les investissements de la bns dans l`industrie fossile aux etats-unis

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Une étude des ArtisansdelaTransition
LES INVESTISSEMENTS
DE LA BNS
DANS L’INDUSTRIE FOSSILE
AUX ETATS-UNIS :
UNE CATASTROPHE
FINANCIÈRE
ET POUR LE CLIMAT
© Artisans de la transition, Fribourg, décembre 2016
www.artisansdelatransition.org
Ce rapport repose sur une recherche menée par South Pole Group
www.thesouthpolegroup.com
La version allemande est publiée en collaboration avec Fossil Free Suisse
www.fossil-free.ch
La version en français fait foi
Graphisme : www.page17.ch
Photos : p.1, JohnNorth/istock ; p.4, Tar Sands Mine in Alberta, Jiri Rezac/Greenpeace ;
p.9, MartinLisner/istock ; p.12, EvgenyMiroshnichenko/istock
Les investissements de la BNS
dans l’industrie fossile aux Etats-Unis :
une catastrophe financière et pour le climat
Résultats essentiels
1) L
e portefeuille d’actions de la BNS d’entreprises cotées en Bourse
aux Etats-Unis est investi à 10,8 % dans l’industrie fossile. Ce qui
engendre des émissions à hauteur de 46,5 millions de tonnes de CO2eq
par année. Ce portefeuille, qui représente 9 % de la fortune de la BNS,
fait doubler les émissions de CO2 de la Suisse.
2) E
n trois ans, de 2013 à 2015, la BNS a perdu 4 milliards de dollars/
francs à cause de ses placements dans le Carbon Underground 200
(CU200 : les 200 entreprises cotées en Bourse qui détiennent les plus
grandes réserves de charbon, de gaz et de pétrole), les entreprises
actives dans l’extraction de gaz de schiste et/ou très actives dans
le charbon.
3) I l existe aujourd’hui une panoplie de services financiers qui permet­tent
d’investir en phase avec les objectifs de l’accord de Paris qui demande
de contenir la hausse de la température moyenne sur Terre en dessous
de 2°C.
Recommandations essentielles
1) L
e Conseil fédéral et le Parlement fédéral doivent demander à la BNS
de modifier sa politique de placements qui, de toute évidence,
ne respecte pour le moment pas l’intérêt général du pays comme
le demande la loi sur la BNS.
2) T
ous les gestionnaires d’actifs, en particulier les responsables des
pla­cements des caisses de prévoyance, doivent évaluer leur exposition à l’industrie fossile et les pertes que cette exposition engendre.
L’exemple de la BNS montre que ces pertes sont déjà très importantes.
3) L
a priorité est de désinvestir du CU200, qui inclut les 200 entreprises
les plus lourdement impliquées dans l’industrie fossile avec pas ou peu
de chances de se reconvertir.
ArtisansdelaTransition3
ArtisansdelaTransition
Susana Jourdan et Jacques Mirenowicz*
La politique d’investissement de la BNS
dans l’industrie fossile aux Etats-Unis favorise
une trajectoire de +6°C et lui a fait perdre
4 milliards de francs en trois ans
* Susana jourdan
et Jacques Mirenowicz
sont codirecteurs de l’association
Artisans de la transition www.artisansdelatransition.org
Avec près de 10 % de sa fortune placée à la Bourse des Etats-Unis,
soit 61,5 milliards de dollars (ou de francs)1, la Banque nationale
suisse (BNS) contribue à placer le monde sur une trajectoire de +4°C
à +6°C de hausse de la température. Très loin, donc, de l’objectif de
l’accord de Paris qui vise à limiter l’élévation bien en dessous de 2°C.
Officiellement, la BNS privilégie des rendements financiers jugés
standards, et gérerait son argent de façon « neutre » ou « passive ».
En réalité, l’analyse présentée ici que les Artisans de la transition
ont demandée à South Pole Group démontre que cette gestion n’est
ni neutre ni passive vis-à-vis du climat : elle le sacrifie. Et au lieu
d’obtenir les solides rendements financiers que ce choix est censé
lui permettre, la BNS a perdu, avec ses placements dans l’industrie
fossile réalisés aux Etats-Unis, 4 milliards de dollars entre le 1er janvier 2013 et le 31 décembre 2015.
