L’inconscient cognitif Vincent Berthet Laboratoire de Psychologie de l'Interaction et des Relations Intersubjectives (InterPsy – EA4432) Réunion psyphine – 27/11/2012 Introduction La conscience : une notion difficile • Notion familière mais extrêmement difficile à décrire philosophiquement ou scientifiquement • Beaucoup de chercheurs (philosophes, neurobiologistes, psychologues) invoquent le mystère : – “The last surviving mystery” (Dennett, 1991) – “One of the last great mysteries of science” (Greenfield, 2000) – “The most important problem in the biological sciences” (Searle, 1997) Introduction La conscience : une notion difficile • Qu’est-ce qu’il y a de mystérieux dans la conscience? le problème corps-esprit – dire que la conscience émerge simplement de la stimulation du système nerveux est aussi inacceptable que de croire que le génie émerge lorsque Aladin stimule la lampe (Huxley, 1866) – “Consciousness is what makes the mind-body problem really intractable. […] Without consciousness the mind-body problem would be much less interesting. With consciousness it seems hopeless” (Nagel, 1974) le caractère privé et subjectif – “What is it like to be a bat ?” (Nagel, 1974) Introduction La conscience : une notion difficile • L’étude de la conscience fait-elle face à un fossé explicatif ? La philosophie de l’esprit Le pessimisme • Le cerveau humain est inapte à appréhender la conscience notion de cognitive closure « autant se demander si les singes peuvent comprendre la physique quantique » (McGinn, 1989) La philosophie de l’esprit Le dualisme • Descartes (XVIIes.) : distinction entre "res extensa" (la substance étendue, le corps, l’espace) communicant avec la "res cogitans" (la substance pensante, le moi) par le biais de la glande pinéale • Popper et Eccles (1977) : interaction entre le monde 1 (matériel) et le monde 2 (spirituel) par le biais des psychons (équivalents mentaux des neurones) • On ne peut pas comprendre la conscience si on adhère au cadre matérialiste car la conscience est une substance immatérielle La philosophie de l’esprit Le scepticisme • D. Dennett : la conscience est une illusion elle n’existe pas plus que les possessions démoniaques expliquer la conscience n’a pas de sens les soi-disant explications de la conscience n’en sont pas ‒ si un modèle qui doit expliquer une propriété fait appel à un sous-système qui réalise cette propriété, alors rien n’est expliqué au final La philosophie de l’esprit Le scepticisme • Exemple : nous surestimons le degré de conscience que nous avons des choses, ex : nous surestimons la richesse de la perception visuelle la cécité au changement (change blindness ; Rensink, O’Regan & Clark, 1997) La philosophie de l’esprit Le scepticisme • Exemple : nous surestimons le degré de conscience que nous avons des choses, ex : nous surestimons la richesse de la perception visuelle la cécité au changement (change blindness ; Rensink, O’Regan & Clark, 1997) La philosophie de l’esprit L’optimisme/naturalisme • La conscience n’est pas un mystère, c’est un phénomène naturel que l’on peut étudier scientifiquement (naturalisation de l’esprit) La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • John Searl : « Par conscience, j'entends les expériences subjectives qui commencent quand je me réveille le matin après un sommeil sans rêve, et qui continuent pendant la journée jusqu'au moment ou je m'endors de nouveau » • Les philosophes de l’esprit n’ont pas cherché à donner une définition précise de la conscience mais plutôt à fournir des outils conceptuels heuristiques La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • Ned Block (1995) a proposé une distinction entre deux types de conscience : la conscience phénoménale – conscience « à la première personne » : façon dont les états conscients apparaissent au sujet lui-même – contenus de conscience dont le sujet fait l’expérience subjective sans pouvoir les rapporter – expérience subjective : privée, riche, unique, et peut sembler ineffable – Lewis (1929) désigne le contenu d’une expérience subjective sous le terme de qualia (ex : le goût du chocolat, le plaisir musical, …) La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • Ned Block (1995) a proposé une distinction entre deux types de conscience : la conscience d’accès – conscience « à la troisième personne » : façon dont les états conscients apparaissent à un observateur extérieur – contenus de conscience auxquels le sujet peut accéder : ils peuvent être rapportés et donner lieu à des traitements cognitifs (langage, mémoire, etc.) La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • Phénoménalité et accès vont de pair la plupart du temps, mais : il peut y avoir accès sans phénoménalité : – patients blindsight il peut y avoir phénoménalité sans accès : – le bruit de la tondeuse à gazon • La conscience phénoménale (l’expérience