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La nouvelle donne de l'inflation en Europe
Depuis une dizaine d'années, l'Europe de l'Ouest connaît une phase de stabilité des prix. Cette
stabilité tranche avec la situation des cinquante années précédentes marquées par une inflation
persistante que ce soit durant les "trente glorieuses" ou durant les chocs pétroliers. Elle se
rapproche de celle connue par notre continent durant la deuxième moitié du 19ème siècle.
Certains auteurs pensent même que les pays occidentaux ont définitivement vaincu
l'inflation1. Pour partager ce point de vue il faut établir que l'inflation a une cause purement
monétaire. Cette thèse monétariste a été initiée à l'époque contemporaine par M. Friedman
(Prix Nobel d'Economie 1976) et développée par F. Kydland et E. Presscott (Prix Nobel
d'Economie 2004). Nous allons la discuter dans les pages suivantes sur la base des
enseignements de l'histoire économique du 20ème siècle.
1. Un rappel des faits
La génération née dans nos pays durant les années 1980 est la première depuis celle des
années 1880 à connaître la stabilité des prix. En effet, depuis la première guerre mondiale,
l'Europe a été confrontée à une série de déséquilibres inflationnistes ou déflationnistes
consécutifs aux conflits et aux périodes de reconstruction. La suspension puis l'abandon de
l'étalon-or au début des années 1930, l'inconvertibilité des monnaies européennes (à
l'exception du franc suisse) durant et après la deuxième guerre mondiale, les fortes hausses de
prix des années 1960-1970 puis les chocs pétroliers ne furent que les conséquences des
profonds déséquilibres financiers qui ont marqué l'Europe pendant 70 ans. Mais au-delà de
ces déséquilibres, il est intéressant de jeter un regard sur la période antérieure (1875-1910) car
celle-ci présente de troublantes analogies avec le moment présent. Cette phase de stabilité des
prix fut marquée par l'émergence de nouvelles puissances industrielles (l'Allemagne, les Etats-
Unis, le Japon) qui concurrencèrent fortement les positions acquises par les pays à
l'industrialisation plus ancienne (la Grande-Bretagne, la Suisse, la Belgique). Aujourd'hui c'est
l'Asie et en particulier la Chine qui connaissent des taux de croissance élevés et exercent une
pression forte sur les prix industriels dans un contexte de libéralisation des marchés.
La période 1875-1910 vit la montée en puissance de la deuxième révolution industrielle
(chimie, pétrole, électricité) et une forte baisse des coûts des transports. Aujourd'hui nous
assistons à la révolution des services et des techniques de l'information qui font également
considérablement chuter les coûts des communications. Le dernier quart du 19ème siècle fut
caractérisé enfin par les premiers échanges massifs de produits agricoles et industriels, par de
fortes migrations de main-d'œuvre et des mouvements internationaux de capitaux donc par
une première mondialisation de l'économie. Le corollaire de celle-ci fut l'accroissement des
écarts entre les plus riches et les plus pauvres (tant à l'intérieur des pays qu'entre les pays) et
un mouvement de colonisation du Sud par le Nord. De la même façon aujourd'hui l'ouverture
des frontières provoque une globalisation des marchés des produits et des facteurs. On assiste
à l'accroissement des inégalités à l'intérieur des nations (à l'exemple de la Chine) et entre les
nations.
Ces profondes transformations structurelles qui marquent actuellement nos économies ne sont
pas étrangères à la stabilité des prix que nous connaissons. De même la deuxième révolution
1 Ainsi E. Garessus dans Le Temps du 31.01.06 qui intitule sont article "L'inflation c'est fini".
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industrielle et la première mondialisation ont eu une influence profonde sur l'absence
d'inflation durant les années 1875-1910. Dans les années 1920-1930, certains économistes
voyaient dans cette absence d'inflation le seul effet de l'étalon-or. Certes les parités fixes
associées à la domination de la livre-sterling dans le commerce international ont contribué à la
stabilité des prix. Dès que la livre-sterling était attaquée sur le marché des changes, la
politique de hausse des taux d'intérêt de la Banque d'Angleterre contribuait à réduire
l'investissement interne et à augmenter l'investissement externe, contribuant à la croissance de
l'économie internationale et donc au rééquilibrage de la balance commerciale britannique.
