UNIVERSITÉ LYON 2 Institut d'Etudes Politiques de Lyon DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Lou TESSIER Séminaire de « Droit international » Sous la direction de Monsieur Filali Osman date de soutenance : le 03 septembre 2007 Membres du jury : Messieurs Daniel Dufourt et Filali Osman Table des matières Introduction . . 4 5 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain . . 9 Remerciements . . Section I : L’ancienne politique de développement industriel : une place réduite pour l’investissement étranger . . I.1. Origines et fondements . . I.2. L’industrialisation par substitution aux importations au Mexique : une stratégie de développement orientée vers le marché intérieur . . I.3. Crise économique, crise du système . . Section II : La nouvelle politique de libéralisation : une place centrale pour l’investissement étranger . . II.1.Le contexte international comme facteur du changement . . II.2. Réformes et nouvelle stratégie de développement centrée sur les IDE . . II.3. L’ALENA : parachèvement de la politique de libéralisation . . Conclusion de la première partie . . Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet . . Section I : Un outil de développement attractif pour les IDE . . I.1. Le champ d’application du Chapitre 11 . . I.2. Les garanties faites à l’investisseur . . I.3. Les effets sur le comportement des firmes . . Section II : Un outil de développement incomplet pour le Mexique . . II.1. L’absence de prise en charge des facteurs non juridiques de l’attractivité . . II.2. Les dangers de la notion d’expropriation indirecte pour les politiques de développement . . II.3. Perspectives de changement . . Conclusion de la seconde partie . . Conclusion . . Bibliographie . . Ouvrages généraux . . Mémoire de troisième cycle et thèses de doctorat . . Articles de doctrine . . Annexes . . 9 10 12 18 20 21 24 26 30 32 32 32 35 41 45 46 51 54 57 58 60 60 61 62 63 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Remerciements Je remercie Monsieur Filali Osman pour sa disponibilité et ses nombreux conseils dans l’encadrement de mon travail. Je remercie le Professeur Hernandez-Duval, professeur à UCSD, pour son attention à l’égard de mon travail. Je remercie également toutes les personnes qui ont été présentes durant la réalisation de ce travail. 4 Introduction Introduction Depuis trois décennies, le processus de mondialisation de l’économie s’est accéléré. Les échanges comme les flux de capitaux se sont accrus d’une manière inégalée auparavant dans un laps de temps très court. Les échanges de biens et les investissements directs étrangers (IDE) ont été les opérations économiques les plus marquées par ce changement. Le droit économique, et en particulier le droit des échanges et des investissements, a donc connu deux changements majeurs consécutifs à ces bouleversements économiques à partir des années 1980. En premier lieu, son importance sur la scène internationale comme pour les Etats s’est accrue, il est devenu un outil politique central pour agir sur l’économie. En second lieu, il a connu un double processus de déréglementation puis de re-réglementation à une autre échelle. En effet, les Etats ont renoncé à une grande partie de leurs droits nationaux sur les opérations économiques. Le but de la déréglementation était de s’adapter à une nouvelle configuration économique basée sur la rapidité des activités et la mobilité du capital. L’absence ou la simplification des règles qui régissaient autrefois chaque économie nationale était une adaptation au nouveau système économique. Parallèlement, un processus de re-réglementation a eu lieu à l’échelle internationale. Cette re-réglementation, à géométrie variable selon qu’elle est multilatérale, bilatérale ou régionale, vise à assurer que les règles minimales du jeu économique soient respectées, et que les possibilités de retour à l’ancien système soient limitées. Le droit dans le domaine économique s’est internationalisé, et bénéficie aujourd’hui d’une effectivité que le reste du droit international ne peut que lui envier. Ce processus d’accroissement des échanges et des flux de capitaux, comme les évolutions du droit qui lui correspondent, ne concernait au départ qu’un très petit nombre de pays. Ainsi, les processus de régionalisation, comme la Communauté Economique Européenne ou le traité de libre-échange entre les Etats-Unis et le Canada, ne touchaient que les pays les plus développés, qui concentraient le plus d’échanges et d’investissements. En marge de ces nouveaux espaces régionaux, la question du développement se posait toujours pour la majorité des pays du globe. L’intégration progressive de ces pays à la nouvelle configuration économique mondiale a été perçue comme la clé de leur développement. Leur intégration devait se faire par le biais des IDE, puisqu’ils ne pouvaient en être les émetteurs. On peut donner une première définition de ce qu’est l’IDE en termes économiques. L’IDE représente « un type d’investissement qui permet à l’investisseur d’avoir un droit de parole significatif sur la gestion d’une entreprise opérant à l’extérieur de son propre pays ». Il peut être identifié à travers trois éléments : le total de l’avoir des actionnaires (achat d’actions par l’investisseur), les bénéfices réinvestis (la part des bénéfices de l’investisseur non distribués comme dividende) et les créances à court et à long termes des entreprises non bancaires (c’est-à-dire les prêts intra-firme). De cette manière, les IDE devaient permettre d’apporter des capitaux à ces pays qui n’en disposaient pas. Ces capitaux étaient favorables au développement dans le sens où ils s’inscrivaient a priori sur une période plus longue que les investissements de portefeuille et qu’ils visaient directement la création de nouvelles activités à valeur ajoutée. Ces IDE devaient donc en retour favoriser les échanges, en exportant leur production et en dégageant ainsi des revenus pour importer de la technologie par exemple. 5 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Le droit est récemment venu favoriser ce processus. En effet, le droit économique international qui régissait l’intégration régionale des pays développés s’est ouvert aux pays en développement, visant ainsi à faciliter leur intégration économique à des pays plus riches. En intégrant des pays en développement à ces unités régionales, ils bénéficieraient eux aussi de l’importance de des flux d’IDE. Ce processus était vu comme un jeu économique à somme positive : les pays en développement trouvaient ainsi une source pour briser le cercle du sous-développement, et les pays développés de la région voyaient leurs firmes bénéficier d’un marché plus grand et en expansion. L’Accord de Libre-Echange Nord Américain (ALENA) constitue le premier accord de ce type, intégrant au sein d’un espace régional la première puissance économique du monde et un pays en voie de développement, le Mexique. Ainsi, « L’ALENA consacrait, à un niveau symbolique en tout cas, l’entrée d’un pays en développement dans le premier monde ». D’autres processus similaires entreront en vigueur par la suite, tel que l’intégration des pays de l’est à l’Union Européenne, ou bien l’accord Euro-Méditerranéen. Ce processus a d’importantes implications en termes d’histoire des relations internationales, puisqu’il a fait affirmer à certains auteurs que « cette intégration juridique devait entraîner la caducité de l’ancienne trichotomie qui opposait les trois mondes capitalistes, socialiste et le tiers-monde ». On n’entend par le terme de pays en développement une situation économique regroupant de nombreux pays ayant des caractéristiques différentes. Ce groupe n’est pas homogène, bien au contraire, mais ils rencontrent des problèmes identiques dans certains domaines tels que les performances économiques, y compris en termes d’innovation et de technologie, les performances sociales en termes d’éducation, d’accès à la santé et aux services minimums pour chaque individu, et parfois les performances en termes de droits civils et politiques. Le développement est donc un processus global au sein duquel entrent toutes les dimensions de la vie humaine. En conséquence, il est difficile de trouver un indicateur qui serait exhaustif. Nous retenons l’indicateur de développement humain (IDH) et l’indicateur de pauvreté humaine (IPH) du PNUD, pour affirmer que le Mexique est un pays en développement. Bien que son PIB soit en progression, il rencontre toujours de nombreuses difficultés dans les domaines que nous avons cités. Après treize ans d’ALENA, il nous semble qu’un bilan est possible sur plusieurs points. On pourrait se demander s’il existe une corrélation entre le processus d’intégration économique régionale et celui d’intégration à l’économie mondiale pour les pays en développement. Cependant, nous avons choisi de ne travailler qu’indirectement sur ce problème sur ce problème, nous ne traiterons de la dynamique intégration régionale / intégration mondiale qu’à travers l’étude des IDE, puisque c’est eux qui devaient être le moteur du processus de développement du Mexique à travers la régionalisation. Nous nous intéresserons aux résultats de l’adoption de l’ALENA, et en particulier de son chapitre 11 portant sur les investissements, dans une perspective mexicaine. C’est-à-dire que nous essayerons de comprendre la dynamique interne du pays face à cette question. Nous montrerons que « l’engagement du Mexique dans l’ALENA a amorcé un processus d’intégration nord-américaine dont la dimension politique est loin d’être exclue ». Le but est d’essayer de montrer la complémentarité entre les dynamiques internes et externes dans le processus de changement politique, juridique et économique. Pour le Mexique, la question du bilan de l’ALENA nous semble se poser principalement en ce qui concerne les IDE. Il est très difficile de dire s’ils contribuent effectivement au développement ou non, car les effets économiques de ceux-ci ne sont pas aisément dissociables de ceux d’autres variables. Cependant, il nous semble intéressant de voir si le 6 Introduction texte lui-même est un facteur de développement pour le Mexique, par le biais de l’attraction d’IDE. Ainsi essayerons-nous de montrer à travers ce travail que le chapitre 11 de l’ALENA, qui est un instrument principal du nouveau modèle de développement centré sur l’attraction des IDE adopté par le Mexique, n’est pas un outil suffisant pour être le moteur du développement durable du Mexique. Nous tenterons donc d’apporter des pistes de solution face à cette insuffisance, en essayant de trouver ses origines dans le rapport qu’entretient le droit international des investissements avec les droits humains. Cette analyse a selon nous un intérêt qui dépasse le seul contexte de l’ALENA, car il questionne plus généralement le modèle de développement défendu depuis les années 1980 par les organisations internationales dont c’est le domaine de compétence. Notre démonstration s’articulera en deux étapes principales. Nous montrerons d’abord la place de l’ALENA dans ce nouveau modèle de développement (première partie), pour pouvoir ensuite en mesurer l’adaptation en tant qu’outil de développement (seconde partie). Connaître le modèle de développement qui prévalait avant les années 1980 au Mexique doit nous permettre d’en comprendre les limites. Ces limites et les problèmes rencontrés peuvent être endogènes ou exogènes, et expliquent le changement de modèle opéré par le Mexique dans les années 1980. La compréhension des causes du changement permet d’identifier les attentes des Mexicains dans l’adoption d’un nouveau modèle. Le fonctionnement du nouveau modèle doit répondre à ces attentes, car c’est une réaction face aux failles du modèle précédent. La structure du nouveau modèle et sa nouvelle logique accordent une place centrale à l’ALENA puisque le bon fonctionnement de ce nouveau modèle nécessite ce type d’accord régional. C’est le Mexique qui a proposé la conclusion de cet accord aux Etats-Unis, ce qui signifie que cela répondait à des objectifs précis qui s’inscrivaient dans sa stratégie de développement. La mise en lumière de ces buts dans une première partie est nécessaire pour nous, car c’est à partir de ceux-ci que nous pourrons essayer de voir si le texte du chapitre 11 de l’ALENA permet effectivement de réaliser ces objectifs. Une fois le chapitre 11 de l’ALENA situé dans le champ des objectifs de la nouvelle stratégie de développement du Mexique, nous pourrons essayer d’en évaluer la compatibilité avec ce dernier dans une deuxième partie. L’étude des dispositions du chapitre 11 permet de déterminer si la nature et l’étendue de la protection accordée à l’IDE correspond aux besoins du nouveau modèle de développement mexicain. La confrontation de ces dispositions avec, cette fois, non plus les buts du Mexique, mais la logique des investisseurs internationaux eux-mêmes, doit permettre de voir si le chapitre 11 de l’ALENA est un bon outil d’attraction des IDE recherchés par le Mexique. Face aux limites potentielles ou avérées du texte que nous aurons mis en lumière, nous tenterons d’apporter des pistes visant l’amélioration des dispositions actuelles dans un sens plus favorable au développement du Mexique. Dans cette optique, il nous est apparu au cours de cette recherche qu’un rééquilibrage entre le droit des investissements et les droits humains serait la solution la plus efficace selon nous. En effet, il existe actuellement un déséquilibre entre ces droits car les premiers sont incomparablement mieux respectés que les seconds. L’intégration du respect des droits humains en tant que dimension du droit des investissements permettrait la résolution de cette dissymétrie où réside, selon nous, les limites majeures de l’ALENA en tant qu’outil de développement. Notre démarche n’est pas de refuser le nouveau modèle de développement adopté par le Mexique, et par extension l’ALENA qui en est un outil, mais bien de voir comment faire en sorte qu’il n’aboutisse pas à 7 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA la déception des attentes des Mexicains, comme cela a été le cas avec le précédent modèle, dont les limites ne retirent rien aux accomplissements. 8 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain Nous cherchons à démontrer dans cette première partie que l’entrée du Mexique dans l’ALENA s’inscrit dans une stratégie de développement adoptée par le pays dans les années 1980. Il nous semble nécessaire de connaître l’évolution économique et politique du Mexique depuis le milieu du XXème siècle afin de comprendre les raisons de son changement de stratégie. En effet, deux modèles de développement complètement opposés se sont succédé au Mexique pendant cette période, et la conclusion de l’ALENA en 1994 n’est que le fruit de cette rupture. La conclusion de l’accord vient sceller le changement de stratégie opéré dans les années 1980. Dans cette première partie, nous allons essayer de démontrer que la conclusion de l’ALENA, et en particulier de son chapitre 11 portant sur les investissements, répondait à des objectifs précis du gouvernement mexicain en termes de politique économique interne. Le chapitre 11 sur les investissements est, dans cette optique, un des outils privilégiés de la politique d’attractivité des investissements internationaux mise en place par le gouvernement mexicain à partir de 1989. Cette démonstration se fera en deux temps. Nous étudierons d’abord le modèle de développement qui prévalait avant les années 1980 (section I) en essayant de comprendre ses principes et le pourquoi de son abandon. Nous essayerons de montrer que les investissements directs étrangers (IDE) avaient une place limitée dans cet ancien modèle car celui-ci privilégiait un processus d’industrialisation par les ressources internes. Nous montrerons également que les causes du changement de modèle procèdent à la fois d’effets pervers et d’un contexte international propice au surendettement. Dans un second temps, nous analyserons le tournant politique qu’à pris le Mexique en 1980 en adoptant un modèle de développement totalement opposé au précédent. En effet, nous montrerons que ce tournant procède là encore de facteurs endogènes et exogènes qui aboutiront à un modèle de développement centré sur les IDE. Nous essayerons de comprendre en quoi l’ALENA, et les dispositions de son onzième chapitre sur l’investissement en particulier, constitue l’aboutissement de cette nouvelle stratégie (section II). Section I : L’ancienne politique de développement industriel : une place réduite pour l’investissement étranger La politique économique menée au Mexique entre 1945 et 1975 a été marquée par une fermeture relative à l’extérieur. Le modèle de développement mis en place par les gouvernements successifs, et en particulier la politique d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) lancée en 1955, étaient centrés sur le développement d’un marché 9 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA intérieur et la protection des industries dans l’enfance. Ce modèle a eu un impact capital tant sur l’industrialisation et la structure du pays que sur l’idéologie économique et politique de ses élites. Il est donc nécessaire que nous essayons d’en comprendre les origines et les fondements théoriques (I.1), avant d’étudier la structure économique mise en place à partir de ce modèle de développement (I.2). Enfin, nous verrons comment ce système s’est effondré à la suite de plusieurs crises économiques successives, qui annonceront l’adoption d’un nouveau modèle de développement (I.3). I.1. Origines et fondements Le Mexique adopte en 1955 une politique économique d’industrialisation par substitution aux importations (ISI). Il n’y a pas de consensus en ce qui concerne l’origine de cette politique économique nationaliste et tournée vers le marché intérieur. On attribue en général l’adoption de cette politique aux recommandations de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Amérique Latine (CEPAL). Celle-ci était en effet porteuse à l’époque de la théorie de la Dépendance. Cette théorie postulait que les origines des différences de développement économique entre les pays trouvaient leur origine dans les principes d’un système économique international fondé sur la dépendance des pays les plus pauvres aux pays les plus riches (a). Cependant, des études récentes menées par différents économistes tendent à montrer que l’adoption de ces politiques d’ISI ne serait que la conséquence d’un processus endogène lié à l’histoire même de l’industrialisation du pays (b). Il nous semble nécessaire d’expliciter ces deux approches que l’on a tendance à opposer afin de former notre propre opinion sur les causes de la mise en place du modèle de développement qui a prévalu au Mexique jusque dans les années 1980. a) Théorie de la Dépendance… La politique de substitution aux importations a été pensée à partir des théories et recommandations développées notamment au sein de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Amérique Latine (CEPAL). L’adoption de politiques de substitution aux importations en Amérique Latine est communément associée au Rapport Prebisch publié lors de la première Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) et résumant la pensée des économistes du CEPAL, classé au sein de l’école structuraliste. Ce courrant de la pensée économique regroupe des économistes travaillant dur différents thèmes mais ayant en commun une approche holiste du système économique international. L’étude de la structure dudit système permet de dégager les causes des inégalités économiques entre les nations. On réfère depuis aux différentes recherches exposées dans ce Rapport Prebish sous le nom de Théorie de la Dépendance. La théorie de la Dépendance s’inscrit donc dans une approche holiste, elle postule que le développement économique n’est pas le fait d’une seule nation mais du système économique international dans son ensemble. Celui-ci serait divisé entre le Centre, produisant des biens industriels, et la Périphérie, produisant des biens primaires (matières premières, produits agricoles). Au sein de la Périphérie, il existe une collusion des élites avec les industriels du Centre, si bien que les biens primaires leur sont cédés pour un prix très réduit. Les élites de la Périphérie sacrifient ainsi le développement national à long terme pour leurs propres profits à le court terme. En effet, le profit généré par la vente des produits primaires n’est pas réinvesti dans l’économie de la Périphérie, il sert seulement à enrichir une très petite catégorie de la population de la Périphérie. Les mécanismes gouvernant ce système économique binaire débouchent donc sur un cercle vicieux pour les pays de la Périphérie qui n’ont jamais 10 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain accès à l’industrialisation dans la mesure où les ressources générées par le commerce international ne font pas l’objet d’investissements productifs sur leur territoire. Des gains de productivité au Centre se traduisent par des prix et des salaires plus élevés alors qu’il y a un surplus de travailleurs en Périphérie qui maintient les prix et les salaires bas. De plus, les produits primaires pâtissent d’élasticités négatives – c’est-à-dire que la propension à consommer plus de produits primaires lorsque le revenu augmente est négative. Ainsi, la demande de produit agricole augmente plus lentement que la demande de produits industriels. Dans le temps, le prix des biens primaires tend donc à baisser relativement à celui des biens industriels. C’est la théorie Prebisch-Singer sur la détérioration des termes de l’échange. Au fur et à mesure que le temps passe, il faut que la Périphérie vende de plus en plus de biens primaires pour obtenir la même quantité de biens industriels. On a souvent reproché à cette théorie, basée sur des études chiffrées et largement diffusée par le CEPAL auprès des Etats membres, de minimiser le rôle joué par les élites locales (que nous avons pourtant souligné ci-dessus). On a estimé que la théorie de la Dépendance était à l’origine de la politique de substitution aux importations au Mexique, celle-ci, étant pilotée par l’Etat, visait explicitement la réduction de la dépendance par l’industrialisation interne. b) … Ou processus d’industrialisation endogène Lorsque l’on s’intéresse à la littérature portant sur l’industrialisation du Mexique et de l’Amérique Latine en général, il est généralement admis que les politiques de substitution aux importations mises en œuvre à partir de la fin de la seconde guerre mondiale découlent de la théorie de la Dépendance que nous venons d’expliciter. En effet, afin de briser ce cercle de la dépendance économique, plusieurs solutions ont été proposées par les économistes du courrant structuraliste. Il s’agissait à la fois de remédier au problème de détérioration des termes de l’échange et à celui de manque de réinvestissement chronique des profits générés par le commerce international dans un processus d’industrialisation. Cette absence d’industrialisation conduisant irrémédiablement à la continuation d’une production exclusive de biens primaires, lesquels étaient alors condamnés à pâtir d’une détérioration des termes de l’échange, et ainsi de suite. Afin de briser ce cercle vicieux, les pays latino-américains seraient alors passés d’une situation de « laisser faire, laisser passer » à une situation d’économie protectionniste et stato-centrée. Face à cette vision classique de l’histoire de l’industrialisation mexicaine, les résultats de recherches récentes démontrent que la situation serait en réalité plus complexe et que la fermeture des économies latino-américaines aurait plutôt été un processus progressif et endogène. Stephen Haber estime ainsi que : « The notion that Latin America embarked on a new ‘development strategy’ influenced by Prebisch and ECLA in the 1950s is belied both by the fact that Latin America had been protectionist since the 1890s and by the fact that the policies themselves –in the 1890s as well as in the 1950s and 1960s—were implemented in what can only be described as an ad hoc fashion ». Il y a deux conclusions phares de l’étude menée par Stephen Haber qui intéressent notre propos. En premier lieu, il montre que le processus d’industrialisation de l’Amérique Latine commence dans les années 1890, et non après la seconde guerre mondiale. On note ainsi qu’une première grande vague d’investissements directs eut lieu à cette période au Mexique, ce qui poussa le pays à s’équiper en chemin de fer. Une classe d’entrepreneurs commença alors à se constituer et, grâce à une protection implicite de leur production par une dépréciation monétaire, passa d’une croissance tournée vers 11 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA les exportations à une prise des parts de marché intérieur. Ces protections implicites face à la concurrence internationale étant temporaires, les industriels commencèrent à pousser leur gouvernement à prendre des mesures protectionnistes en leur faveur afin de ne pas avoir à faire les investissements coûteux leur permettant de faire face à cette concurrence. En second lieu, le protectionnisme était de mise au Mexique avant la mise en place de la politique de substitution aux importations. Dès 1891, le gouvernement Mexicain modifia le système des préférences tarifaires en faveur de la protection des industries manufacturières locales et de la maximisation des revenus de l’Etat (Haber, page 16). On note que la protection de ces industries locales touchait également les industries étant le fruit d’investissements directs à l’étranger. Ainsi, de nombreuses filiales d’entreprises américaines et européennes vinrent s’établir au Mexique et bénéficièrent largement du régime de protection (Haber, page 30). Haber montre que le Mexique répondit aux différents chocs portés à son économie (fin de la première guerre mondiale, grande dépression, réduction du commerce extérieur avec la seconde guerre mondiale) par des mesures protectionnistes ad hoc. Après la seconde guerre mondiale, le Mexique a mesuré sa dépendance économique face au commerce avec les pays occidentaux, ainsi que le manque d’investissements privés sur son territoire. En réponse, et conformément à l’accroissement général du rôle de l’Etat dans l’économie à la suite de la guerre, le gouvernement Mexicain décida de s’impliquer plus dans l’économie en étant à la fois régulateur et source d’investissements. Il nous semble que les deux approches envisagées ci-dessus, bien que