28 LE PRIVÉ ET LE PUBLIC
[p. 25-42] H. MANSFIELDArch. phil. droit 41 (1997)
On pourrait dire que Hobbes a été le premier libéral parce qu’il a inventé la notion
d’un état de nature dans lequel les hommes ont des droits avant d’avoir des devoirs. Mais
il vaut mieux réserver cet honneur à John Locke et voir en Hobbes un proto-libéral
parce que son système décourage la fougueuse défense de la liberté qui caractérise le vrai
libéral. Sa liberté est la «!liberté des sujets!» (dans le Leviathan en tout cas) et, même
si cela comporte les libertés révolutionnaires du libéralisme – acheter, vendre, signer un
contrat, choisir son domicile, son régime, son métier et élever ses enfants comme on
l’entend!9 –, elles sont pourtant présentées comme permises parce que le souverain a
omis de légiférer à leur propos. Hobbes ne prône pas la vigilance pour soutenir les liber-
tés, ni l’initiative pour les exploiter. Il désapprouve surtout la résistance envers le gou-
vernement qu’il dénonce avec constance et, pour l’empêcher, il s’arrange pour que toute
évasion apparente loin de la souveraineté y retombe directement. L’unique exception à la
non-résistance absolue qu’il tolère, c’est lorsqu’il est trop tard, que vous allez être
emmené par le bourreau, exception à laquelle Hobbes est contraint par sa propre logique
assistée par son observation sardonique!10.
Non content d’exiger une référence constante à la liberté de chacun, Hobbes privilé-
gie des vertus morales qui agissent contre la présomptuosité naturelle de l’homme. Il
répète que le droit vient avant le mérite, qu’aucun homme n’a droit à un emploi ou à la
fortune grâce à son mérite!; au contraire, il ne mérite quelque chose que s’il y a droit,
c’est-à-dire un droit par contrat!11. Ainsi, toutes les vertus par lesquelles on pourrait re-
vendiquer d’être méritant – surtout d’être digne de la règle – sont canalisées par Hobbes
vers le souverain absolu qui est indispensable pour réprimer de telles réclamations. En
plaçant la justice au-dessus du mérite (en effet, c’est Hobbes, et non pas Kant, qui a in-
venté la priorité du bien sur le bon), Hobbes place la vertu face à la vertu. La vertu,
pour lui, c’est la justice et la justice, ou droit naturel, a reçu la tâche de discipliner les
autres vertus pour les garder au calme et leur faire servir la paix. Les dix-neuf lois de na-
ture énumérées dans le Leviathan sont destinées à enseigner à l’homme la sociabilité et
visent principalement la fierté ou la magnanimité, le fleuron des vertus morales aristoté-
liciennes. Le courage n’est pas mentionné12. Tout ce qui pourrait servir la virilité, au
plus haut ou au plus bas, est rabaissé ou écarté.
Tout bien considéré, on pourrait dire que Hobbes mérite le brevet qu’on ne lui avait
jamais décerné d’avoir créé l’homme sensible. Puisque le mâle sensible est celui qui suit
les préceptes de Hobbes et se dessaisit de son droit 13. Les commentateurs féministes
n’ont pas assez remercié Hobbes pour cet ordre fondamental, en partie parce qu’il
s’exprime sans humilité, en partie parce que ce n’est pas aux femmes en tant que telles
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Raymond Polin, Politique et philosophie chez Thomas Hobbes, Paris, PUF, 1953, p. 207-
209.
9 Léviathan, chap. 21, p. 224.
10 Léviathan, chap. 14, p. 140!; l’exception est un peu développée au chap. 21, p. 234.
11 Léviathan, chap. 10, p. 94!; 14, p. 135. V. une plus ample discussion dans Richard
Tuck, Natural Rights Theories, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, chap. 6.
12 Léviathan, chap. 15, p. 153, 158!; Révision et conclusion, p. 713. V. Léo Strauss,
The Political Philosophy of Hobbes, Chicago, University of Chicago Press, 1953, p. 188!;
Herzog, Happy Slaves, p. 87.
13 Léviathan, chap. 14, p. 129. V. Nathan Tarcov, Locke’s Education for Liberty,
Chicago, University of Chicago Press, 1984, p. 38.