Le but de ce rapport n’est pas de stigmatiser la BNS. Mais d’attirer,
avec cet exemple, l’attention de tous les investisseurs, c’est-à-dire
de tout le monde, sur le fait que la place financière helvétique ignore
la bulle carbone et que cela est néfaste tant au climat qu’à ses ren­­de­ments financiers. Cette bulle déploie des effets de plus en plus
tangibles2 et il est urgent que les investisseurs, les investisseurs
institutionnels en particulier, en tiennent compte. Dans le sillage
de l’accord de Paris, tout doit être fait pour qu’elle dégonfle
le plus possible et le plus vite possible. Dans toutes les démocraties,
de plus en plus d’acteurs s’y emploient.
Avec l’accord de Paris et son objectif
de contenir la hausse de la tempéra­
ture bien en dessous de 2°C, la cam­pagne internationale de désinvestis­
sement des énergies fossiles a acquis
une énorme légitimité3. Entré en vi­
gueur le 4 novembre 2016, cet accord
engage, dans son article 2c, les pays
signataires à rendre « les flux
finan­ciers compatibles avec un profil
d’évolution vers un développement
à faible émission de gaz à effet de
serre et résilient aux changements
climatiques ».
Pour satisfaire cette exigence,
plusieurs pays européens ont pris
les devants. En France en particulier,
ArtisansdelaTransition5
l’article 173 de la Loi sur la transition
énergétique et pour la croissance
verte demande aux investisseurs
institutionnels, banques et gestionnaires de fortune de communiquer
sur les risques climatiques des actifs
financiers qu’ils gèrent, d’évaluer la
part des actifs verts de leurs investissements et de définir leur stratégie
de réduction de l’impact carbone de
leurs actifs.
sur les placements d’argent public
dans des entreprises qui réchauffent
la Terre. Au total, dix-neuf initiatives
politiques se sont saisies du sujet
depuis mars 2014, dont huit en Suisse
romande.
Le 1er septembre 2016, Doris Leuthard, directrice du Département
fédéral de l’environnement, des
transports, de l’énergie et de la communication, présentait la révision de
Un autre bon exemple est la Suède.
la Loi sur le CO2 mise en consultation.
Ce pays n’a pas introduit une telle
A cette occasion, elle a demandé aux
obligation légale, mais son Ministère
investisseurs d’avoir conscience du
des marchés financiers a engagé
CO2 et de connaître « combien de CO2
une démarche très volontariste pour
leurs placements génèrent ».
adapter les investissements du pays
A propos des caisses de prévoyance,
au plafond des 2°C. Sur le Vieux-Conti- elle a déclaré : « Chaque assuré aimenent toujours, le Parlement européen, rait savoir ce qui se passe avec son
le Conseil européen et la Commission
argent et comment il peut avoir une
européenne ont adopté en novembre influence [sur le climat]. »
la révision de la directive dite IRP, qui
régit les activités des institutions de
Cette volonté du Conseil fédéral
retraite professionnelle dans tous
d’accroître la transparence des plales pays de l’Union. Cette directive
cements financiers dans l’industrie
introduit l’obligation d’informer les
fossile et d’avoir à l’esprit leurs effets
bénéficiaires des retraites des risques sur le climat fait écho aux dix-neuf
liés au changement climatique.
interpellations parlementaires précitées. Mais la place financière suisse,
elle, reste de marbre : sauf exception,
Zéro intérêt
elle montre une superbe indifférence.