souvent opposées par les économistes, contiennent des éléments explicatifs plus complémentaires que concurrents concernant l’adoption de la politique économique de substitution aux importations au Mexique. L’approche d’Haber nous offre la possibilité de comprendre deux choses. Premièrement, l’industrialisation du Mexique est très liée, depuis son commencement, aux investissements étrangers. Deuxièmement, la politique de substitution aux importations est plus le fruit de politiques ad hoc répondant à différents groupes de pression qu’une approche stratégique de développement excluant de manière idéologique les investissements étrangers. Cependant, il ne faut pas selon nous négliger l’effet qu’a eu l’affirmation par le gouvernement mexicain d’un alignement sur les recommandations faites par le CEPAL. En effet, que le processus menant à l’adoption de cette nouvelle politique ait été progressif ne change rien à l’impact de l’affirmation par l’Etat mexicain de son adhésion à la théorie de la Dépendance. Les deux approches combinées nous permettent de comprendre les différentes dynamiques à l’œuvre au sein de l’élite mexicaine lorsqu’elle adopta ce nouveau modèle de développement. Les facteurs sont donc à la fois un processus économique interne et une nouvelle vague de pensée économique qui influença les politiques de toute l’Amérique Latine. Il est maintenant temps d’examiner le contenu de cette politique mise en place au Mexique dans les années 1940. I.2. L’industrialisation par substitution aux importations au Mexique : une stratégie de développement orientée vers le marché intérieur La politique de substitution aux importations a modelé l’économie mexicaine pendant presque trente ans et ce pays en porte encore la marque dans certains domaines. Il n’est pas possible de comprendre en quoi la politique de libéralisation qui lui succédera constitue un tournant majeur sans avoir une image claire du fonctionnement du système économique à cette période. Nous allons donc étudier le contenu de la politique de substitution aux importations (a), et nous nous arrêterons plus spécifiquement sur la place accordée aux 12 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain investissements directs étrangers dans ce système (b), dans la mesure où c’est l’objet qui nous intéresse. a) La politique économique de substitution aux importations : principes de fonctionnement La politique d’industrialisation par substitution aux importations (ISI) recouvre différents types de mesures prises par le gouvernement mexicain à la suite de la seconde guerre mondiale. L’idée était qu’il fallait réduire la dépendance économique du pays en l’industrialisant et en créant un marché intérieur pour les biens ainsi produits. Face à la faiblesse de l’investissement privé, national ou étranger, et aux besoins énormes d’investissement, l’Etat a été perçut comme le seul acteur à même de mener à bien ces investissements. Les différents outils de cette politique tournent donc principalement autour d’une politique industrielle active de l’Etat, du protectionnisme, d’une politique fiscale et monétaire adaptée ainsi que du contrôle des prix. Nous allons essayer de comprendre le fonctionnement du système à travers ces quatre outils afin de pouvoir déterminer la place qui y est jouée par l’IDE. Une politique industrielle active Cette politique industrielle a été menée à travers des campagnes de développement interne de la technologie et la création d’entreprises publiques ou mixtes. Le développement interne de la technologie passait en premier lieu par la formation et la recherche. Après la deuxième guerre mondiale, de nombreux investissements ont été faits en matière d’éducation, et de nouveaux partenariats ont été créés entre le monde de la recherche et les cadres des entreprises publiques. Les entreprises publiques étaient donc un nouveau moyen pour l’Etat d’avoir un rôle actif dans l’économie mexicaine. Il a ainsi pris la décision d’investir dans de nouveaux domaines, en créant de nouvelles entreprises financées entièrement par l’Etat. Mais le gouvernement mexicain a également choisi d’autres voies : il est entré dans le capital de certaines compagnies afin d’avoir un contrôle direct sur leurs activités en tant qu’actionnaire. L’Etat mexicain a également décidé de nationaliser certaines entreprises. En particulier, le gouvernement de l’époque a estimé nécessaire de nationaliser les ressources énergétiques (pétrole et gaz naturel) ainsi que leur exploitation. Ceci dans l’idée que les Etats du Tiers Monde devaient se réapproprier la souveraineté sur leurs ressources naturelles – notion présente dans une résolution des Nations Unies. Mais dans le cas mexicain, cela relève également de la faiblesse passée du système de taxation et du manque d’autorité du gouvernement face aux compagnies pétrolières américaines. En effet, pour obtenir des ressources et orienter la production, le gouvernement aurait également pu taxer les compagnies d’exploitation pétrolière au lieu de les nationaliser et mettre en place des directives industrielles par le biais législatif –comme il l’a fait dans d’autres secteurs contrôlés par des étrangers. Cependant, le sentiment dominant alors au sein du gouvernement mexicain était que l’imposition de ces mesures aux compagnies pétrolières américaines seraient impossible à mettre en œuvre du fait de leur puissance politique et financière, et du fait de leur grande collusion avec les milieux politiques Américains. Ces peurs n’étaient pas totalement déconnectées des réalités de la politique commerciale extérieure des Etats-Unis dans le secteur pétrolier, comme on a pu le voir avec les difficultés qu’a connues l’Arabie Saoudite pour retrouver sa souveraineté sur les ressources de son sous-sol. 13 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Le gouvernement mexicain a pensé qu’une nationalisation des ressources avec une indemnisation des compagnies ainsi privées de leur activité serait la meilleure solution, et créa ainsi l’entreprise publique d’exploitation des ressources pétrolières PEMEX. Bien que les compagnies en question aient reçu une compensation relativement importante, c’est à partir de cette mesure que les économistes américains ont commencé à considérer le Mexique comme un pays hostile aux investissements étrangers. L’origine de cette idée, en dehors du contrôle effectif de l’Etat mexicain sur l’économie, se trouve dans la différence de conception adoptée par les Etats-Unis et le Mexique sur la question de l’expropriation. En effet, il est reconnu en droit international public le droit, pour un Etat, de nationaliser une activité économique sur son territoire sous certaines conditions. Ces conditions ont été définies par une jurisprudence importante en la matière, en particulier dans le domaine pétrolier, surtout depuis les années 1970. Il se dégage de cette jurisprudence que l’Etat peut nationaliser une activité économique sur son territoire si : aucune discrimination n’est faite à travers cette mesure, il y a un but d’intérêt public, et le ressortissant étranger ou l’organisation étrangère reçoit une juste compensation. Le Mexique estimait que la nationalisation des compagnies pétrolières entrait dans cette catégorie, et acceptait le principe de la compensation de l’investisseur lésé par la nationalisation. Cependant, le Mexique considérait que la question du montant des compensations devait être solutionnée en droit interne mexicain car le droit international ne comportait pas de disposition à cet égard selon lui. Les Etats-Unis en revanche considéraient la doctrine Hull comme faisant partie du droit international coutumier depuis 1938. Cette doctrine, développée par le Secrétaire d’Etat Américain Cordell Hull, requiert que la compensation d’un investisseur étranger lors d’une nationalisation se fasse de manière « prompte, adéquate et effective », et corresponde au standard établi par le droit international. Lors des expropriations mexicaines, les Etats-Unis ont considéré que le Mexique n’avait pas respecté cette règle. Un effet psychologique fort sur les investisseurs américains a alors eu lieu : le Mexique était désormais considéré comme un pays hostile aux investisseurs étrangers. Les deux pays ont campé sur leurs positions en matière de compensation jusqu’à la signature de l’ALENA (et la loi de 1993 sur l’investissement, pour ce qui est du Mexique). Dans les faits, la plupart des entreprises détenues par des investisseurs étrangers sont restées au Mexique durant la politique de substitution aux importations et ont souvent prospéré pendant les années de croissance. En effet, bien que devant supporter le poids d’un contrôle étatique important sur leurs activités en matière d’orientation de la production, ces firmes bénéficiaient également d’un système de taxes souvent avantageux, d’un droit du travail peu appliqué, et d’un marché protégé. Ainsi, les investissements étrangers en provenance des Etats-Unis ont été multipliés par cinq entre 1950 (556 millions de dollars) et 1970 (2822 millions de dollars). On note donc déjà une pénétration très importante des industries américaines au Mexique pendant l’aire de substitution aux importations. Le protectionnisme L’économie mexicaine était protégée de la concurrence extérieure de différentes façons. D’abord, le taux de change était contrôlé par l’Etat et, par le biais de taux de change différenciés, une forme de subvention à l’exportation était créée. C’est-à-dire que pour une production destinée à l’export, par exemple, le taux de change pour l’achat de matières premières en devise étrangère serait préférentiel. Dans la même logique, le gouvernement créa de nombreuses incitations pour les industriels : subvention, absence d’impôts et taxes, création de connections avec le milieu universitaire pour obtenir des cadres. L’ensemble de ces mesures en faveur des entreprises locales faussait la concurrence avec l’extérieur et heurtait les principes du libéralisme économique. L’Etat mexicain créa également des 14 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain licences d’importation, autorisant ainsi l’importation de certaines catégories de biens, non produits au Mexique, dans une certaine limite. Ces licences octroyaient de fait une rente de situation aux entrepreneurs locaux à qui elles étaient délivrées. Enfin, afin de réguler au plus près les échanges commerciaux avec l’extérieur et de protéger les industries locales, le Mexique renforça son système de quotas à l’importation et de barrières tarifaires à l’entrée. Là encore, ces quotas et barrières tarifaires étaient souvent différenciés selon les secteurs afin de promouvoir telle ou telle activité. Il en résulta que l’économie mexicaine était l’une des plus protectionniste au monde, ce qui ne favorisait en aucun cas l’investissement dans de nouvelles techniques productives par les entrepreneurs locaux, dans la mesure où ceuxci étaient protégés, et bénéficiaient d’une rente de situation. La politique fiscale et monétaire Comme nous l’avons vu précédemment, l’Etat mexicain se servait du taux de change comme d’un outil de subvention aux importations pour certains secteurs de l’industrie. Le taux de change n’était donc pas laissé à fluctuer, il s’éloignait souvent de la valeur qui aurait du être la sienne, surtout du fait des taux de change différenciés. De plus, le système de subventions à la production et d’exonération d’impôt se révéla sur le long terme un pari fiscal risqué. En effet, si les dépenses augmentent et les revenus baissent, le budget tend à devenir déficitaire. En outre, ces avantages constituaient souvent la source de profit des firmes plutôt que leur productivité ou la qualité de leurs produits. Les banques de développement nationales se sont également révélées être un outil de subvention gouvernementale indirecte à travers les taux préférentiels qu’elles octroyaient à certaines industries. Le contrôle des prix Afin de stimuler à la fois la production et la consommation locale, le gouvernement mexicain avait mis en place un système de prix planchers pour les producteurs et de prix plafonds pour les consommateurs. Ces prix étaient garantis par l’Etat, ce qui signifie que si les prix réels dépassaient ou n’atteignaient pas ce qui était garanti, l’Etat devait compenser en puisant dans ses propres ressources. Là encore, ce processus pose des problèmes de déficit budgétaire sur le long terme. De plus, le système des prix constitue un indicateur économique précieux sur la rareté des biens, le niveau de l’offre et de la demande, qui était alors totalement annihilé par ce processus. Nous essayons de montrer à travers cette description que le système économique sous le modèle de développement suivant l’industrialisation par substitution aux importations (ISI) prenait une forme très complexe au Mexique. En effet, nous avons vu que la différenciation à l’extrême de toutes les mesures économiques selon le secteur concerné alourdissait considérablement l’organisation de l’action de l’Etat. Cette organisation labyrinthique, combinée avec une rémunération inégale du personnel administratif, a ouvert de nombreuses opportunités de corruption. Cet effet pervers du système explique selon nous largement le retournement de l’opinion publique mexicaine contre ledit système. Ce retournement de l’opinion sera un facteur du changement de modèle de développement. En outre, nous essayons de montrer comment la complexité de ce système sera un facteur aggravant des crises économiques des années 1976-1988. b) Petit rôle et forte régulation des IDE La place des IDE dans le système ISI Dans ce système, les IDE ont une place de second rang dans l’économie. De fait, le premier investisseur est l’Etat. L’investissement privé en général est extrêmement régulé, 15 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA non pas dans le but de le supprimer ou de le dissuader, pas non plus par refus du capital étranger, mais parce qu’il doit, au même titre que l’ensemble du secteur privé durant cette période, répondre aux buts économiques de l’Etat mexicain avant de répondre aux siens propres. L’article 27 de la Constitution mexicaine de 1917 est souvent cité à cet égard, car il inscrit clairement la subordination des investissements et intérêts privés au bien commun. Cet article a été considéré comme un argument majeur d’appui de la politique ISI. Dans cette perspective, les IDE sont régulés par l’Etat, et ce principalement par le biais d’une réglementation importante. L’attirail législatif vise principalement l’inscription de ces IDE dans les objectifs économiques fixés par le gouvernement. La réglementation des IDE L’activité des investisseurs étrangers, et des investisseurs en général, était globalement fortement réglementés. De plus, le Mexique adhérait à cette époque à la doctrine développée par Carlos Calvo, qui postule qu’un investisseur étranger ne peut jamais obtenir un traitement plus favorable que celui accordé aux investisseurs nationaux. Ainsi, les investisseurs étrangers n’avaient-ils alors aucun traitement de faveur face aux investisseurs privés locaux (sauf pour le cas particulier des Maquiladoras, sur lequel nous reviendrons). Comme nous l’avons vu précédemment, le gouvernement mexicain usait de différents moyens d’incitation ou au contraire de non incitation, afin de favoriser l’activité dans certains secteurs économiques. Il le faisait avec les outils monétaires et fiscaux, mais il le faisait également avec la législation en termes d’investissements. Les IDE, selon le secteur d’activité, étaient alors soumis à différentes obligations. Celles-ci, bien que variant sensiblement selon le secteur, peuvent être regroupées en différentes catégories. -La sélection Le gouvernement mexicain pouvait mettre en place une commission pour l’examen des projets d’investissements étrangers sur son territoire. L’investisseur devait alors soumettre son projet à une commission qui autorisait ou non la réalisation de l’investissement en question. L’Etat mexicain avait donc mis en place un mécanisme de sélection des investissements étrangers, afin que ceux-ci soient toujours en accord avec ses objectifs de développement industriel. Les critères de sélection pouvaient donc varier, mais ils comportaient en général : le degré de conformité à la stratégie mexicaine de développement, la valeur ajoutée locale, l’utilisation de ressources naturelles, la substitution des importations, un investissement minimum, les conditions de financement ou encore la création d’un nombre minimum d’emploi. Ces critères de sélection donnaient également lieu à des obligations de résultats pour les investisseurs. C’est-à-dire que ceux-ci devaient respecter les engagements pris en matière de valeur ajoutée locale, de nombre d’emplois créés, de formation de la main d’œuvre, de pourcentage de dirigeants locaux. Le Mexique se distingue tout particulièrement car il ajoutait une obligation de respecter les valeurs nationales et sociales de l’Etat dans leur implantation sur son territoire. Le respect de l’ensemble de ces engagements était également une condition de l’octroi de certains avantages fiscaux ou autre prévus pour inciter l’investissement dans certains domaines. -Les secteurs limités et réservés Tous les secteurs de l’économie n’étaient pas ouverts (et ne le sont toujours pas) aux investisseurs étrangers. En général ces domaines sont des domaines stratégiques et/ou qui ont fait l’objet d’un processus de nationalisation. C’est le cas du secteur énergétique jusqu’à aujourd’hui au Mexique –mais également en Chine, en Russie, au Etats-Unis ou au Canada par exemple. De nombreux secteurs étaient également non pas interdits mais restreints, c’est-à-dire que l’investisseur étranger ne devait pas posséder plus d’un certain pourcentage 16 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain de l’activité. Cette dernière mesure était aussi parfois formulée par une obligation d’avoir une co-entreprise ou des partenaires locaux. Cette obligation d’entreprise mixte était très répandue dans les différents codes d’investissement des pays en développement à l’époque. -Le règlement des opérations financières Le Mexique, comme la plupart des Etats en développement, accordait une importance toute particulière à la réglementation des transferts financiers. En effet, lorsqu’un investissement étranger est réalisé il donne souvent lieu à plusieurs transferts d’argent. Il y a d’abord le flux d’IDE lors de la réalisation de l’investissement qui va du pays de départ vers le pays d’accueil, en l’occurrence le Mexique. Il y a ensuite éventuellement, selon les fruits portés par l’investissement, une volonté de rapatrier des capitaux ou des bénéfices du pays d’accueil vers son pays de départ de la part de l’investisseur étranger. Il existait donc des règles pour opérer ces transferts pour deux raisons. D’abord, concernant le rapatriement des capitaux, un problème de contrôle du taux de change pouvait survenir si les investisseurs étrangers désiraient rapatrier un grand nombre de capitaux en même temps. Ensuite, pour ce qui est du rapatriement des bénéfices, celui-ci s’inscrivait en théorie contre le principe de la politique d’ISI, qui prônait un réinvestissement des bénéfices réalisés localement dans l’économie locale afin de financer un processus d’industrialisation interne. Les exceptions à la législation sur les investissements Les Maquiladoras sont l’exception notable du régime de traitement des investissements, et en particulier des investissements directs étrangers, au Mexique pendant l’aire de la politique de substitution aux importations. En effet, dans les années 1960, des entrepreneurs Américains des Etats frontaliers et des propriétaires terriens Mexicains des Etats du Nord du Mexique commencèrent à contracter des accords pour la construction de parcs industriels. Le programme de Maquiladoras commença officiellement en 1965 comme faisant partie du Programme d’Industrialisation de la Frontière Mexicaine qui visait à résoudre les problèmes de chômage dans les Etats frontaliers. Ce programme permettait l’établissement de compagnies possédées à 100% par des investisseurs étrangers dans les zones autorisées, ces compagnies pouvaient importer sans taxes douanières l’ensemble des machines outils, équipements, matières premières et composants nécessaires à leur production, dans la mesure où celle-ci était destinée exclusivement à l’export. L’approche est donc inverse à l’approche théorique de l’industrialisation par substitution aux importations. En effet, ici il ne s’agit plus de fabriquer sur place les choses consommées par le marché local afin de ne plus devoir les importer. Il s’agit au contraire d’exporter intégralement la valeur ajoutée mexicaine. Il est généralement admis dans la littérature sur le sujet que le droit du travail était particulièrement peu appliqué au sein des Maquiladoras. Il s’agit également d’une entorse au droit général sur les investissements alors en vigueur. Le gouvernement Mexicain de l’époque devait considérer cette mesure comme temporaire et minime lui permettant de régler le problème du chômage dans le Nord. Cependant, nous pouvons affirmer que cela marquait aussi le début d’un système économique dual, qui perdure jusqu’aujourd’hui. Nous avons donc montré que l’investisseur étranger était obligé de se conformer à de nombreuses règles afin de mener à bien son projet d’investissement au Mexique. Que ce soit dans le régime général, ou même au sein des Maquiladoras, dans la mesure où cellesci interdisent l’accès au marché local. Cependant, il nous semble que c’est l’interdiction ou la limitation qui pesait sur la majorité des secteurs économiques qui limitait le flux des IDE plus que les obligations faites à l’investisseur, qui étaient alors presque les mêmes partout dans le monde en développement. Comme on l’a noté plus haut, il y avait tout de 17 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA même une part importante d’investissements étrangers au Mexique, que nous attribuons aux avantages que conférait ISI aux entreprises locales, même détenues par des étrangers, mais aussi principalement à la croissance économique du pays. En effet, le Mexique jouit d’une croissance économique forte et soutenue pendant toute la période, le taux de croissance moyen annuel est de 3,41% entre 1955 et 1970. Cependant, nous avons également souligné la lourdeur du système économique organisé par la politique d’ISI ainsi que sa déconnection du système économique et monétaire international. Les limites du système se font bientôt sentir, d’abord sur le plan interne, puisque les mexicains connaissent eux-mêmes une désillusion progressive face aux promesses du système, mais aussi sur le plan externe avec l’absence de résistance du système financier mexicain aux chocs qui frappent le système économique international à partir des années 1970, comme nous allons le voir. I.3. Crise économique, crise du système Dans les années 1970-1980, la période de croissance soutenue dont nous avons parlé précédemment est succédée par une période de crise économique et financière prolongée qui aura raison de la politique de substitution aux importations. Les conséquences de cette crise seront donc colossales dans la mesure où elles ouvriront une nouvelle page dans la stratégie mexicaine de développement. En conséquence, il nous paraît nécessaire d’analyser les facteurs ayant conduit à cette situation de crise. Les facteurs de la crise mexicaine peuvent être divisés en trois catégories. D’abord il y a les promesses de la politique d’ISI qui ne se sont pas réalisées, et le mécontentement social qui en ai résulté. Ensuite, il y a les mesures que les gouvernements des présidents Diaz Ordaz puis Luis Echeverria Alvarez ont pris pour acheter la paix sociale, et qui se sont révélées désastreuses pour l’équilibre économique et financier du pays. Enfin, le contexte international de boom des prix du pétrole pendant toute la période s’est avéré être un facteur important dans l’aggravation de la crise. a) Les promesses déçues de la politique de substitution aux importations La politique dite de substitution aux importations, mise en place à partir de la seconde guerre mondiale, s’essouffle à partir de la fin des années 1960. En effet, malgré un taux de croissance important, les promesses qui avaient été faites lors du lancement de cette politique économique n’ont pas été tenues. La dépendance envers les pays industrialisés, au lieu de se réduire, s’est uniquement transformée. Les industries créées au Mexique sont dépendantes des pays industrialisés pour leurs machines outils, et certaines le sont même pour des composants ou matières premières. De plus, la détérioration des termes de l’échange n’a pas été résolue, de plus en plus de matières premières agricoles ou minérales étaient requises pour obtenir suffisamment de liquidité pour acheter tracteurs et machines outils. La création d’emploi avait elle aussi été relativement limitée dans la mesure où beaucoup des industries ainsi créées étaient plus intensives en capital qu’en travail. De plus, les protections diverses accordées aux entreprises locales (en particulier la non exposition à la concurrence) avait des conséquences importantes sur le prix et la qualité des biens produits. Les producteurs bénéficiaient d’un transfert de revenu en provenance du consommateur, les biens étant chers et de relativement mauvaise qualité. Enfin, la réglementation et les différents outils de régulation de l’économie étant nombreux, des opportunités de corruption avaient vu le jour. Ainsi les fonctionnaires et administratifs peu scrupuleux et souvent mal rémunérés (on a vu ci-dessus que les droits des travailleurs 18 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain étaient alors très peu respectés du fait de la collusion entre l’Etat et les syndicats officiels) étaient bien souvent corrompus. b) La réponse du gouvernement mexicain aux tensions sociales Face à ce constat, le mécontentement social monte, et une crise de confiance s’amorce entre la population et les pouvoirs publics. La tension atteint son comble dans l’été 1968, avec en particulier les manifestations étudiantes – on en décomptait près de 47 entre le 23 juillet et le 10 août. Le 2 octobre 1968, les forces de police firent feu sur les étudiants, travailleurs et mères de famille venus protester, le gouvernement voulant faire cesser le conflit avant les jeux Olympique de Mexico. Le massacre de Tlatelolco sonna le glas de la carrière présidentielle de Diaz Ordaz qui délégua de plus