consciente) précède et dépasse la conscience d’accès (ce que nous sommes capables de rapporter) impression de la richesse de la perception consciente La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • Pour David Chalmers (1996), l’étude scientifique de la conscience comporte un problème « facile » et un problème « difficile » : problème facile : étude de la conscience d’accès – décrire les traitements cognitifs opérés sur des informations rapportables problème difficile : étude de la conscience phénoménale – expliquer l’expérience subjective – Thomas Nagel (1974) : on peut décrire objectivement le système d’écho-localisation de la chauve-souris mais nous ne pouvons pas ressentir ce que ressent subjectivement une chauve-souris en tant que chauve-souris La philosophie de l’esprit Définition de la conscience • Position actuelle : ignorons le problème difficile et concentrons-nous sur le problème facile • L’étude de la conscience d’accès consiste à : déterminer les traitements cognitifs spécifiquement conscients déterminer les corrélats neuronaux de la conscience (NCC) • Les études appliquent une approche contrastive : comparer les traitements et les bases neuronales relatifs aux informations rapportées (conscientes) avec ceux relatifs aux informations non rapportées (nonconscientes) L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Exemple 1: cas d’un patient atteint du syndrome de Korsakoff (Claparède, 1907) l'un des symptômes est l'amnésie antérograde (incapacité à fixer durablement de nouveaux souvenirs) le patient est incapable de reconnaître le médecin d'une visite à l'autre un jour, en serrant la main du patient, Claparède lui pique le doigt avec une épingle lors de la visite suivante, comme d'habitude, le patient ne reconnaît pas Claparède et ne se rappelle pas des événements de la semaine précédente, pourtant, il hésite à lui serrer la main Le patient avait gardé une trace en mémoire de l'épisode de l'épingle mais sans pouvoir y accéder consciemment L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Exemple 2: patient blindsight (hémi-négligence visuo-spatiale) (Marshall & Halligan, Nature, 1988) le patient n’est pas conscient de la partie gauche de son champ visuel L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Exemple 2: patient blindsight (hémi-négligence visuo-spatiale) (Marshall & Halligan, Nature, 1988) le patient n’est pas conscient de la partie gauche de son champ visuel L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Exemple 2: patient blindsight (hémi-négligence visuo-spatiale) (Marshall & Halligan, Nature, 1988) le patient n’est pas conscient de la partie gauche de son champ visuel Expérimentateur : « Y a-t-il une différence entre les deux maisons ? » Patient : « Non, aucune. » Expérimentateur : « Dans laquelle de ces deux maisons préféreriez-vous habiter ? » Patient : « Dans la maison du haut. » (14 fois sur 17) L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Exemple 3: patiente souffrant d’une agnosie visuelle aperceptive (Goodale, Milner, Jakobson, & Carey, Nature, 1991) L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? Tâche « orienter » Tâche « poster » L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Sur la base de cette expérience, un NCC a été proposé : le modèle voie ventrale (traitement inconscient)/voie dorsale (traitement conscient) L’inconscient cognitif Existe-t-il des représentations inconscientes? • Kilhström (1987) : l'inconscient cognitif est l’ensemble des processus de traitement de l'information et des représentations mentales dont le sujet n'a pas conscience mais qui influencent néanmoins son comportement L’inconscient cognitif Distinction entre « inconscient » et « implicite » • Traitement inconscient : traitement d’un stimulus inconscient le traitement est « réellement » non-conscient • Traitement implicite : traitement non-conscient d’un stimulus conscient on ne peut pas être sûr que le traitement est non-conscient L’inconscient cognitif Distinction entre « inconscient » et « implicite » • Exemple 1: l’apprentissage implicite apprendre des règles sans savoir qu’on les apprend on définit un algorithme qui génère des séquences de lettres suivant un ensemble de règles (ex: TSSXS, TSXXTKPS, PTTKK) les sujets doivent apprendre une liste de séquences de lettres générées par l’algorithme ensuite, on montre aux sujets des nouvelles séquences de lettres et ils doivent dire pour chacune si elle a été générée ou non par l’algorithme la performance des sujets est au-dessus du niveau du hasard L’inconscient cognitif Distinction entre « inconscient » et « implicite » • Exemple 2: les stéréotypes implicites (Bargh, 1996) les sujets réalisaient une tâche qui consistait à reformer des phrases à partir de mots donnés dans le désordre ‒ pour un groupe de sujets, la plupart des mots étaient associés au stéréotype