édito Le pouvoir des mots et avouables et l’on peut les faire évoluer pour le meilleur comme pour le pire. A l’extrême, on pense au roman de George Orwell 1984 où "le novlangue", langue appauvrie et privée de la plupart des termes conceptuels, devient la langue officielle d'Océania. Imposée par les dirigeants, elle est dans ce roman visionnaire (qui a consacré l’expression "Big Brother") une arme idéologique au service de la pire des dictatures et vise purement et simplement à restreindre la pensée en appauvrissant ce qui en est le support : le langage. Abus de langage La Tour de Babel, vue par Marten van Valckenborch (1535-1612). Selon la Bible, les hommes de Babylone ne parlaient auparavant qu'une seule langue et ne formaient qu'un seul peuple. Un jour leur vint à l'idée de construire une tour qui atteindrait les cieux par sa hauteur, et leur permettrait ainsi d'accéder directement au Paradis. Mais Dieu, les trouvant trop orgueilleux, les punit en leur faisant parler des langues différentes, si bien que les hommes ne se comprenaient plus. Pour certains, cette histoire qui explique l'existence de plusieurs langues illustre la nécessité de se comprendre pour réaliser de grands projets, et le risque d'échouer si chacun utilise son propre jargon. Ce récit peut également être vu comme une métaphore du caractère équivoque du langage humain. A u commencement était le Verbe. Les mots et la parole ont le pouvoir de transformer notre vision du monde et donc notre être le plus profond. Considérons le cas de la maladie rénale chronique, où un flot d’expressions malheureuses entretiennent peurs et souffrances. Plutôt que de parler de "donneur décédé" ou, pire, de "donneur cadavérique", ne serait-il pas possible d’employer l’expression "donneur anonyme" ? La personne désignée est bien la même, mais l’on met ici l’accent sur l’anonymat plutôt que sur la réalité de la mort. Aussi, dans les études faites sur les médicaments, est souvent évoqué le "rapport bénéfices/risques". Cette tournure syntaxique occulte complètement le vécu subjectif du patient, tout ce qui fait en définitive qu’il pourrait avoir une bonne ou une mauvaise observance. Raisonner en termes d’avantages / inconvénients permet de réintroduire l’incontournable et nécessaire expérience ressentie du patient. Pire, l’expression "insuffisance rénale chronique terminale" sonne à l’oreille des patients comme une condamnation à mort. Cet adjectif "terminal" renvoie forcément dans l’imaginaire à l’issue fatale. Or, s’agissant tout de même d’un diagnostic pour lequel il va s’agir de pouvoir, au travers de soins, trouver une solution permettant de vivre, il serait sans doute préférable de parler d’"insuffisance rénale chronique nécessitant une suppléance". Il ne s’agit pas là de la même mauvaise foi rhétorique qui consiste à appeler un aveugle "non voyant" ou de la dérive technocratique qui, dans les directives de l’Éducation nationale sorties l’été dernier, remplaçaient le mot piscine par "milieu aquatique profond standardisé" et le mot ballon par "référentiel bondissant". Les changements de vocables répondent à des objectifs plus ou moins nobles Juin 2016 - Revue FNAIR n°146 2 Si les mots ont, déjà par leur racine étymologique, un sens, on observe qu’ils acquièrent au fil des siècles une forme d’autonomie, au gré de l’utilisation qui en est faite et qui reflète bien souvent l’esprit d’un peuple et d’une époque. Aussi, notre modernité raffole des expressions chocs et superlatives, qui dans un contexte d’hyper-communication, traduisent le besoin d’être entendu. C’est ainsi qu’en jugeant le double discours d’une personne ou l’ambivalence d’une attitude, on en vient à parler de "schizophrénie", ce qui n’a plus rien à voir avec le tableau clinique de cette pathologie. De la même manière, les utilisateurs des transports en commun se retrouvent en ces périodes de grèves "pris en otage". Les vrais otages de groupes terroristes qui, des mois durant, ont connu la torture et les pires conditions de réclusion apprécieront… Autre exemple, encore récemment l’expression "d'apartheid territorial" utilisée par Manuel Valls pour désigner les banlieues a fait couler beaucoup d’encre. Avec la même logique qui consiste à mettre l’accent sur des situations jugées intolérables, la dialyse a été comparée ces derniers mois à "une prison". Aussi éprouvante et contraignante que soit cette technique de soins, cette comparaison plus que maladroite n’a pas manqué d’indigner nombre de patients dialysés (cf. le Mot du Président cicontre). L’exagération, au même titre que l’euphémisme, est un dévoiement du sens et utiliser le terme de prison suppose de pouvoir en assumer les présupposés. A chaque prison ses matons et, dans ce cas précis, qui sont les geôliers ? Les médecins néphrologues ? Beaucoup plus pacifiste est dans cette revue l’évolution des mots : votre rubrique "Les échos du forum" devient "Les échos du net". La présence de la FNAIR s’est considérablement intensifiée ces derniers mois sur les réseaux sociaux et nous avons voulu refléter, au moins pour partie, ces échanges riches et nombreux. Une façon également de vous inviter à rejoindre ces communautés numériques où, quotidiennement, les informations, débats, échanges d’expériences permettent de se tenir au courant de l’actualité de l’insuffisance rénale et de créer des liens. Ceux de la parole qui rassemble et libère, plus qu’elle ne divise. Romain Bonfillon Rédacteur en chef