en plus de pouvoir à Echeverria Alvarez. Ce dernier mit en place une politique économique d’achat de la paix sociale au lieu de réformer, à partir de 1968 puis lors de son mandat présidentiel à partir de 1970. Il étendit ainsi l’activité économique de l’Etat mexicain dans le but de relancer la croissance et l’emploi. Le déficit public, qui s’était déjà creusé du fait des mesures de subvention et des avantages fiscaux durant les décennies précédentes, explosa. Les dépenses de l’Etat, qui s’élevaient à 13,1% du PIB en 1970, montèrent jusqu’à 39,6 % du PIB en 1976. En plus de cet interventionnisme, l’Etat maintenait un taux de change surévalué, afin de contenter les consommateurs (les prix des bien importés ou des biens incorporant des composants importés n’augmentant pas) en compensant lui-même la différence entre les deux taux (réel et fixe). Ces mesures se sont accompagnées d’un nationalisme économique virulent développé dans les discours présidentiels. Echeverria renforça les obligations faites aux investisseurs étrangers dans une loi promulguée le 28 décembre 1973. Il affirmait par ailleurs ouvertement son hostilité envers l’entrée d’IDE au Mexique. Le contexte international favorisait par ailleurs largement cette conduite en permettant à l’Etat mexicain de se financer. c) La crise de la dette et ses conséquences Suite au soutien apporté par les Etats européens et américain à Israël lors de la seconde guerre israélo-arabe, les pays arabes exportateurs de pétrole décidèrent d’augmenter unilatéralement le prix du baril. Ce choc pétrolier de 1973 bouleversa le système financier international. D’énormes sommes étaient déposées dans les banques européennes et américaines par les pays de l’OPAEP – les pétro-dollars – et celles-ci devaient alors les prêter afin de pouvoir payer les intérêts des dépositaires. Ainsi, l’incitation à l’emprunt auprès des pays en voie de développement était très forte, en particulier pour le Mexique qui affichait une croissance soutenue et des ressources en hydrocarbures. Ces opportunités d’endettement extérieur expliquent que le gouvernement mexicain est pu continuer à accroître ses dépenses sans augmenter ses recettes pendant le mandat d’Echeverria Alvarez. Le déficit fiscal de l’Etat s’élevait ainsi à 10% du PIB en 1975. Entre 1970 et 1975 la dette extérieure passa de 6,7 milliards à 15,7 milliards. Il est important de préciser que cette dette est contractée en dollars et non pas en pesos, ce qui explique le rôle central du taux de change. Or, comme on l’a vu, le taux de change fixé par l’Etat mexicain était largement surévalué. En 1976, les réserves en devises de la banque centrale s’épuisent et le pays perd la confiance des investisseurs qui retirent leurs capitaux. Le peso doit alors être laissé à flotter, et perd ainsi 40% de sa valeur. Mais cette première crise ne dure pas, du fait de la découverte de nouveaux champs pétrolifères. Les prix du pétrole restent élevés pendant plusieurs années (avec notamment le second choc pétrolier en 1979 puis la sous-production pendant la guerre irako-iranienne). Le Mexique ne résout donc pas les problèmes posés par l’attitude de l’Etat. Celui-ci continue de s’endetter à court terme 19 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA pour lancer des investissements de long terme, remboursant alors ses échéances avec les recettes pétrolières. De plus, l’économie mexicaine souffre d’un des aspects du syndrome hollandais dans la mesure où ses exportations pétrolières maintiennent un taux de change artificiellement élevé qui nuit au reste des exportations. Le secteur pétrolier devient donc le seul bénéficiaire du système. En 1981, le prix du pétrole commence à s’effondrer, et le système économique mexicain n’y survit pas. Le peso subit plusieurs dévaluations en 1982 et perd 72% de sa valeur entre janvier et mars 1982. Il s’en suivit une réduction drastique de la production du pays et une fuite majeure des capitaux. L’Etat mexicain se trouve dans une situation impossible à gérer face à sa dette extérieure. En effet, les taux d’intérêt ont augmenté avec l’arrivée de Volker à la tête de la Banque Fédérale Américaine alors que la valeur du peso a chuté face au dollar, monnaie dans laquelle les prêts doivent être remboursés. En conséquence, le Mexique déclare qu’il suspend le paiement des intérêts de la dette et on sait qu’il s’en suivra une réaction similaire de la part de nombre de pays en développement. A partir de 1982, l’Etat mexicain devient incapable de faire face à ses obligations financières du fait d’un système économique qui, comme on l’a vu, n’avait pas réformé ses effets pervers, conduisant à un endettement chronique de l’Etat. Bien que la politique d’industrialisation est eu des effets réels en termes de développement, l’opinion publique est déçue et ne fait plus confiance à la machine étatique. Avec les années de crise, les problèmes de gestion publique de l’économie sont mis en lumière. La corruption est dénoncée comme élément désormais constitutif du système, mais surtout la question de l’inefficience des entreprises publiques se pose. En effet, maintenant que l’Etat n’a plus les moyens de financer ses dépenses courantes, la société civile et l’opposition politique commencent à dénoncer le manque de productivité dans le secteur public ainsi que les investissements sans retour ou avec des retours très faibles réalisés par l’Etat. Selon nous, c’est là que la nécessité d’un changement de politique se fait alors sentir. Ces critiques internes vont très rapidement trouver un écho dans l’environnement international qui caractérise les années 1980. En effet, un Etat ne peut sans conséquence suspendre ses obligations financières, et le Mexique doit bientôt se tourner vers la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International afin de sortir de la crise financière. Selon nous, ces institutions vont être porteuses elles aussi d’un nouveau modèle de développement qui sera relayé par une élite mexicaine renouvelée. Section II : La nouvelle politique de libéralisation : une place centrale pour l’investissement étranger En 1982 la crise économique qui touche le Mexique le pousse à remettre en question un modèle de développement qui ne résiste pas à cette crise. Le pays va adopter un nouveau modèle de développement qui change du tout au tout par rapport au précédent. Parallèlement à cette crise, le contexte international a changé, et les nouvelles élites mexicaines en prennent conscience. Le nouveau modèle de développement initié par une élite mexicaine renouvelée va donc porter l’influence de ce nouveau contexte international. La politique de libéralisation ainsi adoptée vise à la fois une réforme du système économique mexicain et la recherche de nouvelles sources de croissance. Dans cette recherche, la conclusion de l’ALENA est venue s’imposer comme l’élément clé d’une nouvelle politique d’attractivité du territoire mexicain au regard des investissements internationaux. Il nous 20 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain semble donc nécessaire d’examiner les éléments qui ont influencé le changement de politique économique au Mexique (II.1) pour mieux comprendre le fonctionnement du nouveau modèle de développement adopté dans les années 1980 (II.2) qui a par la suite conduit à l’entrée du Mexique dans l’ALENA (II.3). La compréhension de ces éléments nous permettra de définir les objectifs du Mexique lors de son entrée dans l’ALENA, que nous pourrons ensuite confronter à la réalité actuelle dans la seconde partie de ce travail. II.1.Le contexte international comme facteur du changement Le contexte international joue un rôle important dans le changement total de politique économique réalisé par le Mexique dans les années 1980. Ce contexte a deux composantes. D’abord, on assiste à un changement de structure de l’économie mondiale et, en conséquence, des déterminants de l’activité de ses acteurs (a). Le Mexique se trouve donc face au problème de l’adaptation nécessaire à ce nouveau comportement économique. Ensuite, l’Etat mexicain se trouve dans l’obligation, compte tenu de l’état de ses finances, de se tourner vers les organismes internationaux que sont le FMI et la Banque Mondiale. Il devra là encore composer avec les exigences et à la manière de penser véhiculée par ces organisations (b). a) Mondialisation et changement de structure économique internationale Pour Charles-Albert Michalet, la mondialisation entre dans une nouvelle phase de son évolution dans les années 1980. On passe alors d’une configuration qu’il appelle multinationale à une configuration globale. La première se caractérisait, pour ce qui concerne notre objet, par la collusion Etat / entreprise multinationale. En effet, les multinationales concourraient entre elles pour obtenir le droit d’investir, et donc d’avoir accès aux protections que nous avons étudiées précédemment, et d’avoir accès à un marché national, sur lequel elles bénéficiaient d’un quasi-monopole. La configuration globale, en revanche, est basée à la fois sur la compétition entre les Etats pour attirer les IDE sur leur territoire et l’exacerbation de la concurrence entre les entreprises multinationales au niveau global. Ce revirement de situation s’explique à la fois par un processus de libéralisation des échanges à l’échelle mondiale, mais aussi par une nouvelle stratégie adoptée par les firmes multinationales. Celles-ci ne se concentrent plus sur l’accès aux marchés nationaux, mais sur l’accès au marché mondial, l’accès à un marché de plus en plus grand étant nécessaire afin de continuer à augmenter leur rentabilité. L’augmentation de la rentabilité des firmes, au-delà du fait que c’est un but en soit de l’entreprise économique en économie de marché, a été largement favorisée par une augmentation de la concurrence au niveau mondial. Comme l’exprime Charles-Albert Michalet « la compétitivité [devient] une condition de survie » (« Qu’est-ce que la mondialisation ? », page 117). Dans cette nouvelle stratégie, le but est de s’assurer l’accès aux marchés des pays riches (les pays de la Triade) tout en minimisant ses coûts de production, en délocalisant cette production par exemple. Le processus de relocalisation de la production se fait sur un territoire suivant les avantages que celui-ci offre comparativement à d’autres. Dans la mesure où la direction de l’investissement n’est plus le marché local, le but de la firme n’est plus d’accéder à une situation de rente dans un maximum de systèmes nationaux. Pour les Etats en développement, cela signifie qu’attirer les investissements internationaux va supposer un changement de réglementation. En effet, sous la configuration inter-nationale, les Etats régulaient fortement les investissements, en l’échange de quoi il procurait à l’investisseur une situation de rente en le protégeant de la 21 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA concurrence, en le subventionnant, en lui accordant des exonérations fiscales etc… Mais les investisseurs ne sont plus désormais intéressés par ces garanties. Le monopole local ne les intéresse pas, ils lui préfèrent la réduction des coûts de production par la baisse du prix des facteurs de production et non par la production subventionnée. Dans ce nouveau comportement des firmes, la donnée temporelle est essentielle. En effet, l’auteur explique que la vitesse gouverne désormais le système économique. Pour lui : « cette obsession de la vitesse est le produit de l’exacerbation de la concurrence entre un nombre limité mais croissant de concurrents sur des marchés qui se réduisent pour l’essentiel à ceux de la Triade et d’une poignée d’économies émergentes » (CharlesAlbert Michalet, « Qu’est-ce que la mondialisation ? », page 126). En conséquence, les investisseurs n’ont pas le temps d’attendre l’examen de leur demande d’investissement. Ils ne peuvent non plus s’engager sur le long terme à rester sur un territoire. Les contraintes de formation et autres performances requises ne sont donc plus adaptées à cette nouvelle stratégie des firmes. En outre, la concurrence est grande entre les pays en développement. En effet, ils sont très nombreux comparés aux marchés de consommation visés par les firmes qui se résument à quelque pays. De plus, les pays en développement sont plongés, à cette époque, dans la crise de la dette, et sont donc dépendants des investissements étrangers et privés pour maintenir le flux d’investissement dont l’Etat se chargeait avant. Ainsi, ces Etats vont devoir se faire concurrence, et offrir le plus d’avantages possibles aux investisseurs afin de les attirer sur leurs territoires. Les Etats en développement se lancent, à partir des années 1980, dans la course à l’attractivité. Le but n’est plus de soumettre l’investisseur aux exigences nationales de développement, mais de s’adapter au mieux à ses besoins afin qu’il vienne s’implanter sur le territoire national plutôt que dans une autre Etat. Pour autant, le but de développement est toujours là, affirmé à la fois par la nouvelle administration mexicaine et par les organes financiers internationaux et certains économistes. Comme nous allons le voir, les IDE sont au cœur de cette nouvelle mouvance de la théorie économique. Le développement par le financement extérieur n’est pas une théorie nouvelle, en 1966 H. Chenery et A. Strout développaient ainsi le modèle des deux déficits. Ce modèle montrait comment le financement extérieur par le biais notamment de l’investissement pouvait venir combler à la fois le déficit d’épargne interne (empêchant l’investissement interne) et le déficit extérieur (par l’apport de devises, manquantes du fait des faibles exportations). Dans les théories économiques en vogue dans les années 1980, les IDE prenaient une place nouvelle et centrale, devenant les outils privilégiés de financement de l’activité économique des pays en développement, ce qui était censé assurer, outre le financement, l’assainissement de ces économies. b) Consensus de Washington et pressions sur les gouvernements des pays en développement De la crise rencontrée par les pays occidentaux dans la fin des années 1970 est né le triomphe du discours néolibéral. En effet, ces pays avaient essayé de remédier à la crise avec les outils économiques associés à une démarche keynésienne, cela n’ayant pas fonctionné, l’école néolibérale s’est vu accorder une nouvelle place de choix dans les gouvernements et les institutions financières internationales. Cette école souligne les effets négatifs de l’intervention de l’Etat dans l’économie, et prescrit donc sa proscription. L’adhésion à cette conception à la fois de la part des gouvernements des Etats de la triade et des institutions financières internationales –et par extension, des Etats en développement 22 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain —a été baptisée « consensus de Washington » par l’économiste John Williamson. Ce consensus s’est peu à peu étendu à l’ensemble du monde. Un des facteurs majeurs de cette extension est l’existence de conditionnalités à l’aide apportée par les institutions financières internationales aux pays en voie de développement. En effet, lors de la crise de la dette, les pays en crise se sont tournés vers le FMI et la Banque Mondiale pour obtenir des rééchelonnements de remboursement et une aide financière temporaire le temps de se remettre à flot. Les institutions financières internationales ont accepté sous conditions d’un engagement de la part des Etats en question de mettre en place des réformes visant la restructuration de leurs finances afin qu’ils puissent rembourser dans le moyen terme. Ces conditionnalités étaient largement inspirées de la doctrine économique néolibérales, et ont ainsi contribué à l’extension du consensus de Washington à presque l’ensemble des pays en développement sous la bannière de l’ajustement structurel de leurs économies. Pour le cas du Mexique, la mise en lace de ce processus s’est faite à travers le Plan Brady. John Williamson distingue dix instruments de politique économique sur lesquels les conditionnalités du FMI et de la Banque Mondiale agissent. Les politiques prônées accordent une place très importante à la discipline fiscale dans le but de rééquilibrer le budget de l’Etat. Il existe différentes approches dans la définition du rééquilibrage du budget, certains pensent que le budget doit être strictement équilibré alors que d’autres considèrent qu’un déficit budgétaire sur le court terme est tolérable s’il est équilibré sur le long terme. Le déséquilibrage soutenu du budget est vu comme la source principale de la dislocation macroéconomique qui prend la forme d’inflation, de déficit de la balance des paiements et de fuite des capitaux (Williamson, page 10). Dans cette optique d’équilibrage du budget, les dépenses publiques doivent être contrôlées et se faire selon des priorités. Les priorités sont généralement admises comme étant les dépenses en matière d’éducation, de santé et de réduction de la pauvreté. Les dépenses à proscrire sont les subventions économiques quelles qu’elles soient. Toujours dans cette optique de budget équilibré, la mise en place d’un système performant d’imposition est nécessaire. Celui-ci est défini comme étant à base étendue et à taux modéré. Les exemptions fiscales doivent donc être stoppées. Pour ce qui est de la régulation financière, les institutions internationales conseillent de laisser les taux d’intérêt être déterminés par le marché, et que ceux-ci devraient être positifs afin d’encourager l’épargne et l’investissement ; on note que le problème de la compatibilité de ces éléments est parfois posée. La détermination du taux de change quant à elle peut être laissée au marché ou bien à l’Etat, du moment qu’il reste « compétitif » (c’est-à-dire qu’il ne s’éloigne pas trop des réalités productives et des échanges du pays). Les institutions internationales préconisent également une politique d’ouverture. Les importations et les exportations ne doivent pas faire l’objet de restrictions ou de taxes trop fortes, porteuses de corruption et d’un accès amoindri aux matières nécessaires à la production. Cette politique d’ouverture s’applique aussi aux investissements directs étrangers qui sont vu comme la source majeure de capital, de qualification et de savoirfaire pour les pays en développement. Les privatisations sont vues à cet égard comme un des moyens d’ouvrir de nouveaux domaines économiques aux investisseurs étrangers, tout en réduisant de manière considérable la charge des dépenses de l’Etat. Enfin, une dérégulation de l’économie, et en particulier une déréglementation, apparaissent comme l’élément central de l’établissement d’un climat de concurrence censé apporter rentabilité économique et progrès technique, tout en évitant les opportunités de corruption. Ces conditionnalités, mais également l’impact intellectuel des économistes néolibéraux sur les nouvelles élites des pays en développement et en particulier du Mexique, ont eu un 23 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA impact majeur sur la politique de libéralisation et de réforme mise en place au Mexique à partir des années qui suivirent la crise de 1982. II.2. Réformes et nouvelle stratégie de développement centrée sur les IDE Poussée par un climat international nouveau, l’élite mexicaine se renouvelle dans les années 1980. Miguel de la Madrid succède à Lopez Portillo à la présidence de la République et amorce un tournant politique majeur dans la vie de son pays. Miguel de la Madrid fait entrer le Mexique dans une nouvelle phase de libéralisation. Il représente une nouvelle élite qui émerge, constituée d’intellectuels qui ont été à l’étranger pour tout ou partie de leur formation supérieure, souvent aux Etats-Unis. Cette élite a pris conscience à la fois de la nouvelle configuration de l’économie mondiale et des effets pervers du système soutenu par les présidents Echeverria et Portillo. Conscient des effets des dévaluations successives sur le pouvoir d’achat des Mexicains, de la Madrid fixe comme objectifs officiels stabilisation et réformes structurelles (a). Son successeur suivra sa voie en y ajoutant expressément des nouvelles options de croissance à travers notamment la libéralisation du commerce et la promotion des IDE (b). a) Changement de politique économique La nouvelle administration mexicaine entreprend, à partir de 1983, des réformes centrales qui constituent une rupture par rapport à la politique économique en vigueur auparavant. Suivant la majorité des recommandations des institutions financières internationales, les gouvernements successifs restructurent totalement l’économie du pays entre 1983 et l’entrée en vigueur de l’ALENA. Cette restructuration tourne autour de trois pôles : un retour à l’équilibre, un désengagement de l’Etat et une ouverture vers de nouvelles sources de croissance. Le retour à l’équilibre monétaire et financier était nécessaire après les crises successives de 1976 et 1982. Mais cela sera un processus long et chaotique, puisque le pays est à nouveau face à la crise en 1988 puis subit une crise financière en 1994 largement aggravée par un secteur financier devenu totalement incontrôlé par l’Etat. Le Mexique se lance donc dans une politique d’ajustement qui inclut une réduction des dépenses de l’Etat, une réforme fiscale, une réforme du système de contrôle des prix (dans le but de stopper l’inflation) et une politique monétaire plus stricte. La réduction des dépenses publiques s’est traduite par un désengagement de l’Etat de l’économie. Le gouvernement mexicain a ainsi lancé une grande vague de privatisations afin de transférer au secteur privé le centre de l’activité économique du pays. Le secteur financier a été totalement réformé et privatisé, devenant ainsi beaucoup plus flexible (ce qui s’avèrera être un problème dans la première moitié de la décennie 1990). Enfin, face à ces nombreuses mesures d’austérité et à une demande interne affaiblie par les dévaluations successives, le gouvernement recherche de nouvelles sources de croissance économique. Le recul de l’Etat dans le secteur économique laisse un vide dans la stratégie de développement qui prévalait auparavant. L’Etat était alors le pilier central de l’investissement stratégique et de l’orientation industrielle du pays. Avec les réformes que nous avons étudiées, ce rôle ne peut plus être assuré par lui, les sources de la croissance doivent donc être recherchées ailleurs. Les élites mexicaines se tournent donc vers un 24 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain modèle de croissance « outward oriented », c’est-à-dire au sein duquel l’ouverture du pays aux investissements et aux échanges avec l’étranger doit venir combler ce vide. Ce revirement à 180° dans l’idéologie politique mexicaine s’est opéré sans contestation massive et de manière très rapide car le président Salinas de Gortari, notamment, a su transformer la nature du nationalisme économique mexicain en la faveur de la politique de libéralisation. Comme Van R. Whiting Junior le formule : « The key to this alchemy (…) was to transform the definition of nationalism from maximizing the local production for the local market into maximizing the nation’s share of the global market. » Ainsi, nous estimons que le rejet de l’investisseur étranger pour des raisons de nationalisme économique est un discours alors totalement dépassé par les dirigeants mexicains. Le but est désormais au contraire de les attirer afin de : compenser le manque de financement interne, de bénéficier de transferts technologiques et de créations d’emploi. Le tout dans l’optique d’aboutir à un taux de croissance qui fasse sortir le Mexique de sa situation de pays en développement. La nouvelle stratégie de développement de la politique de libéralisation était née et les IDE y occupent une place centrale. b) La politique d’attraction des IDE Dans la mesure où les IDE occupent une place de choix dans la nouvelle stratégie de développement adoptée par le Mexique, de nombreuses mesures ont été mises en place depuis le début de la politique de libéralisation afin de leur rendre le territoire mexicain attractif. Trois volets principaux ont eu comme but d’ouvrir le pays aux investisseurs étrangers : la vague de privatisation, la nouvelle législation économique et la libéralisation des échanges. Entre 1976 et 1982 il y avait 1155 entreprises publiques au Mexique, ce nombre est passé à 258 entre 1983 et 1993. La vague de privatisation a été massive car le gouvernement mexicain lui accordait alors trois avantages supposés. Sur le court terme, cela réduisait la pression budgétaire de l’Etat par l’argent de la vente ; à long terme, les dépenses publiques déclinaient (puisque l’Etat n’injecte plus d’argent dans une entreprise privatisée). Enfin, la privatisation était vue comme un moyen d’ouvrir de nouvelles possibilités aux investisseurs étrangers sur le territoire, car ceux-ci devaient supposément apporter efficience et progrès technique aux dites entreprises. Les privatisations sont vues comme des mesures à destination principalement des investisseurs étrangers car les investisseurs locaux sont alors dans de grandes difficultés financières dues à la crise économique. Ainsi, parmi les outils de renégociation de la dette extérieure mexicaine on découvre un outil spécialement adapté aux entreprises étrangères désirant investir au Mexique : le rachat de la dette en équité (debt-equity swap). Dans les faits, certains secteurs économiques changent de main, comme le secteur bancaire. Le gouvernement mexicain change également la réglementation dans divers secteurs qui intéressent les investisseurs étrangers. En premier lieu, le gouvernement met en place une nouvelle législation sur les investissements étrangers à plusieurs reprises. D’abord, le président de la Madrid fut à l’origine d’une nouvelle loi de régulation des investissements promulguée le 16 mai 1989 qui venait remplacer la loi restrictive de 1973 en ouvrant la possibilité de créer des entreprises dont le capital était entièrement étranger, en limitant celui-ci seulement dans certains domaines, à la grande satisfaction du FMI. Dans la continuité de cette loi, qui annonçait déjà la fin progressive des domaines économiques excluant l’investissement étranger, une nouvelle loi régissant l’investissement 25 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA étranger fut promulguée le 28 décembre 1993. Cette dernière apporte cinq innovations en matière de réglementation des investissements étrangers. D’abord, l’approbation