une lecture théologique et philosophique de Christian de

Revue des Questions Scientiques, 2010, 181 (2) : 179-202
Du monisme au pessimisme:
une lecture théologique et philosophique
de Christian de Duve
Dominique Lambert
ESPHIN
Université de Namur
d.lambert@fundp.ac.be
Nous voudrions ressaisir ici dune manière concise quelques thèses philo-
sophiques que Christian de Duve a esquissées dans ses derniers ouvrages, an
den manifester larchitecture conceptuelle et de mettre en évidence les ques-
tions quelles soulèvent1.
Il ne serait pas correct de ger la pensée de Christian de Duve à lun ou
lautre de ses livres ou articles. Cette pensée s’est explicitée peu à peu et lon y
voit des thèmes apparaître, se préciser et parfois s’éclipser. Il s’agit dune pen-
sée en évolution. Néanmoins, on peut aisément y repérer un l conducteur et
une cohérence interne que nous traduirons, dans un premier moment, au
moyen de quelques idées maîtresses sous forme de thèses qui se présentent
comme autant d’énoncés philosophiques et (anti-)théologiques. Nous nous
permettrons den analyser la portée ainsi que les dicultés quelles peuvent
soulever. Nous verrons alors, dans un deuxième moment, de quel système
philosophique la pensée de Christian de Duve est proche, en disant toutefois
1. Une version plus détaillée dun point de vue théologique peut être trouvée dans:
D. Lambert, «Quelques aspects philosophiques et théologiques de loeuvre du Profes-
seur Christian de Duve» in Épistémologie et éologie. Les enjeux du dialogue Foi-Science-
Éthique pour l’avenir de lhumanité (L. Santedi Kinkupu, éd.), Faculté de éologie des
Facultés Catholiques de Kinshasa, 2007, pp. 467-497. Le texte présenté ici actualise et
présente dune manière nouvelle certains contenus de cet article destiné à des théolo-
giens.
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que ce dernier ne revendique pas ce rapprochement. En eet, la base de sa
exion nest pas, comme il aime à le dire parfois, une suite de références et
douvrages philosophiques ou religieux, mais bien le raisonnement et la lo-
gique2.
Lécart au christianisme en quatre thèses
Lorsquon lit, avec un regard théologique, les ouvrages de Christian de
Duve, on ne manquera pas de voir en creux une prise de distance et une né-
gation progressive des contenus fondamentaux de la foi chrétienne. En fait, à
chacune des grandes positions philosophiques qui s’arment dans ses livres,
il est possible de faire correspondre la négation dun fondement du christia-
nisme. Même si dans lune de ses conférences faite à Louvain aux «Jeunesses
scientiques», le 1er décembre 1959, on peut trouver une brève allusion, de
pure circonstance, à lœuvre du «Créateur»3, lexplicitation récente de son
évolution intellectuelle manifeste nettement une posture non croyante dont
les contours sont esquissés, en négatifs, par le schéma dexposition fondamen-
tal et classique de la dogmatique chrétienne.
èse 1: le monisme de lUltime réalité
Écart 1: le refus du Dieu véritablement transcendant
Biologiquement, lhomme nest quun moment de l’histoire évolutive, il
ne peut prétendre à aucune place nitivement centrale ou hiérarchique-
ment supérieure. Pourtant, une prise de conscience de la richesse de nos capa-
cités et de nos expériences intellectuelles, esthétiques ou relationnelles forcent
2. Nous voudrions remercier le Professeur de Duve pour nous avoir souvent invité à dé-
battre en toute franchise avec lui de thèmes philosophiques développés dans ses livres.
Une des plus belles caractéristiques de sa pensée est, nous semble-t-il, outre sa franchise
et sa clarté, son refus de s’enfermer dans une position rigidiée, pour donner loccasion
dune rencontre et dune confrontation rationnelle avec des convictions et points de vue
très diérents du sien, ce qui fut parfois notre cas! La netteté et la vigueur de ses propos
nous a toujours semblé aller de pair avec linvitation sincère et permanente au dialogue.
Pour cela nous lui en sommes inniment reconnaissant.
