. Dans ce contexte, la pratique
vocale constitue le cœur de toutes ses expérimentations scéniques. Au bout du
compte, les termes speech et voice se rassemblent dans une même sphère d’activité
concrète et incarnée : la parole, c’est bien le discours en tant qu’il est parlé, à voix
haute, par l’acteur ; la voix, c’est le canal d’expression de cette parole.
Ces notions de parole et de voix ne conduisent pourtant pas du côté d’une
réflexion sur la voix haute, celle de l’acteur sur scène. Yeats n’insiste sur la parole
et la voix dans leur dimension pratique que parce qu’il s’en est d’abord préoccupé
dans les textes ; c’est d’abord par l’écriture, avant toute interprétation scénique,
qu’il sera question de transmettre le rythme et l’intonation d’une parole orale. Dans
cette mesure, deux autres champs conceptuels du terme « voix » peuvent être
identifiés : d’une part, dans le domaine de l’analyse sémiologique, la voix comme
système de signes articulé à d’autres systèmes, et inscrit dans l’écriture dramatique ;
et d’autre part, dans le domaine de la linguistique de l’énonciation, le concept
d’oralité pris dans une acception nouvelle en tant qu’inscription, par le rythme,
la ponctuation ou la syntaxe, du mouvement de la parole – et de la voix – dans
l’écriture. Dans le premier, la voix sera considérée comme un mode particulier,
parmi d’autres, de manifestation des personnages. Or, dans le théâtre de Yeats la
voix tient une place remarquable par l’extrême diversité de ses manifestations :
personnages invisibles dont on n’entend que la voix, voix collectives de groupes
• 26 – Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 404.
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situés « hors-scène », présence fréquente de chœurs chantant, eux-mêmes opposés à
un personnage soliste, chantant ou parlant, animaux humanisés dont on interroge
les voix, expressionisme sonore de bruits naturels également interprétés comme des
voix humaines ou animales. Très rares sont les pièces qui ne déroulent pas, dans les
didascalies, tout un tissu d’indications sonores et vocales spécifique, faisant surgir
un univers de personnages ou de créatures, dans une dimension alternativement
burlesque, insolite, fantastique, ou métaphysique. Ce faisant, l’importance du
signifiant vocal et sonore est telle, dans l’organisation même des prises de parole,
que l’analyse de ses manifestations se déplace, passant du domaine sémiologique
à celui, plus fondamental, de l’organisation du discours. On revient alors à une
acception plus traditionnelle, métaphorique, du terme « voix », par le repérage de
l’organisation énonciative des textes : l’originalité de l’écriture de Yeats se révèle
alors dans le fait que les « voix » du système énonciatif sont, au sens propre, des
« voix » dissociées des corps, ou marquées par une présence sonore particulière.
Au-delà des déclarations d’intention du poète dans ses commentaires ou ses essais,
il apparaît ainsi clairement que ces voix, en amont de leur incarnation physique par
les acteurs, existent inscrites dans l’écriture, et méritent un détour critique pour
en comprendre la nature et le fonctionnement.
Le deuxième introduit une nouvelle difficulté conceptuelle. La voix en effet – au
sens littéral de « la voix haute », concrètement émise et entendue par un auditeur –,
« n’existe pas dans le silence du texte ». Yeats est loin pourtant d’être le premier
écrivain à avoir manifesté un intérêt pour la présence « concrète » de la voix dans
l’écriture, en cherchant à réduire l’écart entre l’écrit et le langage parlé. Le concept
d’« oralité », de création récente, permet de désigner « ce qui dans le texte compense
l’absence de voix : […] les sons n’ont pas besoin de la voix pour être perçus. La
voix n’est pas une condition nécessaire de l’oralité 27 ». Il semble alors intéressant
d’interroger ce concept d’oralité s’agissant de textes de théâtre. En effet, si le texte
dramatique est écrit pour être dit, incarné dans une voix, ne peut-on alors supposer,
à l’inverse, que pour ce faire il doit avoir été écrit, comme tout autre texte certes,
mais peut-être plus que tout autre, en référence à une voix, ou des voix, réelle(s)
• 27 – Marion Chenetier, L’Oralité dans le théâtre contemporain : Herbert Achternbusch, Pierre
Guyotat, Valère Novarina, Jon Fosse, Daniel Danis, Sarah Kane, thèse de Doctorat, sous la direction
de Jean-Pierre Sarrazac, Université Paris III, UFR d’études théâtrales, décembre 2004, p. 50. Cette
thèse a été éditée sous le même titre aux éditions universitaires en 2010. Dans l’ouverture de son
étude, Marion Chenetier évoque les grandes figures de la littérature qui se sont ainsi penchées sur
les racines de la langue et la transcription écrite d’une langue orale, et en particulier Hugo (dans
Les Misérables) ou Balzac (dans Splendeurs et Misères des courtisanes). Reprenant Jean-Pierre Martin
(La Bande sonore, Paris, Corti, 1998), elle signale également comment, en 1877, l’invention du
paléophone, ou premier phonographe, par Charles Cros, permet, par sa dissociation du corps, une
perception nouvelle de la spécificité du phénomène physique de la voix.
