introduction Yeats dramaturge - Presses Universitaires de Rennes

Introduction
«Ce théâtre du subconscient que fut la vie de mon imagination 1 .»
I
Le théâtre de W. B. Yeats reste aujourd’hui, du point de vue de sa réception
en France, victime d’un paradoxe. On ne se souvient plus que Yeats est le premier
des quatre prix Nobel de Littérature attribués à un irlandais 2 . Les suivants ont
occulté leur aîné, auquel ils se réfèrent pourtant régulièrement, comme à une  gure
tutélaire majeure en même temps que problématique, incontournable en même
temps qu’impossible à tuer. Inconnu du grand public en France, il est également
peu connu, en dehors du milieu angliciste, de la communauté des chercheurs en
arts du spectacle. Peu monté sur les scènes françaises, il n’a fait l’objet que d’expé-
riences scéniques isolées. En 1974, au théâtre de la Cité internationale, le metteur
en scène d’origine bruxelloise Henri Ronse, qui n’était pas encore directeur du
éâtre Oblique (futur théâtre de la Bastille) présente l’ensemble du cycle de
Cuchulain 3 . Plus récemment un nombre non négligeable de compagnies, voire de
lieux de formation, se sont emparés de certains des textes les plus originaux 4 . Mais
1–W.B. Y, préface à e King of the Great Clock Tower, Dublin, Cuala Press, 1934, in
Variorum Poems, p.855. Nous traduisons.
• 2– Yeats en 1923, George Bernard Shaw en 1925, Samuel Beckett en 1969, et Seamus Heaney
en 1995.
• 3– On peut ré-écouter l’émission de France-Inter Le Masque et la Plume du 30décembre 1973,
consacrée à cette mise en scène, sur les archives de l’INA. Voir le site [http://www.ina.fr/archives-
pourtous/index] et rechercher par l’entrée Henri Ronse/Yeats.
4– En mars1983, Armand Gatti ouvre, dans l’ancienne chapelle des Cordeliers à Toulouse,
l’Atelier de création populaire qu’il nomme L’Archéoptéryx et dont il assure la direction. Il y met
en scène La Nuit de Cuchulain et Le Seuil du royaume, inspirés respectivement des pièces du cycle
de Cuchulain, et de e Kings  reshold. En 1996, l’auteur de ces lignes présente à la Galerie
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il semble être cantonné à cette sphère expérimentale: aucun  éâtre national, ni
Centre dramatique, ni Scène nationale, ne l’a jusqu’à présent programmé.
Cette lacune tient probablement à plusieurs strates superposées de malen-
tendus. Le premier d’entre eux est que l’œuvre théâtrale est le plus fréquem-
ment perçue comme seconde par rapport à l’œuvre poétique – ce qui n’est pas le
moindre des paradoxes, concernant un poète qui a fait de «l’oralité» de la parole
la pierre angulaire de son œuvre, tant dramatique que poétique. Nombreux, de
ce point de vue, sont les liens que l’œuvre poétique elle-même entretient avec le
théâtre, tant dans son écriture que dans la façon dont Yeats envisageait le devenir
concret d’une œuvre «à dire». L’œuvre dramatique quant à elle, n’échappe pas
aux jugements critiques. Le premier théâtre semble rangé au placard tantôt des
expériences néo-symbolistes, à la marge des grands courants européens du moment
–symbolisme belge et français,  gures européennes dominantes des scandinaves
ou des russes–, tantôt du théâtre militant, et donc local, de l’Irish Cultural Revival.
