Le jugement comme faculté politique chez Hannah Arendt

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Mention « Religions et systèmes de pensée »
École doctorale de l’École Pratique des Hautes Études
UMR 8582-CNRS/EPHE / Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL)
Le jugement comme faculté politique
chez Hannah Arendt
Par Marie-Véronique Buntzly
Thèse de doctorat de Philosophie
Sous la direction de Madame Myriam Revault d’Allonnes, Professeur
émérite des Universités à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Soutenue le 28 novembre 2015
Devant un jury composé de :
Mme Sandra Laugier, Professeur à l’Université Paris I Panthéon -Sorbonne
M. Michaël Foessel, Professeur à l’Ecole Polytechnique
Mme Carole Widmaier, PRAG à l’Université de Franche Comté
Mme Myriam Revault d’Allonnes, Professeur émérite des Universités à l’Ecole
Pratique des Hautes Etudes
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REMERCIEMENTS
Je tiens d’abord à remercier ma directrice Mme Myriam Revault d’Allonnes
pour avoir accueilli ce projet de recherche, pour ses recommandations et ses
encouragements. Je tiens également à remercier les membres du jury qui ont
accepté de lire cette thèse : Mme Sandra Laugier, M. Michaël Foessel et Mme
Carole Widmaier.
Ma gratitude va à Christian Cogné pour sa relecture patiente et toujours éclairée.
Je remercie chaleureusement Néféli Mossaidi pour sa belle traduction en
anglais.
Plus que des remerciements, je dois une infinie reconnaissance à Ismini
Vlavianou pour sa présence et sa confiance inébranlable.
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TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION .......................................................................................................................... 4
PREMIERE PARTIE : LA COHERENCE DES ANALYSES DU JUGEMENT ...................................... 14
I Le jugement comme faculté mentale ................................................................................. 27
1) La situation du jugement vis-à-vis de la vita activa et de la vita contemplativa ....... 29
2) Jugement, compréhension, pensée ............................................................................. 32
II La théorie du jugement comme sortie d’une impasse ....................................................... 41
1) L’impasse théorique de La vie de l’esprit : la volonté ne permet pas l’action ......... 41
2) Le rôle du jugement dans l’économie générale de la philosophie d’Arendt ............. 47
3) Jugement et principe d’action ................................................................................... 49
III Le choix de Kant .............................................................................................................. 55
1) La mise à l’écart d’Aristote ....................................................................................... 57
2) Le choix de Kant : analogie des problèmes ............................................................... 61
3) Jugement esthétique et jugement téléologique .......................................................... 67
DEUXIEME PARTIE : LES CONDITIONS DE POSSIBILITES DU JUGEMENT ................................ 77
I Le jugement peut-il être à la fois moral et politique ? ....................................................... 78
1) La question du jugement moral ................................................................................. 78
2) Critique de la philosophie morale kantienne ............................................................ 84
3) Le jugement entre dualité de la pensée et pluralité de l’action ................................. 90
II Pensée, jugement : de l’intériorité réflexive à l’extériorité des apparences...................... 98
1) Intériorité, pensée, langage ..................................................................................... 101
2) Détachement et transcendance de la pensée ........................................................... 111
III Y a-t-il contradiction entre le caractère désintéressé du jugement et l’engagement du
sujet jugeant au sein du monde des apparences ? ............................................................... 120
1) La notion de désintéressement ................................................................................. 120
2) L’intérêt esthétique : les divergences entre Arendt et Kant .................................... 126
3) Le statut intermédiaire du désintéressement : désengagement de l’action et
responsabilité des spectateurs ........................................................................................ 134
TROISIEME PARTIE : CRITIQUE ET ACTUALISATION DE LA THEORIE ARENDTIENNE DU
JUGEMENT .............................................................................................................................. 151
I Le jugement au sein de l’expérience ................................................................................ 154
1) Eléments d’une critique ........................................................................................... 154
2) Pensée et expérience ................................................................................................ 161
3) Les jugements de valeur dans la perspective pragmatiste ...................................... 171
II Actualisation de la théorie du jugement aux problèmes politiques contemporains ........ 190
1) L’espace public des jugements dans la démocratie moderne .................................. 192
2) Les luttes politiques contemporaines : contre la négation de la faculté de juger ... 216
3) Apprendre à juger : éducation et démocratie .......................................................... 229
CONCLUSION .......................................................................................................................... 245
Bibliographie ......................................................................................................................... 250
Index des noms ..................................................................................................................... 258
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Introduction
La faculté de juger est sans doute l’un des parents pauvres de l’histoire de la
philosophie. Bien que deux auteurs majeurs y aient consacune partie importante de leur
travail, Aristote à travers l’analyse de la phronesis, et Kant dans sa troisième Critique, ils sont
les seuls à l’avoir considérée comme une faculté séparée de la pensée ou de la volonté,
suffisamment importante pour être l’objet d’un questionnement philosophique distinct. Et
pourtant, l’homme n’est-il pas sans cesse en train de juger, c’est-à-dire d’évaluer ce qui
l’entoure, êtres, choses, paroles, actions ? Cette faculté mentale n’est-elle pas déterminante
dans la conduite de la vie humaine, qui exige en permanence la donation d’un sens et la
justification de nos choix ?