Mais cette absence d'inflation devait autant à la baisse des prix des matières premières et à la
faible progression des salaires réels qu'à la sagesse financière de la Grande-Bretagne
contrainte par les règles de l'étalon-or. Un second enseignement peut-être tiré de cette période
historique. La stabilité des prix n'entre pas en conflit avec la croissance économique. La fin du
19ème siècle et le début du 20ème siècle furent des périodes de croissance industrielle forte pour
l'Allemagne et les Etats-Unis (supérieure à 4 % en termes réels) et normale pour le reste de
l'Europe (environ 2 %). Et cette croissance s'est réalisée en l'absence d'inflation. Nous
reviendrons sur ce point plus loin.
2. La situation actuelle
Depuis 10 ans (1994-2003) les prix à la consommation sont pratiquement stables dans nos
pays. Dans la zone Euro l'augmentation annuelle moyenne est de 2 %. En Suisse, elle est
inférieure, proche de 1 % (cf. tableau no 1).
Tableau no 1
Evolution des prix à la consommation dans la zone euro et en Suisse (en %)
1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003
Zone euro +2.6 +2.5 +2.1 +1.6 +1.1 +1.0 +2.1 +2.3 +2.2 +2.0
Suisse +0.9 +1.8 +0.8 +0.5 +0.0 +0.8 +1.6 +1.1 +0.7 +0.6
Source : Eurostat et Office fédéral de la statistique (OFS)
Ces chiffres légèrement positifs sont liés à l'évolution des prix du secteur administré
(assurances sociales, services publics) et à la hausse récente des prix des matières premières
industrielles. Globalement les prix du secteur marchand ont été stables et même orientés à la
baisse dans les branches où les progrès de productivité ont été particulièrement élevés:
télécommunications, informatique. Cette dualité dans l'évolution des secteurs marchand et
non marchand suscite une difficulté. La population à l'impression que les prix augmentent
beaucoup car elle apprécie le pouvoir d'achat de son revenu disponible (après les
prélèvements fiscaux et sociaux). Et celui-ci s'est réduit depuis une dizaine d'années surtout
pour les revenus moyens alors que la hausse des salaires nominaux a généralement
accompagné celle des prix (cf. graphique no 1). En d'autres termes, le sentiment d'une baisse
du pouvoir d'achat est dû à un transfert de celui-ci vers les services publics et les prélèvements
sociaux relatifs à la santé ou aux retraites.
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Graphique no 1
Evolution des salaires en Suisse de 1945 à 2003 (base 1939= 100) ;
Variation en % par rapport à l’année précédente
Source : Office fédéral de la statistique (OFS)
3. La fin de l'inflation?
Venons-en maintenant à l'explication de la stabilité globale des prix. Il peut être tentant de
l'attribuer à l'atonie que connaît l'économie de l'Europe occidentale depuis quelques années.
Cette conclusion serait hâtive car la stabilité des prix concerne l'ensemble du monde
développé (Etats-Unis compris) et le taux de croissance économique y est généralement plus
élevé que dans la zone Euro et en Suisse. Autrement dit, un taux d'investissement plus élevé
par rapport au produit intérieur brut n'est pas nécessairement facteur de hausses de prix. Du
point de vue théorique la question de l'écart entre l'épargne et l'investissement au niveau
macroéconomique et de son impact sur l'inflation a longuement été débattue par des auteurs
comme K. Wicksell, J. M. Keynes et F. Hayek entre les deux guerres. Elle est aujourd'hui
résolue. Un niveau d'investissement élevé n'implique une forte inflation que dans certaines
conditions particulières: financement direct des déficits publics par la Banque Centrale (cas
des pays européens durant les deux guerres mondiales), système bancaire non soumis à des
règles contraignantes de liquidité et de solvabilité (cas de la Chine actuelle), insuffisance
d'épargne au niveau national. Ces trois conditions ne sont pas vérifiées aujourd'hui en Europe.