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ou imaginaire(s) ? Et la scène, par la place qu’elle accorde au corps, et donc à l’articulation ou à la respiration, n’est-elle pas par excellence le lieu d’expression de
cette voix ? Rien d’étonnant, de ce fait, qu’une part importante des déclarations de
Yeats ait pour dénominateur commun la recherche de l’inscription, dans l’écriture,
d’une « voix » ou de voix qui existeraient comme trace (en tout cas annoncée ou
souhaitée) d’une oralité réelle, liée à la réalité culturelle et sociale de l’Irlande. Un
projet politique – celui qui inscrit Yeats dans le mouvement de la renaissance irlandaise – rejoint là le projet théâtral, et y trouve même son terrain d’élection.
De plus, si la voix au théâtre inscrit une « corporalité » dans le discours par l’intermédiaire de l’acteur, nous pouvons aussi nous interroger sur l’inscription d’une
telle corporalité en amont même de toute représentation, et indépendamment
de tout référent réel identifié. C’est dans cette perspective qu’Henri Meschonnic
redessine les frontières entre l’écrit et l’oral, soutenant que l’oralité n’est pas le
parlé – qu’il y a de l’écrit chargé d’oralité, et des discours parlés sans oralité – et
qu’il existe une démarche d’analyse poétique du texte qui tente de redonner toute
sa place à la présence du corps dans l’écriture : l’analyse textuelle se donne alors
comme objectif de retrouver le chemin par lequel l’écriture, focalisée sur l’oralité
de ce qui serait une « parole écrite », produit elle-même des signes d’une voix non
incarnée physiquement. Le rythme et la musique du mot, du vers, de la phrase,
sont alors constitutifs d’une « voix » silencieuse propre à l’écrivain – non pas
l’écrivain dans sa réalité physique, mais, précisément, dans son activité d’écriture.
Dans le cas de Yeats, cette parole, dans sa présence rythmique et musicale – dont
Mallarmé, son contemporain, fut l’un des premiers, sinon le premier, à formuler
le concept – est « mise en scène » par l’écriture théâtrale, à travers un système où
les jeux de voix, empruntant souvent au registre narratif ou lyrique, se substituent
ou au moins se superposent au dialogue dramatique traditionnel. Au-delà – ou
en-deçà – des voix distribuées par l’organisation énonciative propre à l’écriture
dramatique, émerge alors une voix qui les traverse et les rassemble d’un même
mouvement. On aborde dès lors une dimension plus métaphysique de cette voix
de l’intime, cette voix que Jacques Derrida évoque dans La Voix et le phénomène :
« C’est dans un langage sans communication, dans un discours monologué,
dans la voix absolument basse de la vie solitaire de l’âme qu’il faut traquer
la pureté inentamée de l’expression 28. »
On comprend comment les deux champs conceptuels qui, pour les besoins du
raisonnement, viennent ici d’être isolés, trouvent une conjonction dans l’écriture
théâtrale de Yeats : lorsqu’il emploie l’expression « the speech of the soul with itself »,
• 28 – Jacques Derrida, La Voix et le phénomène, Paris, PUF, 1967, p. 18.
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le poète désigne cette parole intérieure qui, démultipliée, dialogue avec elle-même.
L’analyse poétique rejoint la question de l’organisation énonciative du texte : dans
le dialogue théâtral, des « voix-personnages » construisent un « théâtre des voix »
qui, s’il répond encore, dans les deux premières décennies de l’œuvre du poète,
aux règles de l’illusion théâtrale et du dialogue traditionnel, se fait plus explicitement, à partir des années 1910 et des Plays for Dancers, mise en scène de l’univers
imaginaire d’un sujet unique, en empruntant aux registres narratifs ou lyriques.