En Suisse aussi, l’intérêt est là. Cinq
interpellations au Parlement national, Selon le registre que l’organisation
neuf dans les parlements de sept
350 tient à jour4, trois institutions
cantons et cinq dans les législatifs
helvétiques figurent parmi les 688
communaux de six villes ont réclamé
qui, dans le monde, au 13 décembre
le désinvestissement des énergies
2016, s’étaient engagées à désinfossiles ou, au moins, la transparence vestir : la fondation de prévoyance
6 ArtisansdelaTransition
Nest, qui n’a de toute façon jamais
investi dans l’industrie fossile, la
fondation de prévoyance Abendrot
(désinvestissement total) et la caisse
de prévoyance des employés de la
Confédération Publica (désinvestissement du charbon). Deux institutions
religieuses internationales basées à
Genève, la Fédération mondiale des
Eglises luthériennes et le Conseil
œcuménique des Eglises, ont également annoncé désinvestir totalement
de l’industrie fossile.
Par ailleurs, seules trois institutions
financières suisses – la fondation
Nest encore et les banques cantonales de Zurich et de Bâle-Campagne –
figurent sur la liste de l’Engagement
de Montréal, groupe d’investisseurs
qui s’engagent à lutter contre le changement climatique. Et une étude du
WWF Suisse et de ShareAction5
con­f irme que la plupart des caisses
de pension ne font rien pour
connaître leurs émissions.
Encore moins pour les diminuer.
Exemple illustratif
Pour sortir de cet immobilisme, les
Artisans de la transition ont voulu
savoir combien d’argent la Banque
nationale suisse (BNS), première ins­
titution financière du pays, possède
en placements fossiles aux Etats-Unis
et ce qui se serait passé si elle avait
pris l’excellente décision de les désinvestir le 1er janvier 2013, lorsque
TABLEAU 1 :
Le portefeuille de la BNS aux Etats-Unis
comparé à un portefeuille théorique moyen
Emissions
totales de CO2
Portefeuille
de la BNS
Indice Msci Acwi
(portefeuille théorique)
Différence
46,5
42,5
+9%
(en millions de tonnes
de CO2eq)*
Exposition
aux énergies fossiles
10,8 %
9,5 %
+ 1,3 %
Exposition au Carbon
Underground 200
6,2 %
6,1 %
+ 0,1 %
* Sont considérées ici les émissions sur la totalité du cycle de vie du bien ou du service
que fournit l’entreprise. Ce que les spécialistes appellent les Scope 1, 2 et 3.
la campagne pour le désinvestissement démarrait aux Etats-Unis.
Outre l’intérêt et la légitimité de
choisir la BNS – en plus d’être
l’unique institution financière qui
concerne chaque habitant du pays,
elle brasse des fonds considérables,
640 milliards de francs au total –,
ce choix s’imposait pour une raison
pratique. En attendant que la législation helvétique oblige les institutions
financières à communiquer sur l’impact climatique de leurs placements,
le portefeuille d’actions en dollars
de la BNS est en effet public.
La SEC, autorité de contrôle des marchés financiers états-uniens, publie
la liste des avoirs de la BNS chaque
trimestre. L’étude présentée ici, que
South Pole Group a réalisée à la demande des Artisans de la transition,
se limite donc au portefeuille d’actions d’entreprises cotées en Bourse
aux Etats-Unis que détient la BNS.
Elle porte sur les actions de plus de
2500 entreprises qui représentent
un montant total de 61,5 milliards de
dollars, soit 9 % des 640 milliards de
francs de la fortune totale de la BNS.
Cela suffit néanmoins très largement
pour livrer un lot d’enseignements
particulièrement édifiants.
Dix fois les émissions du pays
Pour effectuer cette étude, South
Pole Group a passé en revue 2535
titres, évalué les émissions de CO2
dont ils sont responsables et l’évolu-
tion de leur valeur du 1er janvier 2013
au 31 décembre 2015, date du dernier
exercice pour lequel les émissions
de CO2 des entreprises sont connues.
En outre, une analyse sur trois ans
donne une excellente idée de la tendance générale.
Pour bien comprendre les résultats
de cette analyse, South Pole Group
les a comparés à un portefeuille
théorique composé d’actions de
46 pays, l’indice Msci Acwi.
En résumé, la BNS investit plus de
6,6 milliards de dollars dans l’industrie fossile, dont 3,8 milliards dans
des entreprises de la liste des 200
entreprises que vise la campagne
mondiale de désinvestissement6.
