Science de l`histoire ou métaphysique de l`esprit - Noesis

Noesis
8 | 2005
La « Scienza nuova » de Giambattista Vico
Science de l’histoire ou métaphysique de l’esprit ?
L’interprétation actualiste de la « Science nouvelle »
Thierry Gontier
Édition électronique
URL : http://noesis.revues.org/146
ISSN : 1773-0228
Éditeur
Centre de recherche d'histoire des idées
Édition imprimée
Date de publication : 10 novembre 2005
ISSN : 1275-7691
Référence électronique
Thierry Gontier, « Science de l’histoire ou métaphysique de l’esprit ? », Noesis [En ligne], 8 | 2005, mis
en ligne le 30 mars 2006, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://noesis.revues.org/146
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Science de l’histoire ou métaphysique de
l’esprit ?
L’interprétation actualiste de la « Science nouvelle »
Thierry Gontier
1 Verum est factum quatenus fit. Verum et fieri convertuntur : ces deux formules1, se donnent
très explicitement comme des amendements de celle qui ouvre le De Antiquissima italorum
sapientiae : « verum et factum convertuntur ».Giovanni Gentile entend ainsi prolonger le
projet profond de la philosophie vichienne, qui reste selon lui inabouti dans la Scienza
nuova. Ce geste, pour Gentile (héritier sur ce point, comme sur d’autres, de Bertrando
Spaventa), ne consiste pas dans l’instauration d’une philosophie de l’histoire, mais bien
d’une métaphysique de l’esprit :
Celui qui veut pénétrer dans cette pensée nouvelle, qui constitue le noyau
substantiel de la Scienza nuova, ne doit pas s’arrêter aux pénibles efforts (sforzi
faticosi), à travers lesquels Vico démontre par quel chemin précis l’humanité civile
parcourt et reparcourt dans le temps une histoire idéale, c’est-à-dire de quelle
façon le procès historique obéit à une loi constante immanente à la nature de
l’esprit humain (ce serait l’objet de ce problème philosophique contestable (quel
contestabile problema) qui relève de ce que l’on nommera plus tard la « philosophie
de l’histoire ») ; mais il doit regarder plus avant, en tournant sa pensée vers la
profonde réflexion (quella profonda speculazione) à laquelle revient constamment la
pensée vichienne sur la nature de l’esprit humain2.
2 Gentile ne s’intéresse guère au détail du procès historique décrit par Vico, ses stases, ses
passages, ses rythmes, ses acteurs, etc. On ne trouve rien chez lui sur la formation du
langage ou du droit, sur la forme des institutions civiles, sur le statut du mythe ou de la
poésie questions qui avaient donlieu à des développements chez son ami Benedetto
Croce3. Ce qui l’intéresse presque exclusivement, c’est l’élaboration, dans l’œuvre
vichienne, des fondements d’une métaphysique de l’esprit, qui, tout en annoant celle
de Hegel, la dépasse par avance, en en portant plus loin le geste idéaliste. Reste une
question que nous ne pourrons ici aborder qu’allusivement : cet accomplissement de la
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philosophie vichienne dans une philosophie de l’esprit ne porte-t-il pas finalement à son
terme la destruction même de cette science nouvelle dont Vico avait eu l’intuition ?
3 Les textes qui nous intéressent ici sont publiés par Giovanni Gentile entre 1912 et 1916,
c’est-à-dire bien avant son adhésion au fascisme (ce qui ne veut pas dire que cette
adsion ne soit pas impliqe, à un niveau théorique, par la substitution au factum
vichien du fieri gentilien). Gentile a une quarantaine d’anes ; il a déjà publié des travaux
importants sur la praxis marxienne et initié un chantier de réflexion sur la rénovation de
la pédagogie ; le tout premier manifeste en faveur de ce qu’on a pris l’habitude de
nommer « l’actualisme » date de 1911 4, et conduit dans notre période à une réélaboration
de la dialectique hégelienne5, dont nous verrons qu’elle fournit l’une des clés pour
comprendre la lecture gentilienne de la philosophie de Vico ; Gentile est encore un intime
de Benedetto Croce, qui a publié lui-même, en 1911 (dans un esprit difrent de celui de
Gentile), son propre ouvrage sur la philosophie de Vico6.
4 taillons rapidement les publications de ces années 1912-1916 ayant trait à Vico. Quatre
écrits sont à prendre principalement en considération pour notre étude :
1 / L’article « La prima fase della filosofia vichiana » (1912)7 propose une étude détaillée (dont
nous allons rapidement mesurer l’importance), des six Discours académiques inauguraux
rédigés et prononcés entre 1699 et 1707.
2 / L’article « La philosophie de Giambattista Vico », d’abord publié en français dans la revue
France-Italie en 1913 8, paraît dans sa version italienne sous le titre « La seconda e la terza fase
della filosofia vichiana », pour faire pendant à l’étude précédente, et être jointe, sous forme de
dyptique, au recueil des Studi Vichiani, publié cette même année à Florence, puis réédité avec
quelques modifications en 1927 9.