de la Commission Nationale pour les Investissements Etrangers n’est plus requise pour les investissements étrangers jusqu’à 85 millions de pesos mexicains. Ensuite, les limites dans la participation des étrangers au capital d’une entreprise mexicaine sont réduites, voire annulées dans certains domaines comme les transports ou la construction automobile. De plus, seules certaines activités stratégiques sont réservées à l’Etat comme l’énergie ou les télécommunications. L’accès à la propriété immobilière est également facilité. Enfin, et dans le but de rendre cette nouvelle politique d’attractivité difficilement réversible, cette nouvelle loi doit passer par un processus d’amendement par le Congrès pour être modifiée. Plus généralement, le gouvernement mexicain a beaucoup changé sa législation en matière économique dans les deux années 1990-1991, ce qui a eu un impact sur les conditions d’attractivité des IDE. En effet, le Mexique s’est doté d’un attirail législatif sur la protection de la propriété intellectuelle particulièrement adapté aux soucis des investisseurs étrangers dans leurs transferts de technologie. De nombreux règlements et lois portant sur la restructuration industrielle ont également contribué à ouvrir un plus large pan de l’économie mexicaine aux investisseurs étrangers, et dans un climat plus sécurisant pour eux qu’auparavant. Enfin, la politique de libéralisation commerciale, dont l’ALENA sera un des achèvements, visait également à jouer en faveur des investisseurs étrangers. En effet, la libre circulation des biens permet à la fois de s’approvisionner en matières premières et composants librement et sans frais de douane trop conséquents, en ayant l’assurance de pouvoir exporter le produit fini dans les mêmes conditions. Ainsi, le Mexique commença unilatéralement à baisser ses barrières tarifaires et non-tarifaires en 1983 puis à signer des accords de libre-échange avec des partenaires commerciaux de choix. Ainsi, le président de la Madrid signa un accord bilatéral portant sur les subventions avec les Etats-Unis en 1985, puis un accord bilatéral sur le commerce et l’investissement en novembre 1987 puis en 1989. Entre temps, le Mexique avait intégré les accords du GATT le 24 août 1986. Le pays tenta également de signer de nombreux accords bilatéraux avec différents pays afin de diversifier ses échanges, mais le manque de succès de ces initiatives expliquerait en partie la proposition du Mexique aux Etats-Unis de négocier un accord de libre-échange au début de la décennie 1990 : « Ce dernier volet s’est justement concrétisé par l’adhésion au GATT en 1986 et par la participation à plusieurs traités et accords commerciaux avec d’autres pays d’Amérique Latine, d’Asie (le Japon en particulier) et avec la Communauté Européenne dans un premier but de contrebalancer le rôle prépondérant des Etats-Unis dans son économie. Ces ouvertures n’ayant pas produit les effets escomptés en matière d’investissements directs étrangers et d’apports de capitaux en général, le Mexique s’est davantage tourné vers son voisin du nord. » II.3. L’ALENA : parachèvement de la politique de libéralisation Comme on l’a vu précédemment, l’ALENA s’inscrit en droite ligne dans l’évolution de la politique de libéralisation mexicaine lancée dans les années 1980. L’attraction des investissements étrangers semble à première vue en être un des principaux moteurs. Il est nécessaire que nous analysions les objectifs qui ont motivé le gouvernement mexicain à proposer un accord de libre-échange à la première puissance économique mondiale, ainsi 26 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain que les raisons qui ont poussées celle-ci à l’accepter, afin de comprendre le contenu de ce qui a été négocié concernant les investissements. a) Les buts : une place centrale accordée à l’attractivité Le processus de libéralisation commerciale s’inscrit dans la continuité de la politique de stabilisation entreprise par le Mexique depuis les années 1980. L’ouverture à la concurrence internationale induit effectivement une discipline des prix aux producteurs locaux, réduisant ainsi les tensions inflationnistes. Au-delà de cette politique générale d’ouverture à la concurrence internationale par la libéralisation des échanges, deux objectifs centraux se dégagent selon nous de l’analyse du pourquoi de la proposition mexicaine de créer un accord de libre-échange nord américain. En effet, comme nous allons l’étudier, il s’agissait pour le gouvernement mexicain de garantir à la fois l’accès de son pays au marché nord américain et la faible réversibilité du processus de libéralisation. Une étape supplémentaire de la politique de libéralisation Comme nous l’avons vu précédemment, le Mexique a changé de modèle de développement économique dans les années 1980. Il est passé d’un modèle protectionniste à un modèle exportateur. Ainsi, pour que ce nouveau modèle fonctionne, il était impératif que la demande pour les exportations mexicaines se maintienne. Or, cette nécessité impérative ne peut pas être directement contrôlée par le gouvernement mexicain. En effet, ce dernier n’a de contrôle ni sur la demande extérieure, ni sur les barrières protectionnistes que dressent les autres Etats. Ce dernier point s’est avéré être, dans les premières années de la politique de libéralisation, un handicap majeur pour le modèle exportateur. Ainsi, « avec la finalité d’empêcher l’accès aux marchés mondiaux, certains produits provenant du Mexique comme le fer, le ciment et d’autres produits de l’industrie agricole ont subi des restrictions à leur entrée ». On sait que ces politiques protectionnistes émanaient notamment des EtatsUnis afin de protéger leur propre production. Les conséquences pour le Mexique étaient importantes car il « avait altéré sa structure de développement mais malheureusement il se trouvait face à un grand obstacle sur lequel il n’avait aucun contrôle ». A notre sens, c’est dans le but de régler ce problème, en s’assurant l’accès aux marchés des pays industrialisés pour ses exportations, que le Mexique s’est tourné vers la conclusion d’accords de libreéchange en dehors ou en plus du GATT. De fait, le Mexique signa de nombreux accords commerciaux avec notamment le Japon et l’Union Européenne. Cette question de l’accès au marché était même alors affirmée comme l’un des objectifs principaux de la proposition par le Mexique de créer un accord de libre-échange nord américain. Une garantie de la pérennité des réformes entreprises Comme nous l’avons expliqué précédemment, le Mexique a tenté dans un premier temps de signer des accords bilatéraux de commerce. Des effets ont été notés dans la progression des exportations mexicaine consécutivement à la conclusion de ces accords. Cependant, ces accords n’ont pas été satisfaisants en termes de flux d’investissements étrangers. Pour le gouvernement mexicain, la cause principale était le manque de confiance des investisseurs qui perdurait, du fait du mauvais management économique du pays entre 1970 et 1982, et des crises successives subies par le pays. Or, « la principale tâche des économistes et des politiciens mexicains dans les années 1990 a été de promouvoir l’investissement direct étranger au Mexique et le rapatriement des capitaux pour aider à financer la restructuration et la croissance de l’économie mexicaine ». Le flux d’IDE est en effet, dans le nouveau modèle de développement adopté par le Mexique, l’acteur 27 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA principal du financement et de la modernisation de l’économie à partir des années 1980. Bien que ses membres aient montré un engagement ouvert dans la promotion des IDE, « le gouvernement du Mexique était désormais obligé de garantir que les réformes économiques allaient continuer » à la fin de son mandat. Afin de donner cette garantie aux investisseurs étrangers de la pérennité de la politique de libéralisation, le gouvernement du Mexique a proposé à son premier partenaire commercial de conclure un accord de libre-échange. Selon nous, la conclusion d’un tel accord permet de délivrer un message clair aux investisseurs étrangers et de créer un climat de confiance dans la mesure où il est peu réversible. En effet, la conclusion d’un traité international atteste de l’abandon volontaire par l’Etat de la possibilité de changer radicalement sa politique commerciale. De plus, il nous semble que signer cet accord avec la première puissance mondiale –et accessoirement un ennemi historique-- constituait là encore un geste fort attestant de la non-réversibilité du tournant libéral pris dans les années 1980. Nous pensons donc que la conclusion de l’ALENA portait en fait avant tout sur l’attraction des investissements étrangers, et que sa portée allait au-delà de l’IDE proprement américain. C’est avec cet objectif majeur en tête que les négociateurs mexicains, peu habitués aux négociations commerciales, ont commencé les négociations du traité avec leurs partenaires américains et canadiens le 12 juin 1991 à Toronto. b) Négociation du chapitre 11 L’accord de libre-échange nord américain (ALENA) n’est pas un accord bilatéral d’investissement, sa portée est donc beaucoup plus large que la question des flux de capitaux. Lors des négociations, de très nombreux sujets ont été abordés pour arriver à ce traité de vingt chapitres. Le chapitre 11 portant sur l’investissement n’a donc été qu’un thème parmi d’autres qui soulevaient parfois de nombreux problèmes et des débats importants dans les trois pays. Nous allons tenter de voir si le thème de l’investissement était aussi central dans les objectifs des autres Parties à l’accord que pour les Mexicains, avant d’étudier les débats ayant eu lieu lors de la négociation du chapitre 11. Les buts des autres Parties Les Etats-Unis et le Canada avaient eux-mêmes des buts assez différents dans la conclusion de cet accord de libre-échange. Pour les Etats-Unis, le but était triple. D’abord, cet accord leur permettait d’étendre leur logique classique de « protection contre la protection » aux marchés émergents. Rappelons en effet que les négociations au GATT n’avaient pas apporté satisfaction aux Etats-Unis et semblaient bloquées. L’acceptation de la proposition mexicaine amorçait l’ouverture américaine aux marchés émergents, en particulier latino-américains –puisque l’ALENA a aujourd’hui vocation à s’étendre à l’ensemble du continent à travers la négociation d’une Zone de Libre-Echange des Amériques (ZLEA). Ensuite, les Etats-Unis voient le développement de leur voisin comme le seul facteur important de canalisation des flux migratoires en direction de son territoire, dont on rappelle que cela est devenu une question politique de premier rang aux Etats-Unis dans le courrant des années 1990. Enfin, les Etats-Unis cherchaient également à protéger leurs investissements directs au Mexique, et de les étendre. En effet, les IDE américains au Mexique étaient déjà non négligeables (les Etats-Unis sont alors déjà le premier pourvoyeur d’IDE au Mexique) avec le programme des Maquiladoras. De plus, le coût de la main d’œuvre peu élevé et la proximité géographique étaient des facteurs d’implantation que seul le manque de protection pouvait freiner à leurs yeux. On rappelle en effet que la main d’œuvre était alors six fois moindre au Mexique qu’aux Etats-Unis, et onze fois moindre dans les Maquiladoras. La question de savoir si les deux derniers objectifs sont compatibles 28 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain se pose, mais elle n’est pas notre propos ici, et les négociateurs américains avaient dans l’idée qu’ils l’étaient. Les Canadiens quant à eux avaient des objectifs assez différents dans la conclusion de cet accord. D’une part, ils bénéficiaient déjà d’un accord de libre-échange avec les EtatsUnis et d’autre part, leurs échanges avec le Mexique étaient alors négligeables. Cependant, le Canada a tenu à se joindre au processus de l’ALENA afin de ne pas se faire évincer à la fois de l’accès au marché américain et du processus d’ouverture aux marchés émergents, plus ou moins amorcé par l’ensemble des pays industrialisés à l’époque. Il n’y a pas ou peu pour le Canada de pression de la part des milieux de l’entreprise pour s’assurer un débouché en toute sécurité de leurs investissements au Mexique. Nous estimons donc que les trois groupes de négociateurs arrivaient déjà avec des buts qui, s’ils ne s’opposaient pas forcément, divergeaient. Nous voyons également que les investissements apparaissaient dès avant les négociations comme un thème majeur de l’accord, cependant cela ne signifie pas que les négociations devaient être difficiles dans la mesure où les buts des Etats-Unis et du Mexique n’étaient pas incompatibles en cette matière. Le déroulement des négociations concernant le chapitre 11 Lorsque l’on s’intéresse au processus de négociation du chapitre 11 de l’ALENA, on est frappé par une chose étonnante. Les questions sur lesquelles la négociation a été le plus tendues entre les trois pays ne sont pas les questions qui ont fait le plus débat dans la presse. En effet, la stratégie mexicaine s’est basée sur l’obtention d’exclusions ou d’avantages séparés par rapport au régime général de protection des investissements pour certains secteurs d’activité qu’il jugeait stratégiques ou sensibles. Cette stratégie s’est heurtée à la stratégie américaine visant l’ouverture maximale de l’économie mexicaine aux investisseurs américains. Les deux groupes de négociateurs se sont donc principalement affrontés sur le champ des domaines économiques à exclure du régime de protection. En revanche, les oppositions ont été largement moindres concernant la procédure de règlement des différends entre Etat et investisseurs étrangers lors des négociations. Pourtant, c’est une des questions qui a été débattue avec le plus de passion dans la presse des trois pays et même au niveau international. Les partisans du traité en ont fait l’avant-garde d’un droit des investissements répondant aux exigences des investisseurs qui avait été abandonné suite à l’échec de l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI). Les opposants au traité y voyaient au contraire l’avènement de la perte totale de souveraineté des Etats. Aux EtatsUnis, les syndicats de travailleurs et les ONG environnementales ont beaucoup critiqués les conséquences possibles de la procédure. Au Canada, ce sont également du côté des ONG environnementales et de protection des droits humains que les critiques fusent, mais également au sein des milieux universitaires. Au Mexique, ce sont d’une part le même type d’ONG, et d’autre part les tenant du nationalisme mexicain et de la doctrine développée par Calvo qui se sont opposés violemment à la mise en place de cette procédure de règlement des différends dans la presse. Ce décalage entre les questions sur lesquelles se sont cristallisés les débats au sein des négociateurs d’une part et au sein de la société civile d’autre part, explique que la littérature provenant des négociateurs eux-mêmes se centre surtout sur la question des annexes 1, 2 et 3 au chapitre 11, contenant les limitations et exclusions. Concernant le Mexique, elles sont de deux types : il y a les industries jugées sensibles pour lesquelles le Mexique a obtenu une période transition pendant laquelle les investissements directs sont toujours interdits ou limités jusqu’à une date donnée, et il y a les secteurs jugés stratégiques pour lesquels le Mexique a obtenu une exclusion totale de la participation 29 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA étrangère. Ces secteurs stratégiques sont les mêmes que ceux inclus dans la lois de régulation des investissements de 1993, ils comprennent le secteur pétrolier, l’électricité, les secteurs ayant trait à la communication, il n’est pas prévu de transition, ces domaines sont réservés à l’Etat mexicain par la Constitution de 1917. La plupart des périodes de transitions sont aujourd’hui terminées, dans la mesure où elles s’étendaient généralement sur dix ans. En dehors de ces réserves, qui sont tout de même importantes, à notre sens les négociateurs mexicains n’ont fait que très peu d’opposition au régime de protection des investissements étrangers très avantageux proposé principalement par les Etats-Unis, qui y ont inclus (d’après nous) la majorité des avancées qu’ils désiraient inclure au sein de l’AMI. Ainsi, pour les Mexicains, le but était d’attirer au maximum les investisseurs étrangers, dont le flux principal provient des Etats-Unis, en leur attribuant un régime de protection très avantageux. Le gouvernement ne se sentait pas menacé par ce régime dans la mesure où il en avait exclu les secteurs stratégiques, et que cela correspondait à sa stratégie de développement. Durant toutes les négociations, les négociateurs mexicains ont eu une méthode qui consistait à en démontrer l’asymétrie. En effet, le but était de faire accepter aux deux autres groupes l’asymétrie dans la position du Mexique par rapport à eux, dans la mesure où le Mexique est un pays en développement. Si l’on analyse de manière globale les négociations, on peut considérer que cette méthode a plutôt bien fonctionné. Cependant, on peut aussi voir que le Mexique l’a peu utilisé pour ce qui concerne le chapitre sur les investissements, et que s’il l’a fait c’était pour obtenir une période de transition pour ses industries sensibles uniquement. Le Mexique a abandonné une pratique courante des pays en développement durant la période 1945-1970 qui consistait à ne soumettre les litiges concernant les investissements qu’aux juridictions de leur Etat (doctrine dite de Calvo, expliquée dans la section A). Cette pratique découlait de l’idée selon laquelle un pays en développement sera toujours défavorisé par un tribunal étranger ou international qui défend les intérêts des pays industrialisés, et donc de l’investisseur. Cet argument n’a même pas été soulevé par les négociateurs mexicains. Selon nous, c’est certainement parce que les négociateurs ne percevaient pas les dangers potentiels d’une telle procédure. Ils devaient penser qu’ayant exclu explicitement les domaines réservés contrôlés par l’Etat, ce dernier n’interfèrerait pas avec les autres domaines, et que par conséquent, les risques de poursuites contre lui par des investisseurs étrangers étaient minimes. Il nous semble donc que, tant à travers les buts du gouvernement mexicain lors de sa proposition de création d’un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, qu’à travers les objectifs affirmés des négociateurs, que l’attraction des investissements est un des éléments majeurs de cet accord pour le Mexique. Elle constitue une nécessité afin que le nouveau modèle de développement mis en place dans les années 1980 fonctionne. Aussi cet accord scelle t-il, par la protection importante qu’il accorde à l’investisseur et que nous étudierons par la suite, la politique de libéralisation. Conclusion de la première partie Nous avons montré comment le Mexique était passé en l’espace de deux décennies d’un modèle de développement à un autre. Autre fois centré sur le marché intérieur, l’ancien modèle n’a pas résisté à la crise qui frappe le Mexique à partir du milieu des années 1970 et a dû laisser la place à un nouveau modèle, centré sur l’insertion sur le marché mondial. Ce 30 Première partie :Le chapitre 11 de l’ALENA : un outil du nouveau modèle de développement mexicain changement total de modèle a procédé d’un tournant politique opéré à partir de l’arrivée au pouvoir du président de la Madrid, qui aura une portée bien plus large pour le pays que sa dimension économique. Ce tournant politique des années 1980 procède selon nous d’une double cause : la crise interne et le contexte international. Il en résulte un processus de changement à la fois exogène, puisque allant dans le sens des volontés des institutions internationales et des pays de la triade, et endogène, puisque correspondant à une nouvelle idéologie développée par une élite mexicaine renouvelée. Le gouvernement mexicain se rend rapidement compte que ce nouveau modèle de développement suppose une interdépendance forte avec les pays industrialisés tant au regard des débouchés que du financement de la croissance. En effet, ils sont à la fois les principaux demandeurs des produits exportés par le Mexique, et la source majeure des investissements directs sur son territoire. Le nouveau modèle basé sur la croissance par les exportations et la compétitivité apportée par les investissements directs ne peut assurer croissance et stabilité au Mexique que dans la mesure où celui-ci s’assure la pérennité des flux de sortie des biens et d’entrée des capitaux. A notre sens, c’est dans ce but qu’il lui fallait à la fois sceller des accords commerciaux avec les grands marchés de consommation pour garantir la stabilité de la demande pour les biens qu’il produit, et instaurer un climat de confiance pour attirer les investisseurs étrangers. Les nouvelles exigences du modèle exportateur ont donc poussé, selon nous, le gouvernement mexicain à proposer aux Etats-Unis la conclusion d’un accord de libreéchange. C’était à la fois un moyen de garantir l’accès au marché et d’assurer aux investisseurs que la politique de libéralisation engagée dans les années 1980 ne serait pas réversible. Les négociateurs mexicains, bien que peu expérimentés, arrivèrent à atteindre ces deux objectifs dans la rédaction du traité. La question que nous posons aujourd’hui, après plus de dix ans d’ALENA, est de savoir si ce texte, et plus particulièrement le chapitre 11 qui porte sur les investissements, a effectivement servi la politique d’attractivité lancée par le gouvernement mexicain dont il était l’instrument principal. 31 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet Nous avons montré dans la première partie que la libéralisation économique et l’ouverture internationale du Mexique depuis les années 1980 procède d’une nouvelle stratégie de développement. Après plus de dix ans d’ALENA –l’une des dernières étapes de la mise en place du nouveau cadre économique-- il nous semble nécessaire de confronter les résultats de cette stratégie avec les buts de départ que nous avons dégagé dans la première partie. Nous allons donc essayer de voir dans cette seconde partie en quoi le chapitre 11 de l’ALENA est effectivement un facteur de l’amélioration de l’attractivité du territoire mexicain (section I). Il est nécessaire d’examiner le contenu dudit chapitre afin de voir à qui il s’applique et la nature de la protection qu’il offre. Ces éléments nous permettrons d’affirmer que le chapitre 11 nous semble être un bon outil d’attraction juridique des IDE, affirmation que nous essayerons d’illustrer par des données chiffrées. Nous tenterons ensuite de voir si le fait que l’ALENA puisse être un facteur d’attractivité pour le territoire mexicain suffit à en faire un outil de développement complet (section II). La question qui se pose est d’abord de savoir si l’attractivité juridique apportée par le texte est adaptée aux besoins des investisseurs et suffisante pour les faire s’implanter sur le territoire mexicain. Ensuite, nous nous demanderons si l’ensemble des dispositions du texte va bien dans le sens d’un accroissement de l’attractivité, pour finalement essayer de voir quelles sont les possibilités d’amélioration du cadre juridique actuel. Section I : Un outil de développement attractif pour les IDE L’Etat mexicain avait pour but premier l’attraction des IDE américains lors de l’adoption de l’ALENA, comme nous l’avons démontré dans la première partie. L’accord, et en particulier le chapitre 11 portant sur l’investissement, a donc été négocié dans cette perspective. Nous allons voir par quels mécanismes juridiques le traité offre selon nous une protection étendue et une liberté nouvelle aux investisseurs de la région, qui a des effets positifs sur le flux d’IDE en direction du Mexique. Il nous semble nécessaire d’étudier le champ d’application dudit chapitre 11, afin de distinguer les acteurs dont il vise la protection (I.1). Nous expliquerons ensuite l’étendue de la protection que le texte offre à ces mêmes acteurs (I.2), pour finalement essayer de voir si ces garanties ont produit l’effet souhaité sur l’économie mexicaine (I.3). I.1. Le champ d’application du Chapitre 11 32 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet Le chapitre 11 de l’ALENA accorde selon nous une protection maximale aux investisseurs, dans la mesure où son champ d’application est très étendu. Les définitions qu’il donne des termes « investisseur » et « investissement » nous apparaissent très larges. La question de la définition de ces termes dans le traité est très importante puisque c’est elle qui conditionne l’étendu de la protection. Nous allons donc étudier successivement ces deux définitions. a) Le champ d’application rationae personae Le champ d’application rationae personae repose sur la définition donnée à l’article 1139 de la notion d’investisseur. Plus précisément, le texte donne la définition suivante : « Investisseur d’une Partie désigne une Partie ou une entreprise d’Etat de cette Partie, ou un ressortissant ou une entreprise de cette Partie, qui cherche à effectuer, effectue ou a effectué un investissement ». La définition comprend donc aussi bien les personnes morales que les personnes physiques. Les personnes comme les entreprises peuvent se prévaloir de cette protection. De nombreux auteurs ont noté le fait que l’ALENA allait plus loin que les traités précédents dans la définition qu’il donnait de l’investisseur. En effet, on note que cette disposition du texte a pour originalité d’ouvrir la protection « non seulement aux sociétés incorporées ou domiciliées dans les pays de la zone de libre-échange mais aussi aux sociétés étrangères dont les propriétaires sont citoyens des Etats membres de l’ALENA ». Symétriquement, des ressortissants étrangers aux Etats Parties à l’accord mais ayant une entreprise établie sur le territoire d’un de ces Etat bénéficie également de la protection accordée par le chapitre 11 s’ils veulent investir dans une autre Partie. Selon nous, le texte vise là encore la protection la plus large possible des intérêts privés dans les pays membres. Cela devait permettre un effet maximal de l’accord sur les flux d’investissements étrangers au Mexique, y compris d’IDE en provenance de pays étrangers à l’accord. En effet, les étrangers seraient amenés à établir des entreprises sur le territoire d’un des Etats Partie afin de bénéficier de ladite protection. L’approche est également très novatrice du fait de l’ouverture de la protection aux investisseurs potentiels – « qui cherchent à effectuer (…) un investissement ». L’Etat d’accueil a donc des obligations envers l’ensemble des investisseurs potentiels, de ceux qui souhaiteraient investir sur son territoire. L’investisseur n’a donc pas besoin d’effectuer l’investissement, il est protégé dès le moment où il « cherche » à l’effectuer. Selon nous, le traité vise la protection la plus étendue possible des investisseurs, en adoptant une définition large qui accorde la protection du traité à des personnes dans des situations extrêmement diverses. En revanche, la protection n’est pas étendue aux nationaux de l’Etat hôte de l’investissement. Bien que courante dans ce type d’accord, cette dernière pratique est une de celle qui nous fait dire que le Mexique a définitivement renoncé à la doctrine de Calvo. Cela atteste, selon nous, du fait que le nouveau modèle de développement est entièrement tourné vers les IDE, au détriment de l’investissement local dans le sens où l’Etat mexicain n’entend pas particulièrement le promouvoir. Hormis les investisseurs locaux, presque toutes les opérations de participation à l’activité financière ou productive du Mexique de la part d’une personne ou d’une société d’une autre Partie constituent un investissement. Nous émettons des doutes sur la nécessité d’adopter une définition aussi large d’ « investisseur ». En effet, il nous semble qu’une définition plus restrictive n’aurait pas porté atteinte aux IDE que les Mexique souhaite attirer afin de promouvoir son développement. Nous allons voir à présent l’étendue des garanties offertes à ces nombreuses catégories d’investisseurs par le traité. 