Et les émissions dues à ses actions
en dollars sont proches des émissions
globales de la Suisse : le pays émet
49 millions de tonnes de CO2eq par
an, la BNS en émet plus de 46,5 avec
ses « seuls » titres à la Bourse des
Etats-Unis. Le tableau 1 montre que
ces 9 % d’avoirs font quasiment doubler les émissions de la Suisse.
Si le reste des placements financiers
de la BNS a une intensité carbone
comparable, « la banque de tous
les Suisses » serait responsable
de dix fois les émissions du pays !
De par ses placements aux EtatsUnis, la BNS favorise un réchauffement catastrophique de 4°C à 6°C
à l’échelle internationale.
ArtisansdelaTransition7
TABLEAU 2 :
Les dix principaux émetteurs de CO2 du portefeuille de la BNS aux Etats-Unis
Part des
émissions du
Entreprise portefeuille*
Part
Signes
du portefeuille particuliers
The Southern
Company
9,56 %
0,37 %
Entreprise électrique basée au sud-est des Etats-Unis,
dont le courant est à 80 % fossile.
Finançait le chercheur climato-sceptique Willi Soon jusqu’en 2015.
Duke Energy
8,2 %
0,34 %
Entreprise électrique et distributeur de gaz basé en Caroline
du Nord actif dans le pays et à l’étranger. Fait un lobbying intense
contre le courant solaire décentralisé.
American
Electric Power
4,78 %
0,15 %
Entreprise électrique active dans onze Etats des Etats-Unis.
Premier consommateur de charbon du pays,
génère à lui seul 2 % de ses émissions de CO2.
Nextera
Energy
3,73 %
0,31 %
Entreprise électrique basée en Floride, 57 % de son courant
est d’origine fossile, 17 % d’origine éolienne.
Dominion
Resources
3,51 %
0,31 %
Fournisseur d’électricité et de gaz basé en Virginie. Planifie la cons­truction d’un gazoduc à 5 milliards pour acheminer du gaz de schiste.
Resterait membre d’Alec, un des plus puissants lobbys climatosceptiques que la plupart des entreprises de ce tableau ont quitté.
Xcel Energy
3,51 %
0,17 %
Fournisseur d’électricité et de gaz basé dans le Minnesota.
WEC Energy
Group
2,82 %
0,14 %
Fournisseur d’électricité et de gaz
basé dans le Wisconsin.
Exxon Mobil
2,64 %
1,87 %
Plus grande entreprise pétrolière cotée en Bourse. Soupçonnée
d’avoir su avant tout le monde les risques du changement climatique
et d’avoir sciemment menti à ses investisseurs, est sous investigation
dans quatre Etats des Etats-Unis.
PPL
2,21 %
0,11 %
Entreprise électrique basée en Pennsylvanie, active aux Etats-Unis
et au Royaume-Uni.
Transcanada
1,85 %
0,32 %
Entreprise qui détient 90 000 kilomètres de gazoducs,
4300 kilomètres d’oléoducs,17 centrales électriques et au moins
autant de projets pour continuer sur cette lancée.
Ses émissions ont augmenté de 20 % depuis cinq ans.
Total 42,82 %
4,09 %
* Sont considérées ici les émissions directes de l’entreprise et les émissions indirectes liées aux consommations énergétiques,
notamment à la consommation d’électricité. Soit les Scope 1 et 2.
8 ArtisansdelaTransition
Le tableau 2 montre les dix plus gros
contributeurs aux émissions de CO2
du portefeuille d’actions en dollars
de la BNS. Ces dix entreprises représentent 4 % des actifs et génèrent
43 % des émissions du portefeuille.
Il serait donc extrêmement simple
pour la BNS de faire infiniment mieux
pour préserver le climat.
Il ne faut pas confondre décarboni­
sation et désinvestissement.
La campagne internationale de désinvestissement ne demande pas aux
investisseurs de supprimer tous les
actifs fossiles de leurs portefeuilles.