3. «Inquiet, certes, il (le biologiste) lest, comme l’est tout homme qui vit dans l’intimité
du mystère; orgueilleux sans doute aussi, - n’est-ce pas là l’écueil qui guette tous ceux
qui prétendent aronter linconnu? Mais surtout et avant tout, dans sa contemplation
quotidienne du miracle de la vie, saisi dhumilité et d’émerveillement devant lœuvre
admirable du Créateur», Ch. de Duve, «Aux conns de la vie», Revue des Questions
Scientiques, t.CXXXI (5e série t.XXI), 1960, p. 35.
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ladmiration et renvoie à une profondeur du monde, à une épaisseur inson-
dable de la matière-espace-temps qui porte en elle cette «poussière de vie».
Cette profondeur ne sidentie pas à une radicale transcendance. On ne sort
pas ici du monde conçu comme un grand tout rassemblant, en une totalité
uniée, les existants. Cette réalité naturelle, qui nous porte et nous constitue,
doit être «quelque chose dineable, (de) totalement mystérieux»4 et il pro-
pose de lappeler: «l’Ultime réali».
Pour qualier cette «Ultime réali» de Duve n’emploie pas le terme de
Dieu, mais il est clair quelle correspond adéquatement à ce «Dieu déperson-
nalisé» quil appelle de ses vœux5: «nous devons «dépersonnaliser» Dieu,
tout comme la nouvelle physique nous dit quil faut «dématérialiser» la ma-
tière».
Cette «Ultime réali» nit en fait le sens profond du réel dont de
Duve cherche déjà une expression adéquate dans son ouvrage Poussière de
vie 6:
«Si l’Univers nest pas vide de sens quel est donc ce sens? Pour moi, cette signi-
cation gît dans la structure même de l’Univers qui se trouve être capable de
produire la pensée par le truchement de la vie et du fonctionnement cérébral. La
pensée, à son tour, est une faculté grâce à laquelle lUnivers peut échir sur
lui-même, découvrir sa propre structure et comprendre des entités immanentes
telles que la vérité, la beauté, le bien et lamour. Telle est la signication de
l’Univers comme je l’entends».
Lhomme peut approcher, au moins de deux manières diérentes, cette
Ultime réalité qui comble sa recherche dun sens immanent.
Premièrement, par la recherche scientique. L’Ultime réalité est vue,
dans ce cas, comme un horizon de la rationalité (scientique), mieux comme
un abîme, pour reprendre un terme cher à Jean Ladrière, dans lequel nous
nous enfonçons à la faible lumière de notre raison et dont la profondeur sans
cesse nous échappe.
4. Ch. de Duve, À lécoute du vivant, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 362. Le thème du «mys-
tère» exprimant la profondeur insondable du el est déjà présent dans la pensée de
lauteur dès 1959 (cfr Ch. de Duve, «Aux conns de la vie», op. cit., p. 35).
5. À lécoute du vivant, op. cit., p. 356.
6. Poussière de vie, op. cit., p. 496.
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Deuxièmement, par lexpérience humaine du beau, du bon ou de lamour,
qui implique un rapport à la vie subjective. Au nom dun préférence philoso-
phique, quil qualie de «platonicienne»7, de Duve se refuse à réduire laspi-
ration au beau ou le sir damour à des schémas explicatifs simplement
utilitaristes ou darwiniens (et donc dépendant de la rationalité scientique). Il
envisage, à titre dhypothèse, quil s’agit là «daspects authentiques de la réa-
lité ultime, diérents de ceux qui sont accessibles à la pensée rationnelle, mais
(qui sont) doués néanmoins dune existence propre»8. On pourrait dire que,
tout en étant parfaitement darwinien et donc admettant que certains aspects
de ce que nous appelons le beau, le bien ou lamour peuvent être expliqués,
chez lhomme, en termes dutilicomportementale et davantages évolutifs,
il incline à penser que le beau, le bien ou lamour doivent avoir un fondement
plus profond, plus universel, plus «en soi»9.