33 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA b) Le champ d’application rationae materiae Le champ d’application rationae materiae du chapitre 11 de l’ALENA recouvre un très grand nombre de situations car la définition qu’il donne de la notion d’investissement est très large. C’est une des dispositions du traité à laquelle la communauté internationale a accordé beaucoup d’intérêt. En effet, c’est une question importante en droit international car la notion d’investissement n’est pas facile à saisir puisqu’elle ne connaît pas de définition unique. La notion d’investissement est floue et fluctuante selon les différentes sources juridiques auxquelles on s’intéresse. Cela s’explique par le fait qu’elle soit récente et qu’elle tente de recouvrir de façon juridique une notion économique en mutation constante du fait à la fois de l’évolution du progrès technique et de l’adaptation de la stratégie des firmes à ces transformations. Il existe donc plusieurs définitions de l’investissement, que l’on peut regrouper en quatre catégories selon la classification de Sébastien Manciaux, la définition peut ainsi être énuméraire, synthétique, indirecte ou partielle. La définition choisie dans l’article 1139 du chapitre 11 de l’ALENA est de type énuméraire –la plus courante : « Investissement désigne : a) une entreprise ; b) un titre de participation d’une entreprise ; c) un titre de créance d’une entreprise (i) lorsque l’entreprise est une société affiliée de l’investisseur, ou (ii) lorsque l’échéance originelle du titre de créance est d’au moins trois ans, mais n’englobe pas un titre de créance, quelle que soit l’échéance originelle, d’une entreprise d’Etat ; d) d’un prêt à une entreprise (i) lorsque l’entreprise est une société affiliée à l’investisseur, ou (ii) lorsque l’échéance originelle du prêt est d’au moins trois ans, mais n’englobe pas un prêt, quelle que soit l’échéance originelle, d’une entreprise d’Etat ; e) un avoir dans une entreprise qui donne au titulaire le droit de participer aux revenus ou aux bénéfices de l’entreprise ; f) un avoir dans une entreprise qui donne au titulaire le droit de recevoir une part des actifs de cette entreprise au moment de la dissolution, autre qu’un titre de créance ou qu’un prêt exclu de l’alinéa c) ou d) ; g) les biens immobiliers ou autres biens corporels et incorporels acquis ou utilisés dans le dessein de réaliser un bénéfice économique ou à d’autres fins commerciales ; h) les intérêts découlant de l’engagement de capitaux ou d’autres ressources sur le territoire d’une Partie pour une activité économique exercée sur ce territoire, par exemple en raison : (i) de contrats qui supposent la présence de biens de l’investisseurs sur le territoire de la Partie, notamment des contrats clé en main, des contrats de construction ou de concession, ou (ii) de contrats dont la rémunération dépend en grande partie de la production, du chiffre d’affaire ou des bénéfices d’une entreprise ; mais ne désigne pas : i) les créances découlant uniquement : (i) de contrats commerciaux pour la vente de produits ou de services par un ressortissant ou une entreprise sur le territoire d’une Partie à une entreprise située sur le territoire d’une autre Partie, ou (ii) de l’octroi de crédits pour une opération commerciale, telle que le financement commercial, autre qu’un prêt visé à l’alinéa d) ; ou 34 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet j) toute autre créance, qui ne suppose pas le versement des intérêts visés aux alinéas a) à h) ». Comme l’explique Sébastien Manciaux, cette définition « se présente sous la forme d’une liste non-exhaustive » (page 54) plus que d’une définition, ce qui la rapprocherait plus de la protection des biens que de celle des investissements. Mais cela a été évité car « les biens meubles et immeubles ne sont pris en compte que s’ils ont une finalité économique ou commerciale » et « un certain nombre de créances sont exclues » (page 56). Il s’agit donc bien de protection des investissements et non des biens étrangers. Cependant, il n’en reste pas moins que nous n’obtenons pas à proprement parler une définition de l’investissement mais plutôt une énumération des formes qu’il peut prendre. On distingue cependant les éléments d’identification classiques et communs à nombre de traités : il est nécessaire qu’il y ait un apport (en capital, en bien ou en industrie pour le cas de l’ALENA), dont la finalité soit d’ordre économique et qui donne lieu à la création d’un lien durable (puisque, comme on l’a vu, les créances à court terme sont exclues de la définition). On note que la définition n’intègre pas le critère de l’influence réelle sur la gestion de l’entreprise ainsi investie, ce qui signifie que tous les investissements sont protégés, et pas seulement les investissements directs qui étaient ceux visés par le gouvernement mexicain lors de la signature de l’accord. Cette définition se rapproche de celles employées dans les Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI) signés par les pays d’Amérique du Nord et d’Europe de l’Ouest . Cependant, la non intégration du critère de l’influence réelle sur la gestion de l’entreprise le distingue des modèles de TBI diffusés par la France ou le Japon qui requièrent cette dimension pour être considéré comme un investisseur. Cette définition extensive se rapproche en revanche beaucoup de celle qui était envisagée dans le projet d’AMI. Il ressort donc de notre analyse que le champ d’application du chapitre 11 est très large tant par les personnes que par les situations pour lesquels il entend offrir une protection. Le fait que la portée du texte aille largement au-delà de la protection des simples IDE témoigne selon nous de la domination des Etats-Unis sur cette question. A notre sens, le Mexique s’est focalisé sur l’obtention de délais de réduction des barrières tarifaires et de domaines exclus du traité, mais n’a peut être pas mesuré l’étendue du chapitre 11. Les négociateurs mexicains ont dû être amenés à faire des concessions dans la détermination de la portée du chapitre 11 afin de pouvoir obtenir les avantages précités par ailleurs. Cela explique que le texte aille au-delà des besoins du Mexique en termes d’attraction des IDE. Nous allons étudier dans la seconde sous-partie la nature exacte de cette protection qui s’applique de façon si large. I.2. Les garanties faites à l’investisseur Les garanties faites à l’investisseur sont nombreuses. Elles incluent des dispositions standards, concrétisées auparavant dans de nombreux traités bilatéraux d’investissements, ou même, pour ce qui nous concerne, dans la loi mexicaine sur les investissements internationaux de 1993. Mais elles incluent également des dispositions relativement novatrices par rapport au droit des investissements précédant cet accord, ce qui devait jouer en la faveur du Mexique pour attirer les investisseurs étrangers. Ainsi, dans sa partie A, le chapitre 11 définit les obligations de l’Etat ayant trait au traitement de l’investisseur (a), avant d’exposer dans sa partie B les recours en cas de litige entre l’investisseur et l’Etat d’accueil de l’investissement (b). a) Les obligations de l’Etat quant au traitement de l’investisseur 35 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Le chapitre 11 de l’ALENA est assez original dans la mesure où il contient des dispositions sur les obligations positives de l’Etat d’accueil envers l’investisseur, mais créé également des obligations négatives pour celui-ci. Les articles 1102, 1103, 1105 et 1109 définissent les obligations positives de l’Etat d’accueil envers les investisseurs. L’article 1102 accorde à l’investisseur étranger le traitement national, c’est-à-dire que l’Etat d’accueil doit lui accorder un traitement au moins égal à celui qu’il accorde à ses propres investisseurs et à leurs investissements dans des conditions similaires. Le débat traditionnel entre Nord et Sud sur les modalités de l’application de ce principe suivant la situation d’inégalité de fait entre ces deux types d’investisseurs n’a plus lieu d’être ici. L’article se comprend comme assurant les mêmes avantages et la même protection juridique aux investisseurs nationaux et étrangers sans considération pour leurs inégalités de fait, ce qui là encore constitue selon nous un signe fort de changement d’attitude envoyé aux investisseurs de la part du Mexique. Par cet article, le Mexique abandonne définitivement la possibilité d’engager une politique économique basée sur l’argument de l’industrie dans l’enfance devant se développer dans une structure protégée, bénéficiant ainsi d’avantages visant à compenser les inégalités de fait avec les entreprises émanant de la compétition internationale. Le but est d’arriver à l’égalisation formelle des conditions de concurrence, ce qui est une véritable rupture avec le régime qui prévalait précédemment. Le traitement national concerne un grand nombre d’opérations et d’activités économiques : « l’établissement, l’acquisition, l’expansion, la gestion, la direction, l’exploitation et la vente ou autre aliénation d’investissement ». Certaines de ces opérations n’ont une définition juridique que très vague et qui nous semble extensible. A notre sens, une grande marge d’interprétation est laissée à l’arbitre, à la fois par cette clause mais aussi par les articles que nous allons expliquer par la suite. Ainsi, dans l’affaire Marvin Roy Felman Karpa c. Mexique, la violation de l’article 1102 de l’ALENA a été retenu. Dans cette affaire, le plaignant possédait une compagnie de distribution de cigarettes et demandait à bénéficier d’une réduction frauduleuse d’impôts dont bénéficiaient trois de ses concurrents mexicains. Aucune des quatre entreprises ne remplissait les conditions pour une telle exemption fiscale, mais Marvin Roy estimait que c’était une violation du traitement national. Les arbitres se sont prononcés en sa faveur, et le gouvernement mexicain a dû lui payer une compensation égale à l’exemption fiscale à laquelle il n’avait pas droit. On peut considérer que cet arrêt est juste car il favorise finalement l’assainissement des pratiques de l’Etat et décourage la corruption. Cependant, nous nous permettons de noter que dans ce cas, aucune réparation n’a dû être réalisée par les auteurs de cette exemption frauduleuse d’impôts. C’est même le contraire, ce qui a beaucoup choqué l’opinion mexicaine. Car en fin de compte, c’est la population mexicaine qui paye, et les coupables restent impunis. Nous voyons bien ici les enjeux spécifiques pour un pays en développement dont les ressources fiscales sont déjà très limitées. La portée de cet article 1102 n’est limitée que par les réserves faites par le Mexique en annexe de ce chapitre, comme nous l’avons vu précédemment dans la première partie. L’article 1103 porte sur la clause de la nation la plus favorisée. De cette façon, les Etats s’engagent à bénéficier mutuellement de tout avantage supplémentaire qu’ils viendraient à octroyer ultérieurement à des pays tiers. Autrement dit, si le Mexique signe un autre traité incluant des dispositions concernant l’investissement plus favorables que celles inclues au chapitre 11 de l’ALENA, il devra en faire bénéficier également les investisseurs ressortissants des pays membres de l’ALENA. Cette clause s’applique de manière inconditionnelle, et porte sur des avantages provenant de sources conventionnelles 36 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet ou non, sans distinction. C’est une clause désormais extrêmement répandue dans les accords sur les investissements ou sur les tarifs douaniers. L’article 1105 garantit un traitement juste et équitable à l’investisseur ainsi que la pleine et entière sécurité. Le traitement juste et équitable est une référence au droit international, il définirait un standard international minimum de traitement qui viendrait corriger le traitement national. C’est-à-dire que le traitement national accordé à l’investisseur étranger ne peut être en-deça du principe de justice défini dans les diverses sources du droit international qui est tempéré par le principe d’équité entre les intérêts des différents acteurs en cause. La protection accordée à l’investisseur doit être conforme au droit international, mais n’est a priori pas supérieure à celle accordée par le droit international coutumier. La pleine et entière sécurité postule que les décisions et mesures prises par l’Etat qui porteraient atteinte à l’investissement étranger ne doivent être « ni discriminatoires ni confiscatoires », il s’agit donc plus d’une « obligation de moyens » pour que la protection s’applique en droit mais aussi en fait. Cela signifie que « la licéité conventionnelle des mesures concernant l’investissement s’apprécie en fonction de leur conformité au principe du traitement juste et équitable, et non en fonction de leur conformité au principe du traitement national ». Cela constitue selon nous un changement majeur dans l’attitude du Mexique face aux investisseurs internationaux qui devrait avoir des conséquences sur l’attraction des IDE, comme nous le verrons par la suite. C’est dans ce sens que nous avons affirmé plus haut que le Mexique avait renoncé implicitement à son adhésion à la doctrine de Calvo qui postule que les investisseurs étrangers ne peuvent pas obtenir un traitement plus favorable que celui accordé aux investisseurs nationaux. Cela est désormais possible, puisque la protection accordée par le droit international peut être supérieure au traitement national. L’adhésion du Mexique à cette nouvelle conception, qui correspond plutôt à une tradition juridique anglo-saxonne, s’explique largement selon nous par le fait que les investisseurs nationaux représentent un volume et un potentiel d’investissement bien plus faible que les investisseurs internationaux. Là encore, nous estimons que l’étendue de la protection témoigne bien d’une politique de développement tournée entièrement vers l’investissement extérieur, l’article 1109 en est d’ailleurs une autre preuve. L’article 1109 porte sur les transferts et fait naître pour l’Etat hôte l’obligation de faire en sorte que tout transfert puisse être effectué par un investisseur « librement et sans retard ». Nous avons vu dans la première partie que les transferts internationaux concernant les investissements étaient parfois limités par les Etats en développement, pour des questions d’équilibre monétaire ou pour essayer de favoriser le réinvestissement local. Ces mesures sont désormais proscrites par l’article 1109 de l’ALENA. Les investisseurs sont libres de rapatrier intégralement leurs bénéfices. A notre sens, cela comporte des effets potentiellement négatifs pour le développement (nous avons vu dans la première partie les risques et le manque à gagner pour l’économie locale, puisque c’est une sorte de fuite de la valeur ajoutée). Cependant, cet article peut également jouer comme étant un facteur d’attractivité pour les investisseurs étrangers, ce qui pourrait compenser ses effets négatifs potentiels. De plus, si la stratégie mise en place par le Mexique fonctionne bien, les investisseurs pourraient décider de réinvestir leurs bénéfices sur le territoire, même s’ils n’y sont pas obligés. Selon nous, les effets de cet article peuvent donc être doubles, et seule la pratique sur le long terme pourra déterminer si le positif l’emporte sur le négatif dans le cas du Mexique. Le chapitre 11 de l’ALENA contient également des obligations négatives pour les Etats d’accueil dans ses articles 1106 et 1110. L’article 1106 prohibe explicitement les obligations de résultats imposés aux investisseurs. L’insertion de cet article vise principalement le 37 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Mexique qui faisait usage de ces obligations auxquelles il subordonnait soit l’autorisation d’investir soit l’attribution de certains avantages aux investisseurs. Cette obligation négative, rédigée de façon particulièrement détaillée, va plus loin que les règles de l’OMC en la matière. Pour nous, il constitue à la fois un message clair de changement de politique du Gouvernement mexicain vers des investisseurs internationaux qui seraient encore hésitants à investir, mais également une limite importante dans les moyens dont dispose l’Etat pour obtenir des engagements définis de la part d’un investisseur. Des questions d’interprétation se posent de nouveau avec cet article dont les termes sont encore assez vagues à notre sens. La question est de savoir si seules les obligations de résultat affirmées en tant que telles par l’Etat sont incluses, ou bien également toute mesure qui serait assimilable de facto à une telle obligation de par ses effets. La jurisprudence en la matière ne nous permet pas encore de trancher cette question. L’article 1110 porte sur l’expropriation, et stipule qu’il est interdit à l’Etat d’accueil d’exproprier directement ou indirectement l’investisseur international sans compensation. Il lui est possible d’exproprier légalement, à condition que ce soit pour une raison d’intérêt public, sur une base non-discriminatoire et en respectant les principes de l’article 1105. Cependant, même si l’expropriation est légale, l’indemnisation de l’investisseur doit se faire sans délais et « équivaloir à la juste valeur marchande de l’investissement exproprié ». Nous estimons que là encore les dispositions laissent un large champ à l’interprétation arbitrale. En particulier, la notion d’expropriation indirecte et la détermination de la « juste valeur marchande » de l’investissement effectué sont floues. L’ALENA n’est pas le premier accord commercial à mentionner l’expropriation indirecte, un certain nombre de traités bilatéraux d’investissement le font. L’article 1110 mentionne les « mesures d’effet équivalent » à une expropriation, mais n’en donne pas de définition. C’est au tribunal arbitral d’interpréter cette disposition. Il peut en donner une interprétation restrictive ou extensive. Dans ce dernier cas, la qualification d’expropriation pourrait être donnée à toute mesure qui interfère de manière substantielle avec l’usage de sa propriété par l’investisseur. Même dans une interprétation minimale de l’article, la protection accordée à l’investisseur reste, selon nous, assez étendue ; en tous les cas, suffisamment étendue pour permettre de réduire de beaucoup le risque lié à l’investissement –dans la mesure où, même si l’expropriation est légale ou indirecte, l’investisseur est dédommagé. Nous étudierons plus longuement l’interprétation de cet article par les arbitres, ainsi que ses conséquences possibles pour le Mexique, dans la section B. Nous retenons déjà cependant que la protection, quelle que soit son interprétation, nous semble déjà en mesure d’attirer les investisseurs. Les investisseurs, eux, ont pour devoir de respecter le droit de l’Etat d’accueil. L’ALENA comporte également deux accords complémentaires sur l’environnement et sur la protection des travailleurs, qui pourtant ne constituent pas réellement un corps de règles que les investisseurs devraient respecter. En effet, la portée de ces accords est restreinte à la fois par la faible étendue de la protection qu’ils assurent et par le manque de pouvoir accordé aux institutions censées garantir leur application. Nous reviendrons sur ce thème, mais il nous semble, et de nombreux travaux sur le sujet viennent corroborer cette conception, que ces deux accords reflètent là encore le déséquilibre entre droit des investissements et droits humains. Il nous semble donc, après examen de la partie A du chapitre 11, que les investisseurs bénéficient d’une protection très large dans l’ensemble de leurs actions. Il nous semble également que cette protection va plus loin que ce qui était strictement nécessaire pour attirer les IDE au Mexique, dans la mesure où elle couvre également d’autres types d’investissements. En outre, nous notons le flou qui entoure la plupart des articles, laissant 38 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet ainsi une place centrale à leur interprétation par les arbitres. En cas de non-respect par l’Etat d’accueil de l’une ou plusieurs des obligations ci-dessus, l’investisseur peut avoir recours à une procédure d’arbitrage décrite dans la partie B du chapitre 11. b) Les recours en cas de litiges avec l’Etat d’accueil La seconde partie du chapitre 11 de l’ALENA est consacrée à la description de la procédure de règlement des différends qui pourraient surgir entre Etat et investisseurs étrangers protégés par le traité. Les litiges opposant un Etat à un investisseur peuvent donc être soumis à l’arbitrage soit du Centre International pour le Règlement des Différends relatifs aux Investissements (CIRDI) soit selon les Règles d’arbitrage établies par la Commission des Nations Unies pour le droit commercial international (CNUDCI). Le Mexique n’étant pas signataire de la Convention de Washington du 18 mars 1965 instituant le CIRDI, les différends qui impliquent l’Etat mexicain et un ressortissant américain peuvent être soumis au mécanisme additionnel du CRIDI seulement (seuls les Etats-Unis sont Partie à cette convention). Le CIRDI est un tribunal arbitral affilié à la Banque Mondiale et spécialisé dans le règlement des différends entre Etat et investisseur ressortissant d’un autre Etat. Pour bénéficier de l’arbitrage du CIRDI il faut soit être signataire de la Convention de Washington de 1965, soit être ressortissant d’un Etat signataire (et dans ce cas, c’est le mécanisme supplémentaire qui prend en charge l’arbitrage). En acceptant cette clause, les Etats signataires de l’ALENA acceptent de se soumettre au jugement des arbitres internationaux et d’abandonner le règlement des différends par une procédure interne. En effet, l’investisseur qui s’estime lésé peut saisir le tribunal arbitral directement, l’épuisement des recours internes n’est pas exigé, contrairement au système qui prévalait au Mexique auparavant. Le but de cette disposition est de rééquilibrer le rapport de force en faveur de l’investisseur. L’Etat dispose effectivement du pouvoir normatif sur son territoire. Dans le cas d’un litige où l’investisseur doit saisir le juge interne, l’Etat se trouve à la fois juge et partie. C’est pour assurer l’impartialité du règlement du différend que les procédures d’arbitrage international ont été crées. Au départ, les pays en développement, et le Mexique au premier rang, refusaient de se soumettre à l’arbitrage international car ils estimaient qu’il représentait en fait les intérêts des pays occidentaux. Avec la concurrence internationale entre Etat pour l’attraction des IDE, cette attitude a changé. Là encore, il s’agit selon nous pour le Mexique d’un geste fort à l’intention des investisseurs et un renoncement implicite à la doctrine de Calvo, puisque les investisseurs étrangers bénéficient ainsi d’une procédure de règlement des différends qui n’est pas offerte aux investisseurs nationaux. Ainsi, le choix de la procédure en cas de survenance d’un litige est scellé par le traité de l’ALENA lui-même, et il en est de même du droit applicable au fond du litige. En effet, le texte stipule que le seul droit applicable aux conflits entre Etats et investisseurs étrangers est le droit international au sein de son article 1131. La solution au litige doit être tranchée selon les dispositions du traité de l’ALENA conformément aux règles du droit international en la matière. Le droit interne des Etats membres est ainsi écarté de la procédure de règlement des différends. La seule limite que l’on peut noter est la possibilité pour l’Etat d’accueil d’écarter la procédure en se référant aux domaines auxquels le traité ne s’applique pas figurant dans les annexes. Cette référence unique au droit international est, pour nous, source d’un déséquilibre profond, dont nous traiterons à la fin de ce travail. En effet, les investisseurs bénéficient ainsi d’une protection par le droit international, qui leur est largement favorable, alors que les facteurs de production sur lesquels ils agissent (les ressources naturelles, la main d’œuvre…) doivent, eux, avoir recours prioritairement 39 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA au droit interne, qui leur est moins favorable que le droit international. Nous ne faisons que noter ce déséquilibre pour l’instant. La compétence rationae personae et materiae du tribunal arbitral est délimitée par les notions d’investisseur et d’investissement que nous avons vues plus haut. Comme nous l’avons noté, les termes employés dans ces définitions ont une signification juridique pour le moins vague et, s’ils apparaissent occuper un champ très large, c’est aux arbitres d’apporter des précisions quant à leurs limites. Le chapitre 11 de l’ALENA précise également le champ rationae tempori de son application dans ses articles 1119 et 1120. En effet, il faut que l’investisseur respecte certains délais. Quatre-vingt-dix jours au moins avant le dépôt de sa plainte, l’investisseur doit notifier son intention de la déposer à l’Etat, ce qui est censé favoriser une éventuelle situation alternative. Afin d’éviter le dépôt de plainte inconsidéré, l’investisseur doit ensuite attendre six mois à partir de cette notification pour soumettre sa plainte à l’arbitrage. Une prescription de trois ans depuis la date de la violation subie existe également, au-delà de ce délais la plainte de l’investisseur ne sera pas recevable. Pour engager une telle procédure l’investisseur doit remplir les conditions définies au sein de l’article 1139. La plainte doit porter sur une violation d’une ou plusieurs dispositions de la partie A du chapitre 11, et doit avoir engendré une perte ou un dommage pour l’investisseur étranger. D’autre part, l’article 1118 stipule que « les parties devraient d’abord s’efforcer de régler une plainte par la consultation et la négociation ». Les auteurs divergent pour savoir si cela doit être compris comme une obligation de moyens ou bien comme une simple recommandation. La jurisprudence en la matière nous apprend que les arbitres ont appliqué cette disposition avec souplesse. Ainsi, le tribunal s’assure qu’une tentative d’approche a été amorcée par l’investisseur, mais il y accorde peu d’importance. Ainsi, nous estimons que si le champ d’application du chapitre 11 de l’ALENA est étendu, la protection garantie aux investisseurs étrangers l’est également. Les notions utilisées, tant dans la définition du champ d’application que dans la protection des investisseurs, nous semblent souvent être des termes économiques au sens juridique vague. Les différents arbitrages qui ont eu lieu jusqu’aujourd’hui ne permettent pas toujours d’éclaircir ces définitions. La protection accordée aux investisseurs est donc très large, une des plus large et des plus novatrice du monde à l’époque de sa signature, dans la mesure où le chapitre 11 intégrait de nombreuses propositions américaines faites dans le cadre du projet d’A.M.I.. Pour le Mexique, ces dispositions entérinent le processus de changement de modèle de développement amorcé dans les années 1980. Nous estimons que, même indirectement, le Mexique rompt avec certains principes fondateurs de son système juridique (plusieurs amendements à la Constitution de 1917 ont dû être faits pour l’adoption de l’ALENA). La protection ainsi accordée est plus large que celle incluse dans la loi de 1993, et sa dimension internationale due au rayonnement médiatique du traité lui donne un tout autre impact sur les investisseurs étrangers. Nous déduisons de cette étude des garanties faites à l’investisseur dans le chapitre 11 de l’ALENA que le risque lié à l’investissement au Mexique s’est largement réduit. Il nous semble que les risques en termes d’actions agressives de l’Etat ou de concurrence déloyale sont quasiment supprimés, dans la mesure où le texte et les recours qu’il prévoit en cas de non-respect de ses dispositions sont largement favorables à l’investisseur. En conséquence, il nous semble que, le risque étant diminué, les investisseurs devraient être plus nombreux à choisir le Mexique comme lieu d’implantation. Nous allons donc essayer de vérifier si cette affirmation est juste en étudiant les effets qu’a eu l’adoption de l’ALENA, et de son chapitre 11 en particulier, sur le comportement des firmes et dans leur décision d’investir. 