Elle demande de ne plus investir dans
les 200 entreprises cotées en Bourse
qui détiennent les plus grandes réser­
ves de charbon, de gaz et de pétrole :
le Carbon Underground 200 (CU200).
Ces entreprises détiennent dans leurs
réserves au moins 745 gigatonnes
de CO2. Or, pour contenir le réchauffement en deçà de 2°C, le Groupe
intergouvernemental d’experts sur
l’évolution du climat (Giec) estime
le budget de l’humanité à 1000 gigatonnes de CO2 entre 2000 et 21007.
Chaque année, la planète émet
40 gigatonnes. Soit, depuis seize
ans, 640 gigatonnes. Il ne resterait
donc que 360 gigatonnes d’émissions
de CO2 disponibles à l’horizon du
siècle. Et les entreprises du CU200
posséderaient plus de deux fois le
budget carbone compatible avec un
réchauffement limité à 2°C.
Les entreprises de la liste CU200
représentent 6,2 % du portefeuille
en dollars de la BNS. Le tableau 3
détaille les dix plus grandes positions de la BNS parmi cette liste. Là
encore, il serait très facile de faire
beaucoup mieux puisque à elles
seules, ces dix entreprises repré-
sentent 77 % des avoirs de la BNS
que la campagne de désinvestissement vise.
Portefeuille nettoyé
Fin 2015, dans le cadre de la campagne Mon argent zéro fossile, près
de 4000 personnes ont envoyé un
courriel à la BNS pour lui demander
d’expliquer sa stratégie climatique.
La responsable communication de
la BNS leur avait alors notamment
répondu : « La Banque nationale
estime qu’il est dans l’intérêt de
son mandat légal et constitutionnel
d’obtenir des rendements solides sur
ses placements grâce à une diversification aussi large que possible. »
Il ressort de l’analyse de South Pole
Group que la part des placements
en dollars de la BNS dans l’industrie
fossile est excessive sur le strict plan
de la diversification : 10,8 % de son
ArtisansdelaTransition9
portefeuille d’actions, cela revient
à mettre trop d’œufs dans le panier
très risqué de cette industrie. Qui,
loin de lui obtenir de « solides rendements », lui garantissent plutôt en
ce moment de très solides pertes.
Pour estimer ces pertes, South Pole
Group a, en collaboration avec son
partenaire canadien Corporate
Knights, simulé l’évolution de la
valeur du portefeuille de la BNS si
elle avait désinvesti le 1er janvier 2013.
Corporate Knights détient une base
de données avec des informations de
marché qui couvre 7000 entreprises
cotées en Bourse, soit 85 % de la
capitalisation boursière mondiale.
Le risque carbone
exerce déjà ses
effets et engendre
de très importantes
pertes financières
Pour effectuer ce calcul, South Pole
Group a retiré du portefeuille toutes
les entreprises de la liste CU200. A
cela, les Artisans de la transition ont
ajouté deux autres critères d’exclusion : les entreprises actives dans le
gaz de schiste, soit treize entreprises
qui figurent sur l’Oil Sands Index, et
celles qui obtiennent 30 % ou plus de
leur chiffre d’affaires de l’extraction
ou de l’utilisation de charbon.
10 ArtisansdelaTransition
On arrive alors à un portefeuille
« nettoyé ». L’argent théoriquement
désinvesti des entreprises retirées
du portefeuille est ensuite réinvesti
de manière neutre, c’est-à-dire dans
les mêmes proportions sectorielles
que la composition du portefeuille
nettoyé.
La base de données de Corporate
Knights permet de calculer l’évolution
de la valeur du portefeuille « assaini »
du 1er janvier 2013 au 31 décembre
2015. Résultat : la différence entre les
deux portefeuilles est de 4 milliards
de dollars. Autrement dit, la BNS
a perdu 4 milliards de francs en
misant sur les entreprises les plus
fortement engagées dans l’extraction
d’énergies fossiles, y compris de gaz
de schiste, et les entreprises très actives dans l’exploitation du charbon.