Yeats, en mettant en scène sa propre voix de poète dans un théâtre focalisé sur
le jeu des voix, se rapproche ainsi d’un « théâtre de la parole » dont la source se
trouve à cette époque du tournant des xixe et xxe siècles, où la forme dramatique
connaît une crise et une mutation fondamentales, et qui trouve des prolongements
dans une grande part de l’écriture dramatique contemporaine. Sous cette expression en effet, le sens commun, qui oppose souvent les actes et les paroles, rejoint
la dramaturgie, puisqu’elle désigne un théâtre où la parole tient lieu d’action,
subvertit les frontières entre épique et dramatique, présente l’espace et le temps,
voire efface à son profit les contours des personnages, bouleversant toutes les
catégories traditionnelles du drame.
Les deux termes, parole et voix, seront donc employés l’un et l’autre au fil
de cette analyse, puisqu’ils sont fédérés par une relation logique dans laquelle la
parole constitue la matière que met en forme la construction d’une architecture
de voix, et en particulier d’une dialectique entre polyphonie et soliloque. Cette
dramaturgie de la parole et de la voix ouvre ainsi le champ à plusieurs hypothèses
d’interprétation : l’écriture théâtrale est soit le porte-voix, du texte à la représentation, d’une parole qui trouve sa référence dans le monde réel ; soit le lieu d’une
démultiplication, selon des protocoles à examiner, des voix intérieures du poète.
IV
Si ce théâtre de la parole devient ainsi le lieu d’expression d’un débat dissimulé
dans le théâtre intérieur de l’écrivain, auparavant pourtant Yeats élabore, dans le
contexte du Irish Revival 29, le cadre fictif dans lequel il pourra se déployer : celui
des grandes figures des cycles légendaires celtiques. Lady Gregory et son Cuchulain
of Muithermne, Douglas Hyde (Beside the Fire ou Love Songs of Connacht), Lady
Wilde (Ancient Cures, Charms and Usages of Ireland), et Standish O’Grady (History
of Ireland 30) ont été ainsi les Holinshead de Yeats, qui est allé chercher dans les
• 29 – L’expression désigne le mouvement littéraire né à la fin du xixe siècle, visant à faire renaître
une culture nationale spécifiquement irlandaise.
• 30 – Standish O’Grady (1846-1928) ; fils du recteur de la ville de Cork, il entama, après des
études à Trinity College, une carrière d’avocat, et de journaliste au très conservateur et impérialiste
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cycles fondateurs des légendes, le cycle de Leinster en particulier, la matière de ses
fables tragiques. À la lumière et sous l’influence de Nietzsche (qu’il découvre au
début des années 1900, et auquel il ne cesse plus de se référer jusqu’aux derniers
essais des années 1930, époque à laquelle il se ré-intéresse à la figure de Dionysos),
il ré-interprète les modèles tragiques traditionnels, et se concentre sur le parcours
intérieur de figures héroïques confrontées à leur destin mortel. Si les formes que
prend son écriture sont ensuite diverses – les pièces inspirées du modèle du Nô, à
partir de 1916, diffèrent, dans leur facture, des textes des périodes précédentes –,
dans tous les cas l’on retrouve alors cette voix intime du poète, d’abord simple
personnage, bientôt musicien-rhapsode, dédoublé dans la figure du héros tragique.
Le drame, dans lequel la mort, plus que montrée ou jouée, est dite, racontée,
chantée, pleurée, est tout entier concentré sur le théâtre d’une parole de deuil,
où la quête de l’extase tragique passe par toute une gamme de modalités vocales :
le conflit dramatique, tant recherché par les critiques en quête de conventions
classiques, est ramené à la tension, intérieure au héros, entre affirmation de soi et
aspiration au néant, à la lutte entre être et non-être, vouloir-vivre et abandon à
l’infini de la mort.