Juger, cette activité banale dont l’homme abuse souvent, a quelque chose
d’énigmatique. N’étant pas de l’ordre du démontrable, la finesse et la qualité d’un jugement
ne peuvent reposer sur aucun critère objectif absolu. Certes, il ne suffit pas d’affirmer pour
juger : on peut écarter de la catégorie des véritables jugements les opinions irrationnelles,
détachées de la réalité. De même, si l’interprétation d’une œuvre d’art ne se fonde sur aucun
élément objectif, sur aucune caractéristique repérable de l’œuvre, elle ne méritera pas même
le nom d’interprétation. Mais s’il faut trancher entre une multiplicité d’interprétations
également justifiables, la science ou la démonstration logique ne nous seront d’aucune aide.
C’est un sens du goût, une sorte d’intuition spontanée, qui guideront in fine notre choix.
Tous les philosophes qui se sont intéressés au jugement ont en commun cette
affirmation : le sens du jugement ne peut s’enseigner. Comme le dit Kant dans la Critique de
la raison pure, « si l’entendement est capable d’apprendre et de s’équiper au moyen de règles,
la faculté de juger est un talent particulier, qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement
exercé. Aussi la faculté de juger est-elle la marque spécifique de ce qu’on nomme le bon sens,
au manque de quoi aucune école ne peut suppléer […]. »
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L’expérience et les exemples
semblent pouvoir aiguiser nos jugements ; mais si cette forme de « don naturel » fait défaut,
rien ne pourra corriger ce travers.
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KANT, Critique de la raison pure, Ed. publiée sous la direction de Ferdinand ALQUIE, Trad. Fr. par A. J.-L.
DELAMARRE et F. MARTY à partir de la traduction de J. BARNI, Gallimard Folio essais, Paris, 1980, p.187
5
Parler ainsi de don ou de talent pour une faculté, c’est déjà affirmer son aspect
inexplicable. Or, ce qu’on ne peut expliquer, c’est-à-dire ce à quoi on ne peut attribuer
objectivement une cause, à quoi bon l’analyser ? Dans le même ordre d’idées, Wittgenstein
dans sa Conférence sur l’éthique essaye de montrer qu’aucun jugement de valeur absolu n’est
réductible à un jugement de faits, et que par conséquent l’éthique ne peut être une science. Si
je dis de quelqu’un qu’il est un bon pianiste, c’est un jugement de valeur relatif : « le mot bon
dans le sens relatif signifie tout simplement : qui satisfait à un certain modèle prédéterminé »
2
.
Je peux décrire par des faits objectifs ce qui fait de cet individu un bon pianiste, par exemple
le fait « qu’il peut jouer de la musique d’un certain degré de difficulté avec un certain degré
de dextérité »
3
. Mais la notion de bien absolu ne peut être décrite par des faits, car si elle
l’était, elle n’aurait alors plus rien d’éthique. Inversement, par exemple, on peut juger un
meurtre comme un acte mauvais au sens absolu, mais « si nous lisons [] la description d’un
meurtre, avec tous ses détails physiques et psychologiques, la pure description de ces faits ne
contiendra rien de ce que nous puissions appeler une proposition éthique. Le meurtre sera
exactement au même niveau que n’importe quel autre événement, par exemple la chute d’une
pierre. »
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Wittgenstein tente ici de montrer que les jugements de valeur absolus excèdent ce
que peut dire le langage naturel ; ils sont des non-sens car ils affrontent « les bornes du
langage » ; ils disent quelque chose qui est « au-delà du monde »
5
. Autrement dit, juger, c’est
exprimer ce qui ne peut pourtant pas être expliqué. « Dans la mesure où l’éthique naît du désir
de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, de ce qui a une valeur absolue,
l’éthique ne peut pas être science. Ce qu’elle dit n’ajoute rien à notre savoir, en aucun sens.
Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l’esprit de l’homme, tendance que
je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en
dérision. »
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Ainsi, l’homme a besoin de juger, de dire « ceci est beau », « ceci est bon », « ceci est
juste », mais il a la plus grande peine à légitimer ses jugements. C’est encore le jugement qui
tranche entre un bon et un mauvais jugement. Face à un tel cercle de pensée, la réflexion
philosophique doit-elle s’arrêter et se contenter de constater l’existence d’un talent naturel
propre à certains individus, ou d’une tendance au jugement commune à tous les hommes ?
2
WITTGENSTEIN, Conférence sur l’éthique, suivi de Notes des conversations avec Wittgenstein de Friedrich
WAISMANN, Paris, Gallimard coll. Folio plus philosophie, 2008, p.10
3
Ibid.
4
Id. p.12
5
Id. p.19
6
Id. p.19-20
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