Le cordon ombilical reliant le Trésor aux Banques Centrales n'existe plus. Les banques
commerciales sont soumises à des règles prudentielles précises et contrôlées. L'épargne
macroéconomique est abondante comme l'indique la faiblesse des taux d'intérêt à long terme
et les disponibilités qui sont à disposition du système financier. Doit-on alors attribuer la quasi
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stabilité des prix à la seule politique monétaire? Cette thèse est retenue par les penseurs
monétaristes. Dans les années 1970, F. Kydland et E. Presscott ont montré à la suite de M.
Friedmann l'importance du rôle des anticipations dans la dynamique inflationniste. Si la
décision de la Banque Centrale de lutter contre l'inflation n'est pas crédible, les agents
économiques vont anticiper un reniement de sa politique et donc une hausse des prix
supérieure aux prévisions. Ces anticipations sont suffisantes pour engendrer à elles seules une
dynamique inflationniste, la hausse appelant la hausse. Ces auteurs proposent donc de
renforcer l'indépendance de la Banque Centrale pour que celle-ci résiste aux demandes de
refinancement du Trésor et de l'économie privée. Les enchaînements décrits par les auteurs
sont effectifs. La crédibilité des Banques Centrales est un élément essentiel pour les
prévisions du public et donc des entreprises en matière d'inflation. Et l'histoire économique
montre que les anticipations peuvent aggraver de façon notable les déséquilibres. L'exemple
récent de l'Argentine est encore présent dans toutes les mémoires. Mais les anticipations ne
créent pas l'inflation qui trouve sa source dans un écart entre l'offre et la demande
macroéconomique ou dans une altération des coûts. Elles peuvent accélérer un processus de
hausses de prix. Elles ne peuvent pas l'engendrer.
Pour le comprendre, il nous faut revenir aux termes du débat qui a apposé monétaristes et
keynésiens dans les années 1960. Sur la base de travaux historiques qui portaient sur les
années 1920 et 1930, M. Friedman a conclu non seulement que l'inflation est un phénomène
monétaire, proposition que les keynésiens n'ont jamais contredite, mais qu'elle a pour seule
cause l'augmentation de la masse monétaire eu égard au revenu réel. "Inflation is always and
everywhere a monetary phenomenon, produced in the first instance by an unduly rapid
growth in the quantity of money"2. Il en a déduit qu'il fallait inscrire une norme de progression
de la masse monétaire dans la Constitution. "My own prescription is still that the monetary
authority go all the way in avoiding such swings by adopting publicly the policy of achieving
a steady rat of growth in a specified monetary total"3. Cette idée de norme a été combattue
par R.J. Barro au nom de la flexibilité nécessaire de la politique économique. Elle est devenue
caduque quand la libéralisation financière a remis en cause dans les années 1980 la définition
classique de la masse monétaire (pièces + billets + dépôts sur les comptes courants). Les
autorités monétaires devaient contrôler une masse dont elles ne connaissaient plus les
contours.
L'attribution de l'inflation à la seule variation de la quantité de monnaie reste par contre une
idée essentielle de la théorie orthodoxe. Les défenseurs de cette théorie estiment qu'elle
justifie à elle seule l'indépendance de la Banque Centrale. Que peut-on penser de cette thèse si
l'on fait référence à l'histoire économique? En d'autres termes est-il possible d'arriver à une
inflation zéro par la seule maîtrise de la quantité de monnaie? Du point de vue de
l'observation des faits, il est incontestable qu'il existe un parallélisme entre l'évolution de la
quantité de monnaie en circulation et la hausse des prix, toutes choses égales d'ailleurs. Ce
parallélisme est confirmé dans toutes les périodes inflationnistes de l'histoire moderne: les
années 1920, marquées par les conséquences financières de la première guerre mondiale, les
années 1950 à la suite de la guerre de Corée, les années 1960 à 1970 marquées par les
déséquilibres budgétaires et les chocs pétroliers. La question qui doit être posée est celle des
forces sous-jacentes à cette augmentation de la quantité de monnaie. On constate alors qu'au-
delà des apparences monétaires, l'inflation est due à un excès des coûts (cost-push inflation)
ou de la demande macro-économique (demand-pull inflation). Dans le premiers cas, est
impliquée soit la hausse des prix des biens importés (cas européen dans les années 1970) soit