C’est dans le contexte d’une telle réflexion sur le tragique, en plus du projet de
représentation d’une geste orale celtique, que l’accroche de Yeats au symbolisme
européen prend tout son sens, en particulier du point de vue du traitement de la
parole et de la voix. Yeats participe à la « mise en crise » du drame moderne dont
Peter Szondi situe l’origine dans ce que la critique récente a nommé sous l’expression désormais connue de « carrefour naturalo-symboliste ». Contre une esthétique
du trompe-l’œil, de la surcharge décorative et du vedettariat d’acteur, toute une
génération d’écrivains et d’artistes européens s’attache, à partir des années 1880,
à représenter le cœur du réel, sa partie secrète, cachée. Arnaud Rykner montre
comment, à l’heure de l’émergence de nouvelles techniques visuelles telles que la
radiographie ou la photographie, le théâtre cherche à apporter, lui aussi, un regard
nouveau sur le réel, et, à l’instar de ces nouvelles techniques, à en mettre au jour
les zones les moins visibles : « Le naturalisme ne fonctionne guère différemment
du symbolisme : il articule visible et invisible en un dispositif. Le visible est un
écran derrière lequel s’agitent et se pressent des ombres incertaines. Les uns les
Dublin Daily Express. Il fut l’auteur d’une Histoire de l’Irlande en deux volumes (publiés à compte
d’auteur en 1878 et 1880), qui contribua de façon décisive à l’essor du Irish Cultural Revival, en
donnant accès à toute une génération à l’histoire de l’Irlande Elisabethaine, et, au-delà, à toute
l’histoire mythologique du pays, en rendant compte de l’ensemble des cycles légendaires celtiques.
Il fut parfois assimilé à un Carlyle irlandais, même s’il n’avait pas la même stature intellectuelle
que l’historien britannique. Après les événements de 1916, il s’exila en France, puis en Angleterre,
où il mourut en 1928.
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nomment milieu ou hérédité, les autres destin ou cosmos 31. » Ce faisant il met
en évidence la relation paradoxale entre cette quête de visibilité et la révélation
d’une opacité irréductible du monde. Yeats, de son côté, n’échappe pas à cette
obsession de l’expression de l’invisible qui se cache derrière le visible : « Les arts,
je le crois, sont sur le point de […] nous guider au cours de notre voyage en
emplissant notre pensée de l’essence des choses et non des choses elles-mêmes »
(TA, 32 ; en anglais, « The Autumn of the Body », EI, 193). À une époque où les
frontières entre science, psychologie, para-psychologie et religion sont poreuses,
Yeats fait de son écriture théâtrale la tribune et le laboratoire de deux recherches,
à la croisée du psychologique (nous ne dirons pas encore psychanalytique) et du
théologique : l’une sur les jeux de double de la personnalité – c’est sa théorie du
masque –, l’autre sur la question de l’immortalité et de l’incarnation. Les notions
d’intime, et d’intimité, chez Yeats, auront peut-être, en ce sens, une relation avec
l’idée de révélation, à laquelle le silence et l’écoute d’une voix intérieure permettent d’accéder : « Qui peut se tenir toujours sur l’étroit sentier entre la parole et le
silence, où l’on ne rencontre que de discrètes révélations ? » (nous traduisons ; en
anglais, « Magic », EI, 52).
Or si l’une des problématiques centrales de ce tournant du siècle est celle de
la captation de l’invisible, cette captation, dans l’esthétique symboliste, se joue le
plus souvent par une relation complexe entre les mots et l’image, le dire et le voir,
le langage et le regard : c’est par l’interaction du dire et du non-vu que l’invisible
se manifeste. Cette interaction est d’abord provoquée par le paradoxe cultivé de
la présence, dans l’écriture dramatique, d’une parole fréquemment narrative, par
laquelle les événements ne sont plus montrés mais simplement évoqués allusivement, et convoqués dans l’imagination du lecteur et du spectateur. En outre, dans
cette relation nouvelle entre les mots et les choses, c’est aussi par le mouvement
rythmique interne de la phrase et du verbe que celles-ci ne sont plus « représentées » – illusoirement, selon Mallarmé – par ceux-là, mais au contraire « suggérées ». Yeats construit alors un autre « usage de la parole » qui se démarque des
codes traditionnels du dialogue et de la représentation, et ouvre un champ où les
mots, dans leur dimension incantatoire, deviennent eux-mêmes créateurs d’espace
et d’action. Cette fonction de la parole, il la pose d’abord en termes paraboliques
dans ses premières pièces, à travers la présence de personnages eux-mêmes magiciens du verbe, chanteurs ou musiciens. Dans ces premiers textes cependant, la
musique des mots, et l’importance accordée au « décor sonore » de la fable fait déjà
de la voix un élément central de la composition dramatique. Plus tard, à partir de
• 31 – Arnaud Rykner, « Changement d’optique : le regard naturalo-symboliste sur la scène », in
Mise en crise de la forme dramatique, études réunies par Jean-Pierre Sarrazac, Études Théatrales
n° 15-16, 1999, p. 193.
