La rue, palimpseste et vitrine «Le paysage devient le réceptacle d’une plénitude spirituelle, un sentiment du destin gonfle en lui. Le paysage est le second visage de l’homme.» Lucian Blaga, 1936, Opere. Trilogia culturii, p. 202. Les publications sur le « Bucarest disparu », le « Bucarest d’antan », se sont multipliées ces dix dernières années, comme si la capitale de la Roumanie ne se sécrétait qu’en se mutilant. Mais les mutations récentes de cette métropole de deux millions d’habitants sont assez peu étudiées. Le paysage urbain évolue pourtant selon les mêmes logiques, bien que les objectifs aient changé : la rue n’est pas tant conçue comme un espace de vie, que comme une vitrine, qui se métamorphose au gré du vent dominant. L’évolution de la rue à Bucarest bouscule la dichotomie classique du renouvellement urbain. A la réhabilitation et la rénovation, elle ajoute une surimposition, laissant par endroit apercevoir un état plus ancien, comme dans la figure du manuscrit palimpseste. Par exemple, à coté du Sénat, se trouve un ancien bâtiment en pierres et briques de deux étages, dans un style architectural français. Ancien siège des services secrets de l’Ancien Régime, il porte les stigmates de la Révolution de 89, pendant laquelle il a été pilonné par les chars. Au lieu de garder ce bâtiment effondré et couvert d’éclats pour mémoire, suivant le modèle de Kurfürstendamm à Berlin, on a préféré le réutiliser pour y faire des bureaux. L’ancienne façade en pierres et briques du début du siècle est prolongée par une structure fer-verre typique de la mode architecturale de la fin du siècle (photo 1), reprenant et dépassant l’ancien bâtiment, lui donnant, par là, un nouveau rôle, sans pour autant effacer l’ancien. Un même bâtiment peut ainsi conserver les différentes étapes de son histoire, clé de voûte de la rue palimpseste. Il en est de même pour les anciennes structures en bétons avec leurs éternelles grues grinçant dans le vent. Surpris par les événements de 89, de vastes chantiers résidentiels ont été suspendus pour un temps indéfini par des conflits juridiques. Peu à peu, ces squelettes de tours se sont en partie couverts de publicités géantes, certains d’entre eux ont ensuite fait peau neuve, s’offrant une façade fer-verre moderne qui tranche avec les bâtiments voisins auxquels ils devaient REVUE TRACÉS n°5 – printemps 2004 – p. 111-115 REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 ressembler. Les structures et les volumes restent les mêmes, mais présentent de nouvelles façades, dessinent un nouveau paysage. Paradoxalement, les travaux de rue semblent ne jamais avancer, les terrassements et réparations de chaussée se concentrent toujours aux mêmes endroits, hiver après hiver. Les rues sont déneigées mais seulement à titre provisoire, car si on laissait fondre la neige à un autre endroit, elle finirait par polluer le Danube. Cette ville, fondée en 1459 par Vlad Tepes « l’empaleur », (il a inspiré le personnage de Dracula), capitale de la Roumanie depuis la guerre de Crimée, se targuant d’être un « petit Paris » depuis l’entre-deux-guerres, a connu des destructions nombreuses et importantes. Ces cinquante dernières années, de graves séismes (notamment en 1977 et 1990) et la politique de « table rase » du régime communiste ont provoqué les principales crises. La politique, dite de « systématisation », lancée dans les années 1970, a abouti, au début des années 1980, à la destruction du centre ville de la capitale. La légende veut que ce soit à son retour de Corée du Nord que le « génie de Carpates » décide de lancer un vaste programme de rénovation du centre de Bucarest. La rue devait devenir la vitrine du régime. Plusieurs quartiers ont été en partie rasés pour laisser place à de vastes boulevards, ceinturés d’immeubles « modernes », et agrémentés d’importants espaces verts et de monuments à la gloire du régime, comme le gigantesque « Palais du Peuple ». Ce bâtiment, dont les plans ont été modifiés presque quotidiennement au cours de la construction, laquelle n’a d’ailleurs jamais été réellement achevée, expose les différentes formes et étapes de son élaboration progressive. Après avoir été le coeur de l’ancien régime, il accueille actuellement le Parlement. Palimpseste, il