LE COURRIER
MARDI 24 FÉVRIER 2015
3FOCUS
SOLIDARITÉ
YANIK SANSONNENS, MEXICO
Son entrée en vigueur, le 1er jan-
vier 1994, avait été «célébrée»
par un soulèvement indigène.
Les paysans zapatistes du Chia-
pas craignaient que l’Accord de
libre-échange nord-américain
(ALENA) ne finisse par livrer
complètement le pays – et leurs
terres – aux transnationales.
Spectaculaire, ce bémol amé-
rindien était pourtant très mi-
noritaire au sein de ce nouveau
marché de 480 millions d’indi-
vidus, Canadiens, Etasuniens
et Mexicains, l’une des plus
grandes zones de libre-échange
au monde. Les dirigeants des
trois pays l’avaient présentée
comme la panacée pour ac-
croître le niveau de vie de leurs
concitoyens, mettant en avant
des desseins à première vue
consensuels: «éliminer les bar-
rières douanières, faciliter les
échanges transfrontaliers de
biens et de services, développer
une concurrence équitable, fa-
voriser les investissements,
protéger l’environnement et
garantir de meilleures condi-
tions de travail». Au Mexique,
en particulier, on imaginait
profiter d’investissements im-
portants permettant de s’ac-
crocher à la locomotive écono-
mique nord-américaine.
Croissance en panne
Qu’en a-t-il été? Après vingt
ans, et à l’heure où l’ALENA sert
de modèle au projet de Traité
transatlantique, son bilan est
bien plus mitigé. Car si le
Mexique a effectivement triplé
ses exportations et redressé sa
balance commerciale à l’égard
de son grand voisin, la statis-
tique est trompeuse, prévient
Jean-Paul Baquiast, un ancien
haut fonctionnaire et écrivain
français: «En 2013, 75% du vo-
lume mexicain des exporta-
tions était composé de biens
eux-mêmes importés précé-
demment par le Mexique, no-
tamment des USA! Le Mexique
héberge un nombre considé-
rable de sociétés de commerce
nord-américaines, qui, grâce
aux détaxations et déréglemen-
tations autorisées par le traité,
peuvent réexporter vers les
Etats-Unis une grande partie
de leurs produits importés au
Mexique.»
Même la sacro-sainte crois-
sance économique n’est guère
invocable, puisqu’elle demeure
en moyenne de 2%, soit moins
que les taux auxquels les Mexi-
cains étaient habitués dans les
années 1970 et 1980. Inter-
rogée, l’économiste et sénatri-
ce de l’opposition Dolores Pa-
dierna, du Parti de la révolution
démocratique (centre-gauche),
se montre catégorique: «La va-
leur des exportations mexi-
caines est bien plus faible que
celle des importations. Sous
l’ALENA, notre balance com-
merciale a toujours été
déficitaire, de l’ordre de
6 milliards de dollars par an»,
souligne-t-elle.
Sur le site web créé par les
partenaires de l’ALENA, on y
apprend pourtant que celui-ci
«apporte des avantages tan-
gibles aux ménages, agricul-
teurs, travailleurs, fabricants
et consommateurs. Les
échanges commerciaux et les
investissements en Amérique
du Nord ont augmenté, se tra-
duisant par une forte crois-
sance économique, la création
d’emplois et un plus vaste
éventail de biens de consom-
mation à meilleurs prix.» Un
constat qui ulcère Victor Sua-
rez. Car si gain il y a eu, il se
trouve essentiellement aux
Etats-Unis et, dans une
moindre mesure, au Canada,
assure le directeur de l’Asso-
ciation nationale des entre-
prises de commercialisation
des producteurs agricoles
(ANEC).
Qui ne décolère pas: «Les
autorités mexicaines disaient
que le flux migratoire allait
baisser drastiquement en di-
rection des Etats-Unis, car les
citoyens bénéficieraient des
opportunités offertes par
l’ALENA. Or, c’est le contraire
qui s’est produit: 12 millions
de compatriotes ont tenté l’exil
depuis lors, dont 6 millions de
travailleurs ruraux. Une infime
minorité prospère là-bas, tan-
dis que les autres y sont ex-
ploités ou ont été refoulés à la
frontière», affirme-t-il.
Développement inégal
Hormis le secteur automo-
bile, qui parvient à tirer son
épingle du jeu, l’économie
mexicaine fait grise mine. En
2004 déjà, pour les dix ans
du traité, plusieurs écono-
mistes étasuniens avaient
pointé les effets néfastes de
l’ALENA, en particulier pour le
Mexique, mais leurs observa-
tions n’ont jamais été prises en
considération.
«Parmi les nombreux dom-
mages causés, on assiste à une
dénationalisation financière,
c’est-à-dire un démantèlement
progressif des banques et des as-
surances engendré par des mé-
canismes de dérégulation globa-
le dont les ficelles sont tirées
depuis les places financières de
Wall Street à New York et de la
City à Londres», remarque Alfre-
do Jalife-Rahme, professeur de
sciences politiques et sociales à
l’UNAM (Université nationale
autonome du Mexique), qui voit
là «un énième échec de poli-
tiques néolibérales».