40 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet I.3. Les effets sur le comportement des firmes Avant toute autre remarque nous tenons à souligner la difficulté qui consiste à mesurer les effets d’une intégration régionale, et a fortiori les effets d’une de ses dispositions. Nous montrons ici des tendances qui, à notre sens, sont corrélées avec l’adoption de la nouvelle politique de développement mexicaine, et plus particulièrement avec l’entrée en vigueur de l’ALENA. La protection juridique offerte aux investisseurs des Etats Parties à l’ALENA est très large, comme on l’a vu, ce qui devait permettre aux investisseur de bénéficier des effets positifs des autres dispositions de l’accord de libre-échange en toute sécurité. L’effet produit par l’ALENA sur l’investissement direct au Mexique est donc d’abord un effet régional, comme nous allons le voir, du fait de la nature même du traité et de son champ d’application. Cependant, la régionalisation des espaces économiques a également des conséquences plus larges, et nous allons étudier comment le chapitre 11 de l’ALENA a pu contribuer à l’attraction d’investissements directs en provenance du reste du monde, et qui ne sont donc pas couverts par les dispositions dudit chapitre. a) L’effet régional : le comportement des firmes américaines Il existe plusieurs types d’accords économiques régionaux : il y a la zone de libreéchange, l’union douanière et le marché commun. Chaque type d’accord implique un niveau d’intégration politique différent. L’ALENA est une zone de libre-échange, ce qui signifie que ses membres réduisent les barrières à l’entrée des biens, services et capitaux en provenance des autres membres sur leurs marchés respectifs. Contrairement aux autres accords, la coopération économique ou même la mise en place de tarifs douaniers communs ne sont pas prévus. La zone de libre-échange est l’accord commercial avec le niveau d’intégration le plus bas. L’ALENA agit donc sur l’investissement par trois mesures : la libéralisation des investissements, comme nous l’avons vu, la libéralisation des échanges et l’élargissement de la taille du marché. Ces trois mesures touchent les trois pays, mais nous nous concentrerons ici sur la stratégie des investisseurs américains, car les Etats-Unis restent le partenaire commercial principal du Mexique, totalisant 84,74% des exportations du pays – contre 2,07% pour le Canada. Ces trois mesures modifient les conditions de l’offre et de la demande dans la région. L’accès à un plus grand marché et la perspective de réduction des coûts (avec la suppression des frais de douane) sont des stimulus importants pour l’IDE. Mais ces mesures ont également pour conséquence une exacerbation de la concurrence au niveau régional, qui pousse les entreprises à rechercher les économies d’échelle pour accroître leur compétitivité. Dans ce processus de régionalisation, il se met en place une rationalisation des activités dans l’espace régional. C’est-à-dire que, l’ouverture ayant donné accès à un plus grand marché tout en augmentant la concurrence entre les firmes, leur besoin de compétitivité et d’efficience prévaut désormais sur celui de débouché. Le processus de régionalisation correspond donc bien à l’abandon par les firmes de stratégies d’implantation visant uniquement l’accès au marché. En effet, comme on l’a vu dans la première partie, les firmes multinationales décidaient de s’implanter dans un pays, de réaliser des IDE par le biais de création d’une filiale par exemple, dans le but d’accéder au marché du pays d’implantation, autrefois protégé par des barrières tarifaires et non-tarifaires. Cette stratégie dite « horizontale » d’accès au marché s’oppose à une stratégie dite « verticale » qui, elle, vise la réduction des coûts de production. Dans l’ALENA, les conditions sont donc requises pour favoriser les entreprises adoptant une stratégie « verticale ». En effet, on a vu 41 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA dans la première partie que le Mexique était largement doté en facteur travail peu onéreux comparé aux deux autres pays. Dans l’ALENA, les investisseurs bénéficient d’un accès libre au marché américain, le plus gros marché de consommation du monde. Cet accès assuré, ils peuvent produire à moindre coût au Mexique et exporter la production vers les EtatsUnis. Il devient économiquement plus rationnel de produire là où les coûts de production sont les plus faibles, pour ensuite distribuer sur les marchés les plus larges au sein de l’espace régional. Il semble bien que les entreprises américaines aient adopté cette stratégie verticale au Mexique, déjà amorcée avec le programme Maquiladoras, depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA. En effet, des études récentes montrent que les IDE américains et canadiens (dans une mesure incomparablement moindre) ont augmenté très rapidement au Mexique depuis 1994, et en particulier les « Greenfield Investments ». Ce sont les investissements qui consistent en la création de nouvelles unités de production, par opposition aux fusions et acquisitions, qui sont des rachats d’entreprises existantes. Cette augmentation des « Greenfield investment » va donc plutôt dans le sens d’une stratégie verticale puisqu’il s’agit pour les firmes américaines de délocaliser une production qui est ensuite dirigée vers le marché américain. Comme on le voit sur le Graphique 1, le stock d’investissements directs américains au Mexique est en augmentation constante depuis 1986, et a dépassé la barre des 10 milliards de dollars américains en 1990 – le ralentissement observé en 1995 correspond à la période de récupération de la crise financière qui frappe le Mexique en 1994. Cela correspond tout à fait au rapprochement entre les deux pays consécutif au changement de politique de développement au Mexique. On note que, malgré la crise financière qui a lieu au Mexique en 1994, c’est-à-dire l’année même de l’entrée en vigueur de l’ALENA, l’engouement des investisseurs n’est que très peu ralenti, contrairement à la situation qui avait prévalu lors des crises de 1976 et 1982. Bien qu’il soit très difficile de distinguer un impact chiffré du processus d’intégration et de l’adoption du chapitre 11 de l’ALENA sur les investissements directs, il semble ici évident que l’entrée dans l’ALENA, et plus généralement le nouveau modèle de développement mis en place à partir des années 1980, ont été un des facteurs majeurs de cette attraction des investissements directs sur le territoire mexicain. Un des objectifs des politiques mexicaines dans la mise en place du nouveau modèle de développement a donc été rempli : le territoire Mexicain attire plus d’IDE américains qu’auparavant et leur place dans l’économie nationale est croissante. En effet, l’IDE américain représentait seulement 3,8% du PIB du pays en 1993 et en représentait en 2000 6,1%. La place des IDE américains dans l’emploi est également centrale. C’était une des retombée attendues par le gouvernement mexicain qui souhaitait avant tout trouver une demande de travail pour son abondante main d’œuvre. Comme l’expansion du nombre de filiales américaines au Mexique est très importante – 442 filiales en 1993 contre 762 en 1998 – et que ces filiales sont beaucoup concentrés dans des secteurs nécessitant de la main d’œuvre, le Mexique était le seul pays dont la part dans l’emploi total des filiales américaines à l’étranger était en hausse entre 1985 et 1998. Les filiales américaines implantées au Mexique employaient 668 900 travailleurs mexicains en 1998 contre seulement 408 600 en 1993. Ces filiales produisent beaucoup pour l’export. Les ventes effectuées par ces filiales étaient à plus de 32% en direction des Etats-Unis en 1998, tous secteurs d’activité confondus – la moyenne des ventes vers les Etats-Unis des filiales américaines dans le monde est de 10% des ventes totales. Les échanges intra-firmes augmentent également, et sont en progression constante, ce qui indique bien une stratégie de rationalisation de la production au niveau régional de la part des entreprises américaines. 42 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet Source : US department of commerce, graphique de l’auteur. Avec l’adoption de cette nouvelle stratégie verticale, le Mexique est devenu une économie exportatrice (seconde partie du graphique 2). La libéralisation des échanges a, dans ce sens, apportée les effets anticipés par les dirigeants mexicains lors de la décision de proposer un accord commercial aux Etats-Unis. Les investisseurs se sont adaptés aux nouvelles conditions régionales –plus précisément, ils ont participé de leur création—et se sont orientés vers des activités d’exportation dans leur implantation au Mexique. Comme on peut le voir sur le graphique 2, l’effet de l’entrée en vigueur de l’ALENA sur les exportations est beaucoup plus évident que celui sur les investissements directs, puisque ceux-ci sont des opérations économiques de long terme sur lesquels les effets sont moins mécaniques. Cependant, la production dans son entier n’est pas concentrée uniquement au Mexique, ce qui explique pourquoi les importations intra-firmes par exemple, restent élevés. En effet, les industries installées au Mexique sont pour beaucoup des industries de transformation dans l’assemblage ou la confection. Les matières premières sont donc importées puis transformées au Mexique pour être ensuite partagées entre la vente locale, régionale et internationale. On note que, si les activités implantées au Mexique restent riches en main d’œuvre (relativement aux pays développés), les industries manufacturières ne sont plus les seules bénéficiaires des IDE. En effet, en volume, les IDE dans le secteur manufacturier ont beaucoup augmentés depuis l’entre dans l’ALENA. Cependant, en proportion, les industries manufacturières sont en recul dans l’IDE américain au Mexique. Ainsi, les IDE américains se concentraient à 77,1% dans les industries manufacturières en 1985, et ne s’y concentraient plus qu’à 55,1% en 1998. D’autres industries de transformation comme la confection par exemple sont de nouveaux secteurs où l’IDE prend une place importante, mais aussi les services financiers, le secteur des assurances et de l’immobilier. Pour nous, cela atteste de la diversification de l’économie mexicaine, qui était recherchée par le gouvernement dans la conclusion de l’ALENA. Graphique 2 : Exportations autres que pétrolières entre 1990 et 2000 Part du commerce international dans le PIB mexicain entre 1990 et 2000 /!\ Documents non communiqués par l'auteur /!\ L’action d’investir au Mexique, qui a été largement simplifiée et totalement sécurisée avec le chapitre 11 de l’ALENA, fait donc maintenant partie d’une stratégie de production régionale pour les firmes américaines. A notre sens, on peut d’ores et déjà distinguer dans les effets de cette nouvelle organisation l’accomplissement de plusieurs des buts qui avaient été affirmés par le gouvernement mexicain dans l’adoption de son nouveau modèle de développement. En premier lieu, l’économie mexicaine accueille plus d’IDE qu’avant la politique de libéralisation, et encore plus depuis l’entrée en vigueur de l’ALENA. En second lieu, ces IDE ont pris une place centrale dans l’économie du pays tant à travers leur poids économique que leur création d’emploi. Enfin, le Mexique est désormais intégré dans un espace régional au sein duquel le processus de production a été rationalisé, et où il joue le rôle du territoire propice aux industries de transformation à vocation exportatrice. On comprend donc bien la rationalité économique derrière la stratégie des investisseurs américains et canadiens. Cette stratégie, dont le développement à grande échelle a été permis par les dispositions de l’ALENA, les a conduits à investir au Mexique de manière croissante. La mise en place et l’extension de cette stratégie verticale ont bien été permises par l’accès à une zone de libre-échange régionale en toute sécurité, sécurité garantie par le 43 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA chapitre 11 de l’ALENA. Cependant, il semble que le texte ne se soit pas limité à une portée régionale, pour toucher également les investisseurs mondiaux. b) L’effet international : la création d’un climat de confiance Il semble normal que les investissements directs américains et canadiens aient augmenté au Mexique à la suite de l’adoption de l’ALENA, dans la mesure où les investisseurs de ces pays sont protégés. Mais l’on constate sur le graphique 3 que les flux d’IDE provenant du reste du monde ont également augmenté après 1994, biens qu’ils ne soient pas protégés par le chapitre 11 de l’ALENA. En effet, on voit que la proportion des IDE non-américains au Mexique est grandissante depuis 1996 (les années 1994 et 1995 ont pâties de la crise financière mexicaine qui a fait baissé la confiance des investisseurs pendant un moment, même si la reprise de la confiance a été ensuite rapide, notamment du fait de l’ALENA). Les flux d’IDE en provenance de l’Union Européenne sont donc passés d’à peine 2 milliards de dollars en 1996 à plus de 5 milliards en 2004 et a augmenté de 90% de l’entrée en vigueur de l’ALENA à décembre 2006 (selon le Bureau de Coopération EuropAid au Mexique). Graphique 3 : flux d’IDE au Mexique, 1994-2004 /!\ Documents non communiqués par l'auteur /!\ Selon nous, cet engouement des investisseurs non protégés par le chapitre 11 de l’ALENA trouve deux principaux facteurs. En premier lieu, les investisseurs étrangers peuvent désirer tirer avantage de l’accord de libre-échange en s’implantant au Mexique. Cette implantation leur garantit l’accès au marché américain ainsi que la protection du chapitre 11 dans le cas où ils souhaiteraient investir dans un des deux autres pays de la zone par la suite, depuis le Mexique. Dans cette optique, l’ALENA lui-même aurait eu un impact supérieur sur les IDE en provenance de l’extérieur de la zone que la politique de libéralisation menée depuis le début des années 1980, et même plus que la loi sur les IDE de 1993. En second lieu, cet engouement des investisseurs pour le Mexique de plus en plus prononcé peut également être imputé à l’effet psychologique qu’à eu l’adoption de l’ALENA par le Mexique sur les investisseurs en général. En effet, on a montré dans la première partie de ce travail de recherche que l’entrée dans l’ALENA, et plus spécifiquement l’adoption de son chapitre 11, était un message fort du gouvernement mexicain vers les investisseurs étrangers. Ce message était celui de la non réversibilité de l’adoption du nouveau modèle de développement mexicain dans les années 1980 qui est largement favorable aux IDE. Cette non réversibilité est un facteur de confiance pour l’ensemble des investisseurs, y compris ceux qui ne sont pas protégés par le chapitre 11. Avec l’abandon implicite de la doctrine de Calvo, le Mexique est devenu officiellement un pays favorable aux investisseurs. C’est ainsi que le pays est souvent félicité par les rapports de la banque mondiale, et en particulier les rapports Doing Business, pour son élan réformateur et sa volonté de protéger les investisseurs. L’adoption de la loi de 1993 puis du chapitre 11 de l’ALENA a ainsi changé la perception que les entreprises et les institutions financières internationales avaient du Mexique. Or, le facteur psychologique dans la décision d’investir est central. On voit bien que, jusque récemment, cette image crée par le Mexique perdure. Dans le rapport Doing ème ème Business 2007, le Mexique est classé 43 au classement général, contre 62 en ème 2006. Le pays est aujourd’hui classé 33 par ce même rapport pour ce qui est de la protection accordée aux investisseurs. Ces classements correspondent aux flux d’IDE récents dans le pays, comme on peut le voir sur le graphique 4. 44 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet Source : « World Investment Report 2006 », PNUD. L’adoption du chapitre 11 de l’ALENA a donc largement contribué à créer un climat de confiance durable chez les investisseurs. La confiance dans les gouvernements qui ont adopté le nouveau modèle de développement était certainement là, mais les gouvernements changent et la signature de l’accord, qui donnait une protection inégalée à l’époque aux investisseurs, était un élément clé de la pérennité de cette confiance. La stabilité est en effet un élément majeur pour l’IDE, qui on le rappelle est une action économique qui s’inscrit dans le long terme. Le chapitre 11 de l’ALENA a permis un accroissement réel de l’attractivité du territoire mexicain. D’abord, son champ d’application est très large, même plus large que le seul champ de la protection des IDE. Ensuite, les dispositions du chapitre 11 apportent de nombreuses garanties à l’investisseur et lui assure un règlement des différends impartial face à l’Etat d’accueil. Ces garanties et cette définition large de la notion d’investissement étant des revendications de longues dates des acteurs économiques, l’effet psychologique de l’accord n’en a été que plus important. En effet, cela constitue un retournement sans retour de la politique mexicaine vis-à-vis des IDE, par rapport à son ancien modèle de développement. Tant la protection en elle-même que sa signification politique ont contribué à créer un climat de confiance propice au développement des stratégies régionales ou internationales des firmes. Cependant, nous nous interrogeons, dans une perspective de long terme, sur la stratégie mexicaine, et celle qui prévaut dans l’ALENA, d’attraction des investissements par le biais du droit uniquement. En effet, on peut se demander si les effets observés sont durables et surtout suffisants pour assurer le rôle que le gouvernement mexicain voulait faire jouer aux IDE. Certains auteurs démontrent clairement les limites de l’attractivité juridique. Les classements des rapports Doing Business ne font ainsi l’objet de critiques sur le fond de la notion d’attractivité. Ainsi, la décision d’investir ne semble pas limitée à sa seule possibilité. Nous affirmons que le droit n’est pas le seul facteur d’attractivité d’un territoire, et que climat de confiance et liberté d’investir ne suffisent pas à attirer durablement les investisseurs. Or, le nouveau modèle de développement mexicain est basé sur la durabilité et même l’expansion des IDE. Il nous semble donc nécessaire d’adopter une approche plus globale de la décision d’investir, afin de déterminer si l’ALENA est réellement un outil de développement adapté aux buts mexicains de départ. Section II : Un outil de développement incomplet pour le Mexique L’entrée du Mexique dans l’ALENA a été, on l’a montré, l’apogée du changement de modèle de développement opéré par le Mexique dans les années 1980. En tant que telle, cette entrée était surtout liée à une volonté d’attirer plus d’IDE sur le territoire mexicain, afin d’alimenter le nouveau système économique du pays où l’Etat avait cessé d’être la source majeure d’investissements. L’ALENA comprend donc un chapitre entier consacré à l’investissement, le chapitre 11, dans le but de faciliter la liberté d’investir sur les trois territoires des pays membres. Cependant, le texte ne fait que détruire les barrières qui existaient avant à l’établissement des investisseurs étrangers et leur garantir un règlement 45 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA des différends par l’arbitre international. La question se pose donc de savoir si laisser libre les investisseurs suffit à les attirer. On pourrait penser que la réforme juridique n’est qu’un des éléments d’une politique d’attractivité pour un pays ou une région. Et, comme nous allons l’étudier en premier lieu, il existe d’autres facteurs attractifs qu’il semble nécessaire d’avoir pour assurer la pérennité des flux d’IDE et leur direction vers le développement du pays (II.1). En second lieu, il nous semble intéressant de nous interroger sur la possibilité pour l’Etat mexicain d’envisager une politique d’attractivité des IDE dirigée dans le sens de son développement économique. En effet, le texte apporte beaucoup de protection à l’investisseur, mais les politiques nécessaires à une attractivité plus ciblée sur le développement du pays pourraient entrer en conflit avec cette protection (II.2). Nous essayerons donc finalement de voir quelles peuvent être les mesures à prendre afin d’éviter ce conflit d’intérêt pour qu’il ne se transforme pas en contradiction interne de la nouvelle politique de développement. Dans cette optique, nous reviendrons sur la question du déséquilibre entre droit de l’investisseur et droits humains abordé dans la section A. Nous essayerons de recherche dans son rééquilibrage la résolution de certains problèmes posés par le chapitre 11 de l’ALENA en termes de développement du Mexique (II.3). II.1. L’absence de prise en charge des facteurs non juridiques de l’attractivité Le chapitre 11 de l’ALENA apporte selon nous une protection très étendue à l’investisseur étranger. La partie juridique de l’attractivité est donc tout à fait remplie au Mexique aujourd’hui. Dans l’optique d’une stratégie verticale d’implantation des firmes américaines, où l’attractivité ne dépend que de la libre circulation et des dotations en facteurs de production, cette attractivité juridique semble suffire à assurer au territoire mexicain un flux d’IDE durable en provenance de son voisin. Cependant, comme nous l’avons noté précédemment, certains auteurs remettent largement en cause les stratégies d’attractivité basées sur le droit. Dans cette optique, nous allons essayer de voir une autre analyse du comportement des firmes, qui nous offrirait une vision plus globale des déterminants de l’investissement direct à l’étranger. a) La stratégie des firmes multinationales Dans son ouvrage, « La séduction des Nations », Charles-Albert Michalet nous semble apporter des éléments d’analyse du comportement des firmes multinationales très intéressant pour notre réflexion. En effet, il semble invalider l’idée d’un choix des multinationales entre une stratégie verticale et une stratégie horizontale dans leur décision d’investir. Il montre que les firmes multinationales combinent en réalité les deux stratégies. Les firmes recherchent de nouvelles régions en expansion afin de combler à la fois la croissance faible, les coûts de production importants, et la saturation de la demande dans leur pays d’origine. Dans cette optique, il existe pour ces firmes plusieurs cercles d’attractivité. Le premier cercle est composé des pays de la triade, les pays d’origine de ces firmes, où les investissements croisés sont importants et qui drainent la majorité des flux d’IDE mondiaux. Le second cercle est celui des pays de la « nouvelle frontière », ceux où les firmes jugent qu’il est opportun d’investir car ils offrent la possibilité d’améliorer leur compétitivité dans une vision à moyen ou long terme. Le troisième cercle est composé de « pays potentiels », c’est-à-dire des pays dans lesquels il y a des investissements 46 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet