Revue économique
266
Revue économique – vol. 59, N° 2, mars 2008, p. 265-290
qui interagissent, tant et si bien que les conséquences de notre acte dépendent
essentiellement de la manière dont les autres acteurs réagiront à cet acte1. Si l’on
s’accorde sur le fait que chacune de ces réactions (qui s’insèrent dans l’action
mise en œuvre par chacun des acteurs, actions que l’on ne connaît pas lorsque
l’on décide d’agir) est en elle-même imprévisible, on admettra aussi qu’a priori
l’ensemble de ces réactions l’est davantage. Autrement dit, lorsqu’on agit, c’est-
à-dire lorsque les actes que l’on entreprend se déploient dans la pluralité humaine,
on ne peut pas connaître avec certitude les conséquences de nos actes.
Partant de ce constat, John Maynard Keynes et Herbert Alexander Simon ont
cherché tous deux à bâtir une théorie économique fondée sur l’existence d’une
incertitude non calculable limitant toute possibilité de prévision. On peut les
ranger dans le camp des théoriciens de l’incertitude radicale, même si l’adjectif
radical dramatise inutilement une situation inhérente à la condition humaine et
qui n’est donc en rien extrême ou exceptionnelle. Tous deux ont l’ambition de
proposer une théorie générale du comportement économique, et il leur paraît
indispensable de construire une représentation générale de l’action économi-
que qui se déroule dans un environnement contingent pour asseoir une science
économique « empiriquement fondée » (Simon [1997]). Cette théorie générale
n’exclut pas bien sûr que certaines décisions puissent être prises dans un cadre
simplifié où seul le risque probabilisable (même subjectivement), voire la certi-
tude, demeure. Mais ils récusent tout à fait qu’une théorie puisse se déployer en
prenant ces situations qu’ils considèrent exceptionnelles comme étant la règle.
En cela ils s’opposent aux théoriciens tenants de la maximisation de l’utilité
espérée, héritiers de Ramsey [1926], auquel s’opposa fermement Keynes [1931],
et de Savage [1954], auquel s’oppose fermement Simon ([1983], p. 12-17)2.
En théoriciens conséquents, Keynes et Simon cherchent donc d’emblée à défi-
nir la rationalité du comportement économique des individus en présence d’incer-
titude. Ils ne disposent pas d’une définition de la rationalité qui serait forgée pour
un contexte (non humain) de certitude avant d’être appliquée au contexte (humain)
contingent. Cette démarche qui leur est, à près de cinquante années de distance,
commune, est souvent associée à l’expression « rationalité limitée », expression
fautive en ce qu’elle prend encore comme étalon de la rationalité le principe de
la maximisation qui ne fonctionne que dans les situations exceptionnelles car
dépourvues d’incertitude. Sur la base de cette représentation du comportement
humain, et de la condition humaine, ils élaborent deux théories de l’institution qui
présentent des caractéristiques et, selon nous, des limites étonnamment proches.
Cet article défend donc la thèse selon laquelle ces deux auteurs partagent,
au fond, une conception très similaire de la rationalité (I). Cette manière de
concevoir la rationalité économique les amène tous deux à mettre en évidence
la nécessité des institutions collectives qui guident le comportement individuel
et pallient les lacunes cognitives des individus (II). Cette manière commune
d’introduire l’institution collective comme correctif aux défauts de coordination
1. En logique modale, « contingent » est le contraire de « nécessaire » : c’est ce donc qui peut
se produire ou pas. Cette opposition permet de bien mettre en évidence ce qui signe pour Aristote
la spécificité de l’environnement humain : ce qui s’y produit est l’effet conjugué d’actions libres
des humains, et non pas le produit d’une contrainte transcendante qui supposerait que les choses ne
puissent être autrement qu’elles sont. Pour une présentation limpide de cette idée, on peut se reporter
à l’étude désormais classique d’Aubenque [1976].
2. Dans l’ensemble du texte, les numéros de page indiqués renvoient, lorsqu’elle existe, à la
traduction française indiquée en bibliographie.