En plus d’éviter ces pertes financières
si elle avait retiré son argent de ces
entreprises, la BNS aurait réduit de
56 % les émissions de CO2 liées à son
portefeuille et se serait rapproché du
respect de l’accord de Paris.
investit aux Etats-Unis et quatre ans
de dividendes que la banque distribue
aux cantons et à la Confédération.
Or, les pertes de la BNS dues aux
mauvais résultats de l’industrie fossile pourraient être plus lourdes.
D’une part parce que depuis le 31 décembre 2015, les entreprises actives
dans le charbon ont continué d’essuyer des pertes. D’autre part parce
que la BNS a sûrement fait des choix
d’investissements comparables avec
une partie au moins des 90 % de sa
fortune qui ne sont pas analysés ici.
En 2015, la Confédération publiait
un rapport sur l’impact carbone de la
place financière suisse8. Sa principale
conclusion : la place financière suisse
ignore largement les risques liés aux
investissements dans l’industrie fossile – la bulle carbone. Ce rapport des
Artisans de la transition chiffre ces
risques pour la première fois, dans
le cas d’une partie du portefeuille de
la BNS. Et le résultat est éloquent.
Plus d’excuses
Le deuxième enseignement très
Résultats éloquents
important que délivre cette étude est
Le premier enseignement de cette
que, contrairement à l’idée qui circule
étude concerne tous les investisseurs : un peu partout sur les difficultés
le risque carbone exerce déjà ses efqu’implique une analyse de l’impact
fets et engendre de très importantes climatique des portefeuilles d’invespertes financières. En l’occurrence,
tissement, elle a été très facile
4 milliards de francs, c’est 6,5 % de
à réaliser. Quelques jours de travail
la valeur du portefeuille que la BNS
ont suffi à South Pole Group pour
TABLEAU 3 :
Les dix plus grandes positions parmi les 200 entreprises
du Carbon Underground
Part
Signes
Entreprise du portefeuille particuliers
Exxon Mobil
1,87 %
Gaz de schiste, sables bitumineux,
offshore profond et arctique.
Chevron
Corporation
0,93 %
De tous les majors du pétrole, il est le plus récalcitrant à intégrer le changement climatique.
Suncor
Energy
0,48 %
Les sables bitumineux du Canada sont
la troisième plus grande réserve mondiale
de pétrole. Première entreprise à l’exploiter,
Suncor Energy y garde sa position dominante.
Canadian
Natural
Resources
0,33 %
Producteur de gaz naturel et surtout
de pétrole issu des sables bitumineux
et offshore.
Conoco
Philipps
0,26 %
Pétrole, gaz, sables bitumineux, gaz de schiste.
Cette entreprise très présente en Alaska
s’est aussi installée au Groenland.
Occidental
Petroleum
0,25 %
Tire la moitié de sa production de pétrole
et de gaz de ses puits au Moyen Orient.
EOG Res
0,24 %
Issue de la débâcle d’Enron, leader
de l’extraction de gaz et de pétrole de schiste.
Anadarko
Petroleum
0,15 %
Acteur majeur du pétrole et du gaz de schiste
aux Etats-Unis, détenait 25 % de la plateforme Deepwater qui a explosé dans le golfe
du Mexique en 2010.
Pioneer
Natural
Resources
0,14 %
Exploite le pétrole et le gaz de schiste
aux Etats-Unis.
Teck
Resources
0,12 %
Détient de vastes mines de charbon
au Canada.
Total 4,77 %
passer au crible 2535 positions,
évaluer leurs émissions, puis simuler
l’évolution de la valeur du portefeuille si la BNS avait désinvesti de
l’industrie fossile.
Un tout nouveau rapport de la Confédération9 renforce cette conclusion :
il est désormais très simple de dresser un bilan des effets sur le climat
des placements financiers. D’autant
qu’en parallèle, l’offre en stratégies
d’investissement alignées sur le plafond des 2°C, y compris en stratégies
dites « passives », c’est-à-dire qui
se contentent de suivre un indice,
s’est elle aussi grandement étoffée.