Sans parler de Beckett , qui a acquis depuis longtemps une stature universelle,
il semble ne pas faire le poids à côté de l’œuvre d’un Synge , dont la  nesse du
réalisme poétique et la virtuosité de la langue constituent la voie – la voix ? – idéale
pour une représentation e cace et brillante d’une certaine Irlande mythique ; ce
même Synge qui fut choisi par l’Odéon, à côté de Franck MacGuinness , comme
phare de la culture irlandaise durant l’année de l’Irlande en France, en 1996 ; ou
d’un O’Casey, qui fut annexé par Vilar au TNP, à l’époque de ses grandes mises en
scène des années1950 ; ou, plus proche de nous, d’un Brian Friel ou d’un Martin
MacDonagh. Le second théâtre de Yeats, quant à lui, inspiré du Nô, même s’il
suscite l’intérêt par sa recherche sur les formes, ou l’annonce d’une modernité, est
jugé di cile d’accès, par ses thématiques métaphysiques ou occultes – relecture de
la passion christique, motifs du masque et du double, des morts et des esprits–,
traitées sur le mode de la parabole. Cette di culté est renforcée par une écri-
ture savante, une forme composée et ritualisée, la mise en place d’une médiation
complexe entre le spectateur et la fable. L’un et l’autre de ces deux pans de l’œuvre,
Marquardt, Place des Vosges à Paris, dans le cadre de L’Imaginaire Irlandais Contemporain, deux
mises en espace de Deirdre et Les Eaux d’Ombre, qui seront reprises au  éâtre de l’université de
Caen, puis, pour Les Eaux d’Ombre, à l’Atalante en 2011, soutenu par la région Île-de-France,
l’ Essonne et la ville de Paris. En 2000, les metteurs en scène associés Jacques Delcuvellerie et
Mathias Simons montent La Seule Jalousie d’Emer, présenté au Festival de San Marino, en Italie. En
2004, la compagnie Articule, soutenue par la DRAC, la région Centre et la ville d’Orléans, présente
Trois Nôs d’Irlande d’après W. B. Yeats, sous la direction de Christophe Maltot. Ils seront repris
dans la programmation de Lille 2004 (capitale européenne de la culture). Julien Parent, directeur
de la compagnie «Blow-up, set et match !», implantée en Essonne, monte en 2006 Le Chat et la
lune et Ce que rêvent les os de W. Butler Yeats, avec l’ensemble musical Suonare E Cantare. En n,
le comédien et metteur en scène Eram Sobhani crée, à l’Étoile du Nord en 2010, Le Roi de la tour
du grand horloge, spectacle repris à Roubaix en 2012.
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marqués par leur médiévisme ou leur ésotérisme, et leur lien, dans l’ensemble, avec
l’esthétique du miracle ou de la moralité, semblent donc loin de la modernité euro-
péenne issue des dramaturgies postérieures à 1945. En Irlande même, les hautes
instances de l’institution culturelle ne semblent pas vouloir démentir cette image.
En témoigne le  lm récent Some Other Place, réalisé par Paula Fraser-Bergin, et
promu par la National Library of Ireland dans le cadre de l’exposition Yeats 5 . On y
voit une mise en scène de trois pièces rassemblées par leur même lien à la veine du
Miracle: e Cat and the Moon, Calvary, et e Countess Cathleen. Tourné dans un
cadre naturel, le  lm allie veine tragique, images populaires irlandaises (la lande,
la pauvreté et la famine, la musique), et geste biblique ou magique.
II
Que reste-t-il à sauver, de ce fait, d’un théâtre jugé au mieux daté, et au pire
ennuyeux ? Si la réactualisation des enjeux de cette œuvre complexe est di cile, une
relecture en est pourtant possible qui, en la reliant aux écritures contemporaines, via
une ré exion sur le verbe et la parole, sur le texte et la représentation, permette de
cerner sa place dans la naissance d’une modernité, au carrefour des e et esiècles.
L’œuvre théâtrale de Yeats est, à divers titres, complexe à appréhender dans sa
globalité. C’est une œuvre importante: pas moins de vingt-six pièces, rassemblées
dans les œuvres complètes publiées pour la première fois en 1952 6 , auxquelles
il conviendrait, pour en avoir une vision exhaustive, d’ajouter à la fois les textes
qu’il a  nalement rejetés de l’édition  nale de ses pièces 7 , les nombreuses variantes
– et en particulier certaines d’entre elles, rattachées par lui-même à son œuvre
poétique 8 –, et même, précisément, quelques-uns des textes poétiques eux-mêmes,
qui présentent fréquemment des caractères proches de l’œuvre théâtrale. Cet
• 5– Some Other Place, A Trilogy ( e Cat and the Moon, Calvary,  e Countess Cathleen), directed
by Paula Fraser-Bergin, Amergin Productions, in association with Crimson Films and Dreamrise
Productions, 2008.