d’effectués, mais en faible croissance car les investisseurs ne les voient pas comme remplissant toutes les conditions qui leur permettrait d’accroître leur propre compétitivité, même si l’opportunité de rentabilité est parfois présente. Enfin, les « pays périphériques » composent le quatrième cercle et n’intéressent que peu de firmes. Les investissements qui y sont effectués sont généralement liés aux matières premières. Ces pays risquent l’exclusion économique car ils ne sont généralement pas inclus dans des régions dynamiques. Ce qu’il appelle les pays de cette « nouvelle frontière » sont idéalement situés dans un contexte régional qui favorise l’organisation rationalisée du travail. La gestion de l’ensemble du processus de production est plus aisée à l’échelle régionale qu’à l’échelle mondiale, en particulier au sein d’un processus de production toyotiste, c’est-à-dire à « flux tendus » qui favorise l’adaptabilité de la production aux conditions de la demande – cela signifie que tout est produit à la demande, en un temps record, afin d’éviter les stocks. Pour ce type de production, l’aspect régional est un avantage certain. Les pays de la « nouvelle frontière » comme ceux du troisième cercle peuvent être inclus dans des accords commerciaux régionaux qui leur permettent en général de ne pas revenir au quatrième cercle. Cependant, un accord régional ne suffit pas à faire partie de la « nouvelle frontière ». Ce qui nous semble particulièrement intéressant pour le cas du Mexique, c’est que les pays peuvent évoluer d’un cercle à l’autre, et qu’une politique d’attractivité doit permettre aux « pays potentiels » de rejoindre la « short list » des investisseurs –c’est-à-dire la liste des pays jugés les plus dynamiques par les investisseurs des pays de la triade. Le Mexique possède une dimension régionale, des potentialités en terme à la fois de ressources et de facteurs de production, et un taux de croissance relativement élevé – du moins plus dynamique que ceux des pays d’origine des IDE. Le but mexicain de l’entrée dans l’ALENA était justement l’optimisation de ces potentialités dans le but de s’intégrer rapidement à l’économie nord américaine, puis mondiale. Il ne nous semble pas pourtant que le Mexique réunisse encore toutes les conditions de la « short list » des pays dynamiques, et encore moins toutes celles des pays de la triade. En effet, si les IDE en général ont connus une augmentation très forte au Mexique, cette évolution va de paire avec une augmentation globale des IDE à destination des pays émergents. Ainsi, la part des IDE à destination du Mexique dans le total des IDE américains est restée constante sur la période 1975-1998 et était de 2,6% seulement en 1998. Dans la mesure où son nouveau modèle de développement est basé sur cette intégration par les IDE et les échanges, il nous semble nécessaire de comprendre les éléments qui permettent de se placer en tête de liste, afin de voir dans quelle mesure ces déterminants sont pris en compte dans l’ALENA. b) Les déterminants de l’attractivité Charles-Albert Michalet distingue deux séries de déterminants à la décision d’investir des firmes multinationales. D’une part, il y a des pré-conditions sans lesquels le territoire n’est pas envisagé pour l’implantation. D’autre part, il y a ensuite les conditions nécessaires à l’attractivité d’un territoire qui s’ajoutent si les pré-conditions sont remplies. Nous nous proposons de passer en revue ces pré-conditions et ces conditions et d’en d’analyser pour chacune la place du Mexique et les dispositions de l’ALENA produisant un effet. Le but est d’évaluer où en est le Mexique dans sa politique d’attractivité et de voir si l’ALENA, et en particulier son chapitre 11, est adapté. L’analyse proposée par CharlesAlbert Michalet nous semble tout à fait adaptée au Mexique dans le sens où il ne définit les éléments d’attractivité que pour les investissements sérieux qui découlent d’une volonté d’établissement durable dans le pays d’accueil et de contribution à son activité économique, et non pas aux IDE qui viseraient à « faire un coup », selon son expression. Dans la mesure 47 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA où la politique d’attractivité du Mexique a pour but affirmé son développement durable et non pas l’enrichissement à court terme de son élite, la perspective de cet auteur nous semble la mieux adaptée. Il y aurait ainsi trois pré-conditions à l’attractivité d’un territoire. La première est la stabilité du régime politique et sa perception par les pays d’origine des investisseurs. Le Mexique nous semble remplir cette condition de façon croissante. Le pays connaît désormais l’alternance politique depuis l’élection du Président Vicente Fox en 2000, et bien que des problèmes persistent, comme en témoignent les dernières élections, le processus de démocratisation et de stabilisation semble être en bonne voie, seules les inégalités régionales fortes et le trafic de drogue semblent être des menaces à cette stabilité. La signature de l’ALENA a grandement amélioré l’image que les pays de la triade ont du Mexique dans la mesure où l’accord symbolise pour beaucoup la réconciliation et l’entente amicale sur le long terme qui s’installe entre les deux anciens ennemis. La seconde précondition est la stabilité économique, qui se compose à la fois du climat macroéconomique et du climat d’investissement. Le climat macroéconomique se mesure grâce aux variables telles que l’équilibre budgétaire, le taux d’endettement extérieur, la stabilité des taux de change et d’inflation. Dans cette perspective, le Mexique nous semble également bien placé puisque les politiques d’assainissement du budget et de stabilité économique sont menées depuis 1975-1980 sous les auspices du FMI. Cependant, il nous semble également que cette appréciation doive être nuancée par la mémoire économique des acteurs, dans la mesure où le Mexique a connu de nombreuses crises budgétaires puis financières jusqu’en 1994. Des mesures ont été mises en place pour endiguer ces crises, mais les investisseurs s’en souviennent certainement. Le climat des investissements se compose de plusieurs éléments, et notamment : la liberté des transferts, le droit des investissements, les droits de douane, l’attitude amicale du gouvernement, l’efficacité du système judiciaire dans les cas de litiges, les procédures administratives, la fiscalité, la législation sociale et la sécurité et le cadre de vie pour les expatriés. Les cinq premiers éléments sont traités par l’ALENA, et par la loi de 1993 et les règles de l’OMC pour les investisseurs non protégés par l’ALENA. L’amicalité du gouvernement est forte dans la mesure où c’est lui qui a mis l’IDE au centre de sa politique économique. Pour ce qui est des procédures administratives et de la fiscalité, de nombreuses réformes ont été faites, et sont jugées très satisfaisantes pour les investisseurs d’après le rapport Doing Business 2006. La corruption a beaucoup diminuée au Mexique depuis l’abandon de la politique de substitution aux importations, qui avait créé, comme on l’a vu, des opportunités nombreuses de corruption. La législation sociale est certainement plutôt avantageuse pour les investisseurs, surtout dans la mesure où elle est toujours peu appliquée. Enfin, le cadre de vie au Mexique nous semble de qualité mais entaché par les problèmes de cartels de la drogue, surtout dans les Etats frontaliers. Ce problème est devenu central dans la vie politique mexicaine car la population en pâtie beaucoup, comme en témoignent la presse écrite ou télévisée mexicaine, où des actes violents liés à ces cartels sont relatés tous les jours. Enfin, la troisième pré-condition est l’état de droit, qui selon Michalet représente une dimension aussi importante que les deux autres pour l’investisseur. Le système judiciaire mexicain reste encore à être amélioré, mais l’ALENA comme nombre d’accords commerciaux signés par le Mexique avec les pays d’origine des investisseurs solutionnent cette question pour ce qui est du règlement des litiges entre Etat et investisseur en ayant recours à l’arbitrage international, étant ainsi le système interne. De plus, la partie B du chapitre 11 de l’accord a montré aux investisseurs que le Mexique avait renoncé à son attitude critique face à la légitimité de l’investisseur étranger à se plaindre d’une situations illégitime ou illégale sur son territoire. 48 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet Le Mexique nous semble globalement réunir les pré-conditions à l’attractivité décrites par Michalet. Il est évident que face aux pays de la triade, le Mexique a encore beaucoup de points à améliorer, mais le pays a la plupart de ces éléments bien ancrés comparé aux autres pays en développement. De plus, les éléments décrits ci-dessus ne sont pas tous parfaitement réalisés dans tous les pays de la triade. Il nous semble donc intéressant de nous pencher sur les conditions nécessaires à l’attractivité, l’auteur en distingue quatre. La première condition nécessaire est un marché de grande taille accompagné d’un taux de croissance élevé. Le marché peut être le marché régional, et la production pourra ainsi être divisée entre marché local et régional. Le marché en question doit également être en expansion rapide afin d’assurer la rentabilité à long terme sur le territoire d’implantation. Le Mexique combine accès à un grand marché, à travers l’ALENA, et rentabilité, du fait de sa dotation en facteurs de production à faible coût et de la réduction des barrières tarifaires. Cependant, bien que le Mexique soit un pays peuplé et doté une population relativement jeune, le marché interne n’est pas exactement aussi dynamique qu’il pourrait l’être. Des salaires peu élevés et en faible progression pour les couches de travailleurs les moins qualifiés –mais aussi majoritaires—et des inégalités régionales fortes bloquent l’expansion d’un marché interne aux potentialités importantes. La moitié de la population mexicaine vit dans la pauvreté, il lui est donc pour l’instant impossible de constituer un débouché pour la production des investisseurs sur le territoire, et l’ALENA ne nous semble pas remédier directement ou indirectement à ce problème. La seconde condition nécessaire est l’existence d’un réseau de communication – télécommunications comme transports terrestre, aérien ou maritime-- efficace et peu cher avec le reste du monde. Dans le contexte de mondialisation ou de régionalisation de la production, cet élément est central. L’accès à l’information et les contacts avec la maison mère pour les filiales par exemple nécessitent de manière inconditionnelle des télécommunications performantes. Nous estimons pour notre part qu’il faut distinguer dans le cas du Mexique les réseaux de communication et leur coût. Les réseaux en euxmêmes sont plutôt bons et en expansion depuis les privatisations du réseau téléphonique et du réseau ferroviaire. Des améliorations restent encore à être faites, surtout en matière d’investissement dans l’expansion des réseaux ferroviaires et routiers, mais la qualité est bonne comparée à nombre de pays ayant les mêmes caractéristiques par ailleurs. En ce qui concerne le coût, notre approche est plus nuancée. En effet, nous constatons deux problèmes. En premier lieu, il semble que les privatisations, si elles ont eu pour effet une extension des réseaux, n’ont pas toujours résulté dans une baisse des coûts pour les consommateurs, ainsi le prix du téléphone par exemple reste élevé. En second lieu, la lecture de la presse dans les villes frontalières des deux côtés de la frontière avec les Etats-Unis nous porte à constater un problème majeur concernant la mobilité du transport routier. Bien que l’ALENA contienne des dispositions concernant le secteur des transports routiers et ferroviaires et que les droits de douane soient abandonnés, les coûts de transport transfrontalier avec les Etats-Unis restent élevés. La raison en est l’absence totale de coopération et de dialogue entre les deux gouvernements. Le gouvernement américain, répondant certainement à des pressions de lobbys internes, refuse que les poids lourds et conteneurs ferroviaires ne passent la frontière car il les accuse de favoriser les migrations illégales vers les Etats-Unis et les trafics divers. En retour, le Mexique impose les mêmes restrictions. Il en résulte des coûts de transport élevés, puisque le déchargement puis le rechargement dans un autre poids lourd ou un autre train sont nécessaires à chaque passe de la frontière terrestre. Nous insistons sur ce problème car nous pensons qu’il peut avoir des conséquences importantes sur le manque d’attractivité du Mexique. Nous estimons également qu’il démontre un manque de coopération régionale au sein de l’ALENA qui met 49 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA en péril les effets positifs des autres dispositions du traité, comme nous le discuterons plus loin. La troisième condition nécessaire est la présence d’une main d’œuvre à la fois qualifiée et bon marché. Si les firmes veulent se lancer dans des activités à valeur ajoutée élevée, il leur faut utiliser une technologie de plus en plus sophistiquée qui nécessite d’employer une main d’œuvre qualifiée en mesure de la maîtriser. Nous estimons que le Mexique, même s’il a un niveau relativement élevé d’alphabétisation face à d’autres pays en développement, a de nombreux progrès à faire dans ce domaine. Bien que de nombreux investissements aient été réalisés dans l’éducation durant la période de substitution aux importations et que le gouvernement mexicain ait mis en place un programme de réduction de la pauvreté lié à la scolarisation, l’abandon des études à l’adolescence reste très élevé, et très inégal selon les régions. Ce problème recoupe la question de la pauvreté, mais également celle du traitement des populations indigènes du pays (question également très liée à la pauvreté). Cela reste une question sensible, bien que la population mexicaine dans son ensemble souhaite la promotion d’un meilleur accès à l’éducation secondaire et surtout supérieure. Le modèle développé dans les Maquiladoras dans les années 1960-1970 n’est plus aussi porteur, et de nombreux efforts restent à faire dans le domaine éducatif pour que le Mexique continue à attirer les IDE, et surtout les attire de façon plus uniforme sur son territoire. La quatrième condition nécessaire est l’existence d’un tissu industriel local performant. Celui-ci est censé constituer à la fois un canal pour les investissements directs (par le biais de F&A ou de privatisations par exemple) et un vivier de fournisseurs locaux (au rôle central dans la gestion à la japonaise décrite précédemment). Dans cette optique, il nous semble que le Mexique est un pays au réseau industriel important, développé depuis plus d’un siècle, et privatisé depuis les années 1980. Pour ce qui est de l’existence de fournisseurs locaux, il nous semble cependant que deux problèmes persistent. En premier lieu, la productivité reste peu élevée au Mexique. En second lieu, une très grande partie de l’activité économique est souterraine, ce qui laisse peu de possibilité d’évaluer le potentiel du Mexique en cette manière, mais également d’agir pour le gouvernement et de promouvoir ces entreprises qui sont des sous-traitants potentiels. Charles-Albert Michalet ne fait pas mention de certains facteurs qui nous semblent également jouer un rôle indirect sur l’attractivité d’un territoire. En effet, nous pensons que le respect des droits humains et de l’environnement sont des éléments nécessaires à l’attraction d’investissements durables et profitables au développement –ceux que, selon nous, les mexicains doivent viser en priorité. Le respect des droits de l’homme conditionne différents déterminants de l’attractivité. Le respect des droits civils et politiques garantit la stabilité et surtout la durabilité du régime politique, ainsi que la réduction des tensions au niveau national qui peuvent conduire à la violence et à la destruction, corrélée négativement avec l’attractivité. Le respect des droits économiques et sociaux garantit lui aussi une réduction des tensions internes à un pays, et est le corollaire de la constitution d’un marché de l’emploi qualifié ainsi que d’un marché de consommation local à fort potentiel. Enfin, le respect de l’environnement semble être a priori négatif pour l’attraction des IDE. Cependant, les choses changent très vite en ce domaine, la société internationale prend conscience de la situation et de la nécessité de prendre des mesures à court terme. Il ne nous semble pas possible aujourd’hui d’avoir une stratégie de développement durable sans prendre en compte le facteur environnemental, et ce pour deux raisons. D’abord, la destruction de l’environnement est négative pour l’activité économique, et l’activité humaine en général, sur le long terme. Ensuite, la société internationale est de plus en plus consciente de l’épuisement des ressources et des problèmes environnementaux, et 50 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet évolue en conséquence. Comme cette société est dominée par les pays de la triade, et que ceux-ci ont les moyens de développer une technologie adaptée à l’environnement, les pays en développement risquent encore une fois de se retrouver mis à l’écart du système économique s’ils n’anticipent pas un minimum cette évolution. Le Mexique, comme tant de pays en développement, a encore de nombreux efforts à faire dans ces deux domaines. Les droits civils et politiques sont en bonne voie d’achèvement, mais les droits économiques et sociaux sont encore loin d’être respectés. Selon nous, ces derniers, comme le respect de l’environnement, rencontrent plus un problème d’application des lois que d’existence de celles-ci. Il nous apparaît donc que le Mexique a des efforts à faire pour réunir les conditions nécessaires à l’attractivité. Le chapitre 11 de l’ALENA, et l’accord en général, semblent régler des problèmes principalement pour ce qui est des pré-conditions. Les conditions nécessaires en revanche sont peu touchées par les dispositions de l’ALENA. L’accord ne semble mettre aucun dispositif en place pour combler les manques d’attractivité non juridique. Nous allons même aller plus loin que cela dans la partie qui va suivre, en affirmant que certaines des dispositions du chapitre 11 sont en mesure de prévenir l’action de l’Etat mexicain dans le sens de la réunion des conditions nécessaires à l’attractivité. II.2. Les dangers de la notion d’expropriation indirecte pour les politiques de développement On a montré que le Mexique devait améliorer ses performances dans de nombreux domaines s’il veut attirer durablement les IDE qui sont la clé de voûte de son nouveau modèle de développement. Or, nous estimons que l’ALENA n’apporte pas les outils nécessaires à ces améliorations, c’est donc au gouvernement mexicain que reste la tâche de prendre des mesures. Or, au-delà de la question de la volonté politique de ce dernier, il nous semble que certaines dispositions du chapitre 11 de l’ALENA aient pour effet de dissuader certaines mesures. Nous faisons tout particulièrement référence à la notion d’expropriation indirecte mentionnée dans l’article 1110. Nous allons tenter d’examiner le débat que cette disposition a pu susciter dans le domaine juridique, pour ensuite le confronter aux enjeux spécifiques du développement mexicain. a) La notion d’expropriation indirecte : une menace pour la souveraineté de l’Etat Nous avons exprimé dans la section A notre sentiment face à l’absence de délimitation claire de la portée de certains termes employés dans la première partie du chapitre 11. Il nous semblait effectivement que certains termes avaient des définitions juridiques floues et que l’arbitre aurait un travail d’éclaircissement à faire sur la portée des garanties faites à l’investisseur. Nous avons également exprimé notre inquiétude en ce qui concerne la portée de l’article 1110 concernant l’expropriation, et en particulier sur la notion de « mesures d’effet équivalent » à une expropriation. Cette notion a soulevé des questions d’interprétation pour les juristes face aux différents textes où elle est présente –sous diverses formes. Nous allons essayer d’approfondir les problèmes d’interprétation de cette notion avant de voir comment elle pourrait être un facteur de blocage de la politique de développement mexicaine. Une « mesure d’effet équivalent à une expropriation » mérite d’être défini. D’après le travail mené par Sébastien Manciaux sur la jurisprudence du CIRDI, on peut déterminer deux éléments constitutifs de la définition de cette notion. En premier lieu, une mesure 51 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA équivalente à une expropriation suppose qu’elle restreigne l’usage que l’investisseur prétendait faire de sa propriété ou bien diminue le profit qu’il évaluait devoir en tirer. La mesure est équivalente par ses effets par opposition à son intention. « Des lors, pour qualifier une mesure équivalente à une expropriation, il n’est plus besoin d’établir qu’elle a eu pour effet de violer un droit de l’investisseur, le constat d’un préjudice souffert par l’investisseur résultant du moindre usage qui pourra être tiré de l’investissement permettant cette qualification » (Manciaux, page 468). En second lieu, il faut que l’investisseur prouve que le préjudice en question est la conséquence d’une « mesure » prise par l’Etat d’accueil. L’auteur note que dans cette expression, une mesure n’a pas de définition juridique précise, et qu’elle peut ainsi englober « toute action tendant à obtenir un résultat » (Manciaux, page 469). Comme l’exprime l’auteur, il semble que même l’article 201 du traité tentant de définir « mesure » par « toute législation, règlement, procédure, prescription ou pratique » est bien loin de réduire le champ de qualification des actes pouvant être équivalent à une expropriation. La portée de cette définition est étendue, et les conséquences possibles sur la réduction des marges de manœuvre de l’Etat sont importantes selon nous. Les auteurs s’affrontent sur cette question. Pour certains, cette notion d’expropriation indirecte n’est que l’expression de la domination du droit anglo-saxon et réduit considérablement la souveraineté de l’Etat qui l’accepte. Celui-ci se trouve dans une situation où il est susceptible d’exproprier indirectement par toutes ses actions, et dans tous ses domaines de compétence, alors même que ce n’est pas du tout son intention. De plus, l’Etat se verrait imputer la responsabilité d’actes sur lesquels il a peu (sub-divisions régionales) ou pas (sentences émanant de son système judiciaire) de contrôle. Pour ces auteurs, l’adoption d’une telle notion conduit à la perte de souveraineté étatique et semble ne pas correspondre à la notion de responsabilité qui est normalement liée à l’intention. Cependant, d’autres considèrent que cette notion reste la condition nécessaire à une protection efficace de l’investisseur. Cette dernière ne serait qu’illusoire si la finalité de la mesure prise par l’Etat était prise en compte (Manciaux, page 472). b) La notion d’expropriation indirecte : un vrais risque pour le développement du Mexique Face à ce débat, il nous semble nécessaire d’intégrer des nuances que les auteurs n’ont visiblement pas prises en compte. Pour nous, une différenciation doit être faite sur ce problème entre la situation des pays développés et celle des pays en développement. Cette distinction a été faite après les indépendances, puis a été abandonnée dans les années 1980. Le fait de distinguer les problèmes des pays en développement face au droit international économique est devenu dans certaines sphères du pouvoir politiquement incorrect. Il nous semble cependant que cette approche soit dogmatique et manque de pragmatisme. Si notre but commun est de réaliser le développement durable de l’ensemble de la planète, il nous semble nécessaire de regarder en face les problèmes qui se posent, et nous en voyons deux qui distinguent les pays en développement des pays développés. En premier lieu, les Etats en développement comme le Mexique ne sont pas dans la même position que les Etats développés face à l’image qu’ils véhiculent auprès des investisseurs. Le but du droit de l’investissement est bien d’apporter un équilibre entre le besoin de sécurité de l’investisseur et le besoin réglementaire de l’Etat. Face à cette nécessité d’équilibre, il nous semble que les Etats ne soient pas tous égaux. En effet, il nous faut nous interroger sur la portée économique qu’aurait une décision en faveur de l’Etat concernant une expropriation. Si un Etat prenait une mesure de protection 52 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet environnementale qui avait pour effet d’exproprier indirectement un investisseur étranger, et que la cour tranche en faveur de l’Etat dans la mesure où le motif est légitime, les autres investisseurs commenceraient à considérer que cet Etat n’est pas favorable aux IDE. Les déterminants de l’investissement, on l’a vu, sont nombreux. Pour un Etat qui possède déjà la majorité des facteurs d’attractivité des investissements, les conséquences d’une telle sentence ne seraient certainement pas très importantes, et ne détruiraient pas l’image de l’Etat auprès des investisseurs. Cependant, pour un Etat qui, lui, aurait basé sa politique d’attractivité sur le droit, les conséquences pourraient être extrêmement dommageables. Nous essayons de montrer ici que les Etats qui ne font pas partie du premier cercle d’attractivité décrit par Michalet, n’ont pas intérêt à faire fuir les investisseurs. Un Etat comme le Mexique a basé tout son nouveau modèle de développement sur la présence durable des IDE sur son territoire. Son intérêt n’est en aucun cas de porter atteinte aux investisseurs car cela pourrait détériorer son image auprès des investisseurs. On rappelle qu’il y a très peu de pays dans le premier cercle d’attractivité alors qu’il y en a beaucoup dans les autres, les alternatives possibles pour les investisseurs sont donc beaucoup plus nombreuses dans le second cas. Selon nous, la mise en place d’une notion aussi large d’expropriation dans l’ALENA n’était pas nécessaire car le Mexique n’avait déjà aucune intention et aucun intérêt à dissuader les investisseurs. Nous pensons qu’au contraire, cette notion dissuade l’Etat d’intervenir dans des domaines où il est déjà peu enclin à le faire, ce qui a des conséquences négatives sur l’attractivité du territoire à long terme. En second