La théorie économique a-t-elle besoin des mathématiques?

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Février 2001
Philippe MONGIN
Laboratoire d'économétrie,
Ecole Polytechnique & Centre National de la Recherche Scientifique,
1 rue Descartes, F-75005 Paris
La théorie économique a-t-elle besoin des mathématiques?
La question est si ancienne qu'on aurait pu la croire sinon tranchée, du
moins trop éculée pour intéresser encore. Mais voilà que les élèves
d'une institution sélective s'insurgent, au printemps 2000, contre les
enseignements d'économie qu'ils reçoivent. Ils sont alors sur le point
d'achever une première année d'études au sein d'une filière exigeante -
le "magistère" en sciences économiques le plus en vue de la capitale,
donc du pays. Or le contenu théorique des cours les a déçus; il leur a
paru abstrait, souvent gratuit, trop éloigné de la vie réelle pour être
vraiment formateur; ils se plaignent aussi du conformisme, et même du
dogmatisme, auxquels céderaient leurs professeurs. Comme - sélection
oblige - ces jeunes gens ne manquent pas tout à fait de confiance en
eux-mêmes, ils lancent leur querelle sur la place publique: c'est la
désormais fameuse "Lettre ouverte des étudiants en économie aux
professeurs et responsables de cette discipline" (mai 2000), texte auquel
Le Monde fit écho, mais dont, plus encore, lnternet assura la diffusion.
Le libelle prête un rôle néfaste aux mathématiques économiques, point
de fixation d'un mécontentement accumulé qu'on sent, à la lecture,
multiple et diffus, sinon confus. En ciblant ainsi leur protestation, les
étudiants ont su lui donner du tranchant polémique et une indiscutable
efficacité médiatique. Peut-être parce qu'ils ranimaient dans le public
cultivé de vieilles terreurs lycéennes, ils ont habilement réussi à
l'intéresser à leur cause. En tout cas, parmi les universitaires et les
journalistes qui prennent tour à tour position au printemps et à l'automne
2000, le débat sur l'économie et son enseignement portera largement
sur les mathématiques et le rôle qu'elles devraient jouer dans la
discipline. La discussion est montée du landerneau intellectuel vers les
hauteurs ministérielles, ce dont on ne se plaindra pas. Il n'est peut-être
pas vain que l'Ecole normale et l'Université Paris-I balayent devant la
porte de leur prestigieux "magistère"; et si l'on en vient, de proche en
proche, à reconsidérer l'ensemble des filières, premier cycle compris, ce
sera tant mieux. Mais les spécialistes des théories économiques tirent du
remue-ménage actuel moins de satisfaction que les enseignants
réformateurs. Les protestataires ont ranimé dans la confusion une
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querelle dont ils étaient visiblement peu au fait: depuis les débuts de
l'économie dite néo-classique, à la fin du XXème siècle, sinon plus tôt,
avec la dismal science de Carlyle, des voix se sont élevées
régulièrement pour contester que la théorie économique eût besoin de
se formuler mathématiquement. Débattues, rebattues, leurs objections
pouvaient apparaître, pour l'essentiel, naïves et dépassées. Il faut croire
que cette conclusion était prématurée: la lancinante controverse est
aujourd'hui plus vivante que jamais.
Puisque la question des mathématiques en économie revient sur le
devant de la scène, il faut du moins s'efforcer de la traiter avec les
moyens convenables, ceux de l'épistémologie économique et de
l'histoire des théories. Peu des protagonistes s'y sont encore essayés.
Les pétitions autoritaires et les envolées approximatives se sont
multipliées dans la presse et sur la Toile, moins à cause des étudiants
que de leurs aînés, lesquels ont jugé trop bonne l'occasion de régler
leurs comptes.1 Cet article effleurera quelques arguments
épistémologiques et historiques. Il ne prétend pas à la rigueur
démonstrative, mais il s'efforcera d'illustrer trois thèses qui, si on les
admettait, réorienteraient le débat vers ce qui nous apparaît comme les
questions sérieuses posées par la "Lettre ouverte": le choix d'un dosage
approprié des formes d'expression théorique et, simultanément, celui
des mathématiques les mieux adaptées à la discipline (plutôt que le pour
et le contre de LA mathématique, sans autre précision). En premier lieu,
malgré ce qu'on a pu écrire ou sous-entendre, il n'est pas vrai que les
mathématiques soient l'apanage d'une école de pensée particulière; en
ce sens-là, elles peuvent donc passer pour neutres. En second lieu, la
mathématisation passe par des méthodes si diverses, chez les
économistes, qu'une classification s'impose préalablement à tout
jugement d'ensemble. Chaque méthode impose une norme d'excellence
par rapport à laquelle, seulement, on peut apprécier le trop-plein ou le
déficit éventuels de mathématisation. En troisième lieu, et c'est une autre
thèse, ébauchée, de cet article, nous croyons que les mathématiques
appliquées des "ingénieurs sociaux" demanderaient à être revalorisées
par rapport à celles de la théorie pure. L'efficacité sociale des
économistes dépend largement de leur aptitude à répondre aux
demandes d'expertise. Cette considération porte à comprendre les
besoins en mathématiques de leur discipline autrement qu'on ne le fait
d'ordinaire et qu'on ne l'a fait dans la controverse parisienne.
