Le pouvoir des mots
Au commencement était le Verbe. Les mots et la
parole ont le pouvoir de transformer notre vision
du monde et donc notre être le plus profond.
Considérons le cas de la maladie rénale chronique, où un
flot d’expressions malheureuses entretiennent peurs et
souffrances. Plutôt que de parler de "donneur décédé" ou,
pire, de "donneur cadavérique", ne serait-il pas possible
d’employer l’expression "donneur anonyme" ? La personne
désignée est bien la même, mais l’on met ici l’accent sur
l’anonymat plutôt que sur la réalité de la mort. Aussi, dans
les études faites sur les médicaments, est souvent évoqué
le "rapport bénéfices/risques". Cette tournure syntaxique
occulte complètement le vécu subjectif du patient, tout ce
qui fait en définitive qu’il pourrait avoir une bonne ou une
mauvaise observance. Raisonner en termes d’avantages /
inconvénients permet de réintroduire l’incontournable et
nécessaire expérience ressentie du patient. Pire, l’expression
"insuffisance rénale chronique terminale" sonne à l’oreille
des patients comme une condamnation à mort. Cet adjectif
"terminal" renvoie forcément dans l’imaginaire à l’issue
fatale. Or, s’agissant tout de même d’un diagnostic pour
lequel il va s’agir de pouvoir, au travers de soins, trouver une
solution permettant de vivre, il serait sans doute préférable
de parler d’"insuffisance rénale chronique nécessitant une
suppléance". Il ne s’agit pas là de la même mauvaise foi
rhétorique qui consiste à appeler un aveugle "non voyant"
ou de la dérive technocratique qui, dans les directives de
l’Éducation nationale sorties l’été dernier, remplaçaient le
mot piscine par "milieu aquatique profond standardisé" et
le mot ballon par "référentiel bondissant". Les changements
de vocables répondent à des objectifs plus ou moins nobles
et avouables et l’on peut les faire évoluer pour le meilleur
comme pour le pire. A l’extrême, on pense au roman de
George Orwell 1984 où "le novlangue", langue appauvrie
et privée de la plupart des termes conceptuels, devient la
langue officielle d'Océania. Imposée par les dirigeants, elle
est dans ce roman visionnaire (qui a consacré l’expression
"Big Brother") une arme idéologique au service de la pire
des dictatures et vise purement et simplement à restreindre
la pensée en appauvrissant ce qui en est le support : le
langage.
Abus de langage
Si les mots ont, déjà par leur racine étymologique, un sens,
on observe qu’ils acquièrent au fil des siècles une forme
d’autonomie, au gré de l’utilisation qui en est faite et qui
reflète bien souvent l’esprit d’un peuple et d’une époque.
Aussi, notre modernité raffole des expressions chocs et
superlatives, qui dans un contexte d’hyper-communication,
traduisent le besoin d’être entendu. C’est ainsi qu’en jugeant
le double discours d’une personne ou l’ambivalence d’une
attitude, on en vient à parler de "schizophrénie", ce qui n’a
plus rien à voir avec le tableau clinique de cette pathologie.
De la même manière, les utilisateurs des transports en
commun se retrouvent en ces périodes de grèves "pris en
otage". Les vrais otages de groupes terroristes qui, des
mois durant, ont connu la torture et les pires conditions de
réclusion apprécieront… Autre exemple, encore récemment
l’expression "d'apartheid territorial" utilisée par Manuel
Valls pour désigner les banlieues a fait couler beaucoup
d’encre.
Avec la même logique qui consiste à mettre l’accent sur
des situations jugées intolérables, la dialyse a été comparée
ces derniers mois à "une prison". Aussi éprouvante et
contraignante que soit cette technique de soins, cette
comparaison plus que maladroite n’a pas manqué d’indigner
nombre de patients dialysés (cf. le Mot du Président ci-
contre). L’exagération, au même titre que l’euphémisme, est
un dévoiement du sens et utiliser le terme de prison suppose
de pouvoir en assumer les présupposés. A chaque prison
ses matons et, dans ce cas précis, qui sont les geôliers ? Les
médecins néphrologues ?
Beaucoup plus pacifiste est dans cette revue l’évolution
des mots : votre rubrique "Les échos du forum" devient
"Les échos du net". La présence de la FNAIR s’est
considérablement intensifiée ces derniers mois sur les
réseaux sociaux et nous avons voulu refléter, au moins
pour partie, ces échanges riches et nombreux. Une façon
également de vous inviter à rejoindre ces communautés
numériques où, quotidiennement, les informations, débats,
échanges d’expériences permettent de se tenir au courant
de l’actualité de l’insuffisance rénale et de créer des liens.
Ceux de la parole qui rassemble et libère, plus qu’elle ne
divise.
Romain Bonfillon
Rédacteur en chef
Juin 2016 - Revue FNAIR n°146 2
édito
La Tour de Babel, vue par Marten van Valckenborch (1535-1612). Selon la Bible, les hommes
de Babylone ne parlaient auparavant qu'une seule langue et ne formaient qu'un seul peuple.
Un jour leur vint à l'idée de construire une tour qui atteindrait les cieux par sa hauteur,
et leur permettrait ainsi d'accéder directement au Paradis. Mais Dieu, les trouvant trop
orgueilleux, les punit en leur faisant parler des langues différentes, si bien que les hommes ne
se comprenaient plus. Pour certains, cette histoire qui explique l'existence de plusieurs langues
illustre la nécessité de se comprendre pour réaliser de grands projets, et le risque d'échouer si
chacun utilise son propre jargon. Ce récit peut également être vu comme une métaphore du
caractère équivoque du langage humain.