Ontologie et révolution

publicité
Jean Vioulac
Métaphysique et capitalisme
Depuis que la métaphysique a trouvé son achèvement définitif dans le système de Hegel, la question
directrice de la philosophie est celle du « dépassement de la métaphysique » : il est désormais clair que c’est
Marx qui est allé le plus loin dans ce sens, et qui a déblayé le champ dans lequel la philosophie devrait
désormais se mouvoir.
La critique marxienne renvoie en effet toute la métaphysique au rang de mystification idéologique, qui
a hypostasié dans une transcendance idéelle le fétiche d’une « cause première », et n’a pu le faire que parce
qu’elle était prestation théorique d’une classe oisive qui, libérée des activités de productions, pouvait
prendre les mots pour des choses et vivre passivement dans la contemplation d’un monde d’idées. La
critique radicale de l’idéalisme pourtant n’est pas renoncement à l’ontologie : reconnaître le statut
idéologique des idéalités, c’est en effet les fonder sur un travail et élaborer une ontologie de la production.
À la méta-physique, qui postule au-delà de la nature et du temps un « démiurge » conçu comme
« producteur du monde » (Platon, Timée), il s’agit d’opposer une archéo-logie, qui creuse dans les
soubassements concrets de la vie historique pour reconnaître à la communauté de travail le rang de
fondement premier. Cette refondation sur un sol historique interdit alors définitivement à la philosophie
de s’enfermer dans un univers de mots et de textes : l’archéo-logie impose de recourir méthodiquement et
systématiquement aux acquis de l’histoire, de la sociologie, de l’économie ou de la technologie, pour
étudier les conditions réelles de vie de telle et telle communauté humaine.
C’est donc ainsi que Marx impose de réenvisager l’institution inaugurale de la métaphysique en Grèce
ancienne. La vie des communautés grecques présente deux caractéristiques majeures. D’abord une
séparation tranchée entre les activités de production d’une part, déléguées aux métèques, aux esclaves, aux
femmes et aux étrangers, et la délibération et le spectacle d’autre part, réservés aux citoyens : la société
grecque institutionnalise ainsi l’attitude théorique, par une ἐποχή de tout intérêt pratique qui n’est pas la
décision d’un philosophe, mais l’effet de rapports sociaux. Ensuite l’apparition de la monnaie dans
l’échange. Or l’échange économique est ce qui opère, dans l’immanence des pratiques, une mise entre
parenthèses des qualités particulières et concrètes des produits (leur utilité) et leur réduction à une quantité
universelle et abstraite qui leur est commune à tous (leur valeur) : l’échange économique est ainsi une
pratique idéalisante, qui produit l’idéalité formelle de la valeur. La monétarisation de l’échange a alors pour
effet de réifier cette idéalité formelle, d’en faire une réalité à part entière, une substance subsistante
constamment disponible qui survit à la fois à l’acte de production et au produit. On trouve ainsi dans
l’économie des sociétés grecques les fondements de la métaphysique de Platon, qui fait de la
contemplation théorique la seule voie d’accès au réel, définit ce réel par l’idéalité formelle de l’essence
commune à toutes choses, et fait de cette essence une réalité substantielle subsistant par soi. Platon
recourt alors au mot d’οὐσία pour désigner cette substance : en grec, le sens premier du mot οὐσία est
« richesse », « fortune », « fonds » (l’ἀφανὴς οὐσία, c’est l’argent mis à la banque), et il faut ainsi constater
que la réalité du réel fut pensée d’emblée en rapport avec la richesse universelle et abstraite devenue
présence constante.
C’est pourquoi la question du Capital n’est pas économique, elle n’est pas secondaire : elle est
aujourd’hui la question centrale de la philosophie. Il y a Capital en effet à partir du moment où la richesse
universelle et abstraite est effectivement devenue « fétiche », où elle est réalité substantielle subsistant par
soi, où elle occupe la fonction de démiurge producteur du tout, auquel les travailleurs réels sont soumis.
Le capitalisme est en cela l’accomplissement de la métaphysique : non pas qu’il réaliserait un programme
théorique élaboré par quelques philosophes, mais en ce qu’il mène à son terme le processus d’abstraction
idéalisante et de fétichisation immanente aux pratiques dont la métaphysique fut l’expression idéologique.
Il s’agit alors de reprendre l’analyse de la domination capitaliste en ces termes, en montrant, à partir des
données de la sociologie, de la cybernétique ou de l’écologie, en quoi il est, comme l’a dit Derrida, un
« processus de métaphysicalisation, d’abstraction et d’idéalisation », qui virtualise le monde et l’existence,
et déploie la phénoménalité mystifiée du spectacle.
Mais dès lors, il est clair que la question du « dépassement de la métaphysique » ne peut pas relever de
l’élaboration de théories quelle qu’elles soient : elle impose un dépassement effectif du dispositif capitaliste
mondial, elle relève de la Révolution telle que Marx l’a conçue.
Téléchargement