3 / Ce recueil de 1913 comprend aussi une étude qui a pour titre « Dal concetto della grazia a
quello della Providenza », sur laquelle nous aurons à revenir 10.
4 / La teoria dello spirito come atto puro, enfin, paraît en 1916. C’est le grand ouvrage
systématique dans lequel Gentile expose les principes de sa philosophie actualiste dans un
dialogue avec les grandes philosophies du passé, et, en particulier avec la philosophie
italienne, et ses deux figures majeures que sont Giordano Bruno et Giambattista Vico.
5 S’il est un principe herméneutique général qui gouverne la lecture gentilienne de l’œuvre
vichien, c’est le rattachement de Vico à la grande tradition du opatonisme, et en
particulier du oplatonisme de la Renaissance. Avant Giovanni Gentile, Bertrando
Spaventa (dont Gentile a d’ailleurs édité les œuvres entre 1899 et 1925 11) avait bien mis
en valeur la grande chne de la philosophie italienne, qui relie directement, quoiqu’à
plus d’un siècle d’écart12, Vico à Bruno et à Campanella. Ce principe herméneutique
gouverne tout d’abord l’interprétation de la métaphysique du De antiquissima. Gentile nie
énergiquement, que le principe vichien du verum-factum qui ouvre ce texte se soit jamais
trouvée chez Thomas ou chez les scolastiques, et ce malg les similitudes textuelles,
relevées par Croce dans son ouvrage de 1911 13, comme elles le seront trois ans plus tard
par le recenseur des Studi vichiani dans la Civiltà cattolica14, dont le compte rendu donnera
lieu à une ponse ferme de Gentile dans sa seconde édition des Studi Vichiani15. Pour
Gentile, c’est bien chez Marsile Ficin, chez Jérôme Cardan, chez Giordano Bruno ou encore
chez Tomasso Campanella qu’il faut en chercher l’origine authentique16. Le problème
historiographique cache en réalité un problème plus philosophique : la détermination du
sens même de cette convertibilité du vrai et du fait. Celle-ci part d’un geste profondément
immanentiste et humaniste : « Les Italiens », écrira Gentile en 1918, « afin de relever
l’homme oppressé sous la transcendance ancienne, ont dû fermer l’âme au vieux monde,
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et reconstruire en eux la foi de l’homme en lui-même » ; ils ont ainsi « ouvert les esprits à
une conception immanentiste de la réalité17 ». L’esprit conquiert sa substantialité dans la
gation du concept transcendant de Dieu c’est-à-dire aussi du Vrai, du Bien, de
l’Universel, de l’Éternel, etc. Il reste que la Renaissance échoue dans ce processus :
l’homme retrouve certes en lui tout ce qui a prix, valeur et dignité, mais il n’y retrouve
pas l’objet, relégué dans une zone de transcendance qui, pour marginale qu’elle soit, n’en
continue pas moins de faire peser une menace sur l’homme18.
6 Ce défaut caractérise aussi le De antiquissima de 1710. Le verum-factum n’y joue le rôle que
d’un opérateur épistémologique gatif : Dieu seul connaît la nature, car il en est le
créateur ; l’homme se limite à reconstruire le processus par la voie de l’analyse.
L’orateur ne le son sens positif que dans le domaine des mathématiques, la
connaissance humaine emprunte la voie synthétique de la production : aussi les points et
les figures ne sont-ils rien d’autre que des fictions abstraites et vides de toute réalité19.
Comme les humanistes renaissants, Vico affirme la puissance démiurgique de l’homme ;
mais celle-ci reste chez lui une puissance abstraite. Citons ici le De antiquissima :
A l’exemple de Dieu (ad Dei instar), [l’homme] crée à partir d’aucun présupposé (ex
nulla re substrata) (comme Dieu à partir de rien (ex nihilo)) le point, la ligne, la
surface […]. Comme il lui est refusé de saisir les éléments à partir desquels les
choses (elementa rerum) existent de façon déterminée, il se crée des éléments
nominaux (elementa verborum), à partir desquels sont suscitées les idées20.
7 L’homme ne s’assimile à Dieu que sur un plan fictif, au point qu’on ne sait plus trop si
dans un tel texte Vico veut se réclamer de la tradition humaniste (l’homme créateur ex
nihilo comme Dieu), ou si, au contraire, il veut en faire la critique (l’homme créateur de
réalités seulement nominales et arbitraires). D’un la science en tant que savoir
humainde l’autre l’être, la vérité, la nature, Dieu. Bref, le substantiel reste inaccessible à
l’homme : la physique du De antiquissima est essentiellement sceptique et empirique, et
annonce par la philosophie de Hume21.
8 Il reste cependant que la métaphysique du De antiquissima est, pour Gentile, porteuse de
son propre renversement en une épistémologie positive. Il suffira à la Scienza nuova,
d’orer un transfert, en donnant à l’homme la place du principe producteur aveugle du
De Antiquissima, et ainsi d’opérer le passage d’un monisme naturaliste à un monisme
humaniste. Vico accomplit ici le geste renaissant tout en lui donnant une portée
substantielle. Citons Gentile :
[i.e. dans le De antiquissima], l’esprit (la mente) humain était considéré comme
créateur d’un monde abstrait, n’ayant de valeur que pour le sujet qui le construisait
tout en tenant hors de lui la réalité, œuvre de Dieu. Et l’esprit (lo spirito)
géométrique n’était dieu que d’un monde de figures, tout comme l’on pouvait dire
que Dieu était le géomètre d’un monde réel. Ici [i.e. dans la Scienza nuova], l’esprit (lo
spirito) apparaît comme le créateur d’un monde solide, en soi parfait, qui est le
monde des nations, la civilisation, l’histoire22.
