Du médecin savant au médecin compétent. Une - chu

Sciences Sociales et Santé, Vol. 33, n° 4, décembre 2015
Du médecin savant
au médecin compétent. Une analyse
des limites du modèle paternaliste
en médecine générale
Commentaire
Claude Attali*, Pauline Mazabrard**
Dans son article, Géraldine Bloy met le focus sur les moments mino-
ritaires transgressifs d’un vaste corpus de données issues d’entretiens
réalisés par des internes en médecine générale visant à explorer la diver-
sité des positionnements des généralistes en prévention primaire.
À partir de «médisances» d’une minorité de généralistes et tout en
évitant de tirer des conclusions hâtives sur leur pratique réelle, elle
montre combien ces discours sont en contradiction avec les standards de
la discipline tels qu’ils ont été revendiqués depuis les années 1970 uis
théorisés plus récemment par les instances universitaires de la médecine
générale (Attali et al., 2011 ; CASSF et al., 2010 ; Compagnon et al.,
2013).
doi: 10.1684/sss.2015.0404
* Claude Attali, médecin généraliste, Département de médecine générale, Université
Paris-Est-Créteil, France; [email protected]
** Pauline Mazabrard, médecin généraliste, 47, avenue Robert Schuman, 14000
Caen, France ; [email protected]
68 CLAUDE ATTALI, PAULINE MAZABRARD
Après un retour méthodologique, l’auteur fait une investigation
sociologique et montre que tous les médecins généralistes n’arrivent pas
à considérer la complexité psychique ou sociale de certaines situations.
Ceux-ci n’ont pas constitué les dispositions adéquates ou ne trouvent pas
les ressources nécessaires qui leur permettent de gérer sereinement l’ac-
compagnement des patients les moins réceptifs aux messages «préven-
tifs » dominants actuels issus de la santé publique, le tout malgré un
cadrage institutionnel nouveau, type contrat d’objectifs, via la rémunéra-
tion à la performance.
Cet article pose des questions de diverses natures. Laissant bien
prudemment de côté l’approche sociologique, nous concentrerons nos
réflexions sur les aspects psychologiques, éthiques et pédagogiques.
L’approche psychologique:
fonction apostolique et fonctionnement paternaliste
La fonction apostolique est un concept énoncé par Balint dans les
années 1950 (Benaroyo et al., 2010). Chaque médecin, porteur de ses
valeurs personnelles, a sa représentation du malade idéal. Pour Balint
(1988), la mission ou fonction apostolique signifie d’abord que chaque
médecin a une idée vague mais presque inébranlable du comportement
que doit adopter un patient lorsqu’il est malade. Bien que cette idée soit
rien moins qu’explicite et concrète, elle possède une immense puissance
(chez certains médecins). Tout se passe comme si le médecin possédait la
connaissance révélée de ce que les patients sont en droit ou non
d’espérer: de ce qu’ils doivent pouvoir supporter et, en outre, comme s’il
avait le devoir sacré de convertir à sa foi tous les ignorants et tous les
incroyants parmi ses patients. Un aspect important de la fonction aposto-
lique est le besoin pour un médecin, de montrer qu’il veut le bien de ses
patients, qu’il est bon, bienveillant, avisé et efficace (cf. l’éthique de la
bienfaisance). La fonction apostolique est fortement marquée par les
traits de la personnalité du médecin, ses représentations et ses normes, si
bien qu’habituellement, les patients se sélectionnent eux-mêmes selon les
croyances apostoliques du médecin. Si patient et médecin n’« accro-
chent» pas et que le médecin n’arrive pas à convertir le patient à ses
propres croyances apostoliques, la seule issue offerte au patient est de
trouver un autre médecin. L’auto-sélection et la fonction apostolique sont
les contreparties l’une de l’autre, ce sont elles qui établissent l’at-
mosphère particulière et hautement individualisée de chaque pratique
médicale, dont le résultat est, pour finir, la compagnie d’investissement
mutuel.
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La fonction apostolique était sans doute plus marquée au temps d’un
exercice médical paternaliste assumé, où le médecin était celui qui savait
et le patient celui qui obéissait. À l’heure de la négociation, du dialogue
et de la délibération, cela voudrait-il dire que ce concept aurait disparu
des pratiques médicales ? Vraisemblablement pas. Les verbatim de l’ar-
ticle en témoignent. Chaque médecin reste porteur, au plus profond de lui-
même, de valeurs, de croyances et de représentations que son éducation,
sa formation, son expérience ou ses rencontres ont forgées en lui. Ainsi, il
semble peu probable que celles-ci n’influencent en rien son discours et ses
décisions, même s’il tente de favoriser un échange et une décision
partagée. Chez les jeunes médecins, malgré les efforts de formation
actuelle, ce fort désir de faire du bien à leur patient, de lui rendre service,
reste prégnant. Dans un des exemples cités par Géraldine Bloy, une jeune
interne semblait d’ailleurs partager l’avis de son maître de stage et
semblait même prête à en découdre physiquement ! Il se trouve que les
médecins à forte fonction apostolique ont du mal à se remettre en ques-
tion, à accepter la contradiction autant de leurs patients que des autres
médecins ; ils ne supportent pas bien la participation aux formations
Balint qu’ils quittent habituellement rapidement pour d’autres modalités
de formation.
La question posée est de savoir d’une part, s’il est possible de modi-
fier radicalement ces comportements et, d’autre part, comment il faut s’y
prendre pour les modifier, lorsque l’on sait qu’ils sont fortement liés aux
personnalités, puis malheureusement renforcés par la formation initiale
classique. Éliminer simplement ces futurs médecins au motif de leur
personnalité trop «contrôlante», pour ne pas dire franchement obses-
sionnelle, ne semble être ni éthique, ni réaliste actuellement.