lieu, les Etats en développement comme le Mexique ont besoin d’utiliser leur pouvoir réglementaire de façon beaucoup plus importante que les Etats développés pour attirer les IDE sur le long terme. En effet, nous avons montré que les Etats en développement, contrairement à ceux de la triade, ont encore beaucoup d’efforts à faire pour réunir les conditions nécessaires à l’attractivité. Or, plus l’Etat prend des mesures et opère des changements, plus les risques d’expropriation indirecte sont grands. Afin d’éviter de devoir payer des dommages et intérêts très élevés –comparé à leur niveau de richesse—et de ruiner leur réputation auprès des investisseurs, les Etats en développement seront donc enclins à ne pas prendre de mesures. L’absence de ces mesures les conduirait pourtant à réduire leur potentiel d’attractivité sur le long terme. Le risque de voir un effet dissuasif de ce type est réel à notre sens, lorsque l’on examine la jurisprudence. En effet, douze plaintes ont été déposées jusqu’ici contre le Mexique, et au moins cinq d’entre les plaignants déclarent avoir été victime d’une expropriation indirecte au titre de l’article 1110. Dans les affaires Metalclad c. Mexique, Azinian c. Mexique, USA Waste Service Inc c. Mexique et Waste Management Inc c. Mexique, les activités concernées relevaient du traitement des déchets, une activité à l’impact environnemental potentiel élevé. Dans l’affaire très discutée Metalclad c. Mexique, la compagnie américaine s’est déclarée victime d’une expropriation indirecte consécutive à la décision de la municipalité mexicaine de Guadalcazar de l’Etat de San Luis Potosi de lui renouveler une licence pour l’installation de dispositifs de traitement des déchets dangereux. La municipalité a pris cette décision car les habitants s’étaient plaint d’une possible pénétration des déchets dans la nappe phréatique se situant juste en dessous de l’usine de traitement. Les arbitres ont tranché en la faveur de Metalclad et le Mexique a été condamné à payer un dédommagement de 16 685 000 dollars. Le Mexique étant un Etat fédéral, la somme a du être payé par l’Etat fédéré de San Luis Potosi. Il va sans dire que le poids de cette somme est énorme par rapport aux revenus de l’Etat en question. La décision des arbitres est conforme au texte de l’ALENA, et les maladresses de la municipalité mexicaine dans le traitement de cette affaire expliquent que les arbitres aient été assez sévères dans l’évaluation du montant de la compensation. Il reste que ce sont les contribuables de l’Etat de San Luis Potosi qui doivent payer la note. 53 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Dans le cas de l’inaction, ça aurait également été les habitants qui auraient risqué d’être empoisonnés par les infiltrations de produits toxiques dans leur nappe phréatique. A long terme, cet état de fait auraient certainement eu un effet dissuasif sur l’établissement d’autres investisseurs dans la localité. Dans les deux cas, les pénalités sont importantes pour le développement du pays. Nous essayons de montrer qu’il existe une possible contradiction sur le long terme entre les raisons pour lesquelles le Mexique a adopté le texte, et les dispositions de l’article 1110. En effet, Le Mexique a proposé l’ALENA qui devait parachever le cadre de son nouveau modèle de développement. Pour le Mexique l’ALENA devait agir comme un outil de promotion des IDE sur son territoire sur le long terme –on a montré que le Mexique souhaitait par l’adoption de l’ALENA garantir la stabilité de son partenariat avec les EtatsUnis, sa principale source d’IDE. Si les dispositions du texte donnent lieu à des effets pervers qui mettent en péril cette politique de développement elle-même, il semble qu’il y ait une contradiction. Il nous semble cependant difficile d’envisager la suppression ou même la modification de l’article 1110. En effet, deux problèmes se poseraient. En premier lieu, un problème pratique se pose. Le Mexique ne proposerait pas de lui-même cette mesure car l’image que cela véhiculerait du pays auprès des investisseurs serait mauvaise, et le pays craindrait la fuite des IDE. En outre, il n’est pas certain que le constat que nous faisons fasse l’unanimité parmi les membres de l’ALENA. En effet, les investisseurs américains disposent de beaucoup de pouvoir sur les négociateurs commerciaux du gouvernement. De plus, Washington a souvent une vision très restrictive de la place de l’Etat dans les politiques de développement social, sans parler de ses positions sur les politiques de protection environnementale. En second lieu, nous estimons que ce n’est pas seulement l’article 1110 qui est en cause. En effet, nous voyons à travers l’application de cet article un phénomène plus large de perte de pouvoir de l’Etat. Ce dernier n’est plus l’acteur économique principal, en particulier dans les pays en développement et il est pris entre une logique d’attractivité de court terme et de long terme. Il nous semble donc nécessaire, s’il est difficile d’envisager une suppression ou une modification de l’article 1110, d’envisager une solution pour que la population locale ne soit pas celle qui assume tous les risques qui découlent de l’IDE et que le Mexique puisse mettre en place une stratégie d’attractivité durable. La solution la plus adaptée selon nous, serait celle d’un rééquilibrage entre droits de l’investisseur et droits humains au niveau régional. II.3. Perspectives de changement Nous avons identifié deux éléments problématiques –l’absence de prise en charge des facteurs non juridiques de l’attractivité et les dangers face à l’interprétation large de l’article 1110-- qui nous semblent attester du fait que l’ALENA est un outil de développement incomplet pour le Mexique. C’est peut être dû au fait que l’ALENA n’a pas été entièrement conçu et n’est pas vu par tous comme un outil de développement. Le traité a aussi pour Parties des Etats développés dont les préoccupations et les intérêts sont différents de ceux du Mexique du fait de leur situation économique différente. Il n’en reste pas moins que c’est comme un outil de développement que le gouvernement mexicain avait alors envisagé l’ALENA, et en particulier son chapitre 11, qui devait garantir un flux d’IDE durable au pays. Nous voulons donc envisager ici les options qui feraient de l’ALENA un outil de développement plus complet, et permettraient ainsi au Mexique de réaliser durablement la politique d’attractivité qu’il a amorcé dans les années 1980. 54 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet a) La nécessité d’une coopération régionale plus poussée On a montré dans la première sous-partie de cette section B que les firmes multinationales avaient tendance, pour des raisons d’organisation de la production, à raisonner et investir sur une base régionale. C’est-à-dire que l’attractivité d’un territoire est désormais basée sur son environnement régional. Nous avons également montré que l’attractivité juridique n’était qu’une partie des facteurs d’attractivité, et que le développement d’une politique d’attractivité ne pouvait passer que par ce seul élément. En conséquence, il nous semble que le niveau régional est celui le plus adapté pour mener une politique d’attractivité. Des rapports récents de la Banque Mondiale indiquent que les accords régionaux ont souvent un effet seulement à court terme sur les flux d’IDE dans les pays signataires. Pour nous, la volatilité de ces effets est due principalement à l’absence de mise en place d’autres facteurs d’attractivité que la liberté juridique d’investir sur le territoire des Parties signataires de ces accords. L’ALENA, comme nous l’avons dit, n’est qu’une zone de libre-échange, c’est-à-dire le niveau le plus basique de l’intégration régionale. A court terme, l’entrée en vigueur d’un tel traité crée un climat de confiance chez les investisseurs et un certain engouement pour les territoires concernés. Cependant, la concurrence devient importante au niveau international. Cela est très vrai pour ce qui est de la région nord-américaine, puisque les Etats-Unis multiplient par ailleurs les traités bilatéraux d’investissement et les accords de libre-échange. La proximité géographique du Mexique reste un facteur d’attractivité fort, mais d’aucuns peuvent douter de sa suffisance pour assurer le développement durable du pays. À long terme, il va falloir plus de facteurs d’attractivité au Mexique pour achever les buts de développement qu’il s’était fixé dans les années 1980. Il ne s’agit pas ici d’avoir une vision pessimiste des choses, mais nous constatons cependant à partir des statistiques mondiales que la meilleure façon d’attirer les IDE est d’être développé. En effet, les pays qui reçoivent le plus d’IDE sont aussi les plus développés. Nous en concluons que la mise en place d’une politique d’attractivité à long terme passe par une amélioration globale du niveau de développement –incluant ainsi l’éducation, la santé, la présence d’infrastructures modernes et la préservation des ressources naturelles. L’ALENA doit par conséquent prendre en compte la nécessité d’une politique active d’attractivité qui va au-delà de la simple liberté d’investir si les Parties souhaitent créer une région dynamique sur le long terme. Selon nous, cette prise en compte pourrait se faire à travers un niveau d’intégration plus élevé entre les Parties. Sans parler de pertes de souveraineté au profit d’une entité supra-régionale, on pourrait envisager une coopération accrue entre les gouvernements des Parties organisée sur le thème de l’amélioration des facteurs d’attractivité de la région. Par exemple, le règlement d’une question comme celle du passage de la frontière américano-mexicaine par les transporteurs routiers et ferroviaires serait à notre sens positif pour l’ensemble de la région. La mise en place d’un outil de coopération politique au niveau régional sur le thème de l’attractivité, pourrait également aboutir à ce que la question du déséquilibre entre droits de l’investisseur et respect des droits humains soit abordée. b) Respect des droits de l’investisseur, respect des droits humains et développement durable du Mexique : une difficile conciliation A travers la mise en place d’un tel outil de concertation au niveau régional, des questions plus épineuses concernant le respect de droits autres que commerciaux qui ont pourtant 55 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA des effets à long terme sur le commerce pourraient être abordées. Les droits dont nous parlons ici sont bien sûr les droits humains et environnementaux (si tant est qu’on puisse désormais les dissocier) dont le respect, nous l’avons montré, sous-tend la réalisation de nombre de conditions nécessaires à l’attractivité. Ces droits sont eux aussi garantis par de nombreux textes internationaux qui ont une valeur contraignante pour les Etats. Le droit des investissements, en tant qu’outil de protection du droit de propriété, entre d’ailleurs dans le champ des droits humains. Cependant, on constate que les premiers sont beaucoup mieux respectés que les seconds. En effet, l’étude du mécanisme de règlement des différends définit au chapitre 11 de l’ALENA nous a permis de conclure que les droits de l’investisseurs sont extrêmement bien protégés. Dans le cas d’une violation de ces droits, un tribunal arbitral neutre statue sur le cas, sa décision a force exécutoire. Pour ce qui est des droits humains, les choses sont différentes. Les droits nationaux de beaucoup de pays les garantissent, mais les victimes de violation de ces droits n’ont pas les mêmes options que les investisseurs pour faire respecter leurs droits. En dehors de la Coure Européenne des Droits de l’Homme, il n’existe pas de juridiction internationale dont la portée et la force exécutoire des décisions se soient montrées aptes à faire respecter les droits en question. La plupart des mécanismes mis en place par les organisations internationales sont facultatifs, et leurs décisions prennent la forme de recommandations dont la force exécutoire est très limitée. La solution à ce problème réside selon nous dans le rééquilibrage du respect des droits humains et environnementaux face aux droits de l’investisseur. Nous nous alignons ici sur la position qu’a adoptée Philippe Kahn lors d’un colloque organisé à Tunis les 3 et 4 mars 2006 sur le droit de l’investissement, où il a proposé l’intégration d’un volet portant sur le respect des droits humains dans le droit international de l’investissement, car elle nous semble solutionner un problème important. En effet, la solution alternative serait de mettre en place des mécanismes de contrôle du respect des droits humains plus performants, auprès desquels les victimes de violation pourraient déposer plainte et dont l’exécution des décisions serait effective. Cette solution nous semble moins intéressante à court terme pour deux raisons. D’abord, sa mise en place prendrait des années, de nombreuses tentatives ont été faites et les résultats ne sont pas concluants, sauf pour une région très intégrée comme celle du Conseil de l’Europe. Ensuite, ces procédures mettent en cause les Etats. Ce sont eux qui se sont engagés à faire respecter ces droits humains, et ce sont donc eux qui sont responsables devant ce type de juridiction. Or, les Etats en développement sont là encore dans une situation différente de celle des Etats développés. Leur législation actuelle ou leur application de celle-ci concernant les droits humains est encore en évolution, ils risquent donc de se trouver bloqué entre droit de l’investisseur et droits humains. S’il prend une mesure en faveur du respect des droits humains, un Etat en développement risque de devoir dédommager des investisseurs pour expropriation indirecte. D’un autre côté, s’il ne prenait pas cette mesure, il pourrait avoir à payer également les victimes du non respect des droits humains, alors que cette violation est clairement consécutive à une mesure d’attraction des IDE. Dans les deux cas, c’est la population qui paye, et les ressources limitées des pays en développement ne leur permettent pas de faire face à une telle double pression contradictoire. L’investisseur, en revanche, provient des pays de la triade où les droits humains sont beaucoup mieux respectés, il ne semble donc pas problématique pour nous d’intégrer les droits humains dans le droit des investissements internationaux. Les investisseurs en ont connaissance. De plus, nous soulignons que l’article 1120 postule que les droits de l’investisseurs sont garantis par les standards du droit international en la matière. 56 Deuxième partie : Le Chapitre 11 de l’ALENA : un outil de développement attractif mais incomplet En conséquence, il nous semble logique que ses devoirs en termes de droits humains correspondent eux aussi aux standards internationaux. Cette solution nous semble la plus à même d’apporter les résultats convoités par le gouvernement mexicain dans l’adoption de son nouveau modèle de développement. Nous estimons qu’il est normal, et même positif, que les Etats, en développement ou non, soient responsables internationalement du respect des droits humains sur leur territoire. Cependant, il nous semble que les responsables de ces violations doivent être ceux qui en assument la responsabilité. Si ces violations sont consécutives ou entretenues par un IDE, c’est l’investisseur qui est en cause. Sa mise en cause doit être faite au niveau régional ou international, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit d’une violation du droit international à son égard. Ce rééquilibrage devrait permettre selon nous d’attirer au Mexique des investissements aptes à garantir un développement durable du pays. C’est-à-dire, des IDE qui ne compromettent pas l’attractivité du pays sur le long terme. Conclusion de la seconde partie Nous avons vu dans cette seconde partie les facteurs d’attractivité générés par le chapitre 11 de l’ALENA mais aussi ses limites. En effet, dans un premier temps nous avons essayé de déterminer l’étendue de la protection accordée à l’investisseur dans le cadre de l’ALENA. Il nous semble que cette protection est très étendue, mais aussi qu’elle est à géométrie variable selon l’interprétation que peuvent en faire les arbitres, dans la mesure où les termes qui y sont employés ont souvent une signification juridique floue. Nous avons montré que de cette attractivité juridique découlait un changement dans le comportement des investisseurs, qu’ils soient concernés ou non par la protection du chapitre 11. Les firmes adoptent ainsi une stratégie régionale qui a été l’une des causes de l’augmentation importante des IDE au Mexique depuis l’adoption de son nouveau modèle de développement dans les années 1980. Cependant, nous avons essayé dans un second temps de replacer cette augmentation des IDE au Mexique dans un contexte international, ce qui nous a porté à nous interroger sur les limites de l’attractivité juridique. Il nous semble en voir deux. D’abord, l’attractivité juridique semble être un élément nécessaire mais pas exclusif de l’attractivité d’un territoire aujourd’hui. Ensuite, l’attractivité juridique poussée aussi loin que la pousse certaines dispositions du chapitre 11 de l’ALENA, et en particulier son article 1110, pourrait selon nous avoir des effets contre-productifs sur l’attractivité d’un territoire à long terme. Ayant constaté ces limites, nous avons essayé de trouver des solutions valables pour que l’ALENA puisse participer effectivement des buts que le Mexique s’était fixés à travers son adoption. Dans cette optique, nous pensons qu’une coopération régionale mieux organisée sur des thèmes incluant l’attractivité dans une perspective plus globale pourrait permettre de régler certains problèmes de mise en place du traité et d’aboutir, à plus ou moins long terme, à l’inclusion d’un volet portant sur les droits humains et environnementaux au sein même de l’accord ou en tant que guide de son interprétation. 57 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Conclusion Le Mexique a été le premier pays en développement à suspendre le paiement de sa dette en 1982, il a ensuite été le premier pays à connaître une libéralisation aussi rapide puis le premier pays en développement à être intégré au sein d’un accord commercial régional avec la première puissance du monde. En conséquence, il nous a semblé que l’étude du cas mexicain pouvait nous livrer des enseignements importants quant aux résultats apportés par le modèle de développement porté par le néo-libéralisme. Nous avons montré que l’adoption de ce modèle n’est pas, à notre sens, le résultat d’une imposition par les institutions internationales et les Etats de la triade –contrairement à ce qui est parfois avancé—mais ressors bien d’un processus plus complexe pour les mexicains. En effet, la philosophie politique nous enseigne que l’Etat émane de la volonté générale et la défend, tandis que les acteurs privés défendent leurs propres intérêts. Dès lors, un désengagement de l’Etat équivaut à un recul de la volonté générale face aux intérêts privés. Un tel recul ne peut être qu’imposé selon certains. Cependant, cette vision de l’Etat, si elle a cours en France, n’est pas partagée par tous. Nous avons essayé de montrer dans la première partie que les mexicains, du fait des effets pervers engendré par le modèle de développement précédent, avaient des raisons de penser que leur Etat défendait son propre intérêt, et non l’intérêt général. Cet état d’esprit a eu pour conséquence le développement d’un mouvement interne en faveur d’une réforme plus libérale. Les nouvelles règles de droit d’inspiration néo-libérales sont alors plutôt perçues comme un rempart contre un Etat devenu prédateur. Il y avait donc bien selon nous une double logique, à la fois endogène et exogène, dans le changement de modèle de développement. A notre sens, ce point est très important car il explique que les pays qui adoptèrent ce nouveau modèle aient placé de nombreux espoirs en lui, ce qui est vrai pour nombre d’autres pays en développement. C’est grâce à cette volonté nouvelle que les pays d’Amérique Latine en particulier ont pu mettre en place des réformes aussi radicales que celles mises en place par le Mexique. Le nouveau modèle de développement diffusé dans les années 1980 est fondé, nous l’avons montré, sur la place centrale jouée par les IDE. Ceux-ci devaient apporter stabilité financière d’une part, et restructuration des économies hôtes d’autre part. Cependant, cette politique rencontre de sévères critiques depuis la crise argentine en 2002. Les populations d’Amérique Latine se sentent pour beaucoup trahies car elles estiment que le nouveau modèle de développement n’a pas tenu ses promesses. De la même façon, des critiques émergent au Mexique remettant en cause les bienfaits supposés de l’ALENA, en mettant en exergue les chiffres toujours élevés de la pauvreté dans le pays, qui est pourtant le second pays en développement accueillant le plus d’IDE au monde. Nous croyons pouvoir déduire de l’étude détaillée que nous venons de mener sur le cas mexicain qu’il existe deux causes à cette désillusion quant à un système de développement par les IDE. Premièrement, ce système est insuffisant. A notre sens, on ne peut attendre des agents économiques que des actions qui auront pour but la recherche de profits. En conséquence, il est illusoire d’attendre d’eux qu’ils règlent les problèmes d’ordre politique. La dimension politique est manquante, mais s’avère toujours nécessaire. Dans la mesure où la stratégie des investisseurs est aujourd’hui régionale ou mondiale, il nous semble que la dimension politique de la promotion, si elle veut être efficace, doit l’être également. 58 Conclusion Deuxièmement, ce système est déséquilibré. Ce système est déséquilibré car il favorise selon nous la promotion des IDE en termes de quantité et non en termes de qualité. Il y a plusieurs types d’IDE. Il y a ceux qui se concentrent sur l’activité manufacturière de base et la réduction maximale des coûts par des coûts de main d’œuvre bas plutôt que par l’apport de nouvelles technologies. Ces investissements-ci créent une configuration économique proche de celle décrite dans les enquêtes que Marx menait auprès de la classe ouvrière européenne au XIXème siècle. C’est ainsi que le Sud récolte les activités économiques que les sociétés du Nord n’estiment plus conformes à leurs valeurs. Selon nous, ces investissements ne peuvent êtres positifs pour un pays que s’ils sont très temporaires et permettent à ce pays de passer en une génération à d’autres types d’investissements. Ces autres types sont ceux dont les pays de la triade bénéficient, basés sur la technologie et l’innovation, à forte valeur ajoutée. Pour attirer ce type d’investissement, nous l’avons montré, il faut avoir de nombreuses caractéristiques. Pour nous, ces caractéristiques sont en fait un niveau minimal de développement. C’est-à-dire que pour attirer de « bons » IDE, il faut déjà être développé. Nous voyons ici que le modèle de développement par les IDE ne résout pas le cercle vicieux du sous-développement. C’est pourquoi nous pensons qu’il y a un déséquilibre. Il s’agit d’un déséquilibre entre respect et promotion des IDE d’une part, et absence de respect et de promotion des droits humains au sens large d’autre part. Or, nous avons vu qu’à long terme, le non respect du second nuit gravement au premier. Pour remédier à ces deux limites du modèle néo-libéral de développement par les IDE, il nous semble que le droit international peut être un outil central. En effet, il se voit trop souvent confiné dans un rôle de simple traduction d’un rapport de force économique international donné. Nous pensons que le droit international doit être un instrument privilégié pour deux raisons. En premier lieu, les solutions en droit interne, nous l’avons montré, ne sont plus d’actualité compte tenu de la concurrence mondiale entre Etat pour attirer les IDE d’une part, et de la dimension international du droit des investissements d’autre part. En second lieu, le droit est un outil qui engage a priori une action de long terme, une dimension qu’à perdu –ou que n’a jamais eu le politique. Or, cette dimension de long terme est tout à fait adaptée aux problématiques du développement, qui est un processus long et qui nécessite de la stabilité. C’est pourquoi il nous semble que l’introduction d’un volet respect des droits humains au sein même du droit des investissements serait le moyen le plus efficace pour que les IDE participent effectivement de la transition des pays en développement. Cette introduction permettrait à la fois que les IDE s’installant sur un territoire donné n’hypothèquent pas les potentialités futures de développement, mais également que le politique retrouve une marge de manœuvre en matière de promotion des droits humains tels que définis par les grand textes internationaux, sans risquer de faire fuir les investisseurs à court terme, ce qui favoriserait l’attractivité du territoire à long terme. Une telle mesure introduite au sein de l’ALENA serait, selon nous, particulièrement intéressante. En effet, il nous semble que cela constituerait à la fois une reconnaissance des problèmes existants par les pays de la triade, mais également le début de l’extension internationale de cette mesure, de par le rayonnement que créerait l’adhésion des EtatsUnis à une telle pratique. Dans cette optique, deux axes de recherche pourraient à notre sens venir compléter notre étude. En premier lieu, une recherche en droit et en économie permettrait de déterminer les modalités pratiques d’une part, et les effets économiques d’autre part, de l’introduction des droits humains dans le texte. En second lieu, une recherche en sociologie des organisations permettrait de voir les moyens par lesquels la volonté politique d’opérer un tel changement pourrait émerger au sein des organisations internationales et surtout du gouvernement américain. 59 DROIT DES INVESTISSEMENTS ET POLITIQUES DE DÉVELOPPEMENT : L’EXEMPLE DU MEXIQUE FACE À L’APPLICATION DU CHAPITRE 11 DE L’ALENA Bibliographie Ouvrages généraux ANDRIEUX, (Dominique), « Les revendications des opérateurs économiques : l’exemple des structures fonctionnelles des sociétés multinationales », in « La mondialisation du droit », Travaux du CREDIMI, Paris, Litec, 2000, pp 59-73. ASSIDOM, (Elsa), « Les théories économiques du développement », Paris : La ème Découverte, collection Repères, 3 édition, 2000, 122 pages. 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