Privatisations
et dépendance
Un avis partagé du côté des
syndicats. L’influent Syndicat
des électriciens mexicains
(SEM), historique opposant à
l’ALENA, a vu ses craintes de
«démantèlement des acquis
sociaux», de «dumping salarial
agressif» et de «précarisation
rampante des conditions de
travail» se confirmer. Son por-
te-parole José, Montes, dénon-
ce également «la privatisation
de pans entiers de l’économie
tels que les secteurs de la santé,
de l’énergie et des transports».
Une situation qui a «accentué
notre subordination vis-à-vis
des entreprises étasuniennes,
provoquant une perte de sou-
veraineté criante».
I
Invité à répondre aux critiques
formulées par nos interlocuteurs,
le Secrétariat de l’économie, chargé
de faire appliquer les clauses de l’ALENA
au Mexique, n’a pas donné suite à
Lagriculture paie le plus lourd tribut
«Cet accord
de libre-échange est une catas-
trophe pour les petites et moyennes exploi-
tations. Le marché mexicain est noyé sous les
produits alimentaires étasuniens. Le maïs
subventionné de nos voisins est de qualité
inférieure et vendu moins cher, donc contri-
bue à couler nos activités. Si je continue à
vendre mon maïs à perte, je finirai par mettre
la clé sous la porte», raconte José Velasco, un
agriculteur de l’Etat de Chiapas (Sud). Lui,
comme tant d’autres, a été touché de plein
fouet par le dispositif prévu par l’ALENA.
Progressivement, l’Etat
mexicain a sup-
primé les subsides qu’il allouait aux petits
producteurs ruraux, jugés insuffisamment
compétitifs. Désormais, quelque 80% des
aides publiques sont attribuées à 10%-15%
des propriétaires terriens, qui, pourtant,
n’en auraient aucunement besoin. Faute de
pouvoir régater avec l’agro-industrie du
Nord mais aussi mexicaine, d’innombrables
petits et moyens agriculteurs ont déserté les
vastes hectares de la campagne mexicaine,
rapidement occupés de manière illicite par
les différents cartels de narcotrafiquants.
La dépendance
alimentaire mexicaine en-
vers son voisin du Nord a atteint des propor-
tions inédites. Le directeur de l’ANEC, Victor
Suarez, s’indigne: «Les aliments d’importa-
tion comptent pour 45% de la consomma-
tion nationale, contre 10% avant l’entrée en
vigueur de l’ALENA. Si on continue sur cette
voie, ce taux grimpera à 80% d’ici à 2030. De
plus, la plupart de ces produits issus de
l’agrobusiness sont malsains, car fabriqués
avec quantité de colorants, d’acides gras sa-
turés, de conservateurs et d’arômes artifi-
ciels. A cela s’ajoute la prolifération de fast-
foods qui contribue à faire du Mexique le
pays numéro un en termes d’obésité infanti-
le.» Autre impact négatif, les atteintes à l’en-
vironnement.
Parmi les grands gagnants
de cette poli-
tique de libéralisation, on retrouve bien en-
tendu les multinationales mexicaines Gru-
ma et Bimbo ainsi que les ténors
internationaux Monsanto, Nestlé et Cargill.
Tous ont vu leurs profits exploser dans le
pays.
Mais le symbole de cette expansion de-
meure le géant étasunien Walmart, qui a fait
du Mexique sa seconde patrie. Installée au
pays depuis 1991 seulement, l’entreprise de
distribution est aujourd’hui le plus gros em-
ployeur privé au Mexique, avec 220 000 sala-
riés. Un développement qui n’est pas étranger
aux exonérations de taxe à l’importation ob-
tenues de Mexico. En 2012, le New York Times
avait révélé ses pratiques endémiques de
corruption, à coups de dizaines de millions,
afin de contourner les lois mexicaines. YSS
Chez les «leaders de l’Amérique du Nord», comme le proclame avec emphase l’affiche du sommet de l’ALENA, en 2014,
le président mexicain, Enrique Peña Nieto, demeure le faire-valoir de ses deux grands voisins. KEYSTONE
«75% des
exportations
mexicaines
sont des
réexportations
étasuniennes»
ET, À LA FIN, CE SONT LES
ÉTATS-UNIS QUI GAGNENT
Au-delà du discours
théorique
«gagnant-gagnant» des libé-
raux, à qui profitent réellement
les accords de libre-échange?
Third Way, un think tank étasu-
nien pro-libre-échange, vient de
rendre un rapport qui confirme
les thèses altermondialistes, à
savoir que la compétition libé-
rale tend à creuser les écarts, et
non à les combler.
Se basant sur l’étude des dix-
sept traités implémentés par
les Etats-Unis depuis quinze
ans, les chercheurs ont
constaté que dans treize cas,
la balance commerciale US
s’était améliorée. En agrégeant
les données de tous ces mar-
chés, les gains étasuniens sont
chiffrés à plus de 30 milliards
de dollars pour la seule année
2014. En fait, les USA sont
passés d’une balance légère-
ment négative vis-à-vis de ces
pays à un ratio export/import
très favorable. Des données
qui ne prennent pourtant pas
en compte les services, où les
Etats-Unis dominent encore
plus outrageusement les
échanges.
BPZ
Le Mexique, dindon de la farce ALENA
LIBRE-
ÉCHANGE
Le Traité de commerce nord-américain (ALENA/NAFTA) devait être le moteur du développement
mexicain. Vingt et un an plus tard, il est synonyme de dépendance et de migration.
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