L’approche philosophique et éthique:
le problème de la norme dans la formation médicale
À propos de la normativité en médecine, le médecin-philosophe
Georges Canguilhem écrivait: « Sans référence expresse, bien souvent, à
la norme singulière de santé de tel ou tel malade, la médecine est
entraînée, par les conditions sociales et légales de son intervention au sein
des collectivités, à traiter le vivant humain comme une matière à laquelle
des normes anonymes, jugées supérieures aux normes individuelles spon-
tanées, peuvent être imposées » (Canguilhem, 1966 : 371). Il s’agit là en
l’occurrence de normes de santé publique plus ou moins bien validées
scientifiquement.
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Puisque chaque malade est particulier, il importe de l’appréhender
dans sa normativité propre. Historiquement, la théorie libérale ou auto-
nomiste s’est construite au cours des trente dernières années en réaction
au modèle paternaliste. L’intervention de type paternaliste qui bafoue
activement l’autonomie du patient, en empêchant sa préférence de
s’exercer, est difficile à justifier dans la société actuelle. Au fur et à
mesure que les revendications des droits à l’autonomie augmentent, les
problèmes liés au paternalisme se sont accentués. Mais qu’en est-il des
situations limites: âges extrêmes, adolescents, pathologies affectant les
facultés mentales, patients à forte personnalité dépendante?
En fait, les deux modèles qui définissent deux types de rapport à
l’autonomie du patient sont caricaturaux et ne permettent pas finalement
d’aider réellement les médecins engagés dans une relation soignante à
trouver le bon positionnement. La question de l’autonomie du patient, ou
plus exactement de sa capacité au choix autonome reste donc posée. La
vision éthique du soin pourrait être alors conçue comme un souci de
trouver la voie qui aide une personne malade à accéder à un nouvel état
d’équilibre où elle devrait pouvoir retrouver le maximum de ses potentia-
lités.
L’approche pédagogique
Alors que la toute-puissance de la médecine contemporaine masque
mal une certaine impuissance, la formation initiale dans les deux
premiers cycles universitaires fait encore la part trop belle aux corpus
technico-scientifiques au détriment des approches philosophiques et
éthiques intégrées pourtant si indispensables au médecin généraliste pour
exercer sereinement son métier. Ce constat entraîne les contradictions et
ambivalences du soin bien mis en exergue par l’auteur de cet article.
La première contradiction touche plus directement la médecine
comme tension entre un corpus de connaissance biologique et la prise en
compte d’un cas singulier (voir Canguilhem, 1966). En effet, la mise à
distance du sujet a été la condition des progrès fulgurants de la médecine
scientifique et cette mise à distance se traduit parfois par les «verbatim»
de certains médecins généralistes interviewés dans ce travail. La seconde
contradiction est liée à conception même de la fonction soignante entre le
prendre soin aujourd’hui, surtout approprié par les professions paramé-
dicales, et le soin réduit au diagnostic et au traitement, valorisés par la
formation médicale initiale traditionnelle.
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C’est donc en étant bien conscients de ces constats que certains
départements de médecine générale développent actuellement des forma-
tions dont l’objectif est de moduler l’identité professionnelle des futurs
généralistes. Au médecin savant qui diagnostique et prescrit, ils tentent de
substituer la notion de médecin compétent qui, en plus, s’engage dans des
processus de décision partagée, d’accompagnement, d’alliance et de
soutien des patients (Scallon, 2004; Tardif, 2006).
C’est ainsi que l’approche globale centrée patient, les processus de
décision partagée et la gestion des conflits des normes (Mazabrard, 2014)
sont au cœur des apprentissages que nous proposons actuellement aux
futurs médecins généralistes. À partir des situations authentiques, floues
et complexes qu’ils ont et auront à gérer dans le cadre du D.E.S. de méde-
cine générale comme dans leur activité future, nous tentons de favoriser
chez eux une posture réflexive sur les actions menées mais aussi sur leurs
représentations, leurs émotions et les valeurs qui interviennent dans les
processus de décision. Les modalités pédagogiques comme les évalua-
tions pratiquées dans ces départements sont en rupture totale avec ce qui
est habituellement réalisé dans les facultés de médecine et, en particulier,
pour la formation des spécialistes d’organes.
En conclusion, repenser le concept d’autonomie du patient dans la
formation au soin est donc nécessaire sinon indispensable. Il faut pour
cela sortir des caricatures et de l’opposition stérile entre, d’une part,
autonomie radicale du patient et, d’autre part, détermination par le
médecin (contre le patient) de la « vie bonne ».
En réalité, médecin et patient doivent s’ajuster l’un à l’autre grâce
à leur échange. L’autonomie du patient n’est pas une caractéristique
donnée et inébranlable d’un individu et n’a de réalité que dans son exer-
cice. C’est la qualité de la relation entre le médecin et le patient qui
permet cet exercice, même si la nature du médecin ou celle du patient en
sont une composante importante.
Ce modèle fait appel à l’aptitude à l’intersubjectivité, au partage
émotionnel qui fonde la rencontre mais aussi à un travail d’explicitation
des difficultés et des valeurs de chacun. Nous œuvrons à cela depuis
plusieurs années sans avoir des certitudes bien établies sur l’efficacité de
ces actions pédagogiques, car les conditions réelles d’exercice condition-
nent fortement les pratiques. Il est cependant vraisemblable que la stig-
matisation de ceux qui n’arrivent pas à trouver les ressources nécessaires
à un fonctionnement harmonieux ne soit pas plus efficace pour modifier
leurs comportements que les injonctions ne le sont pour modifier ceux des
malades.
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