2 M. Friedman 1968a p. 18.
3 M. Friedman 1968b p. 16-17.
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une baisse du taux de change (cas allemand des années 1920), soit une hausse des salaires
réels supérieurs à la productivité du travail (cas français et italien à la fin des années 1960).
C'est à ce niveau qu'intervient aujourd'hui l'ouverture de nos économies. Celle-ci entraîne
davantage de concurrence tant sur le marché des produits que sur celui des facteurs (capital,
travail) et donc une stabilisation voir une baisse des coûts à l'exception notable des matières
premières stratégiques (pétrole, métaux rares). Ainsi en Suisse durant les dix dernières années,
la progression des salaires réels a été inférieure à celle de la productivité des heures
effectivement travaillées (+ 3% contre + 10%) et la Banque Nationale est arrivée à stabiliser
le taux de change effectif du franc suisse vis-à-vis des principales monnaies partenaires. Il n'y
a donc pas eu d'inflation importée par la dépréciation monétaire. La situation de la zone euro
est sur ce plan encore plus claire. L'appréciation de la monnaie européenne (y compris par
rapport au franc suisse) implique une baisse des prix des biens importés en particulier ceux
qui sont évalués en dollars.
Peut-on croire sincèrement que les banques nationales auraient pu empêcher l'inflation dans la
dernière période sur la base de leur seule indépendance dans des économies fermées où la
progression des salaires réels aurait été supérieure à la productivité? Poser la question c'est y
répondre. Du point de vue de la réduction de l'inflation, l'ouverture des marchés et la
modération salariale ont joué un rôle au moins aussi important que l'indépendance des
Banques Centrales.
Sur le plan de la demande globale, nous avons noté plus haut l'impossibilité d'un excès de
demande lié à l'investissement. Seul un fort accroissement des dépenses d'armement et leur
impact sur les déficits de l'Etat seraient de nature à induire un déséquilibre entre la quantité de
monnaie et le produit qui est disponible à l'achat des ménages. En matière de budget public,
les mécanismes financiers qui règnent en Europe et en Suisse (pacte de stabilité, freins à
l'endettement, concurrence fiscale) et la pression à la hausse des dépenses sociales
contraignent les Etats et les régions à la parcimonie dans les investissements publics, plus
particulièrement dans les pays les plus endettés. Peut-on imaginer une pression inflationniste
du côté de la consommation des ménages? Dans une économie ouverte, un fort accroissement
de cet agrégat se déverse immédiatement dans les importations, y compris dans le domaine
agricole. Des tensions inflationnistes peuvent apparaître sur certains marchés: (l'eau, les
produits énergétiques) mais le risque ici est plutôt celui d'un transfert du pouvoir d'achat entre
les marchés qu'un excès de demande globale proprement dit.
Il faut souligner ici une fois encore l'élément majeur qui joue l'ouverture des marchés sur
l'évolution de l'inflation. Cette ouverture change la donne des prix dans les pays européens
comme elle l'a changée dans la précédente phase de libre-échange des années 1860-1880.
Dans ce contexte de concurrence sur tous les marchés y compris celui du travail, les salariés
ne sont pas en mesure d'obtenir un autre partage salaires-profits et d'inverser la tendance à la
stabilisation des salaires réels. A ce niveau l'action des Banques Centrales est subsidiaire.
Elles parviennent à contrôler les liquidités d'une économie dont les marchés sont ouverts et où
existe une abondante offre de travail. Que pourraient-elles faire a contrario en cas
d'augmentation forte des coûts salariaux liés à la raréfaction de la main d'œuvre? Les
précédents historiques en la matière montre que la politique des taux d'intérêt ne leur serait en
matière d'aucun secours.
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