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l’écriture de Deirdre, et de l’apparition de la figure du chœur, cet usage s’affirme
et s’épanouit, en particulier dans les pièces inspirées du Nô. Dans celles-ci, non
seulement le dialogue absorbe entièrement le texte didascalique, et l’action dramatique n’est plus jouée, mais essentiellement narrée ou chantée ; mais la rythmique
hypnotique de l’écriture, alliée à la présence des instruments, tend vers la création
d’un système où la voix se substitue au voir, et où surgit sur un mode épiphanique
un univers spectral de fantômes et de doubles. La parole et la voix sont ainsi, dans
tous les sens du terme, le medium permettant l’émergence d’un monde invisible,
celui des morts et des esprits qui, selon le dramaturge, ne se manifestent que dans
certaines conditions choisies.
Yeats, en s’emparant des réflexions mallarméennes sur l’écriture poétique,
rejette toute idée d’illusion théâtrale : c’est par l’allusion, et non l’illusion, que
les secrets de l’intériorité sont abordés. Le verbe apparaît alors comme le pivot
autour duquel gravite l’ensemble des données du drame et de la représentation :
Yeats, parmi les premiers, explore le rapport entre le dicible et le visible. Par ses
recherches sur une forme de tragique intégrant aussi bien la réflexion mallarméenne que l’esthétique du Nô, il développe une dramaturgie de la parole où
s’ouvre dans le langage une porte sur l’indicible.
V
Il est donc avéré que l’un des rares motifs qui aura obsédé Yeats durant toute
son existence est bien celui d’une parole dite, psalmodiée ou chantée ; il reste qu’un
nouveau paradoxe semble caractériser son œuvre théâtrale : car il est également
incontestable qu’une bonne part de la raison d’être de cette œuvre réside dans la
présence, au cœur même des textes, de figures de danseurs sans parole, dépositaires
d’un secret en quête duquel partent bon nombre de ses personnages. Ainsi, deux
des collaborations les plus fructueuses de cet avocat le plus ardent du verbe se firent
avec des partenaires danseurs qui, lorsqu’ils jouèrent dans ses pièces, n’y proféraient
pas une syllabe : Michio Ito, qui dansa la silencieuse gardienne du puits de At the
Hawk’s Well en 1916, et Ninette de Valois, qui fut aussi bien la figure silencieuse
de Fand, dans Fighting the Waves en 1929, que la Reine silencieuse de The King
of the Great Clock Tower en 1934. Yeats, défenseur prétendument inconditionnel,
voire virulent, de l’exclusivité du verbe et de la parole contre tout autre medium
scénique, construit un théâtre centré sur la figure d’un danseur sans voix et sans
parole. Et cette histoire commence même plus tôt, lorsque s’incarnent en un seul
personnage cette fois – celle du « Fairy child » de The Land of Heart’s Desire, écrit
et joué en 1894 –, la figure du danseur et celle du poète, du magicien du corps
et de celui des mots. Dans ces expériences, qui allient la parole et le mouvement,
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tant dans l’écriture que dans l’expérimentation scénique, le rôle fédérateur de la
musique – au sens mallarméen, la poésie étant musique par excellence – est le
signe immédiatement manifeste du renoncement à la tentation illusoire de tout
mimétisme réaliste, et de la création d’une « autre scène » de la rêverie et de l’intériorité. C’est sur cette scène qu’évoluent côte à côte, dans une relation complémentaire, et fédérés par un mouvement dialectique entre abstraction et incarnation, le
comédien et le danseur, le corps parlant et le corps en mouvement. L’affirmation
de la primauté de la parole sur tout autre medium scénique, loin de constituer le
symptôme d’un rejet des différentes disciplines de la scène que sont la scénographie, la lumière, ou même le jeu d’acteur, n’est en réalité, de par son ancrage dans
une visée respiratoire et rythmique des mots, que le préambule à la recherche
des formes textuelles (fable et personnages) ou plastiques et sonores (corps, voix,
musique, espace, lumière) correspondant à cette dramaturgie de la subjectivité, qui
vise à mettre en scène l’apparition de figures spectrales, doubles de personnages
eux-mêmes placés au seuil de la vie et de la mort. Dans ce contexte, la voix est bien
« cette matérialité du corps surgie du gosier 32 » ; une matérialité qui, à l’horizon
du lyrisme et de l’opéra, va jusqu’à déborder la parole, pour tendre à n’avoir plus
pour référent qu’elle-même. On entre alors dans le registre de l’affect, voire de la
magie. Cette présence côte à côte, dans la fable théâtrale, du narrateur-chanteur
et d’un danseur silencieux, met ainsi sur la voie d’une possible conjonction, et en
tout cas d’une continuité, dans la pensée de Yeats, entre l’écriture textuelle et la
performance scénique : le texte, même écrit, n’est pensé que dans sa dimension
performative. Livré comme une partition, il devient le support d’un rituel magique
dont la dramaturgie s’inspire des cérémonies occultes auxquelles le poète participe au sein des cercles successifs dont il a été le membre, voire l’animateur. Les
revirements du poète, ses autocritiques, et les nombreuses révisions de ses pièces,
peuvent être compris alors comme autant de tentatives à chaque fois douloureuses
d’établir un compromis, non pas entre poésie et théâtre, mais entre son utopie
d’un théâtre poétique et les contraintes scéniques de son époque, ou les pressions
de ses contemporains.