6– W.B. Y, Collected Plays, London, Macmillan, 1952 ; cette édition est la première
qui rassemble l’ensemble des textes tels qu’ils avaient été selectionnés par Yeats de son vivant,
auquel s’ajoutent les dernières pièces écrites en1938 et1939. L’édition universitaire de référence,
eVariorum Edition of the Plays of W. B. Yeats, réalisée sous la direction de Russell Alspach, ne
paraît qu’en 1966.
• 7– Il s’agit surtout de ses quatre courtes pièces de jeunesse ( e Island of Statues, Mosada, Time
and the Witch Vivien, et e Seeker), de Diarmuid and Grania, pièce écrite en collaboration avec
Georges Moore, et de Where  ere is Nothing, première version de e Unicorn from the Stars.
• 8– En particulier les deux versions de e Shadowy Waters. La première fut éditée en 1900, et
nalement rejetée par Yeats – mais retenue par l’édition scienti que du théâtre complet en 1966 ;
et l’autre en 1906, avant d’être intégrée à l’œuvre poétique sous le sous-titre «Dramatic Poem».
On peut également mentionner la version initialement en prose de e Green Helmet, intitulée
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ensemble élargi représente alors de trente-cinq à quarante textes. C’est aussi une
œuvre produite sur une période très longue: de e Countess Cathleen, publiée
en 1892, à e Death of Cuchulain, écrite en 1939 et éditée de façon posthume,
il s’écoule presque un demi-siècle – et ce demi-siècle est dépassé si l’on considère
les premiers textes de jeunesse, ou les premières esquisses de e Shadowy Waters.
Pour brosser, certes encore rapidement, une vision d’ensemble de l’œuvre, on peut
avancer que deux périodes distinctes séparent deux groupes de pièces, aux traits
distinctifs assez di érents. On peut identi er le premier par la tentative, durant
deux décennies (1890-1900 et 1900-1910) de construire une nouvelle esthétique
du drame poétique tragique, que le poète tente d’imposer à lIrish National  eatre
Society , puis à lAbbey eatre: e Countess Cathleen (première publication en
1892, création en 1899), e King’s  reshold (création en 1903), ou Deirdre (pièce
écrite de 1904 à 1906, et créée en 1906), sont trois œuvres majeures caractéris-
tiques de cette première époque. Puis, la rencontre d’Ezra Pound , et la découverte
du Nô, contribuent à l’émergence d’une écriture nouvelle, en rupture plus radicale
avec le modèle aristotélicien: dans les Quatre Pièces pour danseurs (Four Plays for
Dancers: At the Hawks Well,  e Dreaming of the Bones,  e Only Jealousy of Emer,
Calvary), et dans les autres textes qui suivront, s’a rme une méta-théâtralité systé-
matique, en même temps que la danse y joue un rôle croissant.
Aujourd’hui, la tendance générale de la recherche sur le théâtre de Yeats est
pour l’essentiel d’opposer l’œuvre de jeunesse – fréquemment rejetée du côté d’un
théâtre littéraire, condamné pour son manque de structure et d’action, un théâtre
«qui perd toute vigueur poétique en donnant excessivement dans le  ou symbo-
lique, la demi-teinte fantastique et l’évanescent 9 » –, et les textes de la maturité,
tels que les Pièces pour danseurs, dont l’auteur aurait «capté la force [du théâtre]
en tant que spectacle joué, après avoir vingt fois remis son ouvrage sur le métier»,
en «ayant la sagesse de reconnaître les manques des pièces initiales 10». On a
donc le plus souvent opposé le jeune Yeats au Yeats de la maturité, des débuts de
l’Abbey eatre de Dublin jusqu’aux événements à la fois privés et publics de1916
et1917 11, puis à celui de l’après-guerre, jusqu’à sa mort en 1939. Le premier
e Golden Helmet ; et la ré-écriture de e Only Jealousy of Emer, éditée sous le titre Fighting the
Waves. Et nous ne comptons là, avec ces quatre textes, que les ré-écritures qui eurent un destin
autonome et o ciel, par rapport à leur modèle  nalement retenu par la postérité.