9 Comme auparavant Spaventa23, Gentile fait un large usage des paragraphes 2, 331-332 et
349 de l’édition de 1744 de la Scienza nuova, ceux-mêmes qui importent le principe du
verum-factum à l’inrieur du domaine des choses humaines, au sein duquel il est à même
de devenir un opérateur épistémologique positif. La Scienza nuova semble réussir là
échouait le De antiquissima l’établissement d’une physique matmatique sous la forme
d’une géométrie du réel. La science nouvelle est en effet une science synttique,
prodant « tout comme la géométrie, qui, lorsqu’à partir de ses éléments construit ou
contemple le monde des grandeurs, fait ce monde pour elle-me (essa stessa si faccia il
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monde) », à la différence cependant que « notre Science le fait avec une réalité quipasse
celle de la géométrie, dans la mesure même les ordres qui concernent les affaires
humaines (gli ordini d’intorno alle faccende degli uomini) ont une réalité qui dépasse celle des
points, lignes, surfaces et figures24 ».
10 Gentile pose ainsi les bases d’une lecture néoplatonicienne de la science nouvelle,
comprise comme science de l’esprit, en tant que l’esprit dont procède toute réali est
proprement un esprit humain. Pourtant – et c’est ce que le problème commence
véritablement à nous intéresser –, selon Gentile, la Scienza nuova ne parvient pas, à partir
du seul principe du verum-factum, à accomplir son projet au sein d’un système capable
d’unifier les deux taphysiques – celle de la nature (ou de l’être) et celle de l’esprit. Le
résultat en est que la philosophie de l’histoire ne réussit pas à s’y constituer en une
véritable métaphysique de l’esprit. L’un des traits fondamentaux de la lecture gentilienne
de Vico (comme, d’ailleurs plus généralement de sa lecture de toute philosophie) reste
cependant de ne pas trouver la résolution de l’aporie à l’extérieur du système envisagé,
mais de chercher autant que possible à l’intérieur de celui-ci sinon une réponse, tout du
moins quelque chose comme une impulsion à me d’engager la recherche dans la
direction décisive. On peut dire qu’il la cherche dans trois directions un peu différentes,
répondant à des probmes eux aussi un peu différents. On connaît d’ores et la
dernière, qui est aussi la plus radicale, et qui consiste dans l’amendement de la formule
gentilienne et dans la substitution au principe du verum-factum de celui du verum-fieri.
Mais cette dernière étape est précédée de deux autres tentatives, velopes dans les
Studi vichiani : la première consiste à chercher la solution dans une lecture des Discours
acamiques de 1699-1707, placés au centre de la philosophie vichienne; la seconde à
mettre en valeur les études de Vico sur la grâce divine et à y voir la clé de sa conception
de la Providence.
11 Le premier obstacle à la constitution d’une authentique philosophie de l’esprit
(entendons une métaphysique de laalité comprise comme esprit), tient à ce que, dans la
Scienza nuova, le monde des nations se trouve toujours pen« en dehors » de la nature.
Citons Vico :
Quiconque réfléchit ne peut que s’étonner de voir comment tous les philosophes
ont appliqué leurs efforts les plus sérieux à parvenir à la science du monde naturel (
la scienza di questo mondo naturale), dont Dieu seul, parce qu’il l’a fait, a la science (
esso solo ha la scienza), et comment ils ont négligé de méditer sur le monde des
nations, ou monde civil, dont les hommes, parce que ce sont les hommes qui l’ont
fait, peuvent acquérir la science (ne potevano conseguire la scienza gli uomini)25.
12 Vico réitère ici le geste caractéristique de la conversion socratique : la nature est
inconnaissable ; il nous reste cependant la possibilité de nous tourner vers un monde sur
lequel notre connaissance a pleinement prise, à savoir le monde de l’homme26. La
taphysique de la nature du De antiquissima apparaît comme une sorte de repoussoir à la
science de l’histoire de la Scienza nuova. Le scepticisme physique s’articule naturellement
à une philologie qui ne l’abolit pas s lors qu’elle travaille sur une autre région de
l’étant : le « faire » de l’homme, par opposition au « faire » de Dieu. Pour dire les choses
autrement, la philologie reste, au niveau de la Scienza nuova, une science régionale (la
science de l’histoire), et ne parvient pas à se constituer en une authentique mathesis
universalis.
13 La nature reste hors du pouvoir de l’esprit, et par là hors de la science. L’une des réponses
courantes à cette aporie depuis Jacobi (celle de Spaventa, De Sanctis et Croce) consiste à
Science de l’histoire ou métaphysique de l’esprit ?
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