1 Il y aura eu également – c'est justice que de le rappeler - plusieurs bonnes mises au point. Nous
pensons notamment, mais pas exclusivement, aux articles de M.M. Geoffard et Walliser parus dans
Le Monde, à celui de M. d'Autume qui paraît dans la Revue française d'économie, ainsi qu'aux propos
que M. Guesnerie a consacrés au sujet lors de sa leçon inaugurale au Collège de France.
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Les mathématiques ne sont pas l'apanage des théories
"dominantes"
La "Lettre ouverte" contestait particulièrement l'absence de pluralisme,
de perspectives et d'ouverture que manifesterait l'enseignement
économique contemporain. L'intention générale paraît bonne, mais elle
s'accompagnait, chez les auteurs d'une idée fausse qui embrouillait
finalement leur diagnostic: la mathématisation (identifiée au passage
avec la démarche très particulière qu'est l'axiomatique) encouragerait
l'unilatéralité du discours économique. Elle reviendrait à poser "LA
VÉRITÉ" - nous citons - elle serait naturellement dogmatique. Rien n'est
plus absurde, rien n'est plus vulgaire que cette idée. A l'aide de quelques
exemples, nous rappellerons que l'extension des méthodes
mathématiques en économie ne coïncide nullement avec un genre
particulier d'école ou de théorie. Les économistes néo-classiques - les
"dominants" ou les "orthodoxes", pour parler le langage en vogue,
puisque leurs conceptions servent en effet d'axe à l'enseignement, sinon
toujours à la recherche - pratiquent aussi l'expression non
mathématique. Et en sens inverse, les méthodes formalisées ont servi à
d'autres également – les "dissidents" ou les "hétérodoxes", s'il faut
continuer à traduire de français en parisien. De la sorte, chacun des
deux termes que l'on compare, la théorie "dominante" et l'économie
mathématisée, excède l'autre, et l'identification, confuse ou intéressée,
apparaît tout simplement intenable.
Il est vrai que les critiques les plus vigoureuses de la mathématisation
s'exprimèrent à l'encontre de la théorie néo-classique naissante – en
l'occurence, de deux de ses fondateurs, Walras et Jevons. C'est ainsi
qu'on a reproché à l'un et l'autre d'employer le calcul différentiel pour
traiter les quantités "marginales", c'est-à-dire celles qui concernent la
dernière unité de bien produit ou consommé. Le professeur irlandais
Cairnes, à qui l'on doit le premier traité systématique d'épistémologie
économique,2 écrivait en 1875, que Jevons avait tort de réexprimer la loi
des rendements décroissants à l'aide du concept mathématique de
dérivée, car elle pouvait se formuler tout aussi exactement dans la
langue naturelle; il suffisait de dire, à la manière de Ricardo, que la
productivité de la dernière parcelle d'une terre mise en culture est plus
2 The Character and Logical Method of Political Economy, Londres, MacMillan (2ème éd. 1875; 3ème
éd. 1888).
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faible que la productivité des parcelles précédentes. Quant à Walras, en
sus du calcul différentiel, on lui reprocha son goût impénitent des
systèmes d'équations simultanées: il est en effet le premier économiste à
s'en servir pour résumer l'interaction des offres et des demandes
lorsqu'elles proviennent d'agents très nombreux. Aujourd'hui comme
hier, ces critiques paraissent faciles à récuser: la loi "marginale" de
Jevons est, grâce au formalisme retenu, à la fois plus générale et plus
facile d'emploi que son expression trop concrète chez Ricardo; et
personne aujourd'hui, même parmi les adversaires de l'économie néo-
classique, ne conteste la puissance des systèmes d'équations
simultanées pour représenter les interactions économiques; nous y
revenons plus bas avec d'autres exemples.