9– Christiane T, «L’Apprentissage du théâtre», in Cahiers de l’Herne – Yeats, Paris,
1981, p.75.
• 10– Ibidem.
• 11– Les événements politiques de Pâques 1916 en Irlande ont coïncidé avec la création de la
première des pièces pour danseurs, At the Hawks Well, et ont précédé d’une année le bouleverse-
ment personnel qu’a constitué le mariage de Yeats avec Georgie Hyde-Lees , après presque trente
années d’un amour passionné et éconduit pour Maud Gonne .
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aurait écrit une œuvre entièrement centrée sur le verbe et la parole, peu propice
au passage à la scène, tandis que le second, après des rencontres décisives (Edward
Gordon Craig , puis Ezra Pound et à travers lui le Nô), se serait progressivement
écarté des «brumes poétiques» pour se convertir aux règles nécessaires de l’écriture
dramatique, et aux réalités de la scène.
«En un sens les révisions opérées illustrent surtout son apprentissage
concret du travail de dramaturge. C’est ainsi qu’il revoyait constamment
les détails du dialogue, changeant la disposition, abrégeant, coupant bon
nombre des passages les plus longs a n de libérer le cours principal de
l’action des obstacles purement mécaniques 12.»
De fait, on a le sentiment qu’une certaine critique contemporaine tend à
rejoindre les détracteurs directs de Yeats, qui n’ont cessé de l’éreinter durant ses
premières années de dramaturge. Au cœur de cette polémique pourtant, la ques-
tion de fond n’est autre que celle du statut et de la place du texte et de la parole,
aussi bien dans l’écriture dramatique, que dans les réalisations scéniques.
En la matière, il faut reconnaître que le principal intéressé ne contribue pas
toujours à clari er le débat: Yeats passe son temps à s’excuser bruyamment de son
incompétence en matière de théâtre, à protester de ses e orts constants pour y remé-
dier, et à renier les unes après les autres ses propres productions, écrites ou scéniques.
«Je crois que je fais de e Shadowy Waters une pièce vraiment très forte.
Du point de vue dramatique c’est la pire chose que j’aie jamais faite, en
partie parce que je l’ai écrite quand j’ignorais presque tout du théâtre, et
que j’en avais écrit ou projeté beaucoup de passages plus anciens avant d’y
connaître quoi que ce soit 13.»
«J’ai écrit les deux premières pièces de ce recueil avant d’avoir une connais-
sance su sante de la scène, mais je les avais toutes écrites pour être jouées 14.»
«J’en ai en n maintenant achevé une révision complète, qui permet de la
mettre en scène à l’Abbey eatre. Les deux premières scènes sont presque
entièrement nouvelles, et au cours de la pièce j’ai ajouté ou supprimé certains
passages, selon qu’ils me semblaient ou non retarder l’action, mon expérience
de la scène m’ayant rendu apte à en juger. La pièce dans sa première version
avait été écrite quand je n’avais aucune connaissance du théâtre 15.»
• 12– Suheil Badi B, Yeatss Verse Plays: the Revisions, 1900-1910, Oxford, Clarendon Press,
1965, p.225.
13– W.B. Y, Lettre du 3août 1905 à Arthur Symons , in Letters, edited by Allan Wade ,
London, Macmillan, 1955, p.144.
• 14– W.B. Y, Préface à Collected Works, London, A. H. Bullen, 1908, VPl, 1293.
15– À propos de e Countess Cathleen: Préface à la ré-édition de e Countess Cathleen, en
1927, VPl, 173.
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