figure la transition vers une Roumanie post-communiste. En outre, la « systématisation » a déplacé des églises, jugées indésirables, ou a les a dissimulées derrière des barres d’immeubles plus récents. Le monastère Antim, par exemple, pourtant à moins de 300 mètres du « Palais », est invisible depuis la rue. Il faut se faufiler entre différentes rangées d’immeubles pour qu’il apparaisse enfin ; mais la perspective joue tellement en sa défaveur qu’il ne devient visible qu’à la hauteur du porche. Les anciens quartiers n’ont pas non plus entièrement disparu. C’est entre deux bâtiments, masquées par la rue qui s’étend comme une vitrine, qu’on peut apercevoir de petites maisons avec leurs jardins. Elles demeurent, à l’abri des regards, des témoins de l’ancienne trame viaire et de l’ancien quartier (photo 3). Ces deux logiques, vitrine et palimpseste, qui sculptent les rues de Bucarest aujourd’hui, sont donc déjà à l’œuvre avant 1989, bien que pour d’autres motifs. Après la décollectivisation, les questions de propriété ont figé l’évolution certains bâtiments ou, au contraire, ont accéléré leur mutation, si bien qu’on 112 La rue, palimpseste et vitrine trouve dans la rue des paysages très différents accolés les uns aux autres, en un saut historique déconcertant (photo 2). Cette situation rend visible dans presque tous les quartiers les différents visages historiques des rues de Bucarest, et ce parfois à l’échelle d’une rue, voire d’un immeuble. Mais la propriété, problème omniprésent, laisse finalement peu de place à la fonction d’espace public ou d’espace de vie de la rue. Néanmoins, les rues de Bucarest demeurent un espace public où le commerce de détail a explosé après 1989, au point d’engorger parfois la circulation. Mais cette image d’un espace public envahi par le commerce informel, lequel s’installe parfois dans des petites cabanes en tôle ou en béton, ne correspond pas à l’image que la ville souhaite donner. Pas plus que ces meutes de chiens errants, que Brigitte Bardot a tenté en vain de sauver, et qu’une vaste campagne de « nettoyage » a fini par évacuer de la rue-vitrine. La rue est aussi agitée par des frondes qui ne sont pas sans évoquer le « petit Paris » libertaire. Avec ses manifestations violentes, celle qui mit fin au dernier discours de Ceausescu en décembre 1989, ses sit-in, l’occupation de la place de l’Université au printemps suivant pour réclamer des élections, ou ses revendications politiques, les manifestations qui eurent lieu cet hiver devant le siège de l’UE à Bucarest. Curieusement, dans le contexte actuel, ces deux dernières dimensions ne sont pas mises en valeur. La rue doit être un espace de séduction, et une figure de la modernité européenne. On ne doit voir que ces publicités géantes qui recouvrent les façades classiques du « petit Paris », ces affichages clignotants qui se surimposent aux vieilles auberges du XVIIème siècle, ou ces tours de grandes firmes européennes qui affichent leurs sigles sur l’ensemble du quartier, et masquent à leur tour de vieilles églises, tout en ménageant des ouvertures dans la façade, pour laisser entr’apercevoir ce qui a été recouvert. La rue palimpseste fait peau neuve, Bucarest se sédimente. La rue mue pour séduire de nouveaux passants, comme une vitrine qui se met au printemps pour attirer de nouveaux clients. Samuel Ruffat, [email protected] 113 REVUE TRACÉS n° 5 – printemps 2004 Bibliographie BACALBASA C., Bucuresti de altadata, Bucuresti, éd. Eminescu, 2000, 3 vol. CIOBOTARU I., « Sistematizarea Municipului Bucuresti », Terra, 1971, Anul III, n° 1, pp. 51-58. COLFESCU S., Bucuresti : guid turistic, istoric, artistic, Bucuresti, éd. Vremea, 2003, 208 p. DARRICK D., « Ceausescu’s Bucharest », Geographical Review, American Geographical Society of New York, vol. 83, n° 2, 1993, pp. 170-182 GHINEA D., Enciclopedia geografica a Romaniei, Bucuresti, éd. Enciclopedica, 2002, 1456 p. GIURESCU D. C., Distrugerea Trecutului Romaniei, Bucuresti, éd. Museion, 1994, 93 p. MIHAILESCU V. M., Bucuresti. Evolutia geografica a unui oras, réed. G. Niculescu si S. Dragomirescu, Bucuresti, éd. Paideia, 2003, 255 p. OLTEANU R., Bucuresti in date si intamplari, Bucuresti, éd. 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