Quoi qu'il en soit de ces objections dépassées, il faut rappeler que le
troisième fondateur de la théorie, Menger, n'était pas, comme les deux
autres, un apôtre de la mathématisation. Il est à l'origine du courant dit
"autrichien", toujours vivace même s'il est minoritaire, qui utilise les
grands concepts néo-classiques - offres, demandes, concurrence,
anticipations, équilibre, dynamique, optimalité - sans pour autant leur
faire correspondre un symbolisme. Si, malgré le nom illustre de Hayek,
on jugeait cette école insuffisamment représentative, il ne serait pas
difficile de citer des économistes contemporains de premier plan, qui se
rattachent peu ou prou à l'école néo-classique et, pour autant, ne
mathématisent pas leurs conceptions, ou le font avec parcimonie.
Les mathématiques de l'"école de Chicago" excèdent de peu celles de la
classe terminale: on peut penser à Stigler, Friedman et même Becker.
Mais le meilleur exemple qu'offre cette école reste sans doute Coase,
hissé après les autres au pinacle suédois pour avoir établi un "théorème"
qui s'écrit … sans une seule ligne de mathématiques! Coase affirme en
substance que, sous certaines conditions, des parties qu'on laisse libres
de s'entendre parviendront à un accord mutuellement avantageux, et –
l'observation paraîtra plus surprenante - que la répartition des
ressources physiques découlant de cet accord ne dépendra pas des
droits initialement conférés aux parties. Celles-ci seront, par exemple,
une entreprise A dont l'usine pollue un cours d'eau, et le propriétaire B
d'un terrain situé sur le cours d'eau en aval de l'usine. Admettons qu'il
soit techniquement possible d'éliminer la pollution par deux procédés
d'épuration que mettraient en œuvre, respectivement, A et B. Par
hypothèse, le procédé de A coûte 1 million d'euros et celui de B,
seulement 500.000 euros, ce qui est inférieur à l'estimation monétaire du
dommage causé à B. Si le tribunal reconnaît à l'entreprise A le droit de
polluer la rivière, on peut conclure que B mettra en œuvre son procédé
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d'épuration. Si, en revanche, le tribunal reconnaît à B le droit à une
rivière non polluée, on serait tenté de conclure que c'est le procédé de A
qui sera employé, mais c'est là qu'intervient l'idée de Coase: laissés
libres de négocier, A et B s'entendront pour que ce soit encore B qui
effectue l'opération; A sera prête à offrir à B toute espèce de
compensation comprise entre 500.000 euros, le minimum que B soit en
mesure d'accepter, et 1 million, le maximum que A consente à verser. Le
résultat de la négociation sera mutuellement avantageux pour les parties
et il ne dépendra pas, quant au résultat physique, des droits attribués à
l'une et à l'autre, puisque c'est B qui effectue le travail d'épuration dans
tous les cas. Présentée sur un exemple, l'idée est simple, et même
simpliste; pourtant, elle s'avère difficile à énoncer précisément et en
toute généralité. A ce point, la mathématisation apporte un supplément
de clarté indispensable.3 Il est instructif pour notre propos qu'elle soit
intervenue tardivement, après même que le "théorème" eut suscité un
début d'utilisation devant les tribunaux américains. L'inspiration de
Coase est néo-classique s'il en est (ce qui ne veut pas dire libérale,
comme nous le rappellerons dans un instant). On tient donc là une
illustration patente de la dissociation qui peut se manifester entre théorie
"dominante" et mathématisation.
En sens inverse, des tendances minoritaires en théorie économique se
sont régulièrement exprimées à l'aide d'une mathématisation explicite et,
dans quelques cas, vigoureusement élaborée. Les néo-marxistes et les
néo-ricardiens ont hérité de Marx lui-même l'intérêt que celui-ci, au
moment de rédiger Le Capital, s'était découvert pour les systèmes
d'équations simultanées (avant même Walras, donc, mais chez Marx, les
équations ne concernent encore que le côté de l'offre ou de la
production). Ces différents auteurs partent d'une intuition élémentaire:
les marchandises servent tantôt à se produire elles-mêmes, tantôt à en
produire d'autres, tantôt seulement à être consommées. Pour cerner
d'un seul coup les différents cas possibles, et aussi pour tirer de cette
banalité première des conséquences moins évidentes en matière de
salaire et de répartition, les néo-ricardiens et les néo-marxistes ont pris
l'habitude de représenter la production à l'aide de coefficients aij
indiquant, pour chaque couple de marchandises i et j, quelle est la
quantité de j requise pour produire une unité de i. Cette représentation
proportionnelle, ou linéaire, de la production est sans doute trop simple,
elle est même fausse dans de nombreux cas d'espèce; mais elle fait
faire un premier pas vers la compréhension des phénomènes, et les
3 Dans sa livraison d'octobre 1999, la revue Economics and Philosophy consacre plusieurs articles à
l'énigmatique "théorème" de Coase, et l'un d'eux (par M.M. MacKelvey et Page) parvient à lui donner
un sens à la fois précis et général au prix d'un minimum de formalisation mathématique.
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