Ce travail d’investigation sur les formes multiples prises par les concepts de
parole et de voix dans l’écriture théâtrale de Yeats se déclinera donc selon trois axes
successifs, qui tenteront d’épouser ce qui apparaît comme le cheminement logique
du poète dans sa construction d’une dramaturgie de la spectralité, voire de la révélation. Dans un premier temps, nous verrons comment Yeats commence par souscrire avec enthousiasme au mythe d’une oralité populaire, que le théâtre aura pour
mission de défendre en s’en faisant, littéralement, le porte-parole ; et comment il
• 32 – Roland Barthes, « Le Grain de la voix », in L’Obvie et l’obtus, Paris, Le Seuil, 1982, p. 241.
[« Yeats dramaturge », Pierre Longuenesse]
[ISBN 978-2-7535-1980-0 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
I nt ro d uction
finit par s’en écarter, en conservant toutefois de cette expérience ce qui fera le cœur
de son entreprise : l’idée d’une parole incarnée, et un concept d’oralité désormais
repensé et élargi. Quelques-uns des textes de la « première époque » aideront à
suivre le poète dans cette évolution, et en particulier ceux pour l’écriture desquels il
fait appel aux compétences de Lady Gregory : de Cathleen ni Houlihan à On Baile’s
Strand, ou de The Pot of Broth à The Unicorn from the Stars. Puis un détour par
l’analyse des jeux de voix dans l’écriture théâtrale – par exemple dans On Baile’s
Strand ou The Green Helmet – permettra d’identifier le processus par lequel, au fil
des œuvres, émerge une voix singulière, celle du poète. Celle-ci, dans une première
période, n’est qu’une voix parmi d’autres voix à l’intérieur de la fable : c’est le cas
dans les pièces précitées, et dans d’autres, de caractère plus nettement tragique,
telles que The King’s Threshold ou Deirdre. Puis elle prend l’apparence, surtout à
partir des Plays for Dancers, de la voix méta-théâtrale de musiciens-narrateurs,
mettant en scène le « labyrinthe de la conscience » du poète. Ainsi, c’est à partir
de cette « pulsion rhapsodique » de l’écriture que se met en place une dramaturgie
de l’épiphanie et de la spectralité, qui joue, littéralement, du degré d’objectivité ou
de subjectivité de figures dont on ne sait si elles sont la projection mentale de celui
qui parle, ou si elles ont une réalité extérieure à lui. Dans les Plays for Dancers en
particulier, et jusqu’à la plupart des pièces tardives – The Resurrection, A Full Moon
in March ou The Death of Cuchulain –, Yeats fait de la matérialité même de voix
chantantes, ou de corps dansants, l’objet et l’enjeu de drames dont la thématique
récurrente est celle d’une hypothétique renaissance après la mort. Le drame tend
alors vers une utopie où l’artistique rejoint le religieux : il se transforme lui-même
en rituel initiatique, en « performance » où ce qui se joue repose plus sur l’actualité de l’activité scénique que sur la représentation d’une fiction dramatique.
Au cœur de cette activité, la voix et la danse sont sollicitées ensemble pour
permettre l’« avènement » d’une apparition ou d’une vision.
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