de la personne âgée (ex : « gris », « lent ») ‒ pour un autre groupe de sujets, les mots n’étaient pas liés à ce stéréotype (groupe contrôle) une fois le test terminé, on enregistrait à l’insu des sujets le temps qu’ils mettaient pour traverser le couloir menant à la sortie les sujets du groupe « stéréotype » étaient plus lents que les sujets du groupe contrôle L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Etudier les traitements psychologiques non-conscients revient à étudier la profondeur du traitement non-conscient (Kouider & Dehaene, 2007) • L’étude des traitements réalisés sur des informations non-conscientes requiert : des techniques pour rendre des stimuli non-conscients l’utilisation de l’amorçage – les amorces sont rendues non-conscientes – la présence d’un effet d’amorçage indique que les amorces ont été traitées (à un certain niveau en fonction du type d’amorçage) L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Deux techniques principales pour rendre des stimuli inconscients : le masquage exemple : masquage de mots L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Deux techniques principales pour rendre des stimuli inconscients : le masquage exemple : masquage de visages L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Deux techniques principales pour rendre des stimuli inconscients : le Continuous Flash Suppression (CFS ; Tsuchiya & Koch, 2004) L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Combinaison CFS et amorçage : L’inconscient cognitif Les méthodes d’étude de l’inconscient cognitif • Combinaison CFS et amorçage : L’inconscient cognitif Les résultats • L’inconscient cognitif est capable de traiter le sens amorçage subliminal sémantique L’inconscient cognitif Les résultats • L’inconscient cognitif est capable de traiter le sens amorçage subliminal sémantique L’inconscient cognitif Les résultats • L’inconscient cognitif est capable de superviser (contrôle exécutif) L’inconscient cognitif Les résultats • Mais existence de résultats contradictoires : L’inconscient cognitif Les résultats • L’inconscient cognitif est sensible à la valeur L’inconscient cognitif Les résultats • L’inconscient cognitif est sensible à la valeur L’inconscient cognitif Les résultats •L’inconscient cognitif serait-il aussi performant que sa contrepartie consciente? version modérée : Hassin, R.R. (2012).Yes it can: On the functional abilities of the human unconscious. Perspectives in Psychological Science “… unconscious processes can perform the same fundamental, high-level functions that conscious processes can perform” version forte : la conscience est un épiphénomène, elle n’a pas de pouvoir causal (hypothèse des zombies cognitifs) L’inconscient cognitif Les résultats • Malgré ces résultats, les choses ne sont pas aussi simples car : les effets d’amorçage inconscients (de haut niveau) sont peu robustes toutes choses égales par ailleurs, les effets inconscients ont toujours tendance à être plus faibles que leurs équivalents conscients Vicary (1957) Elections USA 2000 L’inconscient cognitif Les résultats • Pourquoi? En fait, le masquage et le CFS rendent une stimulation nonconsciente en réduisant drastiquement le signal • Donc : ces résultats reflètent-ils les limites réelles de l’inconscient cognitif ? … … ou le caractère inapproprié de ces deux méthodes ? L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC • Kouider, Berthet, et Faivre (2011) ont proposé une nouvelle technique pour rendre des stimuli non-conscients : le Gaze-Contingent Crowding (GCC) Kouider, S., Berthet,V., & Faivre, N. (2011). Preference is Biased by Crowded Facial Expressions. Psychological Science, 22, 184-189. • Cette nouvelle technique : est basée sur le phénomène de crowding (encombrement visuel) réduit le signal de façon moins drastique que le masquage et le CFS est plus flexible L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC • Le phénomène de crowding (Bouma, 1970) L’inconscient cognitif L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC • Effets d’amorçage de bas niveau obtenus avec le GCC : L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC • Effets d’amorçage de haut niveau obtenus avec le GCC : L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC L’inconscient cognitif Une nouvelle méthode: le GCC • Toutes choses égales par ailleurs, le GCC donne lieu à des effets d’amorçage plus importants que le masquage et le CFS Faivre, N., Berthet,V., & Kouider, S. (2012). Nonconscious Influences from Emotional Faces:A Comparison of Visual Crowding, Masking, and Continuous Flash Suppression. Frontiers in Psychology, 3, 1-13. L’inconscient cognitif Un test de Turing de la conscience? • Comment tester si une machine est consciente? capacité à intégrer des informations bottum-up et top-down (connaissances) L’inconscient cognitif Un test de Turing de la conscience?