L’Ultime alité, horizon vers lequel convergent nos quêtes rationnelles et
fondement de nos aspirations les plus profondes, ne nous ore que quelques
unes de ses facettes. Notre condition dêtre biologique, fruit dune évolution
particulre, nous a gratiés de moyens cognitifs et perceptifs merveilleux
mais limités. Nous ne pouvons donc pas espérer rationnellement toucher les
limites de cette ali: nous avons «tout juste assez pour nous remplir
démerveillement, daspiration et du sentiment dappartenir à quelque chose
qui nous dépasse totalement, mais qui est signiant»10. Cet aveu d’ignorance
nest pas posé, ici, sur le fond dune attitude seulement sceptique ou agnos-
tique. Chez de Duve, il y a une volonde caractériser de manière plus posi-
7. À lécoute du vivant, op. cit., p. 358. Il semble cependant que le qualicatif «platonicien»
ne soit pas adéquat si lon veut être dèle à linspiration de la pensée de de Duve, par
ailleurs tout à fait cohérente. Au fond, la position crite est plus proche de celle de
Spinoza dont certains aspects peuvent, comme la très bien fait remarquer Bréhier, être
pris à tort pour des thèmes o-platoniciens (E. Bréhier, Histoire de la philosophie. II/
XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, P.U.F., 1981, p.156). Nous reviendrons dans la suite sur le
«spinozisme» de de Duve.
8. À lécoute du vivant, op. cit., p. 357.
9. «On na aucune idée de la manière dont le cerveau a pu par exemple arriver aux notions
de beauté, de vérité, de bien ou de mal. Je veux bien admettre qu’il s’agit de produits de
la sélection naturelle, que tout cela est apparu parce que c’était utile à notre développe-
ment. Mais jai quand même du mal à imaginer que cela n’a aucune correspondance
avec la réali. Que le beau en soi ou le bien en soi n’a pas une certaine signication. Les
notions du beau et du bien sont certes relatives, mais le fait quon cherche la beauté ou
quon aspire au bien est une réalité universelle» («Christian de Duve: l’évolution a un
sens», propos recueillis par O. Postel-Vinary, La Recherche, 286, avril 1996, pp. 90-93).
10. À lécoute du vivant, op.cit., p.358.
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tive cette ali qui nous dépasse et par rapport à laquelle nous sommes
toujours en partie ignorants. En cela, de Duve, conformément à ce quil
énonce très correctement, nest ni totalement agnostique (puisquil ne se
contente pas dune sorte de docte ignorance quant au sens profond de la réa-
lité), ni totalement athée (puisque l’Ultime aliest une sorte de «Dieu
dépersonnali»).
En fait son idée de Dieu est pensée en cohérence avec son approche scien-
tique et se présente au fond comme une proposition (quil reconnaît avec
une parfaite honnêteté intellectuelle porteuse dun certain nombre de préju-
s dailleurs inévitables) visant à11 «remplacer les mythes propagés par les
religions, tout en essayant de ne pas compromettre les nombreuses structures
bienfaisantes que celles-ci ont édiées sur les mythes».
Tentons de reprendre en quelques mots la «philosophie naturelle» du
Professeur de Duve pour en manifester larchitecture. Partons du présupposé
moniste que toute la alité, tout l’être s’épuise dans une seule «substance»:
l’Ultime réalité qui ne dépend de rien dautre, mais qui comprend toute exis-
tence. La vie biologique, qui germe «sur» et par la matière physico-chimique,
lhumain et sa pensée qui s’enracinent dans lhistoire évolutive du vivant, sont
des manifestations de nécessités internes à cette Ultime alité, que nous tra-
duisons à notre niveau et partiellement (car nos facultés sont limitées) par les
lois scientiques. Ce que nous traduisons par les «transcendantaux» (le vrai,
le bon, le beau,)12 est lexpression dune richesse innie de cette Ultime
réalité que certaines expériences (impliquant la raison et plus spécialement la
science ou dautres facultés de communion à la nature, à savoir par exemple
lexpérience esthétique, éthique ou mystique) nous permettent dentrevoir,
mais seulement à la manre dun éclair dans la nuit, jamais de manre entiè-
rement claire et distincte. À lopposé des idées de certains existentialistes,
contemporains de Jacques Monod, célébrant un monde proprement absurde,
l’Ultime réalité propose un sens. Ces parcelles de la réaliempirique que
nous explorons nous renvoient, sur le mode de lindice ou de la trace, à un
horizon de sens vers lequel nous tendons sans jamais pouvoir latteindre. Op-
timisme et modestie caractérisent la philosophie implicite du Prix Nobel.
11. Ibid., p.348.
12. La question des «transcendantaux» occupe une place centrale chez un autre collègue et
ami de Jacques Monod: Jean-Pierre Changeux: Du vrai, du beau, du bien. Une nouvelle
approche neuronale, Paris, Odile Jacob, 2008.
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