Et leurs performances financières
sont meilleures que leurs pendants
conventionnels à +4°C/+6°C.
Dès lors, plus personne, plus aucun
fonds, plus aucune caisse de prévoyance, plus aucune institution
qui place et/ou gère un capital n’a
d’excuse pour continuer à traîner
les pieds au lieu de faire ce qui est
de toute évidence à faire : libérer
son portefeuille de ses pires actions
dans l’industrie fossile et favoriser
ainsi, de manière très concrète, un
monde en partie expurgé des énergies fossiles et mieux susceptible de
respecter l’accord de Paris qui fixe le
plafond du réchauffement à 2°C.
Paraphraser Churchill
Bien entendu, ici, une objection pourrait survenir : et si la valeur boursière
ArtisansdelaTransition11
ArtisansdelaTransition
de l’industrie fossile allait remonter ?
Et si, par malheur, le monde, à cause
d’une manœuvre de l’Opec, de l’influence de Donald Trump ou de tout
autre événement imprévisible, allait
renier l’accord de Paris et impulser
une nouvelle vigueur au cours des
actions de cette industrie ? Bref, et
si, sur le strict plan financier, la BNS
et d’autres investisseurs sourds au
problème du climat avaient raison
d’attendre que le vent tourne en
faveur de leurs placements dans
l’industrie fossile ?
Si le monde
ne devient pas fou,
la valeur des
entreprises fossiles
poursuivra sa descente
aux enfers
Il est probable – et ô combien
souhaitable – que cette hypothèse
restera une fiction parce que le fait
que la bulle carbone se dégonfle
est une question de survie pour les
civilisations humaines. Si le monde
ne devient pas fou, la valeur des
entreprises fossiles ne peut que
poursuivre sa descente aux enfers.
De très nombreux acteurs financiers
l’ont compris. Mais d’autres, notamment en Suisse, en sont encore à
attendre – voire à espérer – que cela
passera, que la tendance s’inversera
et que cette valeur remontera.
Le responsable financier de la Caisse
de prévoyance des employés du
canton de Genève, par exemple,
affirmait fin août 2016, dans le cadre
d’une audition publique sur un projet
de loi sur le désinvestissement dans
ce canton : « Ces valeurs ont un
rendement très faible, mais si vous
les comparez à leur performance sur
dix ans, de 2005 à 2015, elles surperforment. »
Il est à espérer qu’elles ne surperformeront plus jamais. Mais quoi qu’il
arrive, ce gestionnaire de fonds publics et certains de ses pairs doivent
comprendre qu’ils font désormais
face au choix suivant : désinvestir
pour préserver le climat et garder
son capital ou attendre de voir si la
tendance s’inverse et risquer son capital tout en rendant la planète trop
chaude et largement inhabitable.
et de leur dire : « Vous voulez obtenir
des gains financiers au prix d’une
planète ravagée. Vous avez déjà
une planète extrêmement dégradée, vous aurez en plus d’immenses
pertes financières. » ❙
1) Le franc suisse et le dollar états-unien sont à parité.
2) LaRevueDurable. Histoire de la bulle carbone,
LaRevue-Durable n°55, août-septembre-octobre 2015,
pp. 36-39.
3) LaRevueDurable. Libérons-nous des énergies fossile!,
LaRevueDurable n°55, août-septembre-octobre 2015,
pp. 12-57.
4) http://gofossilfree.org/commitments
5) Caisses de pension suisses et l’investissement responsable, WWF et ShareAction, rapport 2015/2016.
6) Idem note 2).
7) LaRevueDurable. Indicateurs sur la contribution de
l’industrie fossile au changement climatique, LaRevueDurable n°55, août-septembre-octobre 2015, pp. 14-16.
8) Office fédéral de l’environnement. Risque carbone
pour la place financière suisse, Berne, 2015.
9) Office fédéral de l’environnement. Stratégies
d’investissement respectueuses du climat et performance, Berne, 2016
En septembre 1938, à la Chambre
des communes, à Londres, Winston
Churchill s’adressait en ces termes
très célèbres au premier ministre
Neville Chamberlain, à propos des
accords de Munich qui avaient livré
la Tchécoslovaquie à Hitler : « Vous
avez voulu éviter la guerre au prix
du déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre. »
Aujourd’hui, trop d’investisseurs
persistent à ignorer l’impératif climatique et la bulle carbone. Aussi est-il
tentant de paraphraser Churchill
ArtisansdelaTransition13
La Confédération, les cantons
et l’éthique
Les investissements fossiles de
la BNS placent la Confédération et
les cantons face à un choix d’éthique
majeur. L’exemple de Transcanada
illustre pourquoi. Cette entreprise
canadienne prévoit de construire
Keystone XL, oléoduc de près de
3500 kilomètres destiné à acheminer
le pétrole issu des sables bitumineux
de l’Alberta, au Canada, pour être raffiné sur la côte du golfe du Mexique.
Keystone XL fait l’objet d’une résistance sans faille – et jusqu’à présent
victorieuse – des défenseurs
du climat aux Etats-Unis.
Selon sa chargée de communication,
il n’y a là aucun mal : « Il n’appartient
pas à la BNS de fixer des normes
éthiques au moyen de sa politique de
placement », expliquait-elle fin 2015.
Dont acte. En revanche, il incombe
aux instances politiques, en Suisse
à la Confédération et aux cantons,
de faire des choix qui, à tout le moins,
préservent l’habitabilité de la Terre.
Connaissant désormais les conséquences climatiques désastreuses
de la stratégie d’investissement
de la BNS, peuvent-ils fermer les
yeux et la laisser faire ?
De rassemblements en marches,
de 2012 à 2015, le mouvement de
résistance aux énergies fossiles en
Amérique du Nord a fait de l’opposition à cet oléoduc une priorité1.
James Hansen, le climatologue qui
a systématiquement raison avant
tout le monde, a prévenu qu’exploiter
les sables bitumineux de l’Alberta
sifflerait la « fin du jeu » (game over)
pour le climat 2.
La BNS donne chaque année un milliard de francs (un tiers à la Confédération, deux tiers aux cantons) :
le Gouvernement fédéral et les gouvernements cantonaux peuvent-ils
la laisser mener tranquillement sa
barque et encaisser son argent gagné
sur le dos du climat ou devraient-ils
lever la voix pour que la plus haute
institution financière suisse tienne
compte, au minimum, de la politique
climatique du pays ? Y a-t-il un quelconque sens, de la part du Conseil
fédéral, à soutenir qu’il faut réduire
les émissions de CO2 à l’étranger et
à regarder en même temps sans
bouger la BNS les faire croître dans
des proportions insoutenables ?
En novembre 2015, le président Obama a mis son veto sur Keystone XL.
Mais Donald Trump a promis de le débloquer. S’il prend la funeste décision
de donner le feu vert à cet oléoduc,
la valeur de l’action de Transcanada
pourrait monter en flèche. Ce retournement de situation, fatal pour le
climat, serait donc très profitable à la
BNS qui détient pour 200 millions de
dollars d’actions de Transcanada.
14 ArtisansdelaTransition
Plusieurs cantons, dont ceux de
Genève et de Vaud, se sont donné
des objectifs de baisse des émissions
de gaz à effet de serre au niveau de
leur territoire. Est-il crédible qu’ils
demandent aux entreprises et à leurs
citoyens de faire des efforts pour réduire leur empreinte carbone tout en
profitant d’émissions sans commune
mesure à l’étranger que la politique
financière de la BNS provoque ? ❙
Susana Jourdan
et Jacques Mirenowicz
1) McKibben B. Les trois chiffres qui mènent à la catastrophe climatique, LaRevueDurable n°48, mars-avrilmai 2013, pp.18-23.
2) Hansen J. Il est encore temps de stopper la course
à l’abîme, LaRevueDurable n°46, septembre-octobre
2012, pp. 12-16.
photo©
N.ScottTrimble
Greenpeace
La transition
vers une société écologique
viendra de personnes déterminées
